Dans un article paru dans le Grand Continent, Steven Forti se demande comment il est possible qu’un gouvernement avec d’aussi bons résultats que l’actuel ne puisse pas empêcher la probable victoire de la droite le 23 juillet après les élections locales du 28 mai. Qu’est-ce qui a manqué à Pedro Sánchez ?
Il n’a pas su abandonner une naïveté profondément ancrée dans la gauche — en particulier dans la gauche que nous représentons — qui consiste à penser que le résultat des politiques publiques sur les conditions de vie des secteurs de la classe ouvrière a une implication directe sur leur comportement électoral. Dans les sociétés médiatiques, une gauche sans pouvoir médiatique aura toujours tendance à perdre. Les politiques publiques sont importantes et il est évident que les données macroéconomiques de ce gouvernement sont impressionnantes, sans aucun précédent en Espagne : les progrès réalisés sont énormes. Mais avec un rapport de forces médiatique dans lequel il existe un duopole télévisuel qui contrôle pratiquement tout le marché publicitaire et dans lequel le poids des médias de droite est absolu, il est extrêmement difficile pour la gauche de maintenir un soutien électoral. Il y a des médias qui pourraient d’une certaine manière favoriser le PSOE, mais jamais Podemos, qui a été une force politique systématiquement attaquée à la fois par les médias de droite et d’extrême droite, ainsi que par les médias progressistes.
C’est quelque chose que nous avons dit dès le début et nous avons été accusés de cibler les journalistes en agissant comme des mauvais perdants. On nous a dit que les médias ont toujours été comme cela, qu’ils ne sont que des messagers, et qu’ils n’ont pas l’influence politique qu’on leur prête. Or, aujourd’hui, Pedro Sanchez reconnaît lui-même que la campagne électorale se joue dans les médias. Il a décidé d’utiliser tous les médias existants, mais il est très difficile d’inverser en quelques semaines les effets d’un combat culturel aussi constant de la part des grands appareils politiques, idéologiques et culturels que sont les médias. C’est ce qui se passe en Espagne, mais c’est ce qui se passe partout. Cela se passe clairement au Chili : le principal adversaire du gouvernement est le média chilien de droite, El Mercurio ; et l’on pourrait dire la même chose dans de très nombreux pays d’Amérique latine. En outre, le phénomène Donald Trump est incompréhensible si l’on ne considère pas Fox News. Il en va de même pour Berlusconi et Mediaset.
C’est un élément clef, et j’espère que la gauche prend de plus en plus conscience que sans le pouvoir des médias, il est impossible de faire de la politique. De plus, les acteurs politiques fondamentaux ne sont pas les partis politiques ; les acteurs idéologiques, politiques et culturels fondamentaux sont les pouvoirs médiatiques.
Le président du gouvernement fait-il aujourd’hui ce qu’il aurait dû faire auparavant ? Pensez-vous que la gauche puisse gagner le 23 juin ?
Tout est possible pendant une élection, mais cela s’annonce difficile pour nous. Aujourd’hui, Pedro Sanchez se contente de se rendre sur de nombreuses chaînes de télévision, alors que nous aurions dû rééquilibrer la corrélation des forces dans les médias. N’oublions pas qu’en Espagne, l’un des principaux groupes médiatiques appartient à la famille Berlusconi. En d’autres termes, les gouvernements ont le pouvoir d’accorder des licences et pourtant ils ont choisi de coopter ces énormes puissances économiques pour organiser les médias dans une dynamique oligopolistique et criminelle.
Le système qui alimente les cabinets noirs de l’État en Espagne fonctionne grâce à la fabrication de mensonges et de dossiers pour les médias grand public. Encore plus que la politique, l’une des professions les plus corrompues en Espagne est le journalisme : un journaliste qui ment en sachant qu’il ment est un journaliste corrompu. Et ce n’est pas une exception, c’est la règle dans la profession journalistique partout dans le monde. Je sais qu’il est difficile pour de nombreux journalistes de le reconnaître, parce qu’il y a un énorme sentiment d’appartenance à la corporation ; mais c’est une évidence et il y a suffisamment de données pour en parler. Le problème n’est pas que Pedro Sánchez aille parler sur de nombreux plateaux télévisés, le problème est qu’il est nécessaire de rééquilibrer ce rapport de forces. Une société n’est pas démocratique s’il n’y a pas un rapport de forces médiatique qui ressemble au rapport de forces électoral.
