Le prix Nobel d’économie récompense cette année un trio : Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer. Ces trois chercheurs ont en commun un objectif – réduire la pauvreté – et le choix d’une méthode novatrice pour l’atteindre – les expériences de terrain et l’évaluation systématique des politiques mises en place. Plus jeune lauréate du prix, Esther Duflo avait réalisé sa thèse sous la direction de Joshua Angrist1 et d’Abhijit Banerjee – qui deviendra son mari, et avec qui elle fait désormais partie des rares couples de « Nobel » depuis Pierre et Marie Curie.

Esther Duflo est aussi la deuxième femme recevant le prix, succédant à Elinor Ostrom2. La question de la place des femmes et de leur accès aux positions de pouvoir – notamment politique – et aux positions dominantes est loin de lui être étrangère. Dans l’une de ses expérimentations de terrain ayant débouché sur un article percutant3 elle conclut que le fait d’avoir vécu dans un village où des femmes avaient occupé des postes de pouvoir réduisait à terme les stéréotypes de genre et la perception négative de leur compétence. Reste à voir si ce qui se vérifiait pour les conseils des villages indiens se traduira dans le champ encore largement masculin de l’économie.

Aux côtés de l’Américain Michael Kremer, Abhijit Banerjee, deuxième lauréat indien, et Esther Duflo, quatrième lauréate française, font partie de la minorité de lauréats non américains du prix Nobel d’économie. Ils ont cependant tous deux fait carrière aux États-Unis, pays qui reste largement hégémonique en la matière, concentrant les universités qui se livrent concurrence pour attirer les chercheurs du monde entier.

Il s’agit d’un retour symbolique de l’économie du développement, qui n’avait pas été récompensée en tant que telle depuis 1979 (Schultz et Lewis). Le trio a été récompensé pour avoir développé et appliqué une méthode innovante : celle de l’expérience randomisée. À l’opposé d’une politique économique qui impose des solutions univoques et inadaptées aux terrains auxquels elle s’applique, ces chercheurs se fondent sur des expériences de terrain. Leur méthode consiste à étudier des populations réduites, en les séparant en groupes de traitement (qui bénéficient d’une politique) et de contrôle (dont la situation ne change pas) aléatoirement choisis selon les mêmes caractéristiques, en se posant des questions simples afin d’évaluer et de quantifier rigoureusement les effets d’une politique. Esther Duflo et Abhijit Banerjee co-fondent le J-Pal, laboratoire qui deviendra un outil de mise en place de ces expériences randomisées et d’évaluation de politiques publiques dans le monde entier – dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud. Sa devise résume les objectifs des deux chercheurs : « Transformer la recherche en action ». D’après les estimations du laboratoire, 400 millions de personnes ont été atteintes par des programmes mis en place après avoir été expérimentés et évalués par des chercheurs du J-Pal.

Pourquoi ce Nobel ? Nous vous proposons un résumé – non exhaustif – des apports théoriques majeurs du trio d’économistes : leurs avancées remarquables en économie de l’éducation et leurs résultats concernant l’usage du microcrédit dans les pays en développement, leurs études ayant occasionné un revirement dans la manière d’appréhender cette méthode.

Esther Duflo

Premier exemple : l’éducation

Dans les années 1990, les études de Kremer et de ses associés sur l’éducation sont les travaux pionniers de la nouvelle méthode d’économie du développement récompensée par le prix. Pour les comprendre, il faut d’abord resituer le contexte. Les taux de scolarisation primaire ont vigoureusement progressé à l’échelle mondiale. Dans les années 1990, même dans les zones les moins avancées, comme l’Asie du Sud-Est et l’Afrique subsaharienne, plus de la moitié d’une classe d’âge va à l’école. Mais les effets de ces changements massifs peinent à se faire sentir : une bonne partie des enfants semble retirer très peu de l’institution scolaire, du moins selon les tests de compétences élémentaires.

Pour comprendre comment l’école pourrait aider le développement, il faut donc aller au-delà des grandes variables agrégées comme le nombre d’écoles, le budget qui leur est consacré et la part d’une classe d’âge qui les fréquente, et s’interroger plus précisément sur ce qui, à l’intérieur des écoles, devrait être amélioré. Michael Kremer teste un certain nombre de conjectures, en recourant à la méthode des essais randomisés exposée plus haut dans des écoles au Kenya. Tout d’abord, il examine l’effet d’une augmentation du nombre de manuels scolaires, qui se révèle inutile. Ensuite, celui d’une augmentation du nombre de tableaux portatifs, qui n’est pas plus concluante. Enfin, conditionner le revenu de l’enseignant aux résultats de ses élèves conduit au bachotage : le score des élèves au test particulier qui est en jeu s’améliore, mais pas leur niveau réel, mesuré par d’autres tests portant sur les mêmes sujets4.

