Outre-Atlantique, économistes et think-tankers s’écharpent autour de trois lettres énigmatiques : MMT. MMT pour Modern Monetary Theory ou une façon hétérodoxe d’envisager le rôle de l’État dans l’économie et surtout le rôle des politiques fiscale et monétaire dans le financement de la dette. Du fait de son influence sur les politiques, c’est probablement l’une des évolutions les plus notables du débat économique ces dernières années. Des figures proéminentes de la gauche américaine, telles qu’Alexandria Ocasio-Cortez ou Bernie Sanders, y ont fait référence. Les économistes les plus influents se sont vus obligés d’y répondre, des banquiers centraux s’y sont opposés publiquement et des politiques y voient une folie. Ce phénomène ne se restreint pas aux États-Unis car la question de la dette et du rôle de la politique monétaire se pose aussi en Europe. Suivent ici huit points de précisions sur la Modern Monetary Theory.

1. Qu’est-ce que la Modern Monetary Theory ?

La Modern Monetary Theory est une théorie du fonctionnement de l’État. Sa seule innovation réside dans sa façon de comprendre le financement de l’État et l’articulation entre politiques fiscale et monétaire. Évidemment, et c’est une des raisons de sa popularité aujourd’hui, cette volte-face théorique a des conséquences politiques.

Dans le modèle standard qui domine aujourd’hui et convainc la majeure partie des économistes, on considère que l’État finance ses dépenses par l’impôt, et si cela ne suffit pas, emprunte sur les marchés financiers. La procédure est simple, mais a ses limites. D’une part, en empruntant, l’État fait concurrence aux emprunteurs privés sur le marché du crédit et peut ainsi entraîner une augmentation du prix de l’emprunt (le taux d’intérêt). C’est ce qu’on appelle l’effet d’éviction. D’autre part, la dette publique peut devenir excessive, voire insoutenable à moyen terme, si les intérêts de la dette obligent l’État à encourir de plus en plus de dette, l’entraînant dans un cercle vicieux.

Dans ce cas, trois solutions s’offrent à l’État surendetté. Il peut d’abord réduire le coût de l’emprunt en réduisant le taux d’intérêt directeur : c’est ce qu’on appelle la répression financière (il influe ainsi également sur la rentabilité des biens financiers privés). Ensuite, il peut créer la monnaie qui lui permettra de rembourser ses créanciers. Enfin, la troisième solution est la banqueroute, c’est-à-dire ne jamais payer ses dettes : cela résout le problème instantanément mais a un coût à moyen terme. En effet, les emprunteurs y réfléchiront à deux fois avant de prêter à l’État, ce qui veut dire que tout emprunt sera dès lors plus cher.

La Modern Monetary theory envisage le financement de l’État d’une tout autre manière. Les partisans de la MMT voient la monnaie comme un produit de l’État. L’État peut donc se financer par la création monétaire : il ne peut faire faillite car il ne sera jamais à court de monnaie à créer. Le renversement est complet : la dette n’est plus une limite à l’action de l’État. De même, l’impôt ne sert plus à financer les dépenses étatiques mais à contrôler la principale limite au financement : l’inflation (c’est-à-dire la hausse du niveau général des prix ou, en d’autres termes, la baisse du pouvoir d’achat de la monnaie). En retirant de l’argent de l’économie, l’impôt limite l’inflation, mais a aussi l’intérêt de promouvoir l’usage de la monnaie nationale étant donné que les acteurs sur le territoire doivent payer l’impôt sur le revenu, la TVA, etc. en monnaie nationale. La MMT peut se comprendre comme le remplacement d’une limite budgétaire au financement (le déficit) par une limite monétaire : l’inflation.

Synthèse de la MMT

En bref, quand on la compare au modèle standard, la MMT renverse complètement les rôles traditionnels des politiques fiscales et monétaires : la politique fiscale sert au contrôle de l’inflation et des taux d’intérêt, et la politique monétaire au financement de la dépense publique.