Pensez-vous que mener la « bataille culturelle », dans les médias, est plus efficace que la politique institutionnelle ? Quelle a été l’influence de la stratégie de López Obrador, par exemple, avec ses « Mañaneras » ?
Dans mon cas, en réalité, je suis revenu à ce que je faisais auparavant : ma vocation a toujours été la politique, et pas la politique institutionnelle. Avant, je donnais des cours, j’avais un programme appelé La Tuerka et j’intervenais dans médias — dans un contexte très particulier — dans lesquels j’ai acquis une dimension importante que nous avons décidé de traduire en poids politique et électoral. À partir de là, j’ai vécu une expérience en tant que secrétaire général du parti, député, vice-président du gouvernement, mais, en réalité, le domaine dans lequel je me suis toujours senti à l’aise et que j’aime est celui de la communication. Et ces deux domaines ne sont pas aussi étanches que l’on pourrait le croire. Penser que la politique n’est que de la gestion, c’est ne pas comprendre les clés du fonctionnement de nos sociétés. Un ministre, un député, un vice-président ou un président sont aussi des personnages qui communiquent et qui doivent être capables d’expliquer et de transmettre des valeurs et une idéologie.
En ce qui concerne ce que vous avez dit sur López Obrador, il est vrai que le format des mañaneras donnera lieu à de nombreuses thèses de doctorat ; il s’agit d’une redéfinition du travail d’élaboration d’un agenda. Ce qu’AMLO a réussi, c’est à être un acteur capable de dominer l’agenda médiatique au Mexique grâce à dispositif simple. Je me demande néanmoins si cela permet de rééquilibrer le rapport de forces dans les médias ? Je ne sais pas si, à moyen ou à long terme, le prochain président du Mexique pourra utiliser le même format et si cela fonctionnera pour lui aussi bien que pour López Obrador. Bref, je pense que c’est un format intéressant, mais je pense surtout qu’il faut bouleverser le rapport de forces médiatique au Mexique.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Vous semble-t-il que, dans ce cas, l’individu parvient à s’imposer contre la structure ?
J’ai l’impression qu’il y a un peu de cela. Je n’ai pas suffisamment étudié le cas mexicain et la figure d’AMLO en tant que communicant pour être absolument catégorique, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose dans sa figure et sa personnalité qui relève de la communication pure. J’ai l’intuition que le format des mañaneras pourrait ne pas être aussi efficace avec un autre président — je peux avoir tort bien sûr. Ce sont les analystes mexicains qui devraient se pencher sur la question.
Mais au-delà des mañaneras, nous avons besoin de journaux, de télévisions, de radios, d’écoles, de maisons d’édition ; nous avons besoin de dispositifs culturels qui poussent des valeurs sociales et une certaine idée de la transformation de la société. Il ne suffit pas d’avoir des partis politiques. Je n’invente pas la poudre en disant cela : autrefois, les partis ouvriers tournaient autour d’un journal. Chaque parti ouvrier était issu de son propre journal. Les journaux étaient même lus à haute voix dans les cafés car il y avait beaucoup d’ouvriers analphabètes. Le moyen de communication du parti était le parti lui-même.
Dans des sociétés très médiatiques dans lesquelles les élites qui occupent les positions de pouvoir sont en quelque sorte déterminées par l’opinion, il faut s’armer médiatiquement pour pouvoir promouvoir un projet politique. Personne n’aurait pu imaginer le succès de Trump et de ses semblables dans le monde s’il n’y avait pas eu une progression des médias ultra-conservateurs et d’extrême droite d’autant que ceux-ci ont su investir très efficacement les médias non-conventionnels qui ont émergé sur les réseaux sociaux. Ils ont ainsi su accompagner l’évolution de l’audience, qui est de moins en moins générale et dépend de niches de plus en plus nombreuses.
Se pourrait-il que nous entrions dans des cycles inversés entre l’Amérique latine et l’Europe, avec la nouvelle marée rose d’une part, et un possible cycle de droite ici. Serait-ce un moment particulièrement propice pour prêter attention à ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique pour s’inspirer de la gauche latino-américaine ?
L’Amérique latine reste un laboratoire fondamental et l’impression est que, dans un contexte de guerre, le nuage qui s’accumule sur l’Europe avec sa dynamique interne de fascisation sociale et la normalisation de formes illibérales de gouvernement et d’involution démocratique est un scénario très sombre pour la gauche.
