Doctrines de la Chine de Xi Jinping

Une nouvelle Guerre d’Hiver ?

Les commentaires de Qin Hui offrent une perspective chinoise particulièrement originale depuis l'invasion de l'Ukraine. David Ownby nous introduit ici à l'une des ses thèses datant du début de la guerre : le risque pour l'Ukraine de devenir une nouvelle Finlande.

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David Ownby
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© AP Photo/Noah Berger

Lorsque cet article a été publié, dans la version chinoise du Financial Times le 10 avril 2022, les forces ukrainiennes, alors isolées à Marioupol, se battaient depuis plus de quarante jours en attendant l’arrivée des secours. Il s’agit ici du quatrième commentaire de Qin Hui d’une série d’articles sur le conflit en Ukraine.

Qin Hui (né en 1953), enseignant à l’université Tsinghua jusqu’à sa récente retraite, est un historien et l’un des intellectuels publics les plus éminents de Chine. Qin m’a envoyé un courriel au début du mois de mars, me demandant de traduire une série de textes qu’il écrit sur l’invasion russe de l’Ukraine, et qui sont publiés sur le Financial Times chinois. La voix de Qin est unique en Chine, et peut-être même dans le monde. En travaillant sur cette série de sept textes, j’ai appris que l’édition chinoise du FT éditait les textes de Qin, en adoucissant certaines aspérités et les critiques implicites de Xi Jinping. Qin nous  donc demandé de traduire ses textes originaux plutôt que de reprendre les versions éditées – ce que nous faisons.

Au début, la guerre en Ukraine a suscité de nombreux commentaires parmi les intellectuels public chinois, certains expliquant simplement le contexte historique et géopolitique du conflit, d’autres, comme on pouvait s’y attendre, étant favorables aux déclarations du gouvernement chinois, d’autres encore étant sceptiques ou légèrement critiques.  Dans ce contexte, les textes de Qin Hui sont extrêmes et non représentatifs.  Son objectif est triple.  D’abord, il veut démolir complètement toutes les justifications de l’invasion russe, qu’elles soient offertes par Poutine ou par les admirateurs de Poutine en Chine. Deuxièmement, il veut rappeler à ses lecteurs les similitudes entre Poutine et Hitler, et la Russie et l’Allemagne nazie, afin d’insister sur le fait que la troisième guerre mondiale est une vraie possibilité.  Et troisièment, il dénonce l’apaisement occidental ainsi que le soutien chinois à la guerre russe en Ukraine (allant même jusqu’à rappeler à Xi Jinping que Poutine a condamné Lénine et le communisme).

Dans le texte traduit ici, Qin continue à explorer les parallèles entre la situation actuelle en Ukraine et l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, en examinant plus particulièrement l’épisode de la « Guerre d’Hiver » entre l’Union soviétique et la Finlande en 1939-1940. Son argument est simple. Les revendications soviétiques sur la Finlande étaient presque identiques aux revendications russes sur l’Ukraine : la Russie possédait une supériorité militaire similaire et partait du postulat que l’invasion de la Finlande serait une promenade de santé. Cependant, comme les Ukrainiens, les Finlandais se sont courageusement défendus – en grande partie seuls, car les puissances européennes étaient effrayées et occupées – même si l’Union soviétique a fini par l’emporter, à grands frais et dans un embarras considérable. Lorsque l’Allemagne s’est retournée contre l’Union soviétique, la Finlande a cherché à se venger en se joignant aux Allemands et en menant la « Guerre de Continuation » contre les Soviétiques de 1941 à 1944, au cours de laquelle les Finlandais se sont bien défendus, mais ont finalement perdu une fois de plus face aux Soviétiques, en grande partie à cause de l’apaisement de l’Occident.

Le propos de Qin est de rappeler que la « résistance courageuse » ne mène pas toujours à la victoire et que les guerres ont des conséquences qui s’étendent sur des années, voire des décennies. En l’absence d’une position ferme et résolue des États-Unis et de l’Europe, une grande partie de la région située entre la Russie et l’Europe centrale pourrait bien se transformer en un baril de poudre prêt à exploser.

Sa ligne pourrait être résumée ainsi : l’Ukraine n’est pas la République tchèque ou la Pologne de l’immédiat avant-guerre, mais elle peut encore devenir la Finlande de la Guerre d’Hiver. 

