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Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les pays européens ont fait preuve d’une convergence réelle dans leur réaction à l’invasion de l’Ukraine. Pourtant, depuis quelques semaines, nous voyons émerger une forme de rupture portée par des prises de parole ainsi que des divergences objectives qui semblent installer une forme de clivage entre la France et une partie de l’Europe occidentale d’une part et l’Europe centrale et orientale d’autre part. Comment expliquez-vous cette tendance ?
C’est pour moi une profonde préoccupation car la réticence d’un grand nombre des capitales de l’Union à octroyer le statut de pays candidat à l’Ukraine est dangereuse à quatre titres.
Je crains d’abord que la candidature de l’Ukraine ne vienne créer une ligne de fracture entre les Etats membres sortis du bloc soviétique et les autres car c’est dans les rangs des pays de l’ancien monde libre que la frilosité est la plus grande alors que les capitales autrefois dominées par Moscou s’indignent déjà du refus ou même des délais qui pourraient être opposés aux Ukrainiens.
Beaucoup plus qu’un moment de désaccord, cela pourrait constituer une rupture de confiance entre deux camps s’accusant l’un l’autre et sans subtilités de cécité munichoise ou de jusqu’auboutisme irresponsable.
Cela laisserait des traces et conforterait du même coup M. Poutine dans l’idée qu’il pourrait tabler sur une désunion de l’Union.
On s’en passerait évidemment et le président russe, deuxième danger, pourrait en être conduit à croire que certaines des capitales européennes, Paris et Berlin pour ne pas les nommer, lui reconnaitraient au bout du compte un droit de tutelle sur les pays sortis de l’Union Soviétique, une sorte de préséance de la Russie dans son ancien empire.
Contrairement à ce qui s’entend parfois à Tallin ou Varsovie, ce n’est pas le cas mais attention ! La frilosité de certaines des grandes capitales de l’Union pourrait effectivement induire Vladimir Poutine en erreur en lui faisant conclure, troisième danger, qu’il n’aurait finalement pas eu tort de se lancer dans cette agression et qu’il peut maintenant la poursuivre. Attention, oui, aux signaux qu’enverrait l’Union en refusant à l’Ukraine, à la fin du mois, lors du dernier Conseil sous présidence française, le statut de pays candidat car ce n’est pas cela qui freinerait l’effort de guerre de Vladimir Poutine.
L’idée qu’il ne faudrait pas le provoquer ni même le froisser est absurde. La seule chose qui puisse le freiner est un rapport de force militaire et certainement pas un désir de ne pas humilier la Russie sur le champ de bataille.
Et puis, quatrième danger, si nous refusions ce statut de pays candidat à l’Ukraine, ce n’est pas la sécurité mais l’aventure que nous choisirions car en nous divisant et en enhardissant M. Poutine, nous nous affaiblirions gravement. Ma crainte est là que, devant l’immense difficulté d’un nouvel élargissement non seulement à l’Ukraine mais également à la Moldavie, à la Géorgie et aux Balkans occidentaux, nous préférions ne pas avoir l’audace de faire faire à l’Union le bond politique qu’impose cette agression et que nous avions déjà largement amorcé depuis la présidence Trump.
Cette fracture que vous évoquez entre pays de l’Est et de l’Ouest ne risque-t-elle pas de se recréer par rapport à la vision que les deux blocs ont de la fin de la guerre ? Les pays de l’Est ne voulant rien céder et espérant une défaite totale de Poutine qui perdrait toute l’Ukraine – y compris la Crimée annexée en 2014 – s’opposant à un Ouest au ton un peu plus conciliant, avec une volonté de négocier avec Poutine un retrait au moins jusqu’aux lignes du 24 février ?
Je le crains aussi car un refus d’octroyer à l’Ukraine le statut de pays candidat pourrait effectivement figer les positions en identifiant les uns à la volonté de favoriser un compromis négocié et les autres à l’ambition d’une complète victoire militaire sur la Russie allant jusqu’à la reconquête de la Crimée.
Si nous laissions la confiance se rompre entre les pays sortis du bloc soviétique et les autres, nous pourrions vite en arriver à ce genre de simplisme alors même que l’on trouve aujourd’hui, et en nombre, des gens parfaitement réalistes en Pologne et dans les Pays baltes et que ni l’Allemagne, ni la France ni l’Italie ne sont disposées à donner la moindre prime à l’agression.
