Ding Gang et « l’ascension pacifique » de la Chine dans la guerre en Ukraine

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 26

Depuis la Chine, l’unité européenne affichée face à la guerre en Ukraine depuis un an représente un « défi ». Pour Ding Gang, rédacteur en chef du Quotidien du Peuple, la civilisation occidentale s'acharne à maintenir un « ordre dominant » en place depuis 1945. Pour transformer ce schéma mondial, il affirme que Pékin doit tracer les contours d’« une voie de développement pacifique à la chinoise indépendante dans le monde en termes d'idéologie, de théorie et de pratique ». Le grand contexte du plan de paix chinois.

Auteur
David Kelly
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© Shen Hong/Xinhua via AP

Fin janvier, le « classement hebdomadaire » de l’agrégateur d’actualités Aisixiang accordait la première place à l’article de Ding Gang intitulé « Pourquoi le conflit entre la Russie et l’Ukraine a-t-il modifié l’opinion des Européens sur la Chine » (为什么说俄乌冲突改变了欧洲人的中国观?) 1.

Ding est rédacteur en chef au Quotidien du Peuple(人民日报)ainsi que pour le Global Times. Il est aussi Senior Fellow à l’Institut Chongyang d’études financières de l’Université Renmin de Chine (人民大学), et a été pendant longtemps un puissant amplificateur de la « pensée Xi Jinping ».

Les 16 et 17 janvier 2023, lors du Forum annuel sur la situation macroéconomique, Ding Gang (丁刚), a tenu lors du sous-forum « Disposition stratégique et innovation des think tanks » le discours à la première session de « Conflit Russie-Ukraine, situation internationale en 2023 et communication internationale des think tanks ». Du point de vue de Pékin, il revient sur les bouleversements de l’ordre mondial depuis le début de la guerre en Ukraine en traçant des perspectives pour la Chine en 2023. 

Ding dresse d’abord le constat que l’Europe est devenue plus solide et plus unie sur le plan interne avec les États-Unis et l’OTAN. La dépendance à l’égard des États-Unis et de l’Occident s’est accrue, faisant de la sécurité une question sérieuse. Enfin, les sanctions de l’Union à l’égard de la Russie devraient tenir sur le long terme. Cela ne pourrait changer que si des progrès significatifs sont réalisés dans la résolution du conflit selon Ding Gang. 

Selon le rédacteur en chef du Quotidien du Peuple, 2023 est une année critique pour ce qu’il appelle — dans une posture de « neutralité » caractéristique de la Chine — de « conflit entre la Russie et l’Ukraine », qui met en évidence un « jeu entre le changement et l’invariance » dans les relations entre les grandes puissances, surtout en ce qui concerne la façon dont les États-Unis et l’Occident considèrent la montée et la modernisation de la Chine. 

Ding invite surtout la Chine à aller plus loin qu’une simple réfutation de la théorie de la menace chinoise : « Lorsque nous critiquons l’Occident, nous ne pouvons pas nous contenter de dire qu’il a tort : nous devons expliquer à la lumière de la réalité pourquoi il a tort ». Cette réalité, Ding Gang souhaite qu’elle soit axée autour d’« une nouvelle voie de développement pacifique à la chinoise dans le monde en termes d’idéologie, de théorie et de pratique », qui serait le seul moyen de « changer fondamentalement la perception occidentale du développement national » de la Chine. 

Nous ne pouvons pas cependant dire, insiste-t-il, que le rôle futur de la Chine consiste à reconstruire un tout nouveau système international. L’issue du conflit « a peut-être dépassé » — c’est-à-dire confondu — les attentes de beaucoup, y compris des experts, qui ont sous-estimé les forces et la ténacité de la civilisation occidentale pour maintenir l’ordre d’après-guerre.

2023 sera une année critique pour le conflit Russie-Ukraine, nous permettant d’appréhender à la fois les changements et les invariances du schéma mondial. Une compréhension globale, objective et précise des relations entre le changement et l’invariance jouera un rôle important dans la manière dont la Chine pourra gérer correctement les affaires mondiales, gérer les relations entre les grandes puissances et faire face aux crises à l’avenir. Il est crucial d’utiliser et de créer un environnement international propice à notre propre développement. Je partage deux points de vue :

Premièrement, les grands changements sans précédent en un siècle. La guerre Russie-Ukraine nous a montré ce qui change, ce qui n’a pas changé et ce qui est difficile à changer. Ce jeu entre changement et invariance est primordial, il détermine le jeu des grandes puissances et la façon dont les Etats-Unis et l’ensemble de l’Occident considèrent l’ordre international actuel, ses relations et ses règles. Bien entendu, il détermine également la façon dont ils considèrent la montée en puissance de la Chine, notamment lorsque, comme aujourd’hui, nous proposons une modernisation à la chinoise. Tout cela détermine la façon dont ils considèrent cette modernisation, et indique la direction et l’intensité futures du jeu entre la montée en groupe des nouvelles économies et les pays développés traditionnels.

