« La Ve République est devenue un accélérateur de populisme », une conversation avec Marc Lazar
Peut-on encore bâtir une stratégie électorale sur le populisme ?
Dans un nouvel ouvrage paru chez Gallimard, Marc Lazar enquête sur ce mot essentiel du vocabulaire politique en le déployant dans la durée et l’espace à l'heure des prédateurs.
Faire l’histoire du populisme suppose en premier lieu de le définir clairement. Pour certains, le populisme serait une idéologie caractérisée par une vision manichéenne du champ politique polarisé entre un peuple bon et une élite corrompue ; pour d’autres, le populisme n’est pas tant une idéologie qu’un style, une manière de faire de la politique, qui peut être mise au service des idéologies les plus variées. Comment vous situez-vous dans ce débat ?
L’un des dangers lorsqu’on s’intéresse au populisme provient de l’instrumentalisation qui a été faite de ce mot, obscurcissant sa compréhension.
En premier lieu, de manière inflationniste, les médias l’utilisent à tort et à travers sans jamais définir le terme.
Dans le champ politique, le mot est aussi employé pour stigmatiser l’adversaire ou au contraire pour revendiquer une proximité avec le peuple.
Enfin, il existe une production scientifique considérable à propos du populisme depuis des décennies maintenant ; il est donc à la fois nécessaire et compliqué de clarifier les choses.
La définition que Cristóbal Rovira Kaltwasser et Cas Mudde donnent du populisme, celle d’une idéologie « mince », contient un aspect intéressant. Elle est suggestive, mais à condition de la nuancer ensuite cas par cas.
Il existe bien une opposition dans le populisme entre un peuple supposé bon et vertueux et une élite diabolisée. Dans le cadre des études empiriques, cependant dans une perspective à la fois politologique et historique, il faut y apporter deux nuances.
D’une part, une partie des populistes cherche le contact avec les élites. On le voit très bien aujourd’hui aux États-Unis et du côté du Rassemblement national.
D’autre part, la définition du peuple et des élites diffère d’un populisme à l’autre. Les populistes de droite et de gauche ne désignent par exemple pas la même chose par le mot « élite ». Les premiers fustigent principalement les élites globalisées, mondialisées, « bien-pensantes » qui favorisent « l’invasion migratoire », les seconds ciblent surtout les élites financières et capitalistes qui imposent le « néo-libéralisme ». Il en va de même pour ce qui concerne le peuple.
Il est par ailleurs vrai de dire que le populisme peut relever d’une stratégie, à la fois pour conquérir et pour exercer le pouvoir ; il induit donc un certain style.
Quels sont les ressorts de cette stratégie ?
Cette stratégie passe par la substitution de l’ennemi à l’adversaire. L’ennemi doit être anéanti rhétoriquement et symboliquement — nous ne sommes heureusement pas encore au stade de l’éradication physique — et aucune considération ne lui est due ; aucun vrai dialogue avec lui n’est envisageable, ni aucun compromis.
Le populisme comme stratégie s’appuie sur un certain style supposé disruptif, en dehors des codes, censé montrer la proximité du leader avec le peuple. Le leader prétend en effet incarner le peuple ; il cherche à « faire peuple », quels que soient son origine sociale et son niveau de diplôme, par son langage, sa gestuelle, voire sa façon de s’habiller.
La prééminence du leader charismatique s’avère une composante essentielle : il occupe une place fondamentale dans les mouvements populistes, sauf en France dans le cas particulier des Gilets jaunes.
Par-delà cette opposition entre l’idéologie et le style politiques, le chercheur chilien Pierre Ostiguy a proposé une troisième définition très suggestive, qui envisage le populisme comme une forme d’expression de la culture populaire par exaspération envers la culture dominante.
Il y a une tendance aujourd’hui à n’envisager le populisme que dans ses manifestations de droite ; par facilité, ce populisme de droite se trouve immédiatement assimilé à un « péril fasciste ».
Marc Lazar
En tant qu’historien, j’aborde avec la plus grande prudence cette notion de culture populaire, parce qu’elle n’est pas totalement hermétique aux éléments de la culture dominante ou de la culture de masse. Toutefois, l’approche de Ostiguy nous suggère quelque chose de la défiance généralisée qui existe dans certains contextes entre des catégories populaires et la classe dirigeante.
Cette défiance s’étend aux valeurs et aux références que peuvent proposer les classes dominantes, défiance qui n’a pas nécessairement trait à leur contenu, mais au fait qu’elles soient proposées par ces classes dominantes. De nos jours, on en voit un exemple à propos des questions climatiques : sans que cela implique un déni du réchauffement climatique, on constate un rejet des solutions perçues comme relevant de l’imposition d’un mode de vie venant d’« en haut » — un haut dont une partie de la population se défie.
J’ai pris le parti de travailler avec toutes ces conceptions du populisme plutôt que d’en privilégier une, afin de vérifier si elles permettent une intelligence de chaque cas étudié.
En présentant ces définitions du populisme, vous évoquez des exceptions, que ce soit certaines franges du populisme états-unien qui ne sont pas marquées par l’anti-élitisme, ou les Gilets jaunes français, qui ont su se passer de leader charismatique. Pourquoi considérez-vous que ces mouvements sont malgré tout populistes ?
Ma définition du populisme intègre l’opposition idéologique du peuple aux élites, une approche stratégique et stylistique qui différencie les populistes des acteurs politiques traditionnels et, enfin, l’idée que le mouvement populiste serait à la fois l’expression et l’instrumentalisation d’une certaine culture du bas — si ce n’est populaire ; en somme, une culture « du concret contre l’abstrait », comme le dit l’historien italien Giovanni Orsina.