Proche ou lointain, le jour où une négociation s’ouvrira, il ne s’agira pas de faire prévaloir la supposée naïveté des uns ou la supposée lucidité historique des autres mais de savoir quel sera le rapport de forces militaire auquel Ukrainiens et Russes seront parvenus. Comme dans toute négociation de paix, c’est ce qui déterminera les grandes lignes du règlement à venir mais les Ukrainiens et les Démocraties qui se seront tenues à leurs côtés devront également veiller à ne pas répéter deux erreurs historiques.
La première est celle que les vainqueurs de la Première guerre mondiale avaient commise en imposant à l’Allemagne des conditions de paix tellement humiliantes et ruineuses que le traité de Versailles a conduit à l’essor d’Hitler et à la Deuxième Guerre mondiale. Quant à la deuxième, c’est celle de 1991, lorsque l’URSS impose et que personne, pas plus les Russe que les Occidentaux, ne pense à négocier des accords de stabilisation et de coopération sur le continent européen.
Cette année-là, il aurait fallu inventer un nouvel ordre européen mais on ne s’en est pas soucié parce que tout était allé trop vite, que les Occidentaux n’avaient plus vraiment d’interlocuteur, que l’Europe centrale et les Pays baltes ne pensaient qu’à entrer dans l’Alliance atlantique pour sauter de l’autre côté d’un mur qui n’existait plus et que beaucoup des Russes et la totalité de leurs nouveaux dirigeants considéraient tout simplement que la merveille était les Etats-Unis, la demi-merveille l’Union européenne et qu’il suffisait donc de suivre l’exemple des Démocraties dans le champ économique, social, militaire et diplomatique pour que tout soit parfait.
Sous Boris Eltsine, la diplomatie russe était tout simplement alignée sur celle des Etats-Unis. Inspiré des recommandations prodiguées au Chili du général Pinochet par les néo-libéraux de l’Ecole de Chicago, le modèle économique n’était même pas celui de Margaret Thatcher qui était une social-démocrate comparée à l’équipe des privatisations et de la thérapie de choc russes.
Il est capital de bien voir ce qui a semé, en 1991, les graines de cette nouvelle guerre. Nous ne nous sommes alors pas souciés de créer les conditions de la stabilité en Europe. La transition économique a été d’une telle sauvagerie sociale qu’elle a créé un rejet de la démocratie et de l’économie de marché inqualifiable dont Vladimir Poutine et il n’est pas vrai que les Occidentaux en soient plus responsables que les Russes qui avaient très majoritairement préféré la rupture eltsinienne à l’évolutionnisme gorbatchévien.
Le jour où l’on viendra à négocier il ne faudra pas plus oublier cette erreur collective que celle de Versailles. Il faudra s’atteler à la construction d’une stabilité européenne qui, pour le coup, ne passera pas par l’humiliation de la Russie.
Tout cela implique, en attendant, d’être calme, de ne pas céder à l’hystérie des diatribes et désirs de revanche et de ne surtout pas en venir à penser et dire que les Russes seraient par leurs gènes, par nature, politiquement passifs, favorables aux régimes autoritaires et que la preuve en serait qu’ils ne descendent pas par centaines de milliers dans les rues pour protester contre cette guerre.
Soyons modestes. Y avait-il des centaines de milliers de Français dans les rues pendant l’occupation pour protester contre le régime de Vichy et la collaboration ? Y a-t-il eu depuis Tian’anmen des dizaines de millions de Chinois dans les rues pour protester contre Xi Jinping ? Y a-t-il eu des millions d’Américains dans les rues pour protester contre les années Trump, contre la séparation forcée des enfants et de leurs parents à la frontière mexicaine ou contre la prise d’assaut du Capitole ?
Non. Les peuples descendent dans la rue lorsqu’un rapport de force le leur permet ou leur paraît plus favorable qu’au pouvoir en place. Ce n’est aujourd’hui pas le cas en Russie et cela ne veut pas dire que 80 % des Russes approuveraient l’intervention en Ukraine.