Par ailleurs, la gauche européenne n’est pas très bien préparée au scénario à venir : un scénario de réduction des droits et des libertés ; l’interdiction de partis politiques devient parfaitement possible ; tout comme la normalisation des mensonges dans les médias. Ce que nous avons d’abord vu émerger dans les anciens pays de l’Est, comme la Pologne, ou la Hongrie, nous le voyons maintenant très clairement en Italie et nous pourrions le voir en Espagne dans moins d’un mois. En France, l’extrême droite continue d’aspirer à diriger le pays à tout moment — nous parlons ici de la principale puissance politique et de la deuxième puissance économique de l’Union européenne. Et même en Allemagne, qui jusqu’à présent s’est avérée être l’État le plus stable politiquement, nous constatons que la guerre en Ukraine a également des conséquences internes, avec la croissance de forces d’extrême droite en Allemagne. Il n’y a pas beaucoup de raisons d’être optimiste en Europe et l’Amérique latine reste certainement un grand espoir.
Yolanda Díaz plaide pour un « européanisme transformateur » car l’Europe « reste l’échelle la plus pertinente », dans un texte paru dans le Grand Continent. Toujours dans nos colonnes, François Ruffin et Paul Magnette lui ont répondu. Selon vous, quelle doit être la stratégie du bloc progressiste au niveau européen ?
Au-delà des polémiques que certains responsables politiques peuvent entretenir à propos de l’Europe, le problème de la politique tient souvent à une confusion des belles paroles du marketing politique avec la définition d’un projet concret. La vraie question est de savoir s’il y a de la place pour la gauche en Europe et, pour l’instant, il semble qu’il n’y en ait pas beaucoup. Il suffit de regarder la façon dont le gouvernement Syriza a été traité par les puissances européennes. Si l’on considère l’accueil qu’a reçu Meloni, nous constatons qu’il n’y a pas beaucoup de place pour la gauche en Europe. Il est désormais établi que l’on peut être fasciste tant que l’on respecte l’OTAN, mais que l’on ne peut pas mettre en place un programme ouvertement anti-néolibéral dans un pays comme la Grèce. Nous avons constaté qu’en fin de compte, ils ont appliqué le mémorandum en dépit de ce que le peuple grec a voté. C’est la vérité nue. Mais, cela dit, je pense que la seule échelle d’intervention politique utile et intéressante doit être l’échelle européenne.
Les États-nations ne sont plus des espaces qui accumulent suffisamment de pouvoirs souverains pour changer quoi que ce soit. Devenir le gouvernement d’un État de l’Union européenne qui n’est pas la France ou l’Allemagne ne vous donne pas beaucoup de marge de manœuvre pour définir votre politique fiscale, votre politique du travail, votre politique étrangère, votre politique de défense… D’une certaine manière, nous parlons d’États qui subissent une forme d’ingérence. Il est également vrai que, particulièrement dans les pays du Sud de l’Europe, il existe un large consensus populaire sur le fait que nous voulons faire partie de l’Union européenne. Mais les grandes décisions ne sont pas prises dans des espaces assez légitimes démocratiquement. Le seul espace européen qui dispose d’une certaine légitimité démocratique est le Parlement européen, qui n’est même pas une chambre législative, c’est-à-dire qu’il fait certaines choses à mi-chemin avec la Commission européenne : il n’a pas le caractère de dépositaire du pouvoir souverain des Européens. La construction de l’Union européenne est très élitiste. Il n’est pas facile de défendre les institutions européennes en tant qu’institutions démocratiques au-delà de la légitimité démocratique des gouvernements des différents États.
Mais même ainsi, précisément parce que les centres de pouvoir ne se trouvent pas dans de nombreuses capitales des États européens, prendre l’Europe comme scène d’intervention politique, culturelle et transformatrice est une condition de possibilité pour tout changement politique. À nouveau, il ne s’agit pas d’inventer la poudre : les socialistes ont toujours été clairs sur le fait que l’une des clés fondamentales du capitalisme étant qu’il s’agit d’un système mondial d’organisation économique — et politique —, l’organisation des travailleurs devait se faire à un niveau international. Je crois que l’Europe est encore un espace géopolitique et qu’il est essentiel de l’assumer comme espace d’intervention. Si la politique se décline seulement à l’échelle nationale ou étatique ou plurinationale — comme dans le cas de l’Espagne — l’action politique à cette échelle ne permet pas d’accéder à des espaces de décision véritablement souverains.
Dans ce cas, faut-il transformer les institutions européennes ?