Ces trois éléments permettent de construire un « idéal type » pour, dans le cas français au moins, définir deux types de populisme. D’un côté, on trouve ce que j’appelle les populismes intégraux ; ils intègrent plus ou moins complètement les trois dimensions que j’ai détaillées ; de l’autre côté, on trouve des populismes intermittents, qui ne reprennent que certains de ces éléments.
En France, il est possible de distinguer deux types de populismes intermittents ; d’abord, celui de partis ou de responsables politiques qui entretiennent un rapport privilégié avec le peuple. C’est le cas à gauche, notamment du côté des communistes et de manière moindre des socialistes, à certains moments de leur histoire.
Le PCF a en effet déployé des phases populistes, principalement lorsqu’il entendait sortir de son isolement et ratisser large : par exemple dans la deuxième moitié des années 1930, avec un slogan qui a eu du succès jusqu’à aujourd’hui, « Faire payer les riches ».
Dans les années 1970, le leader du PCF Georges Marchais incarnait presque parfaitement cette tendance au populisme, que son homologue italien, Enrico Berlinguer, n’a jamais fait sienne. Ce populisme était néanmoins contrecarré par le marxisme rigide du PCF et son ouvriérisme ; il était donc bien intermittent.
Je me suis aussi confronté au gaullisme afin de déterminer si sa relation au peuple français relevait du populisme, et ma réponse est négative — je pointe cependant certaines inclinations populistes fort maîtrisées de la part du Général.
Ensuite, comme nous l’avions développé avec Ilvo Diamanti dans le livre Peuplecratie 1, il faut compter avec un autre type de populisme intermittent, qui s’étend de plus en plus dans nos sociétés.
Les thématiques et l’agenda populistes, leur façon de faire de la politique en jouant sur les émotions et les passions, se sont tellement imposés dans le débat public que même leurs opposants qui pourtant entendent les combattre recourent à un certain type de style populiste. La campagne d’Emmanuel Macron en 2016-2017, durant laquelle il a joué sur ce style pour apparaître comme une forme de candidat antisystème, en fournit un exemple emblématique.
Traiter du populisme impose de faire preuve de nuances. D’une certaine façon, il faut reprendre la leçon de François Furet qui, dans Le Passé d’une illusion 2, invoquait la grande prudence méthodologique qu’imposait l’utilisation de la notion de totalitarisme.
Le populisme a une plasticité inouïe, un constant pragmatisme qui fait qu’il n’existe pas à l’état pur. Seul peut-être le Mouvement 5 étoiles en Italie se rapprocherait de l’idéal-type du populisme. En France, les formes de populisme varient beaucoup et sont donc difficiles à saisir et à cerner ; elles existent pourtant.
N’y a-t-il pas une contradiction entre la propension du populisme à ériger un leader charismatique et son idéologie opposant le haut et le bas, l’élite honnie au peuple sublimé ?
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une contradiction, mais plutôt de l’illustration d’un problème fondamental de nos démocraties : la tension entre la représentation et l’expression de la souveraineté populaire.
Cette souveraineté populaire peut s’exprimer de différentes manières ; par la représentation, c’est-à-dire par le vote, mais aussi parfois par l’incarnation, en se cristallisant en un leader qui se réclame du peuple.
C’est là l’idée de l’homme providentiel, dans la tradition française héritée du bonapartisme, qui s’est notamment illustrée en France au moins depuis le général Boulanger ; on en trouve aussi des illustrations dans l’entre-deux-guerres avec le colonel de la Rocque, Henri Dorgères et Jacques Doriot. Après la Seconde Guerre mondiale, d’autres figures relèvent aussi de l’homme providentiel : Pierre Poujade, Jean-Marie Le Pen, Marine Le Pen et aujourd’hui Jordan Bardella ou encore Jean-Luc Mélenchon.
Là encore, je crois faire preuve de doigté en listant les points communs et les différences souvent substantielles — sur le fond comme sur la forme — entre ces personnalités. Le leader s’inscrit dans la démocratie représentative, surtout lors des dernières périodes que j’ai examinées, où il se présente aux élections. Ce leader ne cherche pas à utiliser la violence pour arriver au pouvoir, mais, d’un côté, à obtenir la représentation par l’intermédiaire de l’élection et, de l’autre, à incarner le peuple en déployant une campagne permanente, notamment, de nos jours, dans les médias et les réseaux sociaux.
Dans votre ouvrage, vous montrez la récurrence des crises populistes en France, depuis la IIIe République jusqu’à nos jours. Comment expliquer cette prégnance du populisme sur le temps long de la vie politique française ?
Le populisme n’est pas permanent en France.
Depuis la IIIe République, on a vu éclore puis disparaître des mouvements populistes et s’installer de longues phases où le populisme est très peu présent, tout en restant en quelque sorte tapi dans l’ombre. Boulangisme et poujadisme sont deux bons exemples de poussées populistes très intenses, qui s’effondrent et disparaissent ensuite complètement.
Toutefois, la France est caractérisée par la récurrence de ces moments intenses mais courts de populisme, mais aussi par l’existence de populismes qui s’enracinent dans la durée, en particulier durant les années 1930. Je relis en effet le phénomène des Ligues à la lumière de la notion de populisme, plutôt que de revenir, une fois encore, sur le débat particulièrement vif qui divise une partie de la communauté historienne, celui de savoir si la France a expérimenté un préfascisme ou même si elle fut marquée par un fascisme endogène 3.
Le populisme est, d’une certaine façon, intrinsèque à la démocratie.
Marc Lazar
Cette récurrence du populisme dans la France contemporaine résulte de la tension entre représentation et souveraineté populaire, présente dans presque toutes les démocraties mais particulièrement forte en France depuis la Révolution.
Dès 1789, la représentation a fait l’objet d’une suspicion.
Bernard Manin parlait à ce propos d’une dimension « oligarchique » de la démocratie : il désignait par là la tentation pour des élus d’accaparer la démocratie en oubliant que leur légitimité vient de la souveraineté populaire. Une caractéristique de la France est sa difficulté sur le long terme à équilibrer la représentation et l’expression de la souveraineté populaire, laquelle dans certains contextes de crise peut se retrouver dans la figure d’un leader qui œuvre à l’incarner.
Je me suis aussi inspiré des travaux de Jacques Julliard et d’autres chercheurs qui montrent la difficulté à organiser la représentation sociale en France sur le long terme. Cette difficulté par rapport à d’autres pays européens est due, entre autres, à une certaine faiblesse des corps intermédiaires, des associations et des organisations syndicales. La République française, qui pourtant affirme la valeur de l’égalité, peine à faire vivre cette égalité d’un point de vue socio-politique.
Le présidentialisme de la Ve République peut être vu comme favorisant la réconciliation entre les principes d’incarnation et de représentation, et donc comme étant moins propice que les IVe et IIIe Républiques au développement de courants populistes. Pourquoi cela ne suffit-il pas à freiner leur essor ?
La Ve République est un cas absolument passionnant.
La Constitution de 1958 et l’introduction de l’élection au suffrage universel direct en 1962 contribuent effectivement à résoudre la tension entre incarnation et représentation ; elles introduisent un pouvoir exécutif puissant, avec une personnalité forte élue au suffrage universel direct à la présidence de la République et un parlementarisme rationalisé, tout en gardant des relations directes avec le peuple par l’intermédiaire soit des fameuses conférences de presse du général de Gaulle, soit surtout par la pratique du référendum, non pas plébiscitaire, mais personnel — comme le prouve le départ de De Gaulle suite à sa défaite en 1969.
Au-delà même du général de Gaulle, l’essor du populisme a été contrarié grâce à la force des partis politiques, certes faibles en nombre d’adhérents, mais pour lesquels les Français votaient massivement jusqu’au tournant des années 1980–1990. C’est pour cette raison que les épisodes populistes différents que j’étudie dans cette période, les maos, les révoltes fiscales de Gérard Nicoud ou encore le surgissement de Bernard Tapie en politique, ne constituent que des flambées éphémères.
Depuis les années 1990, de nombreux faits ont transformé la Ve République en un accélérateur de populisme : l’affaiblissement des partis politiques, la montée de l’abstention et de la défiance, l’importance de la crise sociale, le chômage, les inégalités, la précarisation du marché du travail, l’interrogation culturelle et identitaire à l’heure de l’Europe et de la globalisation.
Désormais, l’élection présidentielle au suffrage universel ne fait qu’accentuer le rôle du leadership, ainsi que la médiatisation et la personnalisation de la vie politique, dont les formations populistes telles que le RN et LFI bénéficient.
Le populisme est donc pour vous un révélateur, un symptôme du dérèglement d’un régime socio-politique. Ne faut-il donc pas tant lutter contre le populisme que contre les dysfonctionnements qui lui permettent de proliférer ?
C’est exactement cela.
En retraçant sur la relative longue durée l’histoire du populisme français, j’ai essayé, inspiré par le beau livre de Marco Tarchi sur « l’Italie populiste 4 », d’identifier la récurrence des mêmes causes qui, sous différentes déclinaisons selon les contextes, finissent par produire les mêmes effets.
Le populisme éclot en premier lieu dans des moments de crise politique, lorsqu’une partie de la population devient défiante à l’égard de responsables politiques qu’elle juge éloignés, corrompus et incapables de régler ses problèmes ; il se nourrit de causes sociales ; enfin, les interrogations culturelles et identitaires qui surgissent à certains moments de notre histoire, notamment du fait des questions internationales, ont également une influence notable.
La défaite française en 1870 face à la Prusse, par exemple, est responsable d’une montée du sentiment national, de l’idée de revanche propre à recouvrer un honneur blessé : cela contribue à alimenter le boulangisme.
Plus tard, la France de l’entre-deux-guerres est secouée par de grandes interrogations sur son rôle, son déclin éventuel étant donné les tensions internationales ; elle doit aussi composer avec la fascination d’une partie des ligues d’extrême droite pour les expériences mussoliniennes, puis plus tard pour le nazisme.
Dans les années Poujade, ce qui au départ est un mouvement strictement socio-professionnel porté par l’Union de défense des commerçants et des artisans se politise et développe aussi un argumentaire sur l’état de la nation au moment où s’installe la guerre d’Algérie. Poujade émerge sur la scène politique en 1953, la guerre éclate en 1954 et son mouvement se présente aux élections de 1956, enregistrant un beau succès.
À travers ces exemples, on voit comment un facteur, en l’occurrence la déstabilisation de la position française dans le monde, favorise à différentes époques l’essor de mouvements populistes. Bien évidemment, ce développement du populisme est cependant multifactoriel.
Le véritable problème n’est donc pas le populisme, mais ce qui favorise son essor. En France, il s’agit en particulier des problèmes politiques, socio-économiques et culturels ; ne pas les résoudre conduit aujourd’hui à l’essor de ces mouvements à un niveau que la France n’a jamais connu dans son histoire, en particulier du point de vue électoral. Les succès du populisme révèlent les apories de notre démocratie.
Si le populisme a des causes et des manifestations relativement stables sur la longue durée, son image s’est cependant modifiée. Longtemps, l’étiquette « populiste » fut un stigmate ; aujourd’hui, de plus en plus de leaders politiques se revendiquent fièrement du populisme. Comment expliquer cette mutation ?
Il faut d’abord rappeler que le mot populisme apparaît tardivement dans la langue française, en 1905 selon Pascal Ory.
Le populisme désigne au départ un mouvement littéraire : le manifeste littéraire du roman populiste est lancé en 1929 ; il est suivi d’un prix deux ans plus tard. Pour parler du boulangisme, j’ai fait le choix de faire du mot populisme une utilisation anachronique, mais selon moi acceptable car argumentée.
Pour en venir à votre question, Pierre Poujade, sans utiliser le terme « populisme » en tant que tel, revendique la valorisation du bon sens populaire, acquis à force de travail ; ce bon sens s’oppose au savoir des élites moralisatrices et déconnectées de la réalité, que ces élites soient économiques ou culturelles. Le mouvement de Poujade donnera un néologisme, « poujadisme », qui est utilisé jusqu’à nos jours de manière accusatoire contre un certain nombre de leaders politiques.
C’est à partir des années 1980, lorsque le Front national a commencé à émerger, que son chef Jean-Marie Le Pen est traité de populiste. Ce sera ensuite le tour de Marine Le Pen ou bien de Jean-Luc Mélenchon ; pourtant, et contrairement à ce qui se faisait auparavant, les uns et les autres inversent fréquemment le « stigmate » en faisant de l’étiquette « populiste » un symbole de leur proximité avec le peuple.
Dans le cas de Jean-Luc Mélenchon, comme souvent chez lui, cette inversion du stigmate ne représente pas simplement un argument rhétorique. Il constitue un élément de sa réflexion théorique qui, en l’occurrence, résulte d’une rencontre qu’il eut avec Ernesto Laclau et Chantal Mouffe — qu’il a relatée — et de la lecture de leurs travaux 5. En assumant être populistes, de manière un peu bravache, les populistes se différencient ainsi des élites, qui, selon eux, craignent le peuple.
La récurrence du populisme dans la France contemporaine résulte de la tension entre représentation et souveraineté populaire.
Marc Lazar
Ce puissant argument se traduit concrètement dans la volonté du RN d’organiser des référendums sur le changement de Constitution, pour la préférence nationale ou sur l’immigration ; du même mouvement, le RN accuse le pouvoir en place de refuser de donner la parole au peuple sur ces sujets.
De son côté, Jean-Luc Mélenchon souhaiterait instaurer dans le cadre d’une VIe République un mandat impératif et un référendum révocatoire des élus.
C’est la grande caractéristique des néo-populismes contemporains, en France comme dans beaucoup d’autres pays : ceux-ci se présentent comme les meilleurs démocrates parce que, comme ils le mettent en avant, ils n’ont pas peur du peuple.
Vous avez choisi de commencer cette analyse du populisme avec Boulanger dans les années 1880 ; pourtant, certains mouvements comme le bonapartisme, avec ses plébiscites, ne peuvent-ils pas être considérés comme populistes ? Le populisme étant lié à la démocratie, une histoire du populisme français ne devrait-elle pas plutôt commencer en 1789 ?
Sans doute. En dehors du cas français, il serait même possible de remonter plus haut encore, peut-être jusqu’à la Grèce antique.
Le populisme est, d’une certaine façon, intrinsèque à la démocratie. J’utilise une métaphore pour illustrer cette idée : le populisme est comme une liane autour de l’arbre. Il naît donc avec la démocratie et, pour rester dans le cas français, avec la Révolution française.
J’ai fait cependant le choix de m’intéresser aux mouvements et aux partis qui, du moins pour l’instant, n’ont pas pris le pouvoir et évoluent dans le cadre d’une démocratie libérale et représentative. L’expérience de Napoléon III représente un cas où le populisme exerce le pouvoir, tandis que le sujet de ma recherche était le populisme comme mouvement d’opposition au pouvoir.
Les populismes de la fin du XIXe siècle sur lesquels vous commencez votre livre ont pu être interprétés de façons très différentes. Certains y ont vu un raidissement nationaliste, d’autres un proto-fascisme. Pouvez-vous nous expliquer ce qui différencie selon vous le populisme du fascisme ?
Il y a une tendance aujourd’hui à n’envisager le populisme que dans ses manifestations de droite ; par facilité, ce populisme de droite se trouve immédiatement assimilé à un « péril fasciste ». Pourtant, en tant que mouvement aussi bien qu’en tant que régime, le fascisme, qui revêt une dimension populaire sans se résumer à n’être qu’un populisme, est très différent d’un mouvement populiste.
Dans le fascisme, on compte bien sûr un appel au peuple ; cependant, en tout cas chez Mussolini, il existe également dans le fascisme une critique du peuple. À plusieurs reprises, Mussolini se lamente du fait que le peuple italien n’est pas à la hauteur de son ambition, en particulier parce qu’il a été abâtardi par le poids de l’Église catholique.
En France, les populismes passés comme les néo-populismes contemporains valorisent le peuple ; il est intrinsèquement bon, porteur d’une vérité irréfutable. Il n’y a donc pas de place en France pour des lamentations à la manière de Mussolini.
Deuxièmement, le nationalisme mussolinien est agressif ; or ce qui frappe aujourd’hui, c’est que dans la plupart des cas, le nationalisme populiste est un nationalisme défensif.
Les populismes contemporains déplorent surtout le déclin de la France ; ils s’inquiètent des flux migratoires et de ce que certains d’entre eux appellent le « Grand Remplacement » ; ils entendent donc contrôler les frontières nationales. Le populisme de gauche, quant à lui, déplore l’appauvrissement de la France et cherche à retrouver une forme de souveraineté nationale par rapport au néolibéralisme de la globalisation.
Troisièmement, le fascisme et le mouvement fasciste, avant la prise de pouvoir de Mussolini en octobre 1922, font un usage systématique de la terreur et de la violence ; le populisme utilise avant tout des formes de violence symbolique.
Certes, il existe des exceptions notables — dans les années 1930, on peut songer au 6 février 1934 et à tant d’autres affrontements physiques et sanglants. À l’époque du poujadisme, il y eut aussi quelques petits mouvements un peu violents.
De nos jours enfin, le RN et LFI n’encouragent pas la violence physique, même si, parfois, quelques dérapages à la base sont enregistrés ; tout ceci n’a cependant rien à voir avec la violence fasciste qui s’est traduite par l’éradication complète des communistes, des socialistes et des organisations syndicales, l’incendie des maisons du peuple et les campagnes de terreur contre les ennemis politiques.
Quatrièmement, le fascisme cherche systématiquement à disposer d’un État fort. Or, certains populistes ont des positions différentes à ce sujet, notamment les néo-populistes de droite les plus contemporains ; ceci crée une certaine tension.
Par exemple, Jean-Marie Le Pen se revendiquait d’une forme de néolibéralisme en se comparant à Ronald Reagan ; au sein du Rassemblement national, différentes sensibilités sont aujourd’hui en train de se cristalliser entre Jordan Bardella et Marine Le Pen à ce propos.
Il n’y a donc pas chez les populistes un consensus autour de la quête d’un État tout-puissant, sauf en matière de lutte contre l’immigration et la délinquance.
Enfin, dernière distinction essentielle, le fascisme a une ambition totalitaire qui se manifeste par la volonté d’engendrer un homme nouveau. Il s’agit bien d’encadrer la population, de l’éduquer, de la dresser, donc de rompre avec sa condition actuelle pour tendre vers une humanité nouvelle, débarrassée de ses « mauvais » éléments – les opposants, puis, pour le fascisme italien à partir de 1938, les Juifs. Dans le cas des populistes français, je ne vois pas un tel programme puisque, selon eux, le peuple est par principe sain et bon.
Tous ces éléments sont des différences importantes qui séparent le fascisme historique et le populisme : je pense donc qu’il faut en finir avec l’usage imprécis de la notion de fascisme, y compris dans le cas de Donald Trump.
Le pétainisme fut-il un populisme ?
Incontestablement, le vichysme comporte une dimension populiste, notamment par la valorisation de la dimension ethnoculturelle présente depuis le XIXe siècle dans les ligues nationalistes et antisémites ; le slogan « la France aux Français » est porteur d’une telle valeur. Cette dimension ethnoculturelle est encore présente jusqu’à nos jours au sein de la famille d’extrême-droite.
Pétain exaltait la dimension ethnique, le sang français. Les Juifs, mais aussi les communistes, les francs-maçons, les gaullistes, les protestants et les étrangers sont exclus de « sa » France. Le peuple est supposé communier dans les valeurs traditionnelles et conservatrices bien résumées dans le triptyque « Travail, famille, patrie » et Pétain insiste sur le rapport privilégié du peuple français avec le catholicisme.
Chez Pétain, le peuple est mythifié avec la conception d’une France inamovible, éternelle, traçant une descendance directe entre Clovis et le maréchal. Pétain se présente comme connaissant intimement le peuple, souffrant avec lui, toujours à ses côtés ; il se veut son guide et son père.
Le populisme a une plasticité inouïe, un constant pragmatisme qui fait qu’il n’existe pas à l’état pur.
Marc Lazar
Le populisme vichyste trouve cependant sa limite dans l’absence de valorisation du peuple puisqu’il défend une vision hiérarchique de la société ; aussi le peuple n’est-il pas appelé à gouverner mais à être dirigé. Le vichysme consiste en une négation de la démocratie et de la République ; par conséquent, il a besoin d’un chef. Pas question donc que le peuple puisse exercer une souveraineté sans limite.
Qu’en est-il du gaullisme ?
Le gaullisme inclut certains éléments de populisme avec son appel au rassemblement du peuple français ; l’Homme du 18 juin qu’était de Gaulle critiquait le régime des partis politiques, donc la représentation politique, de même qu’il se méfiait de certaines élites ; il les avait parfois vilipendées pour leur attitude entre 1940 et 1944.
Le gaullisme ne pratique cependant pas le référendum de manière plébiscitaire et ne cherche pas à exalter le peuple ; il critique plutôt sa propension à suivre n’importe qui et surtout à se diviser en permanence. Dans ses discours, le général ne fait jamais preuve de démagogie mais use au contraire d’une langue recherchée, qui n’a rien à voir avec des formes parfois vulgaires qu’on retrouve dans certaines formes de populisme.
Certains de vos lecteurs seront sans doute surpris de vous voir inclure le maoïsme dans la catégorie des populismes. Pourquoi cette catégorie est-elle pertinente pour le décrire ?
Je n’ai pas choisi d’inclure le maoïsme à cette histoire du populisme en France simplement parce qu’il possédait un journal appelé La Cause du peuple : tous les responsables politiques, notamment durant les élections démocratiques, font appel au peuple ; l’utilisation du mot « peuple » n’est donc pas populiste en soi.
Toutefois, l’opposition systématique du peuple aux élites relève bien du populisme. À partir de 1969, le maoïsme français abandonne l’approche marxiste-léniniste pour essayer de s’adresser à toutes les catégories de population, car il n’arrive pas à pénétrer au cœur de la classe ouvrière malgré sa politique d’« établissement ». Comme Mao qui affirme que « l’œil du paysan voit juste », les maoïstes français, qui emploient souvent cette phrase, considèrent que tout ce qui émane du peuple est juste. « On a raison de se révolter », lancent-ils.
C’est pour cette raison que les maoïstes français soutiennent le mouvement de révolte fiscale de Gérard Nicoud et participent même à certaines violences de la Confédération intersyndicale de défense et d’union nationale des travailleurs indépendants. Lorsque certains d’entre eux sont réprimés, comme en 1970 Jean-Pierre Le Dantec, directeur du journal La Cause du peuple, les maoïstes n’interprètent pas l’événement comme une simple répression contre un militant, mais contre un militant censé représenter le peuple. De même, lorsque le dirigeant du mouvement Alain Geismar est poursuivi la même année par la justice, les maos font campagne autour du slogan « Procès Geismar, procès du peuple ».
Dans le maoïsme français, on retrouve l’opposition binaire du peuple aux élites dans les tentatives de justice populaire suite au coup de grisou de Fouquières-lès-Lens en 1970 ou dans l’affaire de Bruay-en-Artois, où une jeune fille est assassinée dans les corons et un notaire immédiatement accusé d’avoir commis ce crime, parce que notaire et donc bourgeois.
La situation politique actuelle est originale au regard de la longue histoire des populismes français. Alors qu’historiquement, les mouvements populistes s’opposent au pouvoir en place, au « système », nous sommes en présence de deux puissantes forces populistes, à l’extrême gauche et à l’extrême droite, qui semblent autant s’affronter l’une l’autre qu’affronter les élites.
Tout d’abord, il est vrai que la situation actuelle est d’une grande nouveauté et se caractérise par cette puissance des populistes, de droite avec le RN, ou de gauche avec LFI.
Ces populistes ont des cibles communes, les élites, mais il ne s’agit pas exactement des mêmes élites. Le RN vise les élites globalisées et politiques. La France insoumise vise une partie des élites politiques, mais surtout les élites néolibérales.
Les différences fondamentales entre ces populismes expliquent pourquoi il n’y a pas pour le moment d’alliance rouge-brun, telle que durant l’Allemagne de Weimar. En effet, les conceptions du peuple et de la nation sont trop différentes.
Le Rassemblement national s’inscrit dans la tradition de l’extrême droite de ce pays pour qui le peuple est formé des « Français de souche ». Même si Marine Le Pen essaye parfois d’y intégrer ce qu’elle appelle « les compatriotes musulmans », sa définition du peuple du RN reste fondamentalement fondée sur une dimension ethno-culturelle.
De l’autre côté, la conception du peuple de Jean-Luc Mélenchon a beaucoup évolué, de manière très pragmatique. Au départ, il se voulait le porte-parole du peuple au sens de ce qu’en italien on appelle « la gente », « the common people » en anglais ; je traduis ce terme par « la plèbe », sans que cela soit du tout péjoratif, ou par le populus, c’est-à-dire le peuple conscient politiquement. À partir de 2014, Jean-Luc Mélenchon a évolué vers l’idée d’un peuple métissé ou, plus récemment, créolisé. Sa définition du peuple est construite par toute une série d’analyses nourries des sciences sociales, notamment via l’Institut La Boétie ; on le voit dans le dernier livre de cet institut, Nouveau peuple, Nouvelle gauche 6
Pour LFI, le peuple est fait des précarisés, des ubérisés, des plus pauvres, des racisés, des Français musulmans, des descendants d’immigrés discriminés, victimes d’un racisme systémique, des LGBT, des minorités diverses et variées.
Dans la postface de ce livre, Clémence Guetté affirme que les anciennes classes sociales ayant disparu ou étant en voie de disparition, c’est à partir de ces catégories populaires que LFI, par son travail politique, peut constituer le peuple révolutionnaire. On se souvient que les propos de Jean-Luc Mélenchon dans une manifestation avaient été captés par une caméra de télévision : il expliquait à une militante qu’il fallait arrêter d’essayer de récupérer ceux que par le passé il appelait « les fâchés mais pas fachos » ; l’objectif était désormais d’aller dans les quartiers et les banlieues.
La prééminence du leader charismatique est une composante essentielle des mouvements populistes.
Marc Lazar
Jean-Luc Mélenchon ne faisait ainsi que synthétiser en quelques mots son élaboration théorique, qui détermine la stratégie de LFI. C’est ainsi que le mouvement a fait de Gaza l’un des axes prioritaires de ses campagnes depuis 2023, pour toucher les Français issus de l’immigration maghrébine, les musulmans, mais aussi d’autres franges de la population.
Selon LFI, il existe une solidarité entre les souffrances du peuple palestinien et la détresse sociale du peuple français : tous deux sont des dominés se confrontant à des ennemis similaires — Israël d’un côté, ce qui a amené à des propos antisémites, et les élites françaises et européennes de l’autre.
La conception du peuple n’est donc pas du tout la même dans ces deux populismes que sont le lepénisme et le mélenchonisme. Il en va de même pour ce qui est de la conception de la nation. D’un côté, celle-ci est une nation fermée ; de l’autre, une nation plus ouverte.
Les sociologies électorales des deux mouvements diffèrent énormément. Nous sommes effectivement donc dans une situation de polarisation, avec deux grandes forces populistes, une de gauche, une de droite, travaillées par une même tension qui s’avère structurelle : faut-il uniquement chercher à être l’incarnation du peuple, ou faut-il se situer à droite ou à gauche de l’échiquier politique ?
Cette tension travaille ces mouvements, notamment au moment des élections.
L’Italie est à l’avant-garde de l’inventivité populiste, notamment via le Mouvement 5 étoiles. Cette expérience a-t-elle eu une influence en France ?
Le Mouvement 5 étoiles est le mouvement populiste le plus pur. Il fustigeait au départ la Casta ; son fondateur, le comique Beppe Grillo, reprenait le titre d’un essai de deux journalistes, essai qui détaillait et dénonçait les privilèges considérables dont jouissaient les élus, que ce soit dans les parlements régionaux, au Parlement national ou au Parlement européen 7.
Le mot « caste » est passé en Espagne, chez Podemos, et a été repris par Mélenchon en France, où il évoque aussitôt la France d’Ancien Régime, ce qui a un fort impact dans l’imaginaire national. L’influence du Mouvement 5 étoiles est donc incontestable.
Alors qu’il rejetait la forme même du parti, le Mouvement 5 étoiles est devenu le premier parti politique d’Italie en 2013 ; en 2018 il a accédé au pouvoir… avant d’exploser.
Le mouvement fut déchiré entre la base qui attendait que les promesses de campagne soient tenues et ceux au sommet qui, arrivés en situation de responsabilité, se rendaient compte que tout était beaucoup plus compliqué que ce qu’ils avaient prévu. Aujourd’hui, le Mouvement 5 étoiles est aux alentours de 15 % des intentions de vote ; dans le passé, il avait su fédérer un tiers de l’électorat.
La Ligue du Nord a connu une évolution similaire.
Au départ, c’était un mouvement régionaliste, autonomiste, anti-méridional et anti-romain ; plus tard, en 2013, son nouveau dirigeant Matteo Salvini l’a complètement réorientée en s’inspirant du Front national — ce bien que, lorsque la Ligue du Nord fut créée en 1991, son leader Umberto Bossi ne souhaitait pas être associé avec les Le Pen, d’autant plus que la Ligue n’était pas un mouvement national étendu à toute l’Italie.
Malgré cette volonté initiale de marquer les différences, aujourd’hui, la Ligue et le RN siègent dans le même groupe au Parlement européen, celui des Patriotes. À ce titre, le Parlement européen est important : par lui, les élus se retrouvent, échangent, opèrent des transferts culturels, partagent leurs expériences, nouent des contacts et créent des réseaux.
Qualifieriez-vous Giorgia Meloni de populiste ?
Giorgia Meloni est un cas très intéressant, une sorte de matriochka couplée à un Janus.
Meloni est une matriochka dans son rapport avec le fascisme : jeune adhérente d’une organisation de jeunesse du Mouvement social italien, elle décrivait Mussolini comme l’un des plus grands hommes d’État italiens. Aujourd’hui, Meloni condamne moralement le fascisme – le fascisme, ce n’est pas bien car ce fut une dictature, argue-t-elle – mais cette condamnation n’est guère politique : par exemple, elle désapprouve fermement les lois antisémites de 1938 mais n’explique pas pourquoi le Duce les a promulguées.
Meloni reste aussi fidèle au Mouvement social italien. Celui-ci a été le parti de référence de toute l’extrême droite européenne ; les adeptes de celle-ci venaient visiter l’Italie pour constater la puissance de ce parti, qui était aux alentours de 6 % des voix dans les années 1970. Jean-Marie Le Pen était d’ailleurs si admiratif du MSI qu’il lui a emprunté, avec son accord, la fameuse flamme tricolore.
Le MSI n’est plus, mais la flamme tricolore lui a survécu dans le logo de Fratelli d’Italia, le parti créé par Meloni en 2013. Meloni explique qu’elle la conserve par fidélité au MSI, qu’elle présente aujourd’hui, au terme d’un grand révisionnisme historique, comme un parti qui aurait construit la démocratie italienne — ce qui est plus que discutable. De même, Meloni se déclare toujours fidèle à l’Alliance Nationale (AN), le parti qui a succédé à partir de 1994 au MSI.
Cette fidélité marque une limite importante.
En effet, à l’instigation de son premier dirigeant, Gianfranco Fini, l’AN a été jusqu’à reconnaître que l’antifascisme avait permis de construire la démocratie en Italie, tout en déplorant qu’il fut instrumentalisé par le communisme international. C’est un pas que Giorgia Meloni ne franchit pas ; elle refuse même de concéder un tel point quand elle est interpellée à ce propos. En effet, Meloni est anti-antifasciste dans la lignée d’une partie de la droite italienne que Silvio Berlusconi avait incarnée.
La dernière poupée de cette série de matriochkas, la plus importante et englobante, c’est celle du national-conservatisme, bien condensée par le triptyque « Dieu, famille, patrie » qu’invoque Meloni et son combat acharné contre la gauche, la « théorie du genre », le « wokisme ».
Le populisme relève d’une stratégie, à la fois pour conquérir et pour exercer le pouvoir ; il induit donc un certain style.
Marc Lazar
Meloni est aussi Janus, parce qu’elle a deux visages ; celui de la chef de gouvernement responsable, constructive, aimable, souriante, apaisée, tranquille ; et celui du tribun, servi par une voix de stentor, qui utilise un style populiste en en appelant au bon sens populaire, sautillant sur scène si besoin est, accentuant son accent romain quand elle s’adresse à la population de la Ville éternelle.
Ces éléments de populisme chez Meloni sont ici moins idéologiques que stylistiques. Ils servent à exprimer le lien à la culture du bas, le rejet des valeurs progressistes perçues comme un produit des élites globalisées.
A-t-on raison de comparer Giorgia Meloni à Marine Le Pen ?
Il existe de grandes différences entre Giorgia Meloni et Marine Le Pen. Marine Le Pen n’est pas sur la ligne « Dieu, famille, patrie » de Meloni. C’est une des raisons pour lesquelles, au Parlement européen, Giorgia Meloni siège au sein du groupe des Conservateurs et réformistes européens, alors que Marine Le Pen est aux Patriotes.
Une autre différence provient de ce que Giorgia Meloni veut transformer l’Union de l’intérieur par un accord avec le PPE, ce qu’elle est d’ailleurs en train d’obtenir sur deux sujets essentiels, l’immigration et le Pacte vert. Marine Le Pen, de son côté, est dans une attitude d’hostilité beaucoup plus ferme à l’égard de l’Union.
Meloni se différencie également par ses positions pro-atlantiques, dans la grande tradition de la politique étrangère italienne qui a toujours cherché, depuis la fondation de la République, à être le meilleur allié des États-Unis. Marine Le Pen, quant à elle, voulait sortir de l’OTAN.
Enfin, Meloni est aux côtés de l’Ukraine alors que Marine Le Pen, aujourd’hui, n’ose plus dire qu’elle est pro-russe, mais souhaiterait cependant l’arrêt au plus vite du soutien à l’Ukraine.
Giorgia Meloni présente-t-elle plus de similarités avec Viktor Orbán ?
Oui et non. Sur le plan des valeurs national-conservatrices, ils partagent l’idée que l’Europe est menacée dans son essence même par l’islam et les migrants, comme par les idées, les valeurs et les pratiques de la gauche qui disposerait d’une hégémonie culturelle à briser une bonne fois pour toutes. De même, ils sont proches de l’administration Trump et rivalisent presque entre eux pour être considérés comme les meilleurs interlocuteurs européens.
Meloni et Orbán divergent cependant sur au moins deux sujets cruciaux. Orbán ne veut pas entendre parler d’un accueil par son pays de migrants, tandis que Meloni demande à ce que ceux-ci soient répartis entre tous les membres de l’Union européenne. Par ailleurs, Budapest est prorusse et hostile à Kiev, ce qui est le contraire de l’attitude de Rome.
Ce n’est pas par hasard qu’au Parlement européen, les partis de ces deux leaders ne siègent pas dans le même groupe.
Qu’inspire au spécialiste du populisme que vous êtes le phénomène Trump ?
Je ne suis pas spécialiste des États-Unis, mais je ne peux effectivement que constater le recours à un style populiste chez Donald Trump, dans toutes ses campagnes électorales, mais aussi dans le fait d’être en campagne permanente, y compris comme président des États-Unis.
Trump est populiste dans la manière qui est la sienne de s’adresser au bon peuple américain, dans son exaltation de l’Américain blanc, son slogan « Make America Great Again », sa recherche de la fierté américaine, l’identification qu’il fait d’un certain nombre d’ennemis : les démocrates, qu’il traite de tous les noms, la gauche et les immigrés. Trump est allé jusqu’à dire que les Haïtiens mangeaient des chiens et ne se comportaient donc pas comme des êtres humains.
La façon de parler de Trump, son langage, sa gestuelle et ses tenues témoignent aussi, de façon incontestable, d’un style et d’une stratégie populistes. Trump est un milliardaire qui veut faire peuple et cherche à incarner celui-ci, non seulement pour conquérir le pouvoir, mais aussi pour le gérer : ses attaques contre « le pouvoir des juges » inaugurent une marche vers une démocratie illibérale.
On retrouve aussi ce style et cette stratégie populistes chez son vice-président, J. D. Vance : dans son discours de Munich en février 2025, Vance a développé l’idée que la démocratie était la souveraineté du peuple sans limite : on est là au cœur du populisme, ou encore de ce que Tocqueville a décrit comme la tyrannie de la majorité.
L’un des dangers lorsqu’on s’intéresse au populisme provient de l’instrumentalisation qui a été faite de ce mot.
Marc Lazar
Pour Vance, remporter l’élection signifie avoir tous les droits ; il importe de limiter tous les contre-pouvoirs pour les mettre sous contrôle, parce que les personnes maniant ces contre-pouvoirs n’ont pas été élus. C’est pour cette raison que Vance critique la démocratie en Europe, trop soumise à des règles et des contraintes. L’expression du peuple s’en trouverait selon lui étouffée et la démocratie n’existerait plus.
Il importe de noter qu’à l’issue de son discours de Munich, J.D. Vance n’a pas rencontré le chancelier allemand — justement porté au pouvoir à l’issue d’une élection —, mais le représentant de l’AfD ; cela montre bien sa conception particulière du peuple. Giorgia Meloni a d’ailleurs déclaré partager une grande part des propos du vice-président américain.
Dans l’entourage de Trump et de Vance gravitent aussi des théoriciens d’un ultra-élitisme antidémocratique comme Curtis Yarvin ; d’autres appellent à une accélération technologique. Est-il possible que le populisme européen s’inspire à terme de ces doctrines ?
Je crois comprendre que derrière Trump se rassemblent des sensibilités et des intérêts divergents qui pourraient peut-être susciter à terme de fortes tensions dans l’administration actuellement au pouvoir. Ces théoriciens ne relèvent pas du phénomène populiste tel qu’on l’entend classiquement, et tel que je l’ai défini dans mon livre.
Ces théoriciens nous incitent cependant à une réflexion pour la France et l’Europe. Assistera-t-on un jour à ce type d’alliance pour s’emparer du pouvoir, entre un homme fort qui en appelle au sens commun du peuple et des élites technologiques, ouvertement antidémocratiques, adeptes d’un régime autoritaire guidé par des happy few et caressant parfois l’ambition quasi totalitaire d’engendrer une humanité nouvelle ?
Une telle convergence présenterait quelques avantages ; par exemple, elle permettrait de s’adresser à des catégories d’électeurs très différentes et changerait la nature du populisme de droite : celui-ci n’apparaîtrait plus uniquement comme nostalgique d’un ordre ancien mais, à l’inverse, il serait projeté vers l’avenir — aux États-Unis, il se propulse même dans l’espace, avec les objectifs de conquête de Mars fixés par Musk.
Par ce truchement, le populisme serait porteur d’une nouvelle utopie, émetteur d’un nouveau récit — pour ne pas dire d’un nouveau roman national.
Le slogan « Make America Great Again » synthétise une allusion à un passé glorieux et l’esquisse d’un futur radieux avec de « nouvelles frontières » à déplacer. En France, nous n’en sommes pas exactement là ; mais il suffit de voir, de lire et d’écouter les médias du groupe Bolloré, pour constater que des convergences s’opèrent entre les nationaux-populistes de droite et des fractions d’élites dans le secteur public et dans le privé, sans doute moins technologiques qu’en Amérique, mais plus traditionnelles, conservatrices, voire réactionnaires.
Au sein de cette alliance, les nationaux-populistes recherchent une forme de légitimation et de crédibilisation qui modifie un peu le fondement de leur populisme ; les élites soit adhèrent totalement aux idées des populistