Bruxelles. Le fait que la mer Méditerranée soit un enjeu géopolitique crucial pour l’Europe, se reflète de manière très visible dans le nombre des missions que l’UE y a conduite depuis 2015. Que ce soit dans le cadre de ses politiques « Espace de liberté, de sécurité et de justice », ainsi que de sa politique de sécurité et défense commune (PSDC) 1. L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, a ainsi lancé les opérations Poséidon et Triton (remplacée par Themis en 2018) en mer Méditerranée centrale et orientale, ainsi que Minerva, Hera et Indalo en mer Méditerranée occidentale, chargées d’apporter du soutien aux autorités des pays riverains de la Méditerranée dans les domaines du contrôle des frontières et des activités de recherche et de sauvetage2. Afin de compléter ces approches plutôt centrées sur le volet humanitaire, la mission EUNAVFOR MED Sophia a été lancée, en toute urgence face à la pression migratoire en juin 2015, pour démanteler les réseaux d’immigration clandestine en identifiant et neutralisant les navires, embarcations et ressources soupçonnées d’être utilisés par de passeurs ou trafiquants d’êtres humains. Après plusieurs modifications du mandat, lui permettant de contribuer à la formation des garde-côtes libyens et à la mise en œuvre de l’embargo sur les armes imposé à la Libye par les Nations Unies3, EUNAVFOR MED Sophia a cessé ses opérations le 31 mars et a été remplacé par une nouvelle opération, EUNAVFOR Med Irini (« paix » en grec). Son objectif principal consiste dans l’application de l’embargo sur les armes. Dirigée depuis un quartier général à Rome, l’opération cherche à mettre en œuvre des mesures à l’aide de moyens aériens, satellites et maritimes, lui permettant de localiser et neutraliser les navires en haute mer soupçonnés de transporter des armes ou du matériel connexe. En outre, le mandat de l’opération Irini, qui durera initialement jusqu’au 31 mars 2021, prévoit des tâches secondaires liées au contrôle des exportations illicites de pétrole depuis la Libye, à l’appui des capacités des garde-côtes italiens, et à la collecte des informations pour lutter contre le trafic des migrants4

Résultat d’un processus difficile

Bien que le mandat de l’opération Sophia ait déjà été limité en 2018, en mettant fin à ses activités de recherche et de sauvegarde en mer Méditerranée du Sud5, son remplacement par l’opération Irini et le nouvel axe du mandat de cette opération sont, implicitement, un symbole politique fort. Un symbole destiné à la fois aux critiques d’une action européenne jugée trop « ouverte » à l’égard de l’accueil des migrants, et aux personnes qui tentent de traverser la mer Méditerranée. Avec la fin de l’opération Sophia qui, depuis son lancement en 2015, a sauvé quelque 45 000 vies en Méditerranée, l’Union fait un geste symbolique en réduisant de manière très visible le volet humanitaire de son engagement dans le cadre de la PSDC en Méditerranée. Désormais, elle ne dispose plus que d’une opération chargé des activités de recherche et de sauvetage en mer Méditerranée du Sud, du moins en tant que mission principale. Ce virage stratégique de l’UE est annoncé depuis plusieurs mois et répond à une pression intérieure au sein de l’UE, où l’influence des forces militantes pour une politique plus stricte d’accueil des migrants ne cesse pas d’augmenter. L’UE a de cette manière pris en considération le refus de l’Italie de servir de point de débarquement des migrants sauvés, et la suspension du volet naval de l’opération Sophia en mars 2019.

De plus, le sommet sur la Libye, convoqué à Berlin en janvier, avait de nouveau clairement démontré des positions divergentes des pays européens dans la crise libyenne et dans un climat de scepticisme politique, n’avait produit que de faibles avancées6. Face aux difficultés d’aboutir à un accord et les risques sécuritaires liés à la dégradation de la situation en Libye, l’opération Irini doit être considérée un compromis de nature pragmatique, qui permet à l’UE de protéger ses frontières par la lutte contre le crime organisé. Le Haut représentant pour la politique de sécurité et défense commune, Josep Borrell, a d’ores et déjà abaissé ses attentes : lors du lancement de l’opération, il a souligné que celle-ci « n’est pas la seule solution, mais une partie importante de la solution »7

Critique acerbe du champ humanitaire

L’opération Irini constitue un consensus minimal, qui a beau maintenir la présence européenne en mer Méditerranée pour assurer la protection des frontières, mais qui est loin de contribuer au développement d’une politique migratoire durable de l’Union. Ce compromis parle très clairement de « sécurisation », c’est-à-dire de « processus par lesquels une question est incluse à l’intérieur de cadres sécuritaires qui mettent l’accent sur le contrôle, la défense et la police »8. Tout enjeu lié à la crise libyenne, y compris les flux migratoires, sont ainsi en premier lieu encadré en tant qu’enjeux sécuritaires, auxquels l’UE répond par des moyens sécuritaires. Alors que le droit international exige le sauvetage des naufragés, on reste silencieux à Bruxelles quant à savoir si l’opération Irini sauvera les navires en détresse9