Cela fait maintenant plus de 40 jours que la Russie mène une guerre totale contre l’Ukraine. Dès le début, j’ai dit que cette guerre bouleverserait l’opinion publique, non pas en raison de l’aide que l’Occident apporterait, mais grâce à la bravoure des Ukrainiens. Les 40 jours de guerre l’ont confirmé. Kiev, la capitale, et Kharkiv, la deuxième plus grande ville du pays, toutes deux attaquées dès le premier instant, ont tenu bon grâce au dévouement résolu des Ukrainiens, du président aux soldats sur le terrain. Les troupes russes n’ont pour l’instant pris qu’une seule capitale provinciale, Kherson, après avoir subi de lourdes pertes. Le cas de Marioupol, la capitale de la zone contrôlée par les Ukrainiens dans le Donbass, qui a fait l’objet d’une attaque féroce au début de la guerre et a rapidement été entourée d’une vaste zone occupée par les Russes, mérite une attention particulière. La ville entière a été presque entièrement détruite par les tirs d’artillerie, mais l’armée ukrainienne, qui ne compte que quelques milliers de soldats réguliers, assistés de 10 000 miliciens et volontaires internationaux, continue de tenir bon et de tuer un grand nombre de troupes d’invasion, dont le major général russe Andrey Sukhovetsky (1974-2022), le major général Oleg Mityaev (1974-2022) et le vice-amiral Andrey Nikolaevich Paliy (1971-2022) de la flotte de la mer Noire.

Malgré l’ultimatum russe de reddition et l’autorisation d’évacuation accordée par le président ukrainien, les soldats de Marioupol continuent de se battre jusqu’à la mort. On pourrait dire que même si Marioupol tombe à l’avenir, même si les défenseurs sont épuisés et submergés, s’ils évacuent ou se rendent, ils auront quand même remporté une victoire morale et réalisé un miracle militaire, alors que l’armée d’invasion s’est montrée moralement en faillite et militairement incompétente, et même si, en vertu d’une supériorité absolue, ils prennent cette ville isolée sur une montagne d’ossements et sa mer de sang, ils se sont déjà totalement déshonorés.

À l’heure actuelle, bien que l’armée russe se soit retirée des environs de Kiev, je ne suis pas trop optimiste quant à la situation générale. Il est vrai que les gens du monde entier considèrent maintenant l’Ukraine sous un jour nouveau, et que leur position se soit maintenant intervertie avec l’exaltation des pro-russes pendant les premiers jours de la guerre, de sorte que les premiers sont maintenant abasourdis et les seconds optimistes. Cependant, je crains toujours que les Ukrainiens, ayant prouvé qu’ils ne sont pas les Tchèques de 1938 ou les Polonais de 1939, ne finissent inévitablement comme les Finlandais de 1940.

En référence aux accords de Munich de 1938 et la campagne de Pologne qui s’ensuit en 1939.

Revenons-en à l’histoire.

La Guerre d’Hiver (aussi connue sous le nom de guerre soviéto-finlandaise) qui dura cent jours du 30 novembre 1939 au 12 mars 1940, est l’un des moments les plus tragiques de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir dévoré les trois petits États baltes, le colossal Empire rouge de l’Union soviétique a lancé une offensive massive contre la petite nation arctique de Finlande dans le but d’anéantir l’armée finlandaise d’un seul coup et de récupérer ce qui était autrefois le « territoire historique » de l’Empire tsariste (ce qui est exactement ce que Poutine a dit de l’Ukraine). Il s’agissait également d’une guerre visant à « démilitariser » et « dé-nazifier » la Finlande (toute personne que l’Union soviétique n’aimait pas était un nazi) : le dirigeant communiste finlandais Otto Wilhelm Kuusinen (1881-1964), qui vivait à Moscou à l’époque, avait déjà formé un gouvernement soviétique finlandais et était prêt à rejoindre l’Union soviétique.

