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Au moment où nous écrivons ces lignes, le parti socialiste espagnol, le PSOE, a déjà conclu un accord avec huit autres partis et formera un gouvernement présidé par le socialiste Pedro Sánchez. Parmi ces huit partis, l’un d’entre eux, Sumar, représente une autre partie minoritaire de la gauche, mais les sept autres représentent une alliance transversale avec tous les partis nationalistes de l’arc parlementaire — de Catalogne, du Pays basque et de Navarre, de Galice et des îles Canaries.  

Un accord pour reconnaître une Espagne pluri-nationale

En concluant ce pacte transversal avec tout le spectre nationaliste espagnol, le PSOE s’aventure-t-il en eaux troubles ? Danse-t-il parmi les loups et risque-t-il de se faire dévorer ? Non seulement il nous semble que ce n’est pas le cas, mais nous sommes ici face à quelque chose de potentiellement positif pour le pays : reconnaître enfin et pleinement que l’Espagne est un pays divers où il y a de la place pour tout le monde et où personne ne doit être exclu en raison de sa pensée ou de son programme politique.

Décortiquons l’accord conclu avec le parti nationaliste catalan le plus radical en matière d’indépendance, « Junts per Catalunya », dont le leader, Carles Puigdemont, quand il était président du gouvernement autonome catalan, la Generalitat, avait fui après la déclaration unilatérale d’indépendance en 2017 et se trouve depuis en exil à Bruxelles, où il est membre du Parlement européen. Si l’on prend cet accord comme exemple, on comprend l’essence du nouveau traitement que le socialisme espagnol a commencé à accorder aux nationalismes indépendantistes en Espagne, en particulier aux nationalismes catalan et basque.

Quatre éléments en ressortent :

Tout d’abord, l’accord met fin, par le biais d’une amnistie, à la recherche infructueuse de solutions judiciaires au conflit politique en Catalogne.

Il s’agit d’une amnistie pour les délits commis dans le cadre de la déclaration unilatérale d’indépendance et de la consultation unilatérale organisée en Catalogne le 1er octobre 2017.

Afin de commencer un nouveau cycle d’entente avec la Catalogne, il était en effet nécessaire de remettre le compteur à zéro en ce qui concerne le désaccord qui a existé en relation avec le Statut que les Catalans ont approuvé en 2006 et qui n’a pas été accordé dans tous ses aspects en 2010. 

Afin de commencer un nouveau cycle d’entente avec la Catalogne, il était nécessaire de remettre le compteur à zéro en ce qui concerne le désaccord qui a existé avec la Catalogne.

Manuel Escudero

Il s’agit d’inaugurer un nouveau cycle dans lequel l’État, par le biais d’une amnistie, déclare que les citoyens catalans qui ont organisé la consultation unilatérale de 2017 et, en général, tout le processus de déclaration unilatérale d’indépendance, ne sont pas coupables. Sur cette base, l’objectif affiché des signataires est de rendre possible et d’ouvrir les portes à la réalisation d’un cadre de coexistence en Catalogne comparable à celui qui a été approuvé en 2006.

La simple perspective de cette amnistie comme accord initial pour cette nouvelle législature a suscité des protestations juridiques, légales, parlementaires et dans la rue de la part de la droite, de l’extrême droite espagnole et de divers groupes tels que certains évêques, des associations d’employeurs, des associations de juges et de la Garde civile, ainsi que des associations de hauts-fonctionnaires tels que les inspecteurs des impôts et certains membres des cabinets d’avocats les plus élitistes du pays. Les accusations, parfois extrêmes, vont de l’appel inutile à la séparation des pouvoirs, à l’accusation de « casser l’Espagne », que cela signifie « le début de la fin de la démocratie », qu’un « coup d’État est en train de se produire », que l’introduction de l’amnistie suppose une « fraude électorale », en passant par les propos du leader du Partido Popular lui-même, Alberto Núñez Feijóo a assuré que les pactes du PSOE avec les indépendantistes seraient encore plus graves que le terrorisme du 23-F ou d’ETA. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect qui indique qu’en Espagne la question de l’amnistie et en général, les nouvelles modalités du pacte avec les nationalistes conduisent à l’émergence d’une droite particulièrement confrontationnelle.