Qu’il s’agisse de la suppression par les États-Unis de la fabrication de la RPC à l’échelle mondiale, de la limitation des exportations de puces haut de gamme vers ce pays, de la formation de factions, du contrôle de la position dominante étasunienne dans la situation politique et économique, de la poursuite de l’expansion de l’OTAN vers l’est ou des efforts de la Russie pour la reprendre par la guerre. En ce qui concerne sa sphère d’influence, nous pouvons constater que les éléments de base de l’ancien système de relations internationales jouent encore des rôles importants. Il est difficile de les changer à court terme, mais l’on observe une tendance au renforcement.

J’ai posé la question suivante à certains universitaires à propos de la guerre Russie-Ukraine : les Russes auraient-ils décidé de faire la guerre s’ils avaient prédit, avant celle-ci, qu’il serait impossible de gagner l’Ukraine en un an, que cela prendrait certainement un, deux, trois ans ou même plus ?

J’ai pensé qu’il était logique de poser cette question maintenant : de nombreux experts soutiennent que la Russie n’aurait peut-être pas fait la guerre. Même si elle avait voulu se battre, elle devait au moins mieux se préparer avant de le faire.

Une question connexe est de savoir si l’état actuel du conflit a dépassé les attentes de nombreuses personnes, y compris de nombreux experts.

Réfléchissons-y, peut-être que cette situation n’était pas seulement une surestimation de la Russie, mais une sous-estimation des États-Unis et de l’Europe, et surtout de l’Occident dans son ensemble. Ils ont sous-estimé les forces politiques, économiques, militaires, financières et bien d’autres de l’Occident, ainsi que leur volonté tenace de garantir l’ordre d’après-guerre et de maintenir la domination de la civilisation occidentale dans l’ordre mondial. Le conflit ne peut pas être lu facilement comme un signe de faiblesse européenne ; les Européens, représentés par l’UE, ont compris que le défi de la Russie est un défi qui touche réellement l’ordre que l’Europe a acquis au cours des deux guerres mondiales. Le soutien de l’UE et de l’OTAN à l’Ukraine peut donc être appréhendé comme la défense de la civilisation occidentale et de l’ordre moderne établi sur ses bases.

L’ensemble de l’ancien ordre et du modèle de sécurité n’a pas, nous le voyons aussi, subi de changements fondamentaux. La guerre froide de l’Europe est terminée, mais elle reste divisée. La crise de sécurité, due à la géopolitique et aux sphères d’influence divisées, n’a pas encore pris fin. En Asie, le 38e parallèle existe toujours, la Chine n’a pas encore été unifiée et la délimitation des mers de Chine méridionale et orientale est incomplète. Ces questions restent en suspens pour l’instant. Plus précisément, pour résoudre ces problèmes aujourd’hui, nous devons revenir au système précédent, qui reste dominé par les États-Unis, créé après la guerre et divisé par des sphères d’influence. L’essentiel reste dans l’emprise stratégique des États-Unis. La situation restant tendue, les Etats concernés seront de plus en plus dépendants des Etats-Unis et de l’Occident. Cet état de fait, qui se dessine aujourd’hui, est un problème grave, qui nuit à la confiance mutuelle sino-japonaise et sino-russe.

Le 38e parallèle fait référence à la ligne de démarcation qui sépare les troupes occupant la Corée avec, au nord, les Soviétiques et, au sud, les Américains qui devint la frontière entre Corée du Nord et Corée du Sud en 1948. 

Un changement primaire similaire provoqué par la guerre est qu’elle renforce davantage la solidarité interne des États-Unis avec l’UE, et de l’UE avec l’OTAN. L’Allemagne n’importe plus de pétrole de Russie, l’Europe tente de survivre à un hiver de réduction des importations de pétrole brut de Russie, la Finlande et la Suède ont demandé à rejoindre l’OTAN, et l’Europe centrale et orientale a renforcé ses défenses militaires contre la Russie. L’Europe a-t-elle fait marche arrière ? Pas jusqu’à présent. La politique à l’égard de la Russie a reçu un large soutien de l’opinion publique. Il semble que l’OTAN continuera à renforcer ses armements contre la Russie et à s’étendre vers l’est. Les États qui n’ont pas encore adhéré peuvent le faire successivement. Les États d’Europe de l’Est ont eu quelques conflits avec la vieille Europe, mais ils continueront à renforcer leur soutien à l’Ukraine et leurs armements contre la Russie. L’UE s’en tiendra à sa politique de sanctions à l’égard de la Russie ; il est de plus en plus probable qu’elle s’inscrive dans la durée. Même si l’Ukraine fait des concessions ou parvient à un accord d’armistice avec la Russie dans une certaine mesure, l’exclusion stratégique de l’UE et la séparation de la Russie seront à long terme, à défaut des changements en Russie que l’Europe espère.