À l’époque, l’Union soviétique était si confiante que le commandant en chef, Kliment Yefremovich Voroshilov (1881-1969), affirmait que la capitale finlandaise pouvait être prise en six jours, et le quartier général soviétique avait même averti ses officiers et soldats de ne pas franchir la frontière suédoise (la Finlande est située entre l’Union soviétique et la Suède) après avoir pris toute la Finlande. Mais, contre toute attente, les Finlandais ont résisté jusqu’à la mort avec 200 000 soldats dotés de l’équipement le plus élémentaire — non seulement ils n’avaient pas de chars, mais peu d’armes antichars — contre 1,2 million de soldats soviétiques qui faisaient partie de la deuxième meilleure armée du monde (après celle de l’Allemagne nazie, considérée comme invincible à l’époque), possédant un grand nombre de chars, d’avions et d’artillerie lourde. Cela était dû à l’unité du peuple finlandais, à la bravoure des officiers et des soldats, à leur habileté à combattre dans des régions de froid extrême, à la solidité des fortifications et surtout à la force et à la compétence du leader finlandais Carl Gustaf Emil Mannerheim (1867-1951), ainsi qu’au fait que l’armée soviétique venait de perdre un grand nombre de bons officiers lors des sanglantes « Grandes Purges » de Staline, ce qui avait affecté la qualité de l’armée soviétique. Dans les premiers jours de la guerre, les Finlandais ont, de manière surprenante, fait subir aux Soviétiques des défaites et des pertes répétées, et ils ont tenu la ligne Mannerheim pendant plus de 50 jours, ce qui était une honte pour les Soviétiques.

La ligne Mannerheim était une ligne de fortifications défensives construite sur l’Isthme de Carélie par la Finlande pour se protéger de l’Union soviétique.

En tant que pays démocratique, la Finlande a lancé de nombreux appels à l’aide aux puissances démocratiques d’Europe occidentale, et la Grande-Bretagne et la France ont sympathisé, mais elles n’ont fait que se contenter de paroles et se sont accrochées à leur politique habituelle d’apaisement — il est vrai qu’elles étaient trop prises par leur propre guerre contre l’Allemagne pour penser à quelqu’un d’autre — et n’ont donc offert qu’une aide matérielle insignifiante.

Finalement, après plus de trois mois de combats acharnés, Staline ayant envoyé davantage de troupes et engagé des bombardements incessants, le petit pays de Finlande capitule, après avoir subi 70 000 blessés (26 000 morts). Les Soviétiques remportent une victoire douloureuse au prix fort de 320 000 blessés (127 000 morts). Staline, intimidé par la volonté de résistance des Finlandais, abandonne son ambition d’annexer le pays en installant Otto Wille Kuusinen (1881-1964) comme marionnette et se « contente » de faire céder des territoires, payer des réparations et désarmer la Finlande (tout comme Poutine aujourd’hui a abandonné son ambition d’éliminer l’Ukraine et de détruire son armée, et cherche « simplement » à conquérir des terres et la paix). La Finlande a dû accepter l’alliance et a perdu toute sa côte nord et sa deuxième plus grande ville, Vyborg, ainsi qu’une grande partie de son territoire et de sa population.

Kuusinen est placé par l’URSS à la tête d’un éphémère gouvernement de la République démocratique finlandaise installé dans la ville frontalière finlandaise de Terijoki (aujourd’hui Zelenogorsk, en Russie).

Mais sur le plan moral, la Finlande maltraitée a gagné la sympathie du monde, et le miracle de la résistance finlandaise a suscité encore plus de respect. Lorsque la guerre germano-soviétique éclate, tandis que la Grande-Bretagne et la France poursuivent leur politique d’apaisement, Mannerheim, assoiffé de vengeance, conclut un pacte avec le diable et coopère avec les allemands dans la « Guerre de Continuation » (par opposition à la « Guerre d’Hiver »), et les forces finlandaises équipées par les Allemands non seulement reprennent le territoire perdu et attaquent la Carélie (cédée à la Russie à l’issue de la Guerre d’Hiver), mais progressent jusqu’aux abords de Leningrad.

La Carélie est une république, sujet fédéral situé dans le nord-ouest de la Russie.

Plus tard, lorsque l’Allemagne a été vaincue, la Finlande n’a eu d’autre choix que de rompre avec elle au dernier moment et de céder une fois de plus aux Soviétiques. Cependant, le comportement de l’Union soviétique durant la Guerre d’Hiver ayant été si flagrant, la Finlande restait avide de vengeance et l’Occident avait honte de son apaisement, et tout le monde s’opposait à ce que Mannerheim soit puni. Même l’Union soviétique se sentait secrètement coupable et, après avoir à nouveau exigé de la Finlande des territoires, des réparations et la neutralité (aujourd’hui, l’Ukraine prétend également pouvoir être neutre), elle tourna son attention ailleurs et laissa partir Mannerheim. Pendant la Seconde Guerre mondiale, tous ceux qui se sont alliés à l’Allemagne (y compris ceux qui ont renoncé à l’alliance au dernier moment) ont généralement été punis comme des criminels de guerre. La seule personne qui n’a pas été tenue responsable de ses crimes, mais qui est toujours considérée comme un héros par le peuple et est célébrée par les historiens du monde entier, c’est cet homme !