2. D’où vient-elle ?

Si ce qu’on appelle aujourd’hui Modern Monetary Theory est né dans les années 1990 dans le giron de plusieurs économistes post-keynésiens tels que Warren Mosler, L. Randall Wray, Stephanie Kelton, Bill Mitchell et Pavlina R. Tcherneva, elle est le prolongement d’œuvres plus anciennes. On peut faire remonter son inspiration au chartalisme – elle est d’ailleurs parfois appelée néochartalisme en français. Le chartalisme envisage la monnaie non pas comme un moyen d’échange mais comme une avance sur un impôt à payer (à l’État qui garantit cette monnaie). Pour les chartalistes, la fiscalité sert donc logiquement à contrôler la masse monétaire, comme dans la MMT aujourd’hui. On peut ainsi retrouver des échos des débats actuels dans celui qui oppose Georg Friedrich Knapp, l’auteur de la Théorie étatique de la monnaie (1905), aux défenseurs de l’étalon-or en vigueur à l’époque. Pour Knapp, les réserves d’or ne constituent pas une contrepartie nécessaire à l’émission de monnaie, celle-ci est au contraire une pure création de l’État en tant qu’avance sur le paiement des impôts.

Mais ce n’est qu’au sein de l’école keynésienne, qui donne corps après la Seconde Guerre mondiale à la macroéconomie moderne, que se mettent en place les concepts du débat contemporain. En effet, ce courant relie les questions monétaires à celles du cycle économique, en concevant le chômage ou la sous-utilisation des capacités de production comme conséquences d’un déficit de la demande agrégée, elle-même déterminée, entre autres, par des facteurs monétaires. On peut en suivre plus précisément la doctrine présentée par Abba P. Lerner dans son article de 1943, « La finance fonctionnelle et la dette fédérale »1. Pour l’économiste britannique, le premier devoir financier de l’État est le maintien du taux de dépense total au niveau permettant à l’économie de produire à pleine capacité. Des dépenses supérieures à ce niveau causent de l’inflation, des dépenses inférieures, du chômage. L’État affecte la dépense en dépensant lui-même ou en taxant plus ou moins les acteurs privés. Dans les mots de Lerner :

Un corollaire intéressant, qui en choquera beaucoup, est que la taxation ne sert donc jamais à financer la dépense. Selon les principes de la Finance fonctionnelle, les impôts doivent être jugés par leurs seuls effets. Ils en ont deux principaux : le contribuable a moins d’argent à dépenser et l’État en a plus. Le second effet peut être obtenu de manière tellement plus aisée par l’émission monétaire que seul le premier est significatif. Par conséquent, l’impôt n’est désirable que lorsque l’État souhaite réduire l’argent que les contribuables ont à leur disposition pour leurs dépenses, par exemple dans une situation où ces dépenses susciteraient de l’inflation.

Functional finance and the federal debt, 1943

Le second devoir financier de l’État est d’influer sur les avoirs publics en monnaie et en obligations d’État, par emprunt ou remboursement de la dette publique, afin d’atteindre le taux d’intérêt associé au niveau d’investissement le plus souhaitable. Pour accomplir ces deux buts, la voie la plus simple est la destruction et la création de monnaie au bon vouloir de l’État et le rejet de ce que Lerner appelle la « doctrine de la saine finance »2 qui, en dehors de toute logique, craint trop la dépense.

3. Pourquoi en parle-t-on aujourd’hui ?

L’émergence de la MMT dans les discussions politiques actuelles s’explique par trois évolutions majeures liées à la crise de 2008.

