Barcelone. Lorsqu’en octobre 2017, le président catalan Carles Puigdemont déclara unilatéralement l’indépendance de la Catalogne, de nombreux dirigeants catalans indépendantistes ont peut-être sous-estimé l’autorité du gouvernement espagnol, qui est immédiatement intervenu en appliquant efficacement l’article 155 de la Constitution, prenant le contrôle des capacités administratives essentielles du gouvernement local. Rappelons que Puigdemont, immédiatement après les résultats des élections du 1er octobre, a hésité sur la question de savoir s’il devait déclarer l’indépendance ou se retenir, compte tenu de la décision antérieure de la Cour suprême sur l’inconstitutionnalité du référendum (les élites catalanes avaient finalement désobéi à ce mandat et avaient apporté furtivement les urnes depuis la Chine)1.
Après exactement deux ans de procès, la Cour suprême a rendu sa décision finale, qui accuse les dirigeants indépendantistes catalans d’un acte de sédition, entraînant des peines de prison de 9 à 13 ans, l’ancien vice-président Oriol Junqueras recevant la peine maximale de 13 ans. Le jugement prévoit également une peine de prison pour Jordi Sanchez et Jordi Cuixarts (souvent désignés dans la presse espagnole comme les » deux Jordis « ), tous deux présidents des organisations de la société civile Omninum Cultural et ANC, qui, en plus de promouvoir la culture et la langue catalanes, ont été des instruments fondamentaux dans l’organisation de la mobilisation civile en faveur de l’indépendance (et avec une large portée territoriale dans toute la Catalogne, pas seulement celle métropolitaine).
Il est important que la Cour suprême se soit prononcée sur la base de la sédition et non de la rébellion, puisque l’acte de sédition, tel qu’il est codifié dans le code pénal espagnol, implique un acte de fomenter » des troubles et des tumultes publics » qui pourraient potentiellement entraver un mandat gouvernemental effectif. L’acte clé de la longue décision de la Cour suprême (près de 500 pages au total) se trouve à la page 283, et indique : » Le droit de manifester ne doit pas être transformé en un droit exotique d’entrave physique des agents de l’ordre public dans l’exercice d’un mandat judiciaire « .
Mais, comme l’a fait remarquer le professeur de droit constitutionnel José Luis Martí2 cela signifie-t-il que toutes les formes de protestation doivent être considérées comme des actes séditieux ? Cette décision ne pourrait-elle pas servir de précédent pour contenir, et dans une certaine mesure, criminaliser le droit à un désaccord pacifique dans un cadre démocratique ? Je ne suis pas d’accord, et je ne pense pas que cela doive être interprété au sens large contre tous les actes de contestation civile. En effet, il faut éviter une lecture générique de la notion de sédition, qui dépasserait les intentions étroites de l’arrêt de la Cour suprême, qui prend comme point de départ la crise des pouvoirs, qui se chevauchent à différents niveaux. Dans ce cas en particulier, il s’agit d’une position déloyale intentionnelle du gouvernement catalan, par rapport à un ordre judiciaire mandaté par la Cour suprême concernant l’approbation d’un référendum contraignant.
En ce sens, l’acte de sédition ne s’appliquerait pas à toutes formes de mobilisation civile ou populaire dans la rue, mais uniquement aux actes promus par une classe politique pour désobéir à l’ordre constitutionnel, comme l’a justement soutenu Tsevan Rabtan3. Si l’on prend le précédent de la Cour suprême concernant l’illégitimité du référendum, alors on peut remarquer qu’il est défini de façon étroite en termes de désobéissance juridique, et non comme une condamnation générique du droit de protester. Mais ce qui est également important ici, c’est qu’en jugeant séditieuse la conduite des dirigeants politiques catalans, ils rejettent un acte de rébellion qui aurait entraîné des peines de prison plus longues pour les dirigeants indépendantistes condamnés.
Cette distinction a de profondes conséquences politiques, puisque depuis deux ans, les partis de droite et les experts espagnols affirment que le référendum du 1er octobre était une opération préméditée qui ressemblait à un coup d’État visant délibérément à démanteler l’État espagnol. La décision de la Cour suprême, cependant, indique très clairement qu’aucun plan violent n’était en place pour contester l’ordre constitutionnel. Au contraire, comme l’a soutenu Lola Garcia, la déclaration unilatérale d’indépendance consistait en un acte théâtral visant à forcer l’État espagnol à s’assoir à la table d’une discussion sur une solution de crise négociée bilatéralement.4
L’ironie pour la droite politique espagnole, est qu’elle se retrouve aujourd’hui à critiquer les juges de la Cour suprême, qui, il y a quelques mois à peine, étaient tous considérés comme les gardiens de l’unité nationale. De même, il ne faut pas oublier que dans la jurisprudence conservatrice espagnole, le juge est le chef d’orchestre de l’élaboration du droit lui-même, comme l’a exprimé le juriste espagnol Alvaro D’Ors en définissant l’apophtegme : « Le droit est ce que les juges approuvent »5. En évitant la rébellion dans leur jugement, les juges espagnols ont pris une position éloignée des deux extrêmes idéologiques.