Cette logique sécuritaire a en effet attiré des critiques acerbes d’ONG humanitaires et des droits de l’Homme. Selon Human Rights Watch, le « Conseil de l’UE a donné l’autorisation à l’UE de laisser les gens mourir »10 puisque l’opération Irini surveillera le respect de l’embargo sur les armes notamment dans les eaux adjacentes de l’Est de la Libye, tandis que la partie la plus importante des migrants en destination de l’Europe ne choisissent pas l’Est de la Libye en tant que point de départ. Faute de présence et de surveillance de l’UE sur les routes de migration les plus fréquentées, la traversée de la mer Méditerranéenne n’en devient encore que plus dangereuse, laissant toute responsabilité pour les activités de recherche et de sauvetage dans les mains des ONGs, qui ont dans le passé dû faire face à une criminalisation de leurs activités. En outre, les acteurs humanitaires critiquent l’opération Irini alors qu’elle renforcera les capacités des garde-côtes libyens. L’UE a déjà, dans le cadre de l’opération Sophia, conduit de telles activités, et des rapports ont démontré une collusion entre les garde-côtes libyens et les milices locales, ainsi qu’une détérioration considérable de la situation des personnes en détresse : selon l’ONG Euromed Droits, « il est estimé que ces formations ont permis aux autorités libyennes de refouler plus de 40.000 hommes, femmes et enfants vers des camps dont les conditions de détention inhumaines violant les Conventions »11.

Un défi institutionnel et politique persistant 

Au-delà de ses implications pour la coopération des pays membres de l’UE dans la résolution de conflits dans son voisinage, le lancement de l’opération Irini reflète plusieurs dilemmes centraux de l’UE vis-à-vis de la pression migratoire en mer Méditerranée. D’abord, le lancement de l’opération Irini exprime la nécessité cruciale pour l’Union de se doter d’une politique efficace et durable pour la gestion des flux migratoires, parce que l’absence d’une telle politique implique deux conséquences néfastes : d’un côté, les questions migratoires continueront de causer des conflits entre les pays membres faute d’une approche solidaire, dont le cadre permet aux pays riverains de la mer Méditerranée d’assumer leurs responsabilités humanitaires tout en étant soutenu par les autres Etats. D’un autre côté, la forte concentration de l’opération sur les questions sécuritaire ne servira guère d’effet dissuasif sur les milliers de migrants qui essayent d’arriver en Europe. Au contraire, la lutte contre les réseaux de migration clandestine et le trafic humain ne sont classifiées que comme tâches secondaires dans le cadre du mandat de l’opération Irini. Il ne peut pas être exclu que l’Union, visant à réduire les facteurs d’attraction de l’immigration clandestine, vienne de donner un nouvel élan à celle-ci. 

En outre, les questions migratoires s’apparentent à deux thématiques et sont gouvernées par deux cadres juridiques différents. Même si la plupart des politiques migratoires, à l’instar des questions liées à l’accueil des personnes ou à l’asile, font partie des politiques de justice et affaires internes, quelques aspects ne peuvent être traités que par les instruments de la PESC, à l’instar des opérations de la CSDP en mer Méditerranée. Or, les fortes interdépendances entre ces deux champs politiques, et notamment les divisions de plus en plus importantes entre les pays membres à l’égard des questions migratoires, tendent à influencer la PESC. Une influence dans la mesure où celle-ci, notamment à cause du cadre juridique purement intergouvernemental et l’exigence d’unanimité, risque de souffrir d’une paralyse suite à une politisation. Néanmoins, face à la détérioration de la situation sécuritaire dans son voisinage du Sud, une PESC forte et efficace est un instrument central pour que l’UE puisse assumer les responsabilités auxquelles elle s’est dédiée dans sa stratégie globale de 2016, et qui semble cependant loin d’être réalisée à l’heure actuelle.

Sources
  1. Commission européenne, Opérations de l’UE en mer Méditerranée, 2016
  2. Frontex, Main Operations, 2020
  3. EUNAVFOR MED Operation Sophia, About Us, 2018
  4. Conseil de l’UE, L’UE lance l’opération IRINI pour faire respecter l’embargo sur les armes imposé à la Libye, 31 mars 2020
  5. RIEGERT Bernd, EU-Marinemission droht das Aus, Deutsche Welle, 20 novembre 2018
  6. BOBIN Frédéric, A Berlin, un appel fragile de la communauté internationale pour relancer la paix en Libye, Le Monde, 20 janvier 2020
  7. European External Action Service, Operation IRINI : Remarks by High Representative/Vice-President Josep Borrell following the launch of the operation, Bruxelles, 31 mars 2020
  8. Philippe Bourbeau, Politisation et sécurisation des migrations internationales : une relation à définir. Critique internationale, 61(4), 127-145, 2013
  9. BRZOZOWSKI Alexandra, MICHALOPOULOS Sarantis, L’UE va remanier l’opération « Sophia » pour faire respecter l’embargo sur les armes en Libye, Euractiv, 20 janvier 2020
  10. Philippe Dam sur Twitter, 18 février 2020
  11. Euromed Droits, Opération Irini : De nombreuses inquiétudes pour les droits humains, 3 avril 2020