Cependant, il existe de puissantes raisons de fond qui expliquent cet accord. Lorsque la Catalogne a voulu se doter, comme le reste des Communautés autonomes, d’un nouveau cadre d’autonomie, approuvé par référendum en 2006 par 74 % des électeurs catalans, la réaction du PP a été radicalement négative et il a contesté 128 des 223 articles du nouveau statut devant la Cour constitutionnelle. 

C’est là l’origine de la voie de la judiciarisation, qui a mené à la situation actuelle. La tentative de formuler un nouveau statut avec un large soutien public s’est soldée par une défaite majeure pour toutes les forces politiques catalanes qui le défendaient. Le « pactisme » soutenu jusqu’alors par le vieux parti catalaniste « Convergencia i Unió »1 et le fédéralisme prôné par le Parti socialiste de Catalogne ont perdu l’initiative politique depuis 2010, et l’indépendantisme catalan a commencé à investir un nouvel espace, à gagner du terrain.

Cette spirale de dommages et d’affrontements, sans trouver d’issues constitutionnelles, a conduit au parcours illégal de la déclaration unilatérale d’indépendance et aux lois de déconnexion de 2017, et a donné lieu à une série de réparations pénales. Mais le problème initial, celui de l’accueil de la Catalogne en tant que nationalité singulière en Espagne, n’a pratiquement pas progressé.

Deuxième, l’accord donne une attention particulière au perfectionnement du statut d’autonomie de la Catalogne. 

Ce perfectionnement de l’autonomie de la Catalogne s’applique désormais également à l’autonomie du Pays basque, ainsi qu’aux concessions déjà prévues dans leur statut dans le cas de la Galice et des îles Canaries. Dans ce domaine, il a été décidé d’aborder l’amélioration de l’autonomie par le biais du dialogue, une question sur laquelle, selon le pacte signé, « Junts proposera d’abord une modification de la loi organique sur le financement des communautés autonomes qui établisse une clause d’exception pour la Catalogne, reconnaissant la singularité de l’organisation institutionnelle de la Generalitat et facilitant le transfert de 100 % de tous les impôts payés en Catalogne. Pour sa part, le PSOE soutiendra des mesures permettant à la Catalogne d’avoir une autonomie financière et un accès au marché, ainsi qu’un dialogue unique sur l’impact du modèle de financement actuel sur la Catalogne ».

Dans le cadre de cet accord, il a déjà été question de permettre l’annulation de 20 % de la dette de la Catalogne envers l’État espagnol, soit 15 milliards d’euros, et d’étendre cette mesure, dans les mêmes proportions, à toutes les communautés autonomes d’Espagne. Ces mesures reposent sur le principe, défendu par les socialistes, selon lequel le régime économique de la Catalogne ou du Pays basque ne peut impliquer ni un privilège économique ni une violation du principe de solidarité, mais seulement un traitement différencié du point de vue de la gestion.

Troisièmement, les accords visent à affirmer la singularité de la Catalogne au sein de l’Espagne. 

Un autre axe de développement important pour la Catalogne est de pouvoir affirmer pleinement sa personnalité en tant que nationalité singulière au sein de l’Espagne. Cet aspect implique un développement important de ses propres symboles représentatifs de son identité. Un pas dans cette direction — qui a déjà été franchi — consiste à normaliser l’utilisation des langues co-officielles, le basque, le catalan et le galicien, à côté de l’espagnol, dans le siège de la souveraineté, au Congrès. Il faut parvenir à un résultat similaire en Europe. Le renforcement de la présence de la Catalogne et du Pays basque dans les institutions de l’Union, aux côtés des représentations espagnoles, est un domaine à prendre en considération. C’est d’ailleurs ce qui a été convenu dans le pacte : « l’élargissement de la participation directe de la Catalogne dans les institutions européennes et dans d’autres organismes et organisations internationales, en particulier dans les affaires qui ont particulièrement un impact sur son territoire ». Dans le domaine culturel, la marge de progression est gigantesque : la littérature catalane, basque ou galicienne doit être le patrimoine de tous les Espagnols et, en définitive, tout ce qui sert à affirmer la personnalité des nationalités singulières à travers le développement de leurs traits et de leurs symboles doit être considéré positivement.

Le renforcement de la présence de la Catalogne et du Pays basque dans les institutions de l’Union, aux côtés des représentations espagnoles, est un domaine à prendre en considération.