À noter du côté de la Chine : le conflit a changé la vision des Européens sur la Chine et aura un impact profond sur leurs politiques futures à son égard.

On ne peut nier les changements dans le schéma international général, bien sûr. L’après-guerre a été marquée par une vague d’anticolonialisme et d’indépendance dans le monde entier. Avec la fin de la guerre froide, la mondialisation a été promue, étendue et intensifiée par les économies émergentes au fur et à mesure de leur ascension. L’économie mondiale a en fait connu d’immenses changements, répartis équitablement entre les États émergents et les États développés. Pourtant, nous devons être conscients que ces ascensions sont restées dans le cadre de l’ordre d’après-guerre ; que le changement du système d’après-guerre a rendu possible l’ascension de ces pays, forçant le système des relations internationales original à s’ajuster. Mais il ne s’agissait pas de subversion. Les économies émergentes ont principalement cherché à améliorer leur voix et leur participation au processus décisionnel.

En effet, l’essor des économies émergentes a permis de tirer parti du système international d’après-guerre. Tout en favorisant l’ajustement du système et en formant un certain degré de multipolarisation, des développements comme l’adhésion de la Chine à l’OMC ont en fait consolidé le système de relations internationales, nous avons vu les États d’Europe de l’Est continuer à rejoindre l’UE, etc. Ils ont en fait été propices à la stabilité et à la poursuite du système international d’après-guerre. Les changements de l’après-guerre froide, par exemple la régionalisation et le regroupement en matière d’économie et de commerce, y compris les BRICS, le RCEP, n’ont pas non plus fondamentalement changé le cadre de base ou les principes fondamentaux du système mondial préexistant. En principe, il peut y avoir quelques nouveaux ajustements et changements, mais les choses fondamentales restent inchangées, et il est encore difficile de dire qu’il s’agit d’un nouveau départ.

Le monde se trouve après tout dans une phase de changement et d’invariance. Il peut s’agir d’une étape de longue durée, ou d’une étape de concurrence féroce entre ces deux forces. L’essentiel est que cette étape ne sera pas de courte durée. Relativement faible en termes de force, l’Occident n’a pas réussi à se désintégrer. En même temps, parce qu’ils sont conscients de cette crise, ils ont renforcé leur coordination et leur unité, consolidant et renforçant surtout le système préexistant ; ils accorderont plus d’attention à la différence idéologique, à la diffusion des idées, et à leurs ajustements et changements internes, y compris la transformation économique, la restructuration de l’industrie et des chaînes d’approvisionnement.

Quant à savoir si le système existant doit être changé, il doit certainement l’être, et personne ne peut l’arrêter. La question est de savoir comment le changer ou le réformer, et le rôle de la Chine dans ce système, ce qui détermine réellement les relations Chine/Occident et Chine/monde. Je pense que cette confrontation doit également se faire sur le long terme : le « changement » en tant que tendance teste le rôle de la RPC en tant que grande puissance dans les changements futurs, sa participation plus active aux changements de l’ordre mondial et son rôle plus responsable en tant que leader du développement mondial. Nous ne pouvons pas dire que le rôle futur de la Chine consiste à reconstruire un tout nouveau système international. C’est le deuxième point que je veux aborder.

Le jeu entre changement et invariance est de longue haleine, et les incertitudes imprévisibles sont nombreuses. Il s’agit de savoir si une modernisation à la chinoise, et surtout une nouvelle voie de développement pacifique, peut être réalisée dans le monde en termes d’idéologie, de théorie et de pratique.

Pour un think tank assumant d’importantes responsabilités, la construction de la théorie est à l’heure actuelle, je pense, primordiale.

Sur la base d’une compréhension globale des changements et des évolutions d’aujourd’hui, il est vital de saisir correctement les relations entre l’essor de la Chine et le système et l’ordre mondial existant, surtout ses relations avec les États-Unis et l’Occident. Nous ne pouvons pas nous contenter d’attaquer la « théorie de la menace chinoise » créée à dessein par les États-Unis, selon laquelle « la Chine est un destructeur de l’ordre et des règles internationales ». Il doit y avoir des critiques, mais il faut surtout les briser et les établir. Lorsque nous critiquons l’Occident, nous ne pouvons pas nous contenter de dire qu’il a tort : nous devons expliquer à la lumière de la réalité pourquoi il a tort. Nous devons combiner la compréhension théorique de l’Occident, le système idéologique de la modernisation, du développement pacifique et de la construction d’une communauté d’avenir partagé, et créer une théorie pertinente.