Je pense qu’il est évident que les traités européens doivent être transformés. Le problème est que pour y parvenir, il faut réunir une force énorme. Pour cela, il faudrait que Jean-Luc Mélenchon soit Président de la République française. Car la France n’est pas n’importe quel État. Et même s’il s’agit de l’un des rares pays à pouvoir jouer un rôle moteur dans l’Union, elle ne peut pas se passer de l’Allemagne. Nous nous trouvons aussi à un moment où l’OTAN est devenue extrêmement puissante en Europe grâce à la guerre en Ukraine, plaçant l’Europe dans une position extrêmement subordonnée.
Je veux dire que l’Europe n’est pas au mieux de sa forme. Mais en tant que projet, il serait bon d’imaginer une Europe dans laquelle les traités seraient réformés, avec un autre type de système politique. Cependant, il ne suffit pas que cela se produise en Espagne — ce qui ne semble pas être le cas ; il faudrait plutôt que les principaux États européens soient gouvernés par des forces de gauche ayant la volonté et la capacité d’entreprendre un tel combat, ce qui ne serait pas facile.
Vous avez dit que les choses ne se présentaient pas bien en Espagne. Quelle stratégie la gauche devrait-elle mettre en œuvre en cas de victoire d’une coalition PP-Vox ?
Attendons de voir ce qui se passera lors des élections. Mais si une telle victoire devait se produire, nous entrerions dans une phase très sombre. Nous devrons relever une série de défis stratégiques très difficiles, car nous allons trouver une droite très différente de celle que nous avons connue : elle aura pour volonté d’exterminer l’opposition. Ce que nous voyons en Italie laisse présager ce qui pourrait arriver. À mon avis, la gauche doit prendre conscience de ce qu’implique le pouvoir culturel : beaucoup de dirigeants de gauche le méprisent et pensent que le travail avec les médias consiste essentiellement à s’entendre avec les journalistes, à les séduire et à essayer d’opérer dans leurs contradictions afin d’obtenir un certain soutien.
Il est vrai qu’il existe des moments conjoncturels spécifiques et des explosions sociales où qui peuvent ouvrir des opportunités, mais sans pouvoir culturel propre, je constate qu’en fin de compte, il est pratiquement impossible d’élaborer et de mener à bien un projet politique. La gauche doit l’assumer et construire des contre-pouvoirs sociaux. Il s’agit de syndicats forts, d’associations de quartier, d’associations d’étudiants, d’un mouvement féministe fort, d’une organisation sur le lieu de travail. Mais il faut aussi élaborer un pouvoir médiatique pour mener la guerre culturelle des valeurs, là où la droite et l’extrême droite se sont engouffrées.
Et, en cas de victoire de la gauche, que faudrait-il changer ?
Ce qui a le plus échoué dans cette expérience, à mon sens, c’est l’absence d’un projet de direction collective de l’État — que la droite, elle, possède. Le PP et Vox peuvent se mettre d’accord sur la direction qu’ils veulent donner à l’Espagne et sur la manière dont ils veulent utiliser le pouvoir de l’État pour exercer cette direction. Dans notre cas, je pense que le PSOE, qui est le premier parti de l’espace progressiste, a pris part au gouvernement de coalition parce qu’il n’avait pas d’autre choix. Mais ils n’ont jamais partagé un projet avec Podemos et ils n’ont jamais voulu gouverner avec notre parti. Ils auraient toujours préféré un parti à leur gauche qui était beaucoup plus gérable que ce que nous représentons. Mais gérer une majorité, ce n’est même pas ce que représentent aujourd’hui les 13 partis de Sumar ou le PSOE : il faut aussi s’entendre avec les partis catalans et basques.
La seule possibilité pour qu’il y ait à nouveau un gouvernement progressiste est de commencer à se mettre d’accord sur une direction pour l’État et la transformation de l’État, parce que le système politique apparu en 1978 ne reviendra pas. À mon avis, cela implique de réfléchir à ce que représenterait un modèle républicain. Cela implique également de supposer qu’il est non seulement extrêmement difficile, mais impossible pour le PSOE lui-même de revenir à un modèle dans lequel il y avait fondamentalement une entente sur les principales questions du pays entre le premier parti du monde conservateur et le premier parti du monde social-démocrate. Je ne pense pas que ce modèle puisse encore exister en Europe.