Manuel Escudero

Il faut le dire très clairement : ces développements ne visent pas à séparer davantage la Catalogne et le Pays basque, mais plutôt à les intégrer davantage dans l’Espagne, une Espagne des nationalités dans laquelle toutes deux doivent sentir qu’elles vivent dans un endroit où elles sont pleinement reconnues. 

Cela nous amène au cœur du traitement des nationalités singulières en Espagne. Il s’agit de les intégrer pleinement dans le respect de leurs particularités linguistiques, culturelles, juridiques et sociales. 

Cette ligne d’intégration est celle que le Parti socialiste de Catalogne (PSC) a suivie ces dernières années et les résultats ont été spectaculaires : dans un endroit comme la Catalogne, avec une communauté nationale qui, il n’y a pas si longtemps, était unie autour de partis nationalistes, le PSC a maintenant plus de députés que la somme de tous les partis indépendantistes. C’est la ligne opposée au comportement des droites, qui nient la diversité et ne savent traiter le nationalisme que par le conflit. Mais cette ligne de confrontation avec le catalanisme indépendantiste que la droite a déjà pratiquée a échoué, alors que la ligne d’intégration que le socialisme a suivie en Catalogne est clairement en train de réussir. C’est dans cette direction que l’intégration du profil propre de la Catalogne et du Pays basque dans une Espagne qui les intègre doit continuer à s’approfondir. 

La ligne de confrontation avec le catalanisme indépendantiste que la droite a déjà pratiquée a échoué, alors que la ligne d’intégration que le socialisme a suivie en Catalogne est clairement en train de réussir. 

Manuel Escudero

Il ne s’agit pas d’une évolution statique mais dynamique : le soutien à l’indépendantisme du Pays basque ou de la Catalogne dépend de la manière dont il est traité et du degré de paix, de coexistence et de satisfaction que connaissent tous ceux qui vivent dans cette nationalité. 

Quatrièmement, l’accord prévoit l’organisation d’un dialogue sur la manière de résoudre le conflit des loyautés nationales.

L’objectif est d’aborder de front le conflit pour lequel le nationalisme catalan demande un référendum d’autodétermination : « la tenue d’un référendum d’autodétermination sur l’avenir politique de la Catalogne en vertu de l’article 92 de la Constitution ». Au contraire, le socialisme espagnol défend une proposition complètement différente dans l’accord : « le large développement, à travers les mécanismes juridiques appropriés, du Statut de 2006, ainsi que le plein déploiement et le respect des institutions d’auto-gouvernement et de la singularité institutionnelle, culturelle et linguistique de la Catalogne ».

Il est important de souligner que ce dialogue, qui s’ouvre désormais dans le cadre de l’accord, se déroulera dans les limites établies par la Constitution, un aspect que Junts accepte en mentionnant expressément l’article 92 de cette dernière. Cet article prévoit en effet que tout référendum ou consultation populaire en Espagne doit être réalisé avec la participation et le vote de tous les Espagnols. Ainsi, dans ce domaine décisif, les indépendantistes catalans abandonnent la voie de la déclaration unilatérale d’indépendance, abandonnent l’unilatéralisme comme stratégie nationaliste et reviennent à la politique et au dialogue au sein des institutions espagnoles.

Les indépendantistes catalans abandonnent la voie de la déclaration unilatérale d’indépendance, abandonnent l’unilatéralisme comme stratégie nationaliste et reviennent à la politique et au dialogue au sein des institutions espagnoles.

Manuel Escudero

Ce quatrième élément implique de prendre le taureau par les cornes, c’est-à-dire d’accepter explicitement, de part et d’autre, la réalité selon laquelle il existe, tant en Catalogne qu’au Pays basque, des groupes notables qui ont une loyauté nationale envers la Catalogne ou l’Euskadi en tant que nation qui exige son propre État, et qui ne partagent pas la loyauté nationale à l’Espagne. Les partis politiques nationalistes du Pays basque et de la Catalogne sont à cet égard le reflet politique de communautés qui se sont définies au cours d’une longue période historique comme des nations2 pour de multiples raisons, culturelles, linguistiques ou historiques — dans ce dernier cas, plus ou moins fantasmées3.