Ces études contribuent bien aux connaissances de l’économiste, mais de manière négative, en éliminant par l’épreuve des faits un ensemble de solutions de bon sens. Des études plus récentes apportent cette fois un résultat positif. Dans les écoles primaires de deux villes indiennes, à Mumbai et Vadodara, Banerjee, Duflo et leurs associés testent l’apport de cours de soutien pour les élèves les plus faibles. L’effet est cette fois observable. Le résultat est confirmé dans une nouvelle étude portant sur le Kenya, menée conjointement par Duflo, Kremer et une autre économiste : les élèves progressent lorsque leur classe est plus homogène. Le résultat est important car la théorie n’était pas univoque à ce sujet. En effet, on peut penser qu’un élève faible bénéficie de la fréquentation de ses camarades plus avancés. Il existe donc, comme le souligne l’article issu de l’enquête, deux effets contraires de la mise en place de classes plus homogènes : l’élève faible cesse de bénéficier du contact des plus forts, mais son enseignant peut désormais mieux s’adapter à son niveau. L’étude empirique montre que, dans le cas examiné, c’est le second qui l’emporte5.

Michael Kremer

Second exemple : le micro-crédit

Le second volet des travaux des prix Nobel de cette année que nous avons entrepris d’étudier concerne l’accès au crédit dans les pays en développement. Dans les pays développés, il est globalement assez facile, toutes proportions gardées, d’aller à la banque et d’obtenir un prêt à un taux pas totalement excessif. Rien de tel dans les pays en développement : Duflo et Banerjee ont d’abord montré, grâce à une expérience randomisée menée sur des entreprises indiennes, combien les restrictions au crédit pouvaient être massives6.

Mais attardons-nous précisément sur l’un des dispositifs présentés comme une grande solution aux maux de la pauvreté dans le monde : le micro-crédit, développé par le Bangladais Muhammad Yunus autour de la Grameen Bank (fondée en 1976). L’idée est simple : accorder de petits emprunts, à des taux plus faibles que ceux pratiqués par les usuriers locaux ou par les banques et qui se révèlent prohibitifs, à des ménages dans les pays en développement, qui pourraient notamment ainsi créer de petites entreprises. De ce fait, le micro-crédit favoriserait le développement : en accordant un peu d’argent aux pauvres, ceux-ci pourront générer quelques profits par leur activité et seront incités à s’éduquer, à investir dans l’éducation de leurs enfants et dans leur santé : au fond, à entrer dans le cercle vertueux du développement.

En bons économistes empiristes, en 20157, Banerjee et Duflo, ainsi que les chercheurs Glennerster et Kinna, ont voulu explorer les données pour savoir si une telle thèse était vérifiée, trouvant que jusqu’à l’heure « il est frappant de voir combien les preuves sont relativement pauvres dans ce débat ». Ils ont alors étudié les micro-crédits accordés par l’organisation Spandana à Hyderabad, cinquième ville indienne. Utilisant encore une fois la méthode des expérimentations randomisées, ils séparent la ville en deux groupes : la moitié des quartiers d’Hyderabad est aléatoirement choisie pour l’ouverture d’une succursale de Spandana, l’autre moitié est inchangée. Entre 12 et 18 mois après la mise en œuvre du dispositif, les économistes conduisent alors une enquête sur 6 850 ménages pour étudier les conséquences de l’accès au micro-crédit sur leurs comportements. Ils refont de même trois ans après le début de l’expérience.

Qu’en retirent-ils ? D’abord, les Nobel montrent que seulement environ un quart des ménages éligibles recourent au micro-crédit et ils sont nombreux à ne l’utiliser que pour remplacer des prêts plus informels : pas d’enthousiasme pour le micro-crédit, donc. Ceux qui y recourent connaissent-ils une amélioration de leur activité économique ? Les auteurs trouvent d’abord que le micro-crédit a poussé certains ménages à privilégier l’achat de biens durables plutôt que de produits tels que le tabac. Ont-ils créé une entreprise rentable ? Un an et demi après l’ouverture des succursales de Spandana, seuls les ménages qui avaient déjà une petite entreprise ont connu une certaine croissance ; le ménage médian en revanche n’a en général pas même un seul employé et ne connaît pas de rentabilité particulière. Un an et demi plus tard encore, certaines petites entreprises se sont un peu plus développées mais, en moyenne, les micro-entreprises sont proprement minuscules et peu rentables : le micro-crédit aide donc majoritairement les « meilleurs » ménages, pas les plus pauvres.