L’un des problèmes que nous rencontrons actuellement est de suivre l’ordre du jour occidental. Beaucoup de nos groupes de réflexion sont ainsi, et pas seulement les médias. Quels que soient les sujets qu’ils soulèvent, nous y réagissons et les réfutons. À l’avenir, nous devrons peut-être lancer un nouveau sujet, rétablir notre propre sujet et créer une situation de « vous citez les vôtres, je cite les miennes ». Nous ne pouvons pas toujours laisser des gens comme Voice of America diriger notre conversation. Nous ne pouvons pas non plus toujours écrire des tribunes internationales comme la presse. J’ai moi-même été engagé dans des éditoriaux internationaux, mais je pense que le travail effectué par les groupes de réflexion devrait être davantage axé sur la construction de la théorie, plutôt que de simplement écrire des éditoriaux réfutant l’Occident.

Nous avons vu le NDCY faire beaucoup de travail dans ces domaines l’année dernière, dont le but premier était de mieux saisir les structures mondiales actuelles et les changements de force. La recherche de terrain sur la Russie a par exemple permis de maîtriser beaucoup de matériaux de première main. Penser en marchant, et marcher en pensant, c’est ce dont les groupes de réflexion ont le plus besoin, et c’est aussi la condition préalable de base pour la définition de notre propre agenda.

Le rôle principal d’un think tank est de fournir un soutien politique plus solide et une base théorique pour le développement pacifique de la RPC en combinant sa pratique de la mondialisation depuis la réforme et l’ouverture et les changements dans les relations internationales existantes. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons ébranler fondamentalement la tentative de l’Occident de dépeindre la Chine comme un destructeur des règles et de l’ordre international, en brisant le siège de l’opinion publique occidentale hostile.

Le développement de la RPC depuis la réforme et l’ouverture prouve que nous ne cherchons ni à renverser le système mondial actuel, ni à nous développer dans le système existant : nous cherchons à réformer et à ajuster le système existant pour le rendre plus propice à des pays comme le nôtre. Systèmes économiques émergents, développement des pays en développement. Nous accomplissons notre propre choix de voie en nous frottant au système préexistant. Les pays occidentaux n’ont jamais vu, au cours des cinq derniers siècles, une voie de développement, surtout de développement pacifique, comme la nôtre. Cela changera fondamentalement la perception occidentale du développement national.

Nous devons donc continuer à parler de notre développement pacifique, de manière systématique, sous diverses formes, et à diverses occasions, notamment pour les pays plus en développement. Notre essor est celui d’un modèle de développement différent du mode monolinéaire occidental. La Chine peut s’élever pacifiquement, tout comme un plus grand nombre d’autres pays. D’autres pays en développement ne pourront peut-être pas copier entièrement notre modèle, mais les choix de voie qu’ils auront faits indiqueront certainement la direction du développement futur de la société humaine. Nous ne sommes pas ici pour combattre l’Occident, mais pour lutter pour l’espace, créer de l’espace et façonner l’opinion publique pour le développement pacifique de la Chine au sein de l’ordre existant.

Nous attachons de l’importance à la construction de la doctrine, à la narration du développement pacifique de la Chine sur la base de notre pratique du développement, et à la création de notre système théorique. Nous devons avant tout étudier la construction d’une communauté avec un avenir commun à la lumière de la situation changeante actuelle, en offrant des suggestions ciblées sur les principes de base. Cela peut fusionner avec la pratique de l’IRB, les défis posés aux systèmes de sécurité actuels de l’Asie-Pacifique et de l’Asie de l’Est, et notre expérience pratique de la résolution des conflits frontaliers avec les voisins. En combinant la construction de notre mécanisme des BRICS et de l’OCS, et en accumulant l’expérience du processus de paix, de négociation, et de gestion et de contrôle des différences, nous pouvons former quelques principes de base et déterminer quelques moyens fondamentaux concrets et opérationnels pour traiter les questions brûlantes. Cela constitue une bonne base pratique pour l’élaboration future de la doctrine. Il s’agit de directions de recherche essentielles pour les groupes de réflexion de la RPC.

Il s’agit, il faut le voir, d’un jeu idéologique et conceptuel à long terme avec les vues occidentales de la civilisation et de l’histoire, d’une lutte ardue de l’opinion publique et, bien sûr, d’un processus de façonnage de notre image nationale.

Sources
  1. 丁刚:“为什么说俄乌冲突改变了欧洲人的中国观?”,爱思想,31 janvier 2023. Traduit par David Kelly en anglais sur Beijing Baselines.
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