L’Ukraine deviendra-t-elle la Finlande ? Les nuages sombres de la guerre du Donbass

L’apaisement peut-il disparaître alors que l’agression se poursuit ? La réponse à cette question se trouve chez les dirigeants des pays d’aujourd’hui.

Tout comme Staline a procédé à des ajustements après le revers initial de la guerre soviéto-finlandaise, Poutine a modifié sa stratégie après le premier revers de la guerre russo-ukrainienne. Le 25 mars, les russes ont annoncé que leurs missions sur les autres fronts étaient « fondamentalement terminées » et qu’ils se concentreraient désormais sur la « libération du Donbass. » Le siège russe de Marioupol et les bombardements aveugles de civils et de soldats se sont intensifiés. Dans la région de Lougansk, ils ont également intensifié le siège de la capitale ukrainienne provisoire du nord de Donetsk, notamment en attaquant sa frontière nord-ouest, la petite ville de Rubinzhny, située plus à l’ouest – une tentative évidente de couper la retraite et de détruire les défenseurs ukrainiens de la capitale provinciale provisoire.

Plus récemment, les troupes russes ont commencé à attaquer la ville stratégique de Slaviansk, dans la zone de l’oblast de Donetsk contrôlée par l’Ukraine, à partir d’Izioum, près de Kharkiv, dans une tentative apparente de coopérer avec l’offensive vers l’ouest des troupes russes sur le front du Donbass, dans le but d’encercler et de détruire les principales forces des ukrainiens du Donbass et d’occuper les zones restantes de l’oblast de Donetsk contrôlées par l’Ukraine, y compris Kramatorsk, la capitale provinciale provisoire. Je pense que Poutine, qui, en plus de 40 jours de guerre, n’a réussi à prendre qu’une seule capitale provinciale — Kherson — en plus de sa rage et de son embarras, veut toujours prendre les deux capitales provinciales temporaires de la région de Donbass et s’emparer de tout le territoire de Donetsk et de Lougansk, afin d’atteindre son objectif récemment déclaré de « libérer le Donbass », après quoi seulement il sera prêt à parler de paix, après avoir démembré l’Ukraine et occupé plus de territoire qu’avant le 24 février. À cette fin, Poutine est prêt à utiliser des dizaines de milliers de soldats russes comme chair à canon pour un résultat dont il pourra se vanter auprès de ses sujets, afin de pouvoir rester sur le trône, en évitant l’effondrement de son pouvoir et son procès en tant que criminel de guerre.

Bien que la pression militaire russe sur Kiev au nord et Kharkiv au nord-est ait été considérablement réduite, l’Ukraine et l’Occident n’osent toujours pas prendre les choses à la légère, et commencent à croire que les troupes russes ne battent pas en retraite, mais repensent simplement leur déploiement. Les Ukrainiens, qui ont toujours été désavantagés en termes de force militaire, ont obtenu les résultats notables de tuer huit généraux soviétiques et d’anéantir plus de 10 000 de leurs soldats, de résister à l’ennemi à l’intérieur des villes fortifiées sans abandonner trop de territoire, mais leurs pertes ont tout de même été relativement lourdes.

Début avril, les Russes ont en effet évacué toute la région de Kiev, laissant derrière eux plus d’armes que prévu, et, par honte et par colère, ont perpétré l’horrible massacre de Buca. Mais les Ukrainiens n’ont fait que récupérer leur territoire perdu, et la guerre annoncée pour anéantir l’armée russe dans le nord ne s’est pas matérialisée. Alors que le danger pour Mykolaiv au sud a été écarté, la contre-offensive de Kherson a progressé avec difficulté. Le soulagement du siège de Kiev a donné à l’armée ukrainienne plus de force pour sauver Mariupol, et les renforts qui se dirigent vers le sud ont également remporté une victoire à Hulyaipole il y a quelques jours, mais un coup d’œil à la carte montre qu’ils sont toujours à 144 kilomètres de Marioupol, et malgré leur victoire, il sera difficile pour les forces ukrainiennes d’avancer car elles manquent de couverture contre la supériorité aérienne des russes. Il est difficile d’être optimiste quant à la capacité des forces ukrainiennes isolées à Mariupol, qui se battent depuis plus de quarante jours, à tenir jusqu’à l’arrivée des secours.

De toute évidence, les soldats et les civils ukrainiens ont dépassé les attentes et ont fait tout leur possible pour se battre héroïquement, mais ils n’ont pas encore été en mesure de renverser le cours de la guerre. Ils en sont encore à la phase stratégique consistant à bloquer l’armée russe, et leur contre-attaque n’est que tactique. Compte tenu du moral national ukrainien, il devrait encore y avoir une réserve de troupes. Le problème est que l’équipement n’est toujours pas disponible. Les Javelins et Stingers occidentaux sont très utiles pour défendre les villes et bloquer l’attaque de l’ennemi, et le soutien occidental en matière de renseignement et d’information est crucial pour les attaques de guérilla de l’armée ukrainienne. Toutefois, si l’armée ukrainienne doit passer d’une posture défensive à une posture offensive, afin de détruire l’ennemi dans une guerre ouverte, des avions, des chars et d’autres armes offensives sont indispensables.

Si l’armée russe se recentre effectivement sur une campagne concentrée à l’est, la densité des troupes sur le front ne peut qu’augmenter, et ce ne sera plus comme lors de la première vague de la guerre avec ses raids parachutés, ses attaques blindées et ses troupes isolées, et les forces ukrainiennes auront plus de mal à exploiter leur avantage en matière de tactique de guérilla, leurs armes bien adaptées trouvant des occasions à exploiter. En d’autres termes, les Javelins et les Stingers peuvent difficilement être utilisés pour attaquer des villes et prendre des territoires, et même les Starlights (ou Starstreaks) et les Switchblades sont des armes défensives. Pour récupérer les territoires perdus et vaincre l’armée russe, l’armée ukrainienne ne peut pas compter sur ses tactiques actuelles.

Pendant la guerre d’Afghanistan (1979-1989), les moudjahidines (combattants pour la foi qui s’engagent dans le djihad) n’ont pas eu besoin d’attaquer les villes et de gagner des territoires, mais se sont appuyés uniquement sur des guérilleros armés de Stingers pour abattre des hélicoptères, et les troupes soviétiques se sont inclinées dans la défaite parce qu’elles ne pouvaient pas remplacer ce que les Afghans avaient détruit. Durant la guerre du Vietnam (1955-1975), si le Nord du Vietnam a finalement été équipé d’un grand nombre de chars soviétiques lors de la prise de Saigon, avant cela, c’est le coût élevé imposé par la guérilla qui a effrayé les impérialistes américains. Les Ukrainiens peuvent-ils faire de même ? Cela me semble difficile. Les Vietnamiens et les impérialistes américains ont tous deux subi des pertes, mais le système démocratique a sapé les forces américaines parce qu’il ne supportait pas les pertes ; le Vietnam pouvait se permettre la mort de plus de 900 000 volontaires, mais après 50 000 morts, les États-Unis ont perdu la volonté de se battre. Lorsque l’Afghanistan et l’Union soviétique se sont trouvés dans la même situation, c’est l’évolution de Gorbatchev vers la démocratie qui a créé la même pression anti-guerre. Une telle stratégie fonctionnerait-elle s’ils étaient confrontés à quelqu’un comme Hitler, qui ne se souciait pas du nombre de morts ? Presque toutes les zones occupées par les nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale avaient des mouvements de résistance, comme Tito en Yougoslavie, qui a été aidé par les Alliés occidentaux sur l’Adriatique (et non par la lointaine Union soviétique) à la fin de la guerre, avec plus de 800 000 « partisans » disposant de chars, d’avions et de forces navales, mais la victoire finale a nécessité l’entrée des Soviétiques. Il est clair que pendant la Seconde Guerre mondiale, aucun mouvement partisan n’a survécu aux nazis.

Aujourd’hui, les Ukrainiens peuvent-ils gagner en coûtant trop cher à l’armée russe ? S’ils le peuvent, ce sera avec l’aide du mouvement anti-guerre russe. En ce qui concerne la répression intérieure, j’ai souligné que Poutine n’est pas encore Hitler, mais qu’il est beaucoup plus tyran que Gorbatchev. Le mouvement anti-guerre en Russie, qui avait pris un certain élan au début de la guerre, est maintenant moribond, avec plus de 10 000 personnes arrêtées et le départ de la plupart de l’élite anti-guerre sous la répression de Poutine. Poutine a été acculé dans un coin par sa propre mésaventure, et s’il perd, il deviendra un criminel de guerre, ce qui lui donne encore plus de motivation pour s’opposer au mouvement anti-guerre. Même s’il a des regrets, il n’a d’autre choix que de dissimuler ses premiers crimes par d’autres encore plus graves, et il ne s’avoue pas facilement vaincu.

Nombreux sont ceux qui disent que les sanctions de l’Occident frappent fort, que l’économie russe souffre et que les pertes dues à la guerre sont étonnamment élevées, et qui en concluent que Poutine ne pourra pas en payer le prix. C’est certainement vrai si l’on compare la Russie à l’Occident, mais si l’on compare la Russie à l’Ukraine, j’ai l’impression que la situation de l’Ukraine est pire. Après tout, la guerre se déroule sur le territoire ukrainien et, en l’état actuel des choses, l’Ukraine n’a aucun moyen de repousser la guerre en Russie.

Cela signifie que même si le moral national est bon, que la guerre se déroule bien et qu’en termes absolus, les pertes dues à la guerre ont été moins importantes pour l’Ukraine que pour la Russie, les pertes civiles, les pertes économiques et l’usure nationale sont certainement beaucoup plus graves en Ukraine qu’en Russie. Les pertes subies par la Russie en raison des sanctions occidentales, bien que lourdes, sont après tout temporaires, et dès que les sanctions seront levées, l’économie s’améliorera, et il y a ceux qui, en Occident, ont toujours préconisé la levée des sanctions dès que la Russie accepterait un cessez-le-feu. Mais de grandes parties des villes ukrainiennes ont été réduites en ruines par les bombardements, et la perte d’infrastructures et de capacités de production (le pilier de l’économie ukrainienne) ne peuvent être reconstruites en quelques années.

Nombreux sont ceux qui déclarent que l’aide matérielle de l’Occident aidera l’Ukraine à poursuivre ses activités, et je crois moi aussi que, même si l’Occident veut éviter la guerre, il est inspiré par l’Ukraine. L’Occident déplore le mal dans lequel la Russie est engagée et a honte de son propre apaisement, de sorte que les pays occidentaux seront finalement disposés à dépenser l’argent pour que l’Ukraine puisse manger à sa faim, combattre la guerre et avoir un gouvernement fonctionnel. Mais comment la reprise économique peut-elle avoir lieu alors que les bombardements russes aveugles se poursuivent ? Après tout, un pays normal ne peut pas vivre uniquement de l’aide extérieure.

Certains disent que la reconstruction d’après-guerre de l’Ukraine pourrait être payée par les actifs russes gelés par l’Occident, transformés en réparations de guerre, mais à moins que la Russie ne soit complètement vaincue et ne se rende, cela semble peu probable. L’apaisement de l’Occident est tel que même lorsque Poutine a lancé une invasion insensée, déclenchant une guerre majeure, l’Occident n’a fait que geler les avoirs russes, et ne les a pas confisqués. Même la Suisse s’y est associée, ce qui illustre la colère que Poutine a inspirée. Mais si Poutine cesse simplement d’attaquer sans se rendre, et que la guerre se termine par un compromis, je ne pense pas que l’Occident sera en mesure d’élever le niveau de la punition en faisant passer le gel à la confiscation et en remettant les biens à l’Ukraine. Et si l’Occident ne confisque pas ces biens et que la Russie n’est pas complètement vaincue, paiera-t-elle des réparations ?

Ainsi, si la guerre actuelle prend le chemin de la Guerre d’Hiver, le résultat pourrait être que la Russie remporte une « mauvaise » victoire, tandis que l’Ukraine, comme la Finlande à l’époque, resterait fière dans la défaite. Bien sûr, le revers de la médaille est que, malgré leur fierté, ils auraient quand même perdu, la force l’emportant sur le droit, et l’avenir s’annonce sombre.

Après que les Finlandais aient perdu la « Guerre d’Hiver », et qu’ils aient cherché une occasion de venger leur humiliation, il y a eu la Guerre de Continuation. Étant donné la misère que la Russie inflige, il est tout aussi peu probable que les Ukrainiens oublient. Ce n’est que lorsqu’ils ont perdu cette guerre que les Finlandais se sont finalement « soumis » aux soviétiques, ce qui était également le résultat de l’apaisement de l’Occident envers les soviétiques dans la dernière période de la Seconde Guerre mondiale. Mais la situation actuelle est très différente. Non seulement l’Ukraine n’acceptera pas la « finlandisation » imposée dans les années 1950, mais même la Finlande veut rejoindre l’OTAN après la folie de Poutine. Même si l’Ukraine subit une fière défaite comme celle de la Finlande lors de la « Guerre d’Hiver », il peut y avoir un certain nombre de guerres de continuation, mais Poutine – contrairement à Staline à l’époque – n’aura pas le soutien de l’Occident pour s’être retourné contre l’Allemagne (à moins que la Chine et la Russie ne se retournent l’une contre l’autre comme l’Union soviétique et l’Allemagne l’ont fait). Si cela se produit, la région slave orientale deviendra une poudrière d’injustices, comme les Balkans à l’époque et le Moyen-Orient aujourd’hui. Et parce que cette région est beaucoup plus grande que les Balkans et à peu près de la même taille que le Moyen-Orient, et parce qu’il s’agit d’une région de confrontation de grandes puissances, incluant non seulement des mandataires sur le terrain mais aussi le facteur de l’arme nucléaire, alors une fois que la poudrière prend forme, elle peut finir par être plus dangereuse que les Balkans ou le Moyen-Orient, et beaucoup plus susceptible de se terminer en catastrophe humaine.

Par conséquent, arrêter complètement la folie de Poutine ne concerne pas seulement les relations entre la Russie et l’Ukraine et la Russie et l’Occident, mais aussi l’avenir de l’humanité.

Bien sûr, si l’Ukraine peut tenir bon au point d’épuiser Poutine, je crois que l’armée et le peuple ukrainiens, ainsi que leur président, ont la détermination nécessaire pour continuer à se battre. Mais pour cela, il faut que l’Occident abandonne sa position d’apaisement, c’est-à-dire qu’il doit au moins soutenir l’Ukraine en lui fournissant les armes nécessaires pour répondre aux besoins du champ de bataille. Il ne s’agit pas de parler de « conquête de Berlin », mais l’Ukraine devrait être en mesure de lancer une contre-offensive et de reconquérir ses frontières d’avant 2014, de récupérer son territoire et de gagner cette guerre défensive une fois pour toutes.

L’Occident n’a pas complètement abandonné l’apaisement après le 24 février, mais qu’ont fait les Occidentaux jusqu’à présent ?

Ils insistent sur le fait qu’ils n’enverront pas un seul soldat. Chaque jour, Zelensky dénonce l’apaisement devant un parlement occidental et verse des larmes en demandant une zone d’exclusion aérienne. De nombreux parlementaires occidentaux sont également émus aux larmes et se lèvent pour applaudir, mais il est hors de question qu’ils mettent en œuvre la zone d’exclusion aérienne.

Pas de zone d’exclusion aérienne, mais pourquoi ne pas donner à l’Ukraine suffisamment d’armes pour résister aux russes ? Qu’a donné l’Occident jusqu’à présent ? En plus des Javelins, des Stingers et des Switchblades, qui sont arrivés plus tard, il y a aussi le Starlight, qui est censé être un missile anti-aérien plus avancé que le Stinger avec une portée un peu plus grande. Mais il s’agit toujours d’armes défensives portables ou légères. Comme mentionné précédemment, ces choses sont effectivement utiles pour la défense et la dissuasion, mais pour la contre-attaque et le redressement du pays, ce n’est tout simplement pas suffisant.

Zelensky demande constamment des avions et des chars, non pas les produits occidentaux les plus avancés, mais du matériel laissé en Europe de l’Est avant l’effondrement de l’Union soviétique, comme l’avion MiG 29, ou les chars T72 et T80, des armes de style soviétique produites il y a des décennies. L’Occident ne l’a pas encore fait. Des pays d’Europe de l’Est comme la Pologne et la République tchèque en ont parlé. La Roumanie et d’autres pays sont prêts à remettre leurs avions soviétiques à l’Ukraine, et les États-Unis ont exprimé leur soutien et promis que des avions américains plus avancés, comme le F16, pourraient être fournis à ces pays pour remplacer ces vieux avions soviétiques. Mais les Polonais, craignant de contrarier Poutine, ont déclaré qu’ils enverraient d’abord leurs avions aux bases américaines en Allemagne, afin que les États-Unis puissent les transmettre à l’Ukraine.