Ils le disent aux sondeurs de l’Institut Levada dont les chiffres sont certainement vrais mais qui, dans la Russie d’aujourd’hui, répondrait honnêtement à un institut de sondage l’interrogeant sur la guerre d’Ukraine ? Vous le feriez, vous ?
Bien sûr que non et moi-même, si j’étais Russe et qu’on venait me demander si j’approuve Vladimir Poutine, je répondrais que, non, je ne l’approuve pas, que je l’aime – que dis-je ? – que je l’adore !
Rappelons-nous aussi que pendant la guerre d’Algérie il a fallu attendre 1960 pour avoir en France des manifestations de masse contre la guerre d’Algérie alors même que ses horreurs et l’institutionnalisation de la torture étaient dénoncées par Le Monde, France Observateur, l’Express, Témoignage Chrétien, Europe 1, par une presse libre qui n’existe plus depuis longtemps en Russie.
Je ne dis pour autant pas que la majorité des Russes désapprouveraient cette guerre mais ne pas désapprouver n’est pas approuver. Cette guerre vient de commencer, tout pays en guerre fait d’abord front avec son armée et puis souvenons-nous de ce que fut, durant la Perestroïka, l’enthousiasme des Russes pour la liberté. J’étais alors correspondant du Monde à Moscou. J’ai vécu ces moments et je peux vous dire que les Russes comme tous les hommes préfèrent la liberté à la dictature, que les Russes n’ont rien de spécifique, que ce sont des hommes comme les autres, qu’il n’y avait pas d’homo-sovieticus sous le régime soviétique et que sous M. Poutine, les Russes ne sont pas non plus un peuple de moutons bêlants.
Comme vous l’avez avancé, la question de l’après-conflit est en train de devenir une question de géopolitique interne au niveau des différents États membres de l’Union européenne, mais aussi au niveau des forces politiques. Fait-elle naître selon vous des divergences et de nouveaux clivages à cet égard – dont la question du statut de candidat pourrait être une première illustration ?
Je viens d’entendre l’un de mes collègues de la Commission des affaires étrangères dénoncer en bloc le peuple russe. Aussi choqué que j’en ai été, j’ai choisi de ne pas relever pour éviter une empoignade autour d’un excès marginal qu’il fallait au contraire ignorer.
Peu après l’entrée des troupes russes en Ukraine, j’ai pu rapidement convaincre les présidents des groupes PPE, Renew, S&D et The Left de cosigner une Adresse au peuple russe disant que personne ne souhaitait conquérir un centimètre carré de territoire russe, que personne ne menaçait la Fédération de Russie et que les peuples de l’Union n’aspiraient qu’à parvenir un jour à des accords de stabilité, de sécurité et de coopération économique permettant de faire de notre continent commun – de notre « maison commune », dit Gorbatchev – un continent de paix et de prospérité.
Cela reste l’idée dominante au Parlement comme à la Commission, au Conseil et dans les États membres. Ni la Pologne ni les pays Baltes ne s’opposent à cette idée. Il y a évidemment des vues différentes sur ce que devraient être le jour venu, l’accord de paix et nos relations avec la Russie mais ces divergences n’ont pas grande importance aujourd’hui puisque nous n’en sommes pas encore aux négociations et que je crains que ce jour ne soit guère proche. Les termes du débat changeront complètement le jour où on y sera.
Pourtant, il semble y avoir comme une incompréhension entre la France et le reste de l’Europe. Le Président de la République Emmanuel Macron a de nouveau parlé du fait de ne pas “humilier la Russie”, ce qui déclenche les colères les plus noires. Une ambiguïté structurelle semble caractériser cette personnalisation des espaces. Comment expliquez-vous que la France persiste dans cette position ?
Je ne crois pas que ce soit une spécificité française que de vouloir trouver un terrain d’entente avec la Russie. J’étais il y a trois semaines à Berlin pour y sonder, avec un petit groupe de députés européens, la Chancellerie et le Bundestag sur le soutien à apporter à l’Ukraine. Le moins qu’on puisse dire est que la préoccupation de garder une ligne ouverte avec le Kremlin et Poutine personnellement était très forte et même trop forte à mes yeux. Il y a aussi une volonté de penser à l’après, de réfléchir aux conditions d’une négociation mais rien de tout cela ne relève d’une poutino-complaisance qui par ailleurs existe un peu partout, à des degrés divers, à la télévision italienne notamment, infiniment plus qu’en France.