A gauche, un nouveau parti comme Mas Pais, dirigé par l’ancien leader de Podemos Íñigo Errejón, et dont la bannière est celle d’un « patriotisme progressiste », a pris la position ambiguë d’interpréter le verdict comme celui d’un nouveau chapitre de la légalisation de la politique. Ils interprètent, de manière erronée, la décision de la Cour Suprême comme étant politiquement déterminante pour la position du Premier Ministre Pedro Sanchez. Une interprétation également partagée par d’autres formations politiques de la gauche espagnole (de Podemos à En Comú Podem en passant par les nationalistes basques), qui pourrait avoir des effets électoraux mortels lors des prochaines élections nationales prévues le 10 novembre. En effet, la juxtaposition de ces deux événements pourrait déboucher sur un scénario explosif.
Il est important de rappeler que tous les dirigeants catalans qui ont participé au procès ont avoué n’avoir jamais eu l’intention rationnelle de déclarer délibérément une » république indépendante « , ce qui, en fin de compte, montre aussi l’extrême irresponsabilité de leurs actions. Comme l’historien catalan Jordi Amat l’a affirmé, le mouvement indépendant catalan de ces dernières années peut se comprendre comme une spirale d’incohérence de la part des politiciens catalans qui, il y a quelque temps, ont décidé que leur survie politique n’était possible que par le maintien de la fausse promesse de l’indépendance6.
Cela ne signifie pas pour autant que le procès a atténué la rhétorique populiste incendiaire de l’inimitié extrême, puisque pour les militants du mouvement indépendantiste catalan, l’État espagnol s’apparente à une continuation du franquisme. Dès la fin du mois de septembre, la police a arrêté neuf membres liés à l’organisation de la société civile CDR (Comités pour la Défense de la République), qui prévoyaient de saboter différentes infrastructures de la région catalane, et qui avaient apparemment aussi des liens avec de hauts responsables du gouvernement catalan, dont la sœur de Carles Puigdemont. Plus récemment, dans un article d’opinion publié après la décision de la Cour suprême, Carles Puigdemont a défendu une mobilisation continue dans le pays, ainsi qu’une campagne féroce en faveur des droits humains au niveau international.7
Il est fort à parier que dans les années à venir, nous verrons la nouvelle phase du mouvement indépendantiste catalan vaciller entre une campagne internationale des droits de l’homme et une véritable rhétorique sur l’amnistie pour les prisonniers. Il reste à voir si Puigdemont sera extradé vers l’Espagne alors qu’un autre mandat d’arrêt international a été émis cette semaine par le juge espagnol Pablo Llarena.
La nouvelle phase du proces catalan s’oriente vers une grammaire des droits de l’homme et de l’amnistie. Pour combattre cette propagande, la diplomatie espagnole devra jouer un rôle plus actif. La catégorie de l’amnistie n’est pas fixée dans l’État de droit espagnol, et elle ne pourra apparaître qu’à la suite d’une réforme plus large du contrat social. Paradoxalement, c’était une initiative défendue par le juriste allemand Carl Schmitt dans le sillage de la transition vers la démocratie, après la mort de Francisco Franco, comme seul moyen de mettre un terme à la guerre civile8. D’autre part, une grâce exécutive après les élections de novembre semble improbable étant donné l’appui ferme de Pedro Sanchez à la décision de la Cour suprême. Ce qui est indubitablement vrai, c’est que la sentence de cette semaine ouvre les portes à de multiples variables, à des positions changeantes et à des effets imprévisibles avant les élections.
Alors que le parti de droite Vox s’élève dans les sondages et que le mouvement indépendantiste catalan entre dans une profonde humiliation qui dérive vers des troubles sociaux permanents, une crise constitutionnelle se profile à l’horizon, avec un scénario ingouvernable que ni la force politique ni la réponse judiciaire ne parviendront à résoudre. Si le mouvement indépendantiste catalan restait jusqu’à présent éloigné de la rhétorique xénophobe du néo-nationalisme conservateur,9 dans le nouveau scénario dynamisé par le dur Puigdemont et son cercle, il ne serait pas improbable de voir un tournant vers un véritable populisme de droite. Pour l’instant, nous ne pouvons que prophétiser que les prochaines élections du 10 novembre amorceront une nouvelle phase d’incertitude et de tension mélodramatique entre les Catalans et l’État espagnol.
Perspectives :
- 10 novembre : élections législatives en Espagne
Sources
- GÜELL Oriol, Ballot boxes : Catalonia’s best-kept secret, El Pais, 3 octobre 2017
- MARTÍ José Luis, Un exótico derecho. Protesta y sedición en la sentencia del procés, Revista Contexto, 15 octobre 2019
- RABTAN Tsevan, Nuestra sentencia, El Mundo, 15 octobre 2019
- GARCIA Lola, Buscando una salida, La Vanguardia, 15 octobre 2019
- D’ORS Alvaro, Derecho es lo que aprueban los jueces. Escritos varios sobre el derecho en crisis, Roma-Madrid, 1973, pp. 46-54.
- AMAT Jordi, La conjura de los irresponsables, Barcelona : Anagrama, 2017
- PUIDGEMONT Carles, Spain’s imprisonment of Catalan leaders is a desperate move that will backfire, The Guardian, 14 octobre 2019
- SCHMITT Carl, Amnistía es la fuerza de olvidar, Enero 21 de 1977, El País.
- MUNOZ Gerardo, The Challenge of the Catalan Independence Movement in Spain
An interview with Enric Juliana, Public Seminar, 5 avril 2018