Les États-Unis, cependant, n’étaient pas disposés à faire cela, et préféraient que la Pologne les donne directement à l’Ukraine. En conséquence, pas un seul avion n’a été livré entre le 5 mars et aujourd’hui. Il en va de même pour les chars soviétiques, non pas parce qu’ils ne sont pas disposés à les fournir, mais parce qu’ils ont peur de mettre Poutine en colère, et il y a les mêmes luttes pour savoir comment les faire parvenir à l’Ukraine. Zelensky dit aux gouvernements occidentaux : « Nous retenons les envahisseurs russes, et nous n’avons pas besoin de vos troupes, mais si vous pouviez nous donner seulement 1 % de vos chars, nous pourrions battre Poutine ! ». Ses auditeurs frappent dans leurs mains et pleurent des larmes de crocodile, mais les sentiments ne sont que des sentiments, et pas un seul char n’a été livré.

Plus tard, les États-Unis ont déclaré qu’ils fourniraient des systèmes de défense aérienne à longue portée de style soviétique, comme le S300. Étant donné que les missiles portatifs comme les Stingers ne peuvent frapper que des cibles volant à basse altitude, ils constituent effectivement une grande menace pour les avions russes qui manquent de capacités de frappe de précision et ne peuvent attaquer des cibles militaires qu’à basse altitude, mais ils sont inutiles contre les avions russes qui bombardent sans discernement à moyenne et haute altitude. Le S300 peut combler cette lacune dans une certaine mesure. Les États-Unis ont répété que si les pays d’Europe de l’Est donnaient à l’Ukraine ces vieux engins de style soviétique, ils les remplaceraient par de nouveaux systèmes de défense aérienne fabriqués aux États-Unis, comme le Patriot. À l’époque, les sympathisants ukrainiens étaient enthousiastes, car ils pensaient que les S300 étaient probablement une ruse, c’est-à-dire que les véhicules de lancement seraient de fabrication soviétique, mais que les missiles seraient remplacés par des missiles plus récents de fabrication américaine. Mais encore fallait-il que le tour soit joué. Encore une fois, à cause du problème du transfert, rien n’en est sorti. Et tout cela à cause de la peur de la Russie, qui est tout simplement trop honteuse.

Bien sûr, comme les atrocités russes sont de plus en plus graves, la résistance de l’Ukraine non seulement émeut les gens mais accélère aussi les changements d’attitude en Occident (ces changements peuvent être très lents dans les démocraties), et l’Occident a fait de nets progrès depuis le 24 février. Les dénonciations de la Russie se font plus virulentes dans l’opinion publique, le discours parlementaire, les déclarations des dirigeants nationaux, et les gens réfléchissent aussi davantage à leur apaisement passé. Des personnes comme Angela Merkel ont été critiquées pour leur apaisement à l’égard de la Russie, et des experts comme John Mearsheimer (né en 1947) ont été critiqués pour avoir mis Nixon sur la tête en affirmant que les États-Unis devaient s’allier à la Russie pour s’opposer à la Chine. On voit régulièrement des vidéos où les représentants de tel ou tel pays sont émus, se lèvent et applaudissent lorsque Zelensky dénonce l’apaisement du pays auquel il s’adresse.

Voir le passage suivant d’une interview de Mearsheimer : « Nous devrions pivoter hors de l’Europe pour traiter avec la Chine à la manière d’un laser, numéro un. Et, deuxièmement, nous devrions faire des heures supplémentaires pour créer des relations amicales avec les Russes. Les Russes font partie de notre coalition d’équilibre contre la Chine. Si vous vivez dans un monde où il y a trois grandes puissances — la Chine, la Russie et les États-Unis — et que l’une de ces grandes puissances, la Chine, est un concurrent de taille, ce que vous voulez faire si vous êtes les États-Unis, c’est avoir la Russie de votre côté. Au lieu de cela, ce que nous avons fait avec nos politiques stupides en Europe de l’Est, c’est pousser les Russes dans les bras des Chinois. Il s’agit d’une violation élémentaire de l’équilibre de la politique de puissance ».

C’est notamment le cas du massacre de civils à Boutcha pendant l’occupation russe, qui a été découvert début avril lorsque l’armée ukrainienne a repris la ville — une horreur qui a choqué le monde entier. À vrai dire, j’ai déjà soutenu que l’armée russe n’était finalement pas aussi mauvaise que les SS allemands, et que si Poutine avait l’air pire qu’Hitler dans une comparaison entre la Crimée et les Sudètes, il avait l’air meilleur à d’autres égards. En me basant sur des vidéos des premiers jours de la guerre où l’armée russe, entourée de personnes munies de téléphones portables, ne tirait pas sur les résistants ukrainiens, il semble maintenant que je me sois trompé, et qu’en l’absence de téléphones portables, les troupes russes soient capables d’une terrible méchanceté.

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