Au-delà de ces éléments pécuniaires, le micro-crédit a-t-il été l’occasion pour les ménages de développer leurs compétences, d’améliorer la situation économique des femmes (l’on sait combien le dispositif de Yunus favorisait les petits groupes exclusivement féminins), leur investissement dans la santé ? Encore une fois, Banerjee, Duflo et leurs co-auteurs sont sceptiques : un an ou trois ans après le lancement de l’expérience, le micro-crédit n’a eu aucun effet significatif sur le développement humain (notamment la réduction du temps de travail des enfants et l’accès à l’école) ou l’autonomisation des femmes.

Forts de ces conclusions un peu pessimistes, jamais avares de nouvelles stratégies d’identification percutantes, Banerjee, Duflo, Breza et Kinnan ont ensuite étudié les effets de la même expérience menée à Hyderabad six ans plus tard8. Ils trouvent encore une fois les mêmes résultats très modestes de l’accès au micro-crédit. Celui-ci a des effets réels sur l’activité des ménages : ceux-ci travaillent davantage, créent de petites entreprises, investissent dans des biens durables et connaissent parfois une légère croissance de leur activité. Mais le micro-crédit n’a toujours aucune conséquence significative sur les grands volets du développement, en particulier l’éducation et la santé des ménages étudiés. Encore une fois, ce sont essentiellement les « meilleurs » ménages, ceux qui avaient notamment déjà une petite entreprise avant de recourir au micro-crédit, qui en bénéficient vraiment, soulignant par là les effets très hétérogènes (entre ménages) de ce financement.

Au bout du compte, il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur le micro-crédit, mais plutôt de le prendre pour ce qu’il est : un moyen pour certains ménages d’accéder à un financement pour agrandir légèrement ou, parfois, donner naissance à une petite affaire qui pourra ensuite leur assurer un certain niveau de vie. Pour ces ménages, le micro-crédit poussera notamment à la consommation de biens durables. Mais il ne faut pas y voir une solution sans égale aux problèmes de la pauvreté dans le monde, ni une source incroyable de développement localisé pour les ménages. « Le micro-crédit ne fait pas sortir de la pauvreté », tonnait Esther Duflo sur France Culture il y a deux ans.

Abhijit Banerjee

Limites de la méthode

Si les travaux de Kremer, Banerjee et Duflo ont exercé une influence vaste et profonde parmi les économistes et au-delà, et que les félicitations de la communauté scientifique ont été quasiment unanimes, il faut néanmoins souligner que leur approche a été critiquée. Nous ne pouvons pas faire le tour de ces débats ici9, mais il faut remarquer d’abord que la solidité des fondements théoriques mêmes a été nuancée par Angus Deaton, dernier lauréat du prix pour des travaux sur la pauvreté10. En effet, la pratique de la randomisation n’élimine pas les aléas statistiques : ce n’est pas parce que les individus de chaque groupe ont été choisis au hasard parmi le même ensemble que leurs caractéristiques sont identiques, un biais peut au contraire se constituer aléatoirement. Si les groupes étaient assez grands ou l’expérience répétée assez de fois, ce risque s’amenuiserait, mais ce n’est pas toujours le cas, et ce genre d’aberration statistique devient encore plus probable lorsque la conclusion repose sur la performance, au sein de l’échantillon, de quelques individus seulement, comme dans les études sur le microcrédit, où les quelques emprunteurs dont l’entreprise réussit déterminent le résultat d’ensemble. D’autre part, même si ce risque est contrôlé, demeure le problème du champ d’application des résultats obtenus, par exemple de l’extrapolation d’un résultat obtenu dans tel village du Kenya à l’ensemble du pays, voire de tous les pays similaires :