La première est qu’à la suite de cette crise, le rôle des banques centrales a changé et les politiques monétaires non-conventionnelles se sont banalisées. À l’objectif de stabilité des prix, les banques centrales ont ajouté celui d’assurer la stabilité du système financier. L’onde de choc de la bulle spéculative a rompu toute confiance entre les banques et a contraint les banques centrales à prendre le rôle de prêteur en dernier ressort. De nouveaux canaux de transmission de la politique monétaire ont dû être trouvés afin de préserver la confiance. Une des solutions qui a été identifiée est le Quantitative Easing (QE). Cette politique monétaire non-conventionnelle passe par le rachat massif de titres (obligations d’entreprises et bons du Trésor) par la Banque centrale auprès des acteurs financiers privés. Aussi appelé Assouplissement Quantitatif en français, le QE a été utilisé dans un contexte où les taux directeurs étaient bas afin d’accroître directement la quantité de monnaie en circulation, sans passer par les banques de second ordre contrairement à la pratique usuelle. Le QE a changé durablement la vision de ce qu’une Banque centrale peut ou ne peut pas faire.

La seconde évolution est plutôt épistémologique. La crise de 2008 a porté un rude coup à la façon traditionnelle de faire l’économie. Elle a rendu crédible une approche hétérodoxe de l’économie s’opposant à la vision économique orthodoxe qui dominait jusqu’alors. Fervents croyants du marché, les orthodoxes n’ont pas su prévoir la catastrophe de 2008, alors que dans la sphère méconnue des hétérodoxes, certains, comme Dean Baker ou Wynne Godley l’avaient prévue ou au moins envisagée. Les travaux et théories hétérodoxes ont ainsi été dévoilés au grand public : c’est notamment le cas des départements post-keynésiens des pays anglo-saxons, qui ont théorisé la version actuelle de la MMT.

La troisième et dernière évolution expliquant la postérité actuelle de la MMT dans le débat public est la persistance depuis 2008 d’une faible inflation, et ce malgré une considérable évolution de la masse monétaire en circulation. À en croire la théorie quantitative de la monnaie, une hausse de la masse monétaire doit entraîner une hausse de l’inflation. C’est l’un des arguments majeurs contre la MMT et l’utilisation de l’outil monétaire pour financer le déficit. Or, depuis le lancement, en novembre 2008, du premier QE par la Fed, la Banque centrale américaine, l’inflation est restée à des niveaux historiquement bas. Cela semble aller dans le sens des partisans de la MMT : il peut y avoir création monétaire sans hausse de l’inflation. La figure ci-dessous compare l’évolution aux États-Unis du taux d’inflation mois par mois (en rouge) et l’évolution de la masse monétaire au sens large (M3) semaine par semaine (en bleu). La monnaie en circulation a été multipliée par quatre entre 2009 et 2015, tandis que le taux d’inflation est resté relativement stable.

Source  : FRED Economic data

4. Un débat qui fait rage aux États-Unis

Source  : Google Trends

La MMT a fait irruption dans le débat américain ces dernières années. Sa popularité pourrait avoir affaire avec la possibilité qu’elle offre de financer de grands projets comme la transition écologique, un système de garantie d’emploi, un revenu universel ou une assurance-santé pour tous. L’élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez prône en effet qu’un Green New Deal3 financé par la création monétaire permettrait d’opérer à une transition énergétique tout en assurant la maîtrise de l’inflation, le plein-emploi, la réduction des inégalités, ainsi que la fin de l’angoisse budgétaire.

En ce sens, l’émergence de la MMT dans le débat public américain, en particulier à gauche, marque une petite révolution. Le Green New Deal n’est qu’un projet ambitieux parmi d’autres qui ont émergé ces dernières années. Parmi les candidats à la primaire démocrate, Bernie Sanders a proposé la mise en place d’une garantie d’emploi pour tous les citoyens des États-Unis4 et Elizabeth Warren envisage d’annuler une partie de la dette étudiante5. L’émergence de la MMT est le signe d’un changement profond d’attitude vis-à-vis de la dette et de la politique fiscale aux États-Unis et, comme on va le voir, en Europe. C’est aussi une réflexion profonde sur la façon de faire de la politique monétaire depuis les années 1980.