Nous parlions de l’importance de l’opinion publique, n’avez-vous pas l’impression que les luttes internes à la gauche finissent par avoir de mauvaises répercussions pour la gauche au sein de son propre électorat, mais aussi au sein de son électorat potentiel ?
Cela dépend essentiellement d’une stratégie qui consiste à ne pas entrer dans le cadre d’affrontement imposé par l’ennemi. Malheureusement, il y a des gens à gauche qui pensent que la politique est un marché de la demande, c’est-à-dire que la politique consiste à organiser un groupe de discussion, à détecter ce que les gens pensent et, sur cette base, à faire une offre aussi proche que possible des idées des gens. C’est cette approche qui donne l’hégémonie à l’adversaire, car les sociétés sont en perpétuel changement. Nous avons tous lu le classique de Lakoff, Don’t Think Of An Elephant !, qui explique des choses que Gramsci avait déjà expliquées de manière plus explicite : les valeurs conservatrices et les valeurs progressistes peuvent coexister au sein d’une même personne, et la politique consiste à activer l’une ou l’autre. La politique est avant tout un métier de transformation, qui implique d’ouvrir des tranchées et d’avancer pour que certaines valeurs fassent leur chemin dans la société. Cela doit d’ailleurs être l’effet des politiques publiques.
Certains pensent que dans un pays où l’État-providence est développé et consolidé, tout le monde est de gauche. Ce n’est pas le cas. Et certains pensent que dans un pays où le néolibéralisme a tout détruit, ils devraient se rebeller contre ce modèle, ce qui n’est pas forcément le cas non plus. Les gens ne votent pas en regardant leurs poches, en ouvrant le réfrigérateur ou en réfléchissant aux mesures gouvernementales qui leur ont profité ou nui : ils votent sur la base de valeurs et de récits. Bien sûr, ces récits peuvent être associés à ces politiques publiques, mais celles-ci doivent être racontées. Il est essentiel que cela fasse partie des questions que nous nous poserons durant cette campagne. Je pense que c’est l’un des grands défis de la gauche.
N’est-il pas dangereux d’avancer à tout prix, quitte à ouvrir des tranchées contre des alliés supposés ? Dans la recherche d’un mouvement perpétuel, où le moyen finit par être la fin elle-même, comment avancer et identifier des objectifs ?
La politique n’a pas de fin. La lutte ne s’arrête jamais. Les droits acquis ne sont pas inamovibles : nous assistons aujourd’hui à une offensive contre les droits des LGBT qui aurait semblé inimaginable il y a 15 ans. En Italie, on retire les droits parentaux aux mères lesbiennes, celles qui ne sont pas des mères biologiques, mais qui sont tout de même des mères.
Le travail d’ouverture des tranchées est un travail permanent. L’Église l’a très bien compris et c’est pour cela qu’elle a une histoire millénaire. Elle sait qu’elle doit disposer de moyens radio, de télévision, de journaux, d’une structure de parti mondial — ce qu’est fondamentalement l’Église catholique. Un parti mondial avec un chef politique et des milliers de cadres politiques qui diffusent ses messages et ses valeurs dans les églises du monde entier, par le biais d’associations de jeunes qui nouent des relations avec les États pour se financer avec un volume de ressources que personne d’autre ne possède, pas même dans les entreprises. L’Église catholique est le grand acteur idéologique de ces mille dernières années. À nous d’apprendre davantage d’elle.
Avez-vous des regrets depuis 2021 ou même depuis 2014 ? Changeriez-vous quelque chose ?
Beaucoup de choses. La première est que je ne me serais pas présenté aux élections européennes en 2014. J’aurais continué à faire les choses que je faisais sur le plan humain. Ces années n’ont pas été bonnes, pas du tout. Mais j’ai appris beaucoup de choses, et je suis heureux de les avoir apprises. Cela me place dans une position différente en tant que communicant et en tant qu’enseignant de sciences politiques. Aujourd’hui, lorsque je suis avec mes étudiants, je me rends compte que le fait d’avoir été secrétaire général d’un parti, député et vice-président du gouvernement fait de moi un enseignant plus intéressant que je n’aurais pu l’être auparavant. Je peux enseigner des choses qui mêlent l’étude, la passion intellectuelle et l’expérience.
Mais je ne répéterais pas cette expérience. Sur le plan humain, cela a été très dur et très usant sur le plan personnel. Il est vrai que c’est une expérience très précieuse, mais j’aurais changé beaucoup de choses : de la décision de se présenter aux élections à de nombreuses décisions politiques.