« Si l’on veut passer d’un essai randomisé à une mesure politique, il nous faut construire un pont de l’un à l’autre. Peu importe la rigueur de l’expérience, la méticulosité avec laquelle elle a été conduite. Dans le cas où on prétend construire le pont d’un revers de main en proclamant que le contexte de la mesure envisagée est plus ou moins similaire au contexte de l’expérience, la rigueur du test empirique ne peut justifier la mesure politique ; car dans toute chaîne de preuves, c’est le chaînon le plus faible qui est déterminant. Sans une structure, sans la compréhension du pourquoi de l’effet observé, non seulement nous ne pouvons pas l’extrapoler, mais nous ne pouvons même pas commencer à faire de l’économie du bien-être. Si nous ne savons pas pourquoi les phénomènes se produisent et pourquoi les gens agissent ainsi, nous courons le risque d’estimer en vain des causalités au doigt mouillé, et nous avons alors abandonné l’une des tâches primordiales de la discipline économique. »

Si Deaton s’en prend à l’idée d’une méthode pure de toute présupposition théorique, un autre spécialiste important de la pauvreté, Martin Ravallion, nuance l’autre pilier de l’approche des essais randomisés, la simplicité. Les défenseurs de cette approche assument de se concentrer sur des questions précises et simples plutôt que sur les grandes questions sur la richesse des nations, qui fascinent les intellectuels génération après génération sans jamais atteindre de réponse scientifique définitive. Pourtant, comme le souligne Ravallion11, les grandes expériences récentes de réduction de la pauvreté ont rarement fonctionné par une accumulation de mesures ponctuelles. Il cite notamment la plus impressionnante de toutes, celle de la Chine : si elle s’est fondée sur des essais rigoureux sur des questions précises, notamment pour la meilleure organisation de l’agriculture, elle a néanmoins consisté en une profonde refonte de l’ensemble de la société, que les méthodes de nos trois lauréats ne permettent pas d’envisager.

Sources
  1. Les travaux d’Angrist ont eu un rôle important dans les avancées de l’économétrie et des démarches empiriques en économie du développement
  2. Elinor Olstrom a reçu le prix Nobel d’économie en 2009
  3. « Powerful women : does exposure reduces bias ? », 2009
  4. Pour les manuels scolaires, l’étude a été menée en 1996 et ses résultats publiés dans GLEWWE P., KREMER M. & MOULIN S. (2009). “Many Children Left
  5. L’étude indienne date de 2000 et a été publiée comme . L’étude kényane date de 2005 et a été publiée comme DUFLO E., DUPAS P. & KREMER M. (2011), “Peer Effects, Teacher Incentives, and the Impact of Tracking : Evidence from a Randomized Evaluation in Kenya”, American Economic Review, 101(5) : 1739-1774.
  6. BANERJEE A. & DUFLO E., 2014, “Do Firms Want to Borrow More ? Testing Credit Constraints Using a Direct Lending Program”, Review of Economic Studies
  7. BANERJEE A., DUFLO E., GLENNERSTER R. & KINNAN C., 2015a, “The Miracle of Microfinance ? Evidence from a Randomized Evaluation,” American Economic Journal : Applied Economics, 7, 22-53
  8. BANERJEE A., BREZA E., DUFLO E. & KINNAN C., 2017, “Do Credit Constraints Limit Entrepreneurship ? Heterogeneity in the Returns to Microfinance”, Buffet Institute Global Poverty Research Lab Working Paper No. 17-104
  9. La France a connu récemment une version particulièrement polémique de ces débats autour du livre de P. Cahuc et A. Zylberberg, Le Négationnisme économique, Flammarion, 2016, qui prétendent que les essais randomisés constituent l’unique méthode scientifique neutre, qu’il faut par conséquent appliquer à l’ensemble des questions économiques. De l’autre côté du spectre, pour une critique sociologique des méthodes en question, y compris dans la structuration du J-PAL, le laboratoire fondé par Duflo et Banerjee, voir JATTEAU A., « Expérimenter le développement ? Des économistes et leur terrain », Genèses, 2013, vol. 4, no 93, p. 8‑28. Il nous faut enfin souligner, pour rendre justice aux lauréats, qu’ils sont eux-mêmes conscients des difficultés soulevées ici (aberration statistique et validité externe), et cherchent à les résoudre au cas par cas dans chacune de leurs études.
  10. DEATON A., CARTWRIGHT N. (2018), “Understanding and misunderstanding randomized controlled trials”, Social Science & Medicine, vol. 210, p. 2-21.
  11. RAVALLION M., “Fighting Poverty One Experiment at a Time”, Journal of Economic Literature, vol. 50, no. 1 (mars 2012), pp. 103-114, recension de BANERJEE A. & DUFLO E., Poor Economics : A Radical Rethinking of the Way to Fight Global Poverty, Public Affairs, 2011.