Précisément, le fait que le chef de l’État défende ouvertement une position ambivalente semble tout de même une particularité française. Pour reprendre l’exemple italien, Mario Draghi a quant à lui adopté ouvertement une position plus critique.
J’ai été terriblement gêné que le président de la République déclare devant le Parlement européen, le 9 mai dernier, et le répète ensuite dans son interview à la presse quotidienne régionale qu’il ne fallait pas « humilier la Russie ». Je veux croire qu’il pensait là à la nécessité de ne pas retomber dans la même erreur qu’avec l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale. Je partage cet avis, je vous l’ai dit, mais toute vérité n’est pas bonne à dire à tout moment. À l’heure où M. Poutine porte la ruine, la mort et la désolation en Ukraine, ce n’était pas ce que le chef d’Etat avait à marteler ainsi. C’est d’ailleurs si vrai qu’Emmanuel Macron a entrepris depuis de rectifier le tir mais allons au fond de votre question.
Il y a oui, une intimité particulière dans la relation franco-russe car la Révolution de 1789, l’empreinte culturelle de la France en Russie, la geste gaullienne et la constante singularité de la diplomatie française dans le camp occidental ont créé dans les milieux dirigeants et le peuple russes un lien particulier avec la France. La Russie perçoit les Français comme des amis de longue date qui l’étaient restés durant la Guerre froide et avec lesquels les désaccords n’entament pas la confiance. Les Français ont également une perception très positive de la Russie parce qu’ils s’y savent appréciés ; que, géographiquement parlant, elle est l’allié de revers et que politiquement parlant, De Gaulle a cultivé ce lien historique et culturel pour faire de la France un pays que son appartenance au camp occidental n’empêchait pas d’affirmer son indépendance.
Et puis De Gaulle n’a jamais cru ou accepté de croire à la pérennité de l’URSS. Il parlait de la Russie lorsqu’il voulait être aimable avec le Kremlin, des « Soviets » quand il ne voulait pas l’être mais l’Union soviétique n’existait pas pour lui et il était parallèlement convaincu que les pays d’Europe centrale, les « satellites » ou les « démocraties populaires », disait-on à l’époque, se détacheraient progressivement de Moscou.
Il le pensait de la Pologne. Il le pensait de la Roumanie où il était en visite officielle quand éclataient les premières grandes manifestations de 1968. De Gaulle entretenait un lien spécial avec la Russie qui ne l’empêchait aucunement, bien au contraire, d’aller encourager et flatter les volontés de réaffirmation nationale de l’Europe centrale qui, de son côté, se servait de lui et de son lien avec Moscou pour développer un lien avec les Occidentaux.
De Giscard à Hollande, tous ses successeurs ont joué la même carte et c’est dans ce long et profond sillon que s’inscrit aujourd’hui la politique russe d’Emmanuel Macron que ses longues conversations avec Vladimir Poutine n’empêchent aucunement de très significativement armer l’Ukraine. Pas toujours bien ajustée, la spécificité de la relation franco-russe ne relève, en un mot, ni de la naïveté ni de la complaisance vis-à-vis de M. Poutine.
En étant le seul chef d’État tenant des positions si clairement condamnées par une bonne partie des opinions d’Europe Centrale et Orientale, un fossé se creuse. Cette rupture, cette divergence possible avec une partie de l’Europe est-elle suffisamment prise en compte dans la position de la France ? En d’autres termes : cela est-il caractéristique d’une stratégie ou s’agit-il d’une simple erreur de communication ?
En l’occurrence, le problème est qu’Emmanuel Macron exprime au présent et solennellement des préoccupations de long terme absolument légitimes mais restant, pour l’instant, largement indicibles. Comme analyste, ancien correspondant à Moscou et membre de la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen, je peux et dois dire qu’il ne faudra pas humilier la Russie en répétant l’erreur du Traité de Versailles mais, comme président de la République et président en exercice de l’Union européenne, Emmanuel Macron doit avant tout dire que l’agression russe doit cesser et que l’intégrité territoriale de l’Ukraine doit être intégralement respectée. Il le dit mais cela ne retentit forcément pas aussi fort que le « ne pas humilier la Russie » et je crains que le Président n’ait contribué à faire croître, en Ukraine et dans les anciens pays communistes aujourd’hui membres de l’Union, une méfiance vis-à-vis de la France et de l’Allemagne. C’est d’autant plus regrettable que si ces pays regardent la France et l’Allemagne comme un duopole, ils en veulent plus particulièrement à la France.
Pour eux, les Allemands sont des bourgeois frileux qui ne pensent qu’à leur tranquillité et aux bilans de leurs industries. Ils s’en irritent, s’en indignent, dénoncent l’Allemagne mais peuvent, au fond, la comprendre et cela d’autant mieux que les Allemands tiennent compte des critiques qui leur sont faites et finissent par évoluer, avec retard mais dans le bon sens.
Avec l’Allemagne, les anciens pays communistes ne considèrent pas avoir de raisons de désespérer alors que les quelque cent heures de conversation téléphonique entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine les ont convaincus que le problème avec les Français était historique et presque idéologique en raison de cette singularité du lien franco-russe.
Alors même que la position de la France vis-à-vis de la Russie est en réalité beaucoup plus ferme que celle de l’Allemagne, c’est à la France que les Baltes ou les Polonais, les Roumains eux-mêmes, en veulent le plus. Ils se sentent trahis par la France parce qu’ils attendaient plus du pays des Lumières, de la Révolution, de Bonaparte et de De Gaulle. Or je crains qu’Emmanuel Macron ne s’en soit longtemps pas assez rendu compte et c’est pour cela que j’en reviens à mon propos initial : si la France, présidente du Conseil de l’Union jusqu’à la fin du mois de juin, ne prenait pas clairement position au Conseil des 22-23 juin sur l’octroi du statut de pays candidat à l’Ukraine, nous ne ferions pas que contribuer à une division de l’Union. Nous nous tirerions aussi une balle dans le pied en tant que Français.
Que pensez-vous de la proposition de Communauté politique européenne du Président Macron et quelle est sa réception dans ces pays sortis du bloc soviétique ?
Cette proposition est mal reçue car, dans les pays sortis du bloc soviétique, beaucoup considèrent que son seul objectif serait de fermer la porte de l’Union européenne à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie. On le pense à tort. Je ne crois pas que ce soit l’objectif du président de la République. Je crois qu’Emmanuel Macron a exactement la même préoccupation que celle exprimée par Enrico Letta lorsqu’il a relancé l’idée mitterrandienne de Confédération européenne – d’une confédération entre l’Union européenne, l’ensemble à constituer par les pays candidats et même, un jour lointain, lorsque ce serait devenu possible, une Fédération de Russie démocratisée et débarrassée de toute nostalgie impériale .
L’un et l’autre veulent tenir compte de la double injonction à laquelle est confrontée l’Union : s’ouvrir à l’Ukraine pour lui affirmer notre solidarité mais ne pour autant pas laisser de nouveaux élargissements paralyser les institutions européennes.
Emmanuel Macron a d’ailleurs été parfaitement clair à Strasbourg le 9 mai. L’Ukraine, a-t-il dit, est européenne et sa vocation est de rejoindre l’Union européenne mais parce qu’il ne faut pas qu’elle reste dans le vide, pour plusieurs décennies, entre le jour de sa déclaration de candidature et son appartenance effective à l’Union, il est temps de créer cette « Communauté politique européenne » qui jouerait, a-t-on compris, le rôle d’antichambre à l’Union.
Ce n’est pas du tout un refus d’intégrer l’Ukraine à l’Union. C’est au contraire une volonté d’organiser, structurer et mieux préparer sa future adhésion et celle d’autres pays candidats mais cela pouvait difficilement ne pas être mal compris et mal reçu par les pays d’Europe centrale et orientale qui se souviennent que la France avait longtemps freiné le premier grand élargissement aux anciens pays communistes en faisant valoir que « l’approfondissement » devait précéder l’élargissement.
La France n’avait d’ailleurs pas tort mais raison. Nous aurions dû réinventer l’Union avant de l’élargir mais comme cela ne s’est pas fait, le seul souvenir lassé par cette position française est que l’entrée dans l’Union de pays sortis du communisme ne soulève aucun enthousiasme à Paris. Les anciens pays communistes ont aujourd’hui le sentiment que l’Histoire se répète. Certains de leurs dirigeants, de leurs intellectuels et de leurs journaux considèrent même et le disent que les Français rouleraint là pour le Kremlin.
C’est absurde et insultant mais c’est ainsi et je pense, pour ma part, qu’il faut évidemment tenir compte de la double injonction fondant les propositions d’Enrico Letta et d’Emmanuel Macron mais créer cette nécessaire antichambre au sein même de l’Union, sous l’appellation commune d’Union européenne, afin de ne laisser aucune place aux malentendus et aux soupçons et ne pas perdre de temps à tenter de les lever.
Je crois autrement dit qu’il est temps d’organiser l’Union en cercles concentriques, comme le disait Jacques Delors, et d’en faire ce que j’ai appelé dans un papier publié par Le Monde, une « fusée à trois étages ».
Le premier réunirait les pays candidats dans une zone de libre-échange, résurrection du Marché commun créé par le traité de Rome et donc dessinée par le respect de l’état de droit, de la démocratie et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Ce serait très exactement, mais au sein de l’Union, ce qu’Emmanuel Macron appelle la Communauté politique. Ce serait aussi l’ensemble qu’Enrico Letta propose de confédérer à l’Union.
On tourne toujours là autour des mêmes nécessités de l’heure et le deuxième étage de la fusée serait, lui, constitué par l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui mais renforcée par la généralisation de l’adoption de l’euro et la renonciation à tout dumping fiscal ou social.
Quant au troisième étage, il réunirait au sein d’une union politique, les pays décidés, comme le disait Dominique de Villepin, à « aller plus loin plus vite » dans la Défense commune, les investissements dans les industries du futur, la défense commune et la politique étrangère commune sur les dossiers les plus importants. Nous aurions ainsi un wagon de tête où pourraient se retrouver les pays fondateurs et une demi-douzaine d’autres.
Entre ces trois étages il faudrait naturellement qu’il y ait des passerelles, non seulement qu’on puisse passer de l’un à l’autre mais que l’on puisse également envisager des coopérations limitées à un ou plusieurs objectifs. Nous devons avancer, chercher et trouver ensemble, à 27, la meilleure des solutions répondant en même temps à la nécessité politique de procéder à un nouvel élargissement et d’empêcher qu’il ne paralyse l’Union ou ne dilue ses principes fondateurs.
Rien ne sera ni simple ni évident mais l’essentiel, l’indispensable premier pas, est qu’à la fin du mois nous donnions le statut de pays candidat à l’Ukraine en déclarant en même temps le démarrage de la révolution institutionnelle exigée par le passage de 27 à 35 membres.
Le ferons-nous ? En serons-nous capables ? Je le crois parce que je l’espère et suis convaincu que, même minoritaire, c’est ce que la France devrait plaider car c’est ce que l’union et parce que la France doit se laver de tous soupçon, même des plus injustes, et pour une troisième raison encore.
C’est la République tchèque qui présidera le prochain semestre européen. Ses dirigeants disent on ne peut plus clairement que si le statut de pays candidat n’était pas donné à l’Ukraine à la fin juin, ils reprendraient le flambeau et se battraient pour que cela soit fait dans les mois à venir.
Il n’y aurait aucune raison de ne pas les croire. Il n’y aurait pas non plus de raison de douter qu’ils y parviendraient tant la présidente de la Commission œuvre en ce sens et tant le Parlement européen veut que soit octroyé à l’Ukraine ce statut de pays candidat. Je suis à cet égard frappé de la relative facilité avec laquelle j’ai pu contribuer, en une seule semaine, à ce que les présidents des grands groupes politiques du Parlement appellent les 27 dirigeants nationaux à ne pas refuser ce statut à l’Ukraine.
On y va de toute manière et je trouverais navrant que ce soit un pays anciennement communiste qui finalement l’impose. Cela créerait et approfondirait vite cette ligne de fracture entre les pays des deux anciens blocs. Ce serait malsain, dangereux, alors même que c’est l’unité politique de l’Union que nous avons à affirmer face à Vladimir Poutine.