5. Une attaque de la façon de faire la politique monétaire depuis les années 1980

Comme dit plus tôt, la MMT renverse les rôles respectifs des politiques fiscales et monétaires. Cela implique de remettre en cause l’indépendance de la Banque centrale. Comme si bien résumé dans le discours de Stanley Fischer de 20156, l’indépendance des banques centrales est vue depuis les années 1980, et les travaux de Kydland et Prescott7 notamment, comme la meilleure façon pour une Banque centrale d’ancrer les anticipations d’inflation, mais plus largement d’agir efficacement sur le terrain monétaire. Selon Stanley Fisher par exemple, c’est l’indépendance de la Fed qui lui a donné la flexibilité nécessaire afin de réagir correctement et rapidement en 20098 contrairement aux États dont les politiques fiscales ont été à la traîne. Une application raisonnée de la MMT reviendrait pourtant à abolir l’indépendance de la Banque centrale car elle sert alors à financer des dépenses dont la répartition est décidée par le pouvoir politique (alors que l’évolution du taux d’intérêt directeur d’une Banque centrale par exemple, est aujourd’hui décidée indépendamment du souverain, et a fortiori de tout processus démocratique). Son action serait donc subordonnée de nouveau au politique.

Ce changement de pratique passerait également par un changement de mandat de la Banque centrale. Une banque néochartaliste laisse le rôle du maintien de l’inflation à la politique fiscale (par l’impôt) et a un mandat différent : le plein emploi. La règle de la Banque centrale est alors de financer la dépense publique jusqu’à ce que le plein emploi soit atteint. La MMT invite même à un élargissement des mandats de la Banque centrale : comme dans le Green New Deal par exemple, elle peut inclure la conservation de l’environnement. C’est peut-être là la principale de source de l’engouement autour de la MMT : l’ouverture des possibles. En Europe, où les prérogatives de la BCE sont plus restreintes, le passage à une politique monétaire néochartaliste serait également révolutionnaire.

6. Les échos en Europe

L’Europe a connu une période de Quantitative Easing, ou QE, sous l’impulsion de Mario Draghi, et l’idée d’un changement de la politique monétaire y fait aussi son chemin.

Dans un contexte de spéculation sur les dettes des États et de menace déflationniste, l’Europe lance son programme de QE en mars 2015. Jusqu’à septembre 2016, 60 milliards d’euros d’obligations émises sur le marché secondaire par les États membres de la zone euro sont achetées chaque mois par la BCE. En mars 2016, la BCE porte ses rachats mensuels d’actifs à 80 milliards d’euros et y intègre les obligations d’entreprises. Arrêté temporairement fin 2018, le QE a conduit au rachat de plus de 2 600 milliards d’euros d’obligations. Il a aussi amené à un gonflement du bilan de la BCE : 4 663 milliards d’euros, soit plus que celui de la Fed. Il a également permis une forte baisse des taux d’intérêts réels, favorisant ainsi l’emprunt des ménages et désincitant l’épargne.

Le QE et plus généralement les politiques instaurées depuis l’arrivée de Mario Draghi à la présidence de la BCE marquent un changement considérable. La BCE a clairement pris le parti des politiques non-conventionnelles. Le QE européen a permis à la BCE de contourner l’interdiction, qui figure dans ses statuts, de financer le budget des États : plutôt que d’acheter directement leurs titres de dette, elle les a rachetés sur le marché secondaire.

Comme aux États-Unis et en s’appuyant sur l’expérience du QE européen, des projets s’inspirant de la MMT ont émergé sur le continent européen. Il est remarquable qu’ils peuvent être de deux natures différentes.