Cependant, tant en Euskadi qu’en Catalogne, ces communautés aux sentiments nationaux coexistent sur le même territoire avec d’autres citoyens qui ne partagent ni leurs différences culturelles ou linguistiques, ni leurs loyautés nationales. C’est l’autre partie d’Euskadi ou de la Catalogne, celle qui réside historiquement dans leurs centres urbains ou qui est issue des mouvements migratoires très importants qui ont commencé avec l’industrialisation espagnole à la fin du XIXe siècle. Le respect et la coexistence entre les différentes communautés du Pays basque ou de la Catalogne est un élément fondamental. Comme l’a dit Philip Pettit dans son grand livre sur la bonne gouvernance, nous traitons d’une question qui a des racines profondes en chacun, des racines qui, parce qu’elles sont si profondes dans l’individu, devraient toujours être respectées. Ce respect de l’appartenance à une communauté est la première chose que la droite espagnole doit assumer. L’acceptation du sentiment national n’est pas une question de gauche ou de droite, mais une question de culture et de sensibilité démocratique.

C’est en raison de cette réalité hybride que, dans l’esprit des constituants et dans la Constitution espagnole elle-même, le terme de nationalités a été consacré, comme une réalité intermédiaire dans laquelle cohabitent des groupes humains aux loyautés nationales différenciées et qui, si elles ne peuvent être qualifiées à proprement parler de nations, ne peuvent pas non plus être assimilées au reste des régions espagnoles. C’est ce besoin de cohabitation qui est à l’origine de la création des statuts d’autonomie en tant que cadres autonomes permettant de comprendre, de cohabiter et de cogérer l’autonomie en commun. Répétons que ces territoires, la Catalogne et le Pays Basque, ne se définissent pas tant par l’existence d’un nationalisme indépendantiste, mais surtout par l’existence de deux groupes de citoyens, à la frontière variable et diffuse, qui coexistent, avec des loyautés nationales différentes, sur un même territoire. 

Ce qui est nouveau dans ce quatrième aspect de l’accord entre socialistes catalans et indépendantistes catalans, c’est que la Catalogne reconnaît une réalité divergente en termes de loyautés nationales et qu’elle est disposée à discuter, dans les limites fixées par la Constitution espagnole et à moyen terme, de deux projets nationaux différents : le projet indépendantiste des partis nationalistes et le projet intégrateur défendu par le socialisme espagnol et le socialisme catalan.

La Catalogne reconnaît une réalité divergente en termes de loyautés nationales et qu’elle est disposée à discuter, dans les limites fixées par la Constitution espagnole et à moyen terme, de deux projets nationaux différents.

Manuel Escudero

Certains intellectuels prétendent que, du fait de cette reconnaissance d’une réalité jusqu’ici ignorée, nous pourrions accorder à l’indépendantisme plus de crédit qu’il n’en mérite. Mais ce n’est pas le cas : nous sommes en fait confrontés à une bataille à moyen terme entre le nationalisme et le socialisme espagnol. Le nationalisme radical en Catalogne ou au Pays basque tente de convaincre les citoyens catalans ou basques qu’aujourd’hui, demain ou après-demain, ils seront mieux en vivant séparés de l’Espagne. Nous, socialistes, leur avons montré et continuerons à leur montrer chaque jour qu’ils vivront mieux intégrés à l’Espagne et que, pour ce faire, ils n’ont pas besoin de perdre leurs caractéristiques propres ou de renoncer à leurs signes et symboles d’identité. 

Nous sommes donc engagés dans une tension dynamique, qui n’est pas éternelle. Elle a eu un début dans l’histoire actuelle, lorsque la voie statutaire a été bloquée, et elle aura une fin. Et ce combat commence à être gagné en faveur de l’intégration, si l’on regarde le pourcentage décroissant d’indépendantistes au Pays basque (23 % en faveur de l’indépendance) ou en Catalogne (41,8 % et en baisse).

Dans ce conflit à moyen terme, une droite qui se consacre à condamner l’existence du nationalisme indépendantiste et à entraver la recherche du dialogue et des accords ne contribue qu’à attiser les flammes de l’indépendantisme.

Nous sommes engagés dans une tension dynamique, qui n’est pas éternelle. Ce combat commence à être gagné en faveur de l’intégration.

Manuel Escudero

Qu’en est-il de la droite espagnole ? 

Plus encore que les questions sociales, la manière de traiter les nationalismes basque et catalan a été un facteur de division parmi les Espagnols.

Le problème remonte à loin : la manière de traiter politiquement le nationalisme périphérique a été à l’origine de l’une des divisions les plus profondes de la politique espagnole, l’ouvrant depuis les années 1930 et la divisant en deux camps. Le premier, celui des partisans du progrès, du libéralisme politique et de la justice sociale, qui a été vaincu par le coup d’État de 1936, a considéré le nationalisme comme un élément de l’idiosyncrasie espagnole et a tenté d’y répondre par l’autonomisme fédéraliste. Un autre camp, celui des partisans de la tradition, des structures et valeurs sociales conservatrices, a considéré le nationalisme comme une anti-Espagne, encore plus nuisible que la cause de la révolution sociale elle-même, une position illustrée par la célèbre phrase de Calvo Sotelo : « Je préfère avoir une Espagne rouge qu’une Espagne brisée »4

Le problème est resté latent en Espagne depuis la transition du milieu des années 1970 : après le long silence imposé par la dictature franquiste, l’Espagne des Communautés autonomes qui a grandi dans le feu de la transition démocratique, dans la plus longue période de démocratie et de coexistence pacifique en Espagne, montre encore des signes d’instabilité : si elle a pu être envisagée comme une solution, force est de constater que l’Espagne autonome du « café pour tous »5 n’a pas réussi à faire disparaître les revendications de souveraineté au Pays basque et en Catalogne, comme l’ont bien montré le Plan Ibarretxe au début du siècle ou, plus récemment, les événements de 2017 en Catalogne.  

Comme c’est toujours le cas avec les questions non résolues, ce qui ne passe pas par la porte entre par la fenêtre : le problème est réapparu au cœur de la polarisation et de la confrontation politique créées par la droite et l’extrême droite en Espagne.

On peut synthétiser les racines de la polarisation politique que nous vivons en Espagne en trois grandes lignes. Dans chacune d’entre elles, on retrouve des éléments liés au rejet viscéral du nationalisme basque ou catalan :

  • Les droites ont traité le gouvernement de coalition progressiste qui a gouverné entre 2019 et 2023 comme illégitime ; si elles ont voulu combattre le gouvernement en essayant de l’isoler, pour de nombreuses difficultés qu’il a dû traverser — une pandémie, une guerre, une inflation galopante et une crise du modèle énergétique espagnol — c’est parce que, entre autres, le bloc qui le soutenait comprenait des partis nationalistes indépendantistes basques et catalans et que cette alliance « illégitime » rendait donc « illégitime » et méprisable toute la tâche du gouvernement. 
  • La campagne des droites lors des élections générales qui ont eu lieu le 23 juillet 2023 était basée sur une dérive trumpiste  — que j’ai pu décrire dans ces pages — comprenant, par conséquent, des mensonges et des manipulations de la réalité au titre de méthodes normalisées de la politique. Pendant la campagne, le cri inhumain adressé au PSOE — « que Txapote vote pour vous ! »6 — avait pour toile de fond de nous ramener plus de douze ans en arrière dans l’histoire pour rouvrir les plaies du Pays basque et les utiliser contre un PSOE qui a pourtant vu nombre de ses militants et de ses cadres assassinés par l’ETA. 
  • Troisièmement, après les élections, le PP a refusé de reconnaître que celui qui gouverne dans les pays à démocratie parlementaire n’est pas celui qui obtient le plus de voix mais celui qui est soutenu par une majorité de députés à la Chambre des représentants pour former un gouvernement. Derrière cette volonté de gouverner aujourd’hui, qui a même conduit le PP à appeler au transfugisme dans les rangs socialistes, il s’agit d’éviter que Pedro Sánchez ne gouverne aux côtés des « ennemis qui veulent détruire l’Espagne », terme que les représentants des droites appliquent de manière récurrente aux partis nationalistes.

Dans ce contexte historique et récent, on comprend mieux comment, à l’heure actuelle, la cacophonie, l’hyperbole catastrophiste et les appels à la mobilisation civile des droites se sont amplifiés pour atteindre des extrêmes sans précédent.

La droite et l’extrême droite effirment que nous serions « face à un coup d’État », qualification absolument irresponsable et mensongère. Ce qui va se passer, c’est plutôt le triomphe strict d’une majorité démocratique et conforme à notre Constitution. Au Congrès des députés, neuf formations politiques, légales en termes démocratiques et représentant 12 millions et demi d’Espagnols, vont obtenir une majorité suffisante pour former un gouvernement conformément à la loi électorale et à la Constitution espagnole, contre trois formations représentant onze millions d’électeurs et qui s’y opposent. Et ce, après que le chef de l’opposition, désigné en premier lieu comme candidat à la formation d’un gouvernement parce qu’il avait obtenu plus de voix et, après un mois, n’a rien pu faire de plus avec les voix de ses parlementaires, ceux de l’extrême droite et deux voix supplémentaires, perdant ainsi démocratiquement la possibilité de former un gouvernement. 

Les droites disent que l’amnistie est le début de la fin de la démocratie, mais en réalité, il s’agit de ramener sur le plan politique, dans le débat et dans le jeu démocratique, un conflit qui s’est enlisé depuis trop longtemps.

Manuel Escudero

Les droites affirment que l’amnistie est le début de la fin de la démocratie, mais en réalité, il s’agit de ramener sur le plan politique, dans le débat et dans le jeu démocratique, un conflit qui s’est enlisé depuis trop longtemps.

Les porte-parole du parti conservateur affirment que la formation du nouveau gouvernement serait une « fraude électorale » parce que l’amnistie ne faisait pas partie de l’offre électorale socialiste. Bien sûr, elle n’était pas présente, mais elle l’est devenue après les résultats des élections, qui ont donné aux formations nationalistes de Catalogne et du Pays basque une représentation électorale de 27 membres au parlement : leurs demandes d’amnistie, de plus grande autonomie, de plus grande reconnaissance et de plus grand dialogue ont été qualifiées et passées au crible des limites imposées par notre Constitution, et acceptées par le parti socialiste et ses partenaires de Sumar au moment de former un gouvernement : il ne s’agit pas d’une fraude électorale, mais de la normalité des accords de gouvernement entre les partis qui acceptent de tels pactes dans le cadre de notre Constitution.

En outre, ces propositions n’ont pas été acceptées à contrecœur. Elles ont été dûment formulées pour un accord mutuel et, grâce à elles, la politique progressiste espagnole se trouve aujourd’hui confrontée à la possibilité d’un nouvel élan dans l’articulation de l’Espagne, plus proche que jamais de l’acceptation de sa diversité. C’est là qu’il faut chercher le véritable sens de ce qui se passe en Espagne : un processus de normalisation de ses problèmes territoriaux, des problèmes qui, s’ils sont résolus maintenant, apporteront avec eux un grand succès historique pour la paix et la coexistence, enfin, entre tous les Espagnols.

Sources
  1. CiU a ensuite été refondé sous le nom de « Junts per Catalunya ».
  2. L’analyse et la définition des nations en tant que communautés présentant certaines caractéristiques proviennent d’une partie importante de la littérature contemporaine en anthropologie sociale. J’ai personnellement rencontré ce modèle théorique pour la première fois dans les conférences d’Ernest Gellner à la London School of Economics dans les années 1970, puis j’ai eu la chance d’avoir pour professeur et collègue Marianne Heiberg, qui a écrit le livre le plus précis sur les caractéristiques socio-anthropologiques décrivant la communauté nationale basque : « The Making of the Basque Nation » Cambridge University Press, 1989, Marianne Heiberg, ISBN-10 : 0521361036, ISBN-13 :978-0521361033.
  3. Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflexiones sobre el origen y la difusión del nacionalismo,  Fondo De Cultura Económica USA, 2007, ISBN-10:9681638670 ISBN-13 :978-9681638672
  4. Phrase attribuée à José Calvo Sotelo, qui a également déclaré : « Entre une Espagne rouge et une Espagne brisée, je préfère la première, qui serait une phase passagère, tandis que la seconde resterait brisée à perpétuité », La Época, 2. ISSN 2254-559X
  5. Cette expression fait référence au fait que les communautés autonomes ont presque toutes, à l’exception du Pays basque, bénéficié d’une décentralisation très similaire des politiques.
  6. « Que te vote Txapote » en référence au terroriste et dirigeant d’ETA Francisco Javier García Gaztelu.