Mais si cela arrive, on pourrait aussi dire que l’intégration européenne est désormais si accomplie que c’est un ancien pays communiste, un nouvel État membre, qui aura pu créer les conditions d’un nouvel élargissement ?
En principe, oui… mais, en l’occurrence non car nous devons tenir compte d’un contexte dans lequel la France et l’Allemagne sont soupçonnées de vouloir freiner ou même refuser l’octroi du statut de pays candidat. C’est pour cela qu’il ne serait pas souhaitable que ce statut soit refusé sous présidence française et accordé sous présidence tchèque. Il serait autrement plus porteur d’avenir que la France et l’Italie réunissent un nombre significatif d’Etats favorables à ce statut et engagent la bataille avec eux. Je crois qu’alors l’Allemagne suivrait et même si cela ne faisait pas encore l’unanimité à la fin du mois, au moins éviterait-on la ligne de fracture entre les pays sortis du communisme et les autres.
En vue du sommet de l’OTAN à Madrid fin juin, le ministre des affaires étrangères espagnol, José Manuel Albares a présenté dans nos colonnes une intéressante réflexion sur le concept stratégique de l’OTAN. Selon lui, cette crise qui a réveillé l’OTAN mais aussi l’Europe de la défense, a amélioré l’interopérabilité entre les deux. Est-ce que vous partagez ce constat ? Comment est-ce que vous intégreriez, dans ce dessein institutionnel que vous avez commencé à esquisser, l’OTAN à la défense européenne ? Cela pose aussi la question de l’intégration de l’Ukraine à cette construction institutionnelle que vous avez esquissée.
J’adore que vous parliez de « l’intégration de l’OTAN à la défense européenne » et non pas de l’inverse. C’est une anticipation que je salue mais, trêve de réjouissances, je fais le même constat que José Manuel Albares. Je ne pense pas non plus que le retour des Etats-Unis sur le théâtre européen à la faveur de la guerre d’Ukraine signifie que le projet de Défense européenne soit mort et que tout doive désormais se passer sous direction américaine et dans le cadre de l’Alliance atlantique.
Je ne le pense pas pour deux raisons. La première est que les Etats-Unis n’ont aucune envie de reprendre à eux seuls le fardeau de la protection des pays de l’Union car ils ont assez à faire en Asie, face à la Chine. La deuxième raison pour laquelle la Défense européenne est loin d’être mort-née est que même les pays les plus atlantistes de l’Union ne peuvent plus ignorer que les Etats-Unis s’éloignent de l’Europe depuis le second mandat de George Bush, que Donald Trump n’avait fait qu’ajouter la brutalité de sa vulgarité à cette évolution et qu’il a fallu que Vladimir Poutine envahisse l’Ukraine pour que les Américains se réinvestissent, prudemment et temporairement, en Europe.
Ces pays savent aujourd’hui que nous ne pouvons pas risquer de nous retrouver nus et que nous devons donc nous doter d’une Défense commune. Nous poursuivrons sur cette route, j’en suis certain, car avant même l’agression russe, l’Union était entrée dans le troisième moment de sa construction.
Après le Marché commun et la monnaie unique, nous en sommes aux débuts de l’union politique et nous le devons à Donald Trump, à la pandémie et à Vladimir Poutine, à ces trois plaies d’Egypte qui nous ont frappés coup sur coup.
Lorsque durant sa première campagne présidentielle, Donald Trump a déclaré que si l’Estonie venait à être attaquée, il ne faudrait pas voler à son secours avant d’avoir vérifié qu’elle était à jour de ses contributions à l’Alliance atlantique, le ciel est tombé sur la tête des anciens pays communistes. On ne pouvait plus compter sur les Etats-Unis ? Ces fichus Français avaient donc raison avec leur Défense européenne ?
Eh bien oui, c’était le cas. Ils ont bien dû s’en convaincre. Un tabou est tombé et, lorsque la Covid est apparue, la Commission n’a pas tardé à comprendre qu’il fallait procéder à des achats groupés de vaccins pour ne pas laisser les laboratoires nous imposer leurs conditions. Aucune disposition des traités de le prévoyait mais nous avons agi, à la guerre comme à la guerre, improvisé une politique et fait tomber un deuxième tabou.