Certains sont nationaux, et ambitionnent de redonner à l’État-nation sa souveraineté monétaire : c’est le cas du People’s Quantitative Easing de Corbyn. Lors de la course à la direction du parti travailliste de 2015, Jeremy Corbyn a défendu ce qu’il a appelé le People’s Quantitative Easing, dont l’objectif est que la banque d’Angleterre fasse du QE afin que le gouvernement puisse investir dans les infrastructures.C’est aussi le cas de l’initiative récente du gouvernement italien. Motion votée à l’unanimité par le parlement Italien, la MMT italienne prendrait la forme d’une monnaie parallèle à l’euro, les Mini-BOTS, soit des bons du Trésor à court terme italiens qui reconnaîtrait les dettes émises par l’Italie pour rembourser les dettes dues. Une fois à échéance, ils seraient remboursés par l’État ou utilisés par leurs propriétaires dans le paiement de l’impôt ou l’achat de biens et services publics.

Mais il existe aussi des projets à l’échelle de la zone euro, comme le Pacte Finance Climat, initiative française proposée par l’économiste Pierre Larrouturou et le climatologue Jean Jouzel, qui s’inspire directement du QE européen puisqu’il souhaite financer la transition énergétique européenne par un nouveau programme de QE. Il propose la création d’une Banque Européenne pour le Climat qui puisse créer des liquidités pour chaque État membre, à hauteur de 2 % de son PIB par an et à taux zéro, afin d’investir massivement dans la transition écologique. Diem25, le mouvement de gauche européen lancé en 2015, entre autres par l’ex-ministre des Finances grec Yánis Varoufákis, défend aussi son propre projet de QE pour le peuple, qui permettrait de financer un revenu universel9.

7. Les critiques de la MMT

Malgré son succès, la MMT fait face à de nombreuses critiques. C’est d’abord le risque de l’inflation qui mobilise ses opposants. Ils craignent qu’en renforçant la demande effective et en augmentant la masse monétaire, on ne provoque une augmentation du niveau général des prix. Cela signifie une perte du pouvoir d’achat de la monnaie nationale et par conséquent de la capacité, dans le cadre de la MMT, pour l’État de se financer. Dans le scénario cauchemardesque d’une inflation galopante, l’État doit créer de plus en plus de monnaie pour se financer mais n’arrive ni à tenir le rythme, ni à réduire l’inflation en taxant plus. Comme dit plus haut, la période actuelle se distingue par une très faible inflation et ce malgré une forte injection de liquidités dans l’économie par les Banques centrales. Le champ semble libre de ce côté-là, mais est-ce vraiment le cas ? Là encore, pas selon les opposants de la MMT, comme on peut le constater dans le discours de Stanley Fisher précédemment cité ou bien les déclarations du gouverneur de la Fed, Jay Powell10. La croyance de beaucoup d’économistes est que l’inflation est ancrée par les anticipations des acteurs économiques et l’existence d’une relation entre inflation et taux de chômage (la fameuse courbe de Phillips). De ce point de vue, la stabilité récente du taux d’inflation n’est pas un critère suffisant pour supposer que la limite de dépense est infinie. Si l’inflation est basse aujourd’hui, c’est le signe que le plein emploi n’a pas été atteint (une raison conjoncturelle qui peut aller dans le sens des partisans de la MMT) mais aussi le produit d’années de politiques monétaires, notamment les politiques de désinflation des années 1980, qui ont ancré les anticipations des acteurs économiques. Ces faibles anticipations sont donc en parti structurelles et un changement de politique monétaire pourrait rebattre les cartes.

De fait, les partisans de la MMT reconnaissent le risque d’inflation : comme nous l’avons vu, cette contrainte est l’équivalent, dans leur système, de la contrainte budgétaire de l’État dans le modèle standard11. Mais ils se distinguent d’une part par une moindre aversion à l’inflation – celle-ci, en réduisant le poids réel des dettes, peut contribuer à la relance keynésienne – et d’autre part par une théorie différente de ses mécanismes : le niveau des prix n’est pas seulement déterminé par l’opposition de l’offre et la demande mais aussi par des rapports de force12 entre producteur et consommateur, travailleur et employeur. Le problème de la MMT est que ses partisans peuvent affirmer de manière crédible que l’on ne l’a jamais essayé.

L’histoire ne permet-elle pas de trancher ? Ici le débat est vif également. Sebastian Edwards, de l’institut Hoover (proche du Parti républicain), prétend dans un article récent13 que les épisodes de populisme macroéconomique en Amérique Latine peuvent être considérés des épisodes d’application de la MMT, et permettraient donc de l’évaluer. Tous ces épisodes – le Chili sous Allende dans les années 1970, le Pérou à la fin des années 1980, l’Argentine sous les Kirchner et le Venezuela sous Chavez et Maduro –, ont fini par mener à une inflation galopante, des dévaluations massives de la monnaie et une baisse des salaires réels. Mais on peut mettre en doute la définition très large de la MMT qui est employée, autant que l’imputation de ces désastres économiques aux politiques monétaires suivies plutôt qu’à d’autres facteurs, internationaux notamment.

Mais l’inflation n’est pas le seul danger selon les opposants à la MMT. Il y a d’abord le problème du mésinvestissement. Soit par la dépense publique dans la MMT classique, soit par la promotion de dépenses jugées utiles, dans la MMT à la Larrouturou ou à la Ocasio-Cortez. L’État risque de faire concurrence aux acteurs privés, ce qui peut leur rendre plus difficile l’accès aux marchés par ce qu’on appelle un effet d’éviction. L’État n’est pas un acteur économique comme un autre : il peut se lancer dans des investissements non rentables qui sont impossibles pour ses compétiteurs privés, et risque ainsi de leur nuire.

Si l’État et la Banque centrale subventionnent les dépenses désirables socialement mais non pourvues par les acteurs privés (typiquement, la transition écologique), l’effet d’éviction disparaît. Si la masse de subventions est trop importante, on peut cependant imaginer des risques d’un autre ordre, comme une bulle financière sur les secteurs subventionnés, sur le modèle de la bulle immobilière américaine avant 2008, encouragée par les prêts hypothécaires subventionnés.

Enfin, la MMT est souvent pensée implicitement comme un modèle en économie fermée qui ignore plus ou moins le reste du monde. Pourtant, tous les pays ont besoin d’exporter et d’importer des biens. Le pouvoir d’achat de la monnaie nationale à l’étranger est donc important. Cela implique une nouvelle limite à l’outil de création monétaire : le taux de change avec les monnaies étrangères. Si la quantité de monnaie augmente (donc son offre sur les marchés de capitaux mondiaux) sans que la demande internationale n’augmente également, alors son « prix » (son taux de change avec les autres monnaies) baisse. Au fur et à mesure des programmes de création monétaire, le pouvoir d’achat de la monnaie nationale peut donc baisser. Cela rend les importations plus chères, ainsi que le remboursement des dettes, si celles-ci ont été contractées dans une devise étrangère.

La création monétaire rend par la même occasion les biens domestiques bon marché, ce qui est bon pour la compétitivité de leur prix mais peut aussi rendre vulnérable, à moyen terme l’appareil productif national. Celui-ci peut passer beaucoup plus facilement dans des mains étrangères, étant donné que le pouvoir d’achat sur le territoire national des monnaies étrangères augmente. La MMT est un luxe que seuls des États avec une monnaie puissante (ou la possibilité de vivre en autarcie) et un pouvoir de marché global peuvent se permettre sans rencontrer rapidement un problème de taux de change.

8. Une MMT européenne ?

Dans le contexte européen, des complications s’ajoutent au projet néochartaliste. D’abord, une MMT est possible uniquement si politique fiscale et politique monétaire sont coordonnées. Cela demande donc un changement complet de la façon de penser le budget européen : la BCE ne peut (pour l’instant) financer que des dépenses européennes et non pas le budget de chacun des pays de la zone euro. Cela n’est possible qu’avec une repolitisation du rôle de la BCE et de ses représentants.

Penser une application pratique de la MMT en zone Euro est un casse-tête. Premièrement, la politique fiscale est la prérogative des États européens et non de la BCE. Or, une BCE néochartaliste devrait financer directement les dépenses individuelles de chaque État. En retour, ceux-ci devraient contrôler la masse monétaire par la taxation indépendamment les uns des autres. Cet effort de coordination est impossible sans une réduction drastique de la souveraineté des États en matière de politique fiscale. Si on veut préserver celle-ci, la création monétaire ne peut donc être utilisée que pour le financement de projets européens.

La création monétaire peut tout de même financer des projets européens reconnus d’utilité publique mais là se posent des problèmes de coordination politique. Quels projets doivent être financés ? La lutte contre le réchauffement climatique peut faire consensus sur le principe, mais quel autre projet le fera entre des gouvernements politiquement hétérogènes et issus de cycles démocratiques non synchronisés ? La BCE ne peut financer des politiques fiscales sans se repolitiser et perdre une partie de son indépendance. On imagine difficilement la BCE financer des projets d’envergure, avec les possibles conséquences que l’on a évoquées plus haut, selon le bon-vouloir de son directeur à un moment donné, et sans mandat défini par les électeurs européens. En bref, appliquer la MMT à l’échelle de la zone Euro demanderait à celle-ci de faire des pas de géant en matière d’intégration fiscale et de contrôle démocratique de la BCE.

Conclusion

Après la crise de le 2008 et des déficits supérieurs à 5 % du PIB, la croissance de la dette publique reste perçue comme un danger d’importance pour la majeure partie des pays développés. L’émergence de la MMT dans le débat public peut être interprétée comme une réponse à cette inquiétude. Elle résout le problème en remplaçant la limite budgétaire par une limite monétaire. Mais comme vu plus haut, la MMT est une solution à double-tranchant qui implique des risques importants tout en étant difficile à appliquer en pratique. Une meilleure réponse est donc peut-être un changement d’attitude face aux déficits.

C’est la thèse défendue par l’ex-économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard. Elle repose sur deux principaux arguments.

Le premier insiste sur la soutenabilité actuelle du financement par le déficit. La soutenabilité d’une dette dépend de son taux d’intérêt nominal et du taux de croissance économique. Si le premier taux est inférieur au second, alors la croissance de la dette en termes de pourcentage du PIB est soutenable car la croissance de la richesse produite dépasse celle du service de la dette. Depuis 1960 aux États-Unis, sauf de 1980 à 1998, le taux d’intérêt de la dette a toujours été inférieur ou égal au taux de croissance nominale. Blanchard avance donc que dans ces conditions, l’État devrait recourir au financement par le déficit pour profiter de ces bonnes conditions. La figure ci-dessous est extraite d’un article de Jorda et al. (2019)14 et compare l’évolution du taux d’intérêt des actifs sûrs et la croissance du PIB pour 16 pays développés entre 1870 et 2012 en montrant que ces conditions favorables ne se restreignent pas qu’aux États-Unis. Nous sommes dans une situation exceptionnelle où le financement par le déficit est soutenable. Pourquoi ne pas utiliser cet outil ?

Le second argument de Blanchard concerne le bénéfice social intergénérationnel de l’endettement public, s’il permet des investissements durables comme l’infrastructure ou l’éducation. À première vue, lorsque le gouvernement contracte une dette aujourd’hui, les générations futures sont pénalisées par le remboursement de celle-ci. Mais si les sommes empruntées le sont pour investir dans l’avenir, ce n’est plus nécessairement le cas : il peut être plus préférable d’hériter de dettes que d’une population sous formée, d’infrastructures en ruines et d’une catastrophe climatique.

Pour finir, la création monétaire et l’emprunt ne sont pas les seules façons de financer le déficit. On peut aussi augmenter les revenus de l’État grâce à l’impôt. Dans la Richesse cachée des Nations15, Gabriel Zucman16 évalue à 6 000 milliards environ la valeur du patrimoine des ménages qui échappe à l’impôt dans le monde. Si on se pose aujourd’hui la question de la dette, c’est peut-être qu’on a empêché l’État de se financer correctement depuis les années 1980. C’était déjà un des points importants du Capital au XXIe siècle17 de Thomas Piketty : les impôts sur la fortune et sur le revenu ont baissé dans la majeure partie des pays occidentaux. En somme, les deux leviers de financement de la dépense publique dans l’approche standard, l’impôt et le déficit, sont dans les circonstances présentes l’un comme l’autre loin d’avoir atteint leurs limites.

La crise de 2009 a marqué l’avènement des Banques Centrales en tant que premier régulateur économique mondial. La politique monétaire, avec la Fed et la BCE au premier rang, a beaucoup plus fait pour amortir l’effet de la crise que les Etats et la politique fiscale. La logique monétaire a dominé après 2009 et la lente reprise européenne est peut-être héritière de cette situation. La popularité de la MMT aujourd’hui est la continuation de cette logique et une réponse aux rendements décroissants de l’action des banques centrales dont les taux d’intérêt restent à un niveau très bas et le passif s’agrandit année par année. Peut-être est-il temps de remettre la politique fiscale, l’emprunt et le financement par l’impôt, au premier plan.

ERRATUM. Une erreur s’était glissée dans le graphique de la masse monétaire en circulation, merci à Julien Pinter de nous l’avoir signalée, elle est désormais corrigée.

Sources
  1. Functional Finance and the Federal Debt, 1943 : http://k.web.umkc.edu/keltons/Papers/501/functional%20finance.pdf : “Many of our publicly minded men who have come to see that deficit spending actually works still oppose the permanent maintenance of prosperity because in their failure to see how it all works” L’article est développé ensuite dans l’ouvrage Economics of employment (1951).
  2. À l’opposé de la “finance fonctionnelle” : “In brief, Functional Finance rejects completely the traditional doctrines of « sound finance » and the principle of trying to balance the budget over a solar year or any other arbitrary period.
  3. Le texte est consultable ici.
  4. https://berniesanders.com/issues/jobs-for-all/
  5. M. STRATFORD, Warren unveils details in plan to cancel $640B in student loan debt, Politico.com, 23 juillet 2019.
  6. Consultable ici.
  7. Kydland, Finn E., and Edward C. Prescott (1977). « Rules Rather than Discretion : The Inconsistency of Optimal Plans, » Journal of Political Economy, vol. 85 (June), pp. 473-92.
  8. In fact, the Fed’s response was a carefully considered exercise of instrument independence that was effective, appropriate, and necessary in light of the congressional mandate to which it is held accountable.
  9. https://diem25.org/lassouplissement-quantitatif-pour-le-peuple/
  10. Jeff Cox, Powell says economic theory of unlimited borrowing supported by Ocasio-Cortez is just ‘wrong’, cnbc.com, 26 Février 2019.
  11. Scott Fullwiler, Replacing the Budget Constraint with an Inflation Constraint, New Economic Perspectives, 12 Janvier 2015.
  12. Ibid.
  13. Edwards, Sebastian. « Modern Monetary Theory : Cautionary Tales from Latin America. » (2019).
  14. Oscar Jorda, Katharina Knoll, Dmitry Kuvshinov, Moritz Schularick, Alan M. Taylor, The Rate of Return on Everything, 1870–2015, Working paper.
  15. La Richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis fiscaux, Gabriel Zucman, Le Seuil, coll. « La République de idées  », 2013.
  16. Dans son prochain livre, avec Emmanuel Saez, The Triumph of Injustice : How the Rich Dodge Taxes and How to Make Them Pay, W. W. Norton Company, 2019, Zucman développe plus en avant sa conception du rôle de l’impôt dans un politique progressiste. Ce livre fera l’objet d’une recension sur le Grand Continent.
  17. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Le seuil, coll. « Les Livres du nouveau monde », 2013