Puis on s’est aperçu que nous devrions relancer nos économies. Emmanuel Macron a convaincu Angela Merkel de la nécessité d’emprunter en commun pour relancer en commun. A deux, ils ont convaincu les 25 autres et un troisième tabou, celui de l’endettement de l’Union, est tombé avant que Vladimir Poutine ne nous conduise à vider nos arsenaux pour permettre à la Commission d’armer l’Ukraine en trois jours.
Nous avons ainsi brisé un quatrième tabou, celui de la fourniture d’armes à un pays en guerre, d’une quasi entrée en guerre. Là encore, où sont les traités qui le permettaient ? Il n’y en avait pas. Il n’y en a pas mais, nécessité oblige, nous nous sommes donné les moyens d’aller au secours d’un pays ami victime de l’agression d’une dictature et fait un quatrième bond dans l’union politique sans que quiconque ne s’y oppose à la table des 27.
Nous nous sommes engagés sur la voie de l’autonomie stratégique – de « l’Europe puissance » disait-on auparavant – parce que les événements et l’évolution du monde nous y obligeaient. L’Union européenne parle désormais français et ce ne serait vraiment pas le moment de caler en faisant la fausse manœuvre que serait le refus d’octroi du statut de pays candidat à l’Ukraine.
Dans toute l’équation, nous n’avons pas évoqué la Chine et plus généralement la situation géopolitique dans laquelle se trouve l’Europe dans le monde aujourd’hui.
L’agression de M. Poutine contre l’Ukraine ne nous met pas seulement au défi de réinventer l’Union mais aussi d’accélérer la conquête de notre place politique sur la scène internationale du XXIème siècle. Il est absolument absurde aujourd’hui de craindre une troisième guerre mondiale car elle a déjà commencé, nous la vivons déjà, bien qu’elle soit très différente, en tout cas jusqu’ici, de la Première et de la Deuxième guerre mondiale.
Celle-ci, la troisième, ne voit pas les principales puissances jeter leurs troupes sur le champ de bataille. Seules les troupes russes et ukrainiennes s’affrontent mais l’économie, la finance, l’alimentation, le commerce international, tout est frappé, sur les cinq continents, par les répercussions directes et indirectes de ce conflit.
Si un compromis fait bientôt taire les armes, nous en reviendrons à ce qui devrait être nos grands objectifs géopolitiques.
Le premier est la mise en place d’un codéveloppement avec l’Afrique qui nous permettrait de tarir les flots migratoires en nous attaquant à la misère de nos voisins du sud et de considérablement réduire l’impact environnemental du transport vers nos frontières des productions à bas coût.
Le deuxième est la transformation de l’Alliance atlantique en une alliance entre égaux grâce au développement de la Défense européenne, pilier européen de l’Otan.
Le troisième est la difficile mais indispensable conclusion d’accords de sécurité et de coopération avec la Russie sans lesquels il n’y aura pas de stabilité durable de notre continent commun.
Le quatrième, le plus délicat de tous, est d’endiguer en coordination avec les Etats-Unis et les puissances asiatiques, la montée en puissance militaire de la Chine tout en préservant des échanges commerciaux mutuellement profitables.
Rien de tout cela ne sera facile mais si la guerre d’Ukraine, hypothèse malheureusement plausible, ne prend pas fin avant longtemps, nous aurons à affirmer un front des Démocraties et à nous trouver de nouveaux alliés contre M. Poutine. Nous devrons nous interroger sur un renforcement ou la redéfinition de nos rapports avec les monarchies du Golfe ; avec l’Iran qu’il vaudrait alors mieux avoir avec nous que contre nous et surtout, avant tout, avec la Chine qui pourrait préférer tenter de construire un rapport stable et commercialement nécessaire avec les Démocraties plutôt que de laisser libre cours à l’aventurisme déstabilisateur de M. Poutine.
Dans ces deux grands cas de figure, nous aurons à souper avec plus d’un Diable, à apprendre la realpolitik, ce contraire de la politique de l’irréel, et donc à oublier beaucoup de nos principes dans nos relations avec d’autres. Nous aurons autrement dit à pleinement accepter de devenir une puissance politique car si nous ne réussissions pas cette mue, nous deviendrions au mieux une grosse Suisse et au pire, une nouvelle Venise, ce musée menacé de submersion qui fut autrefois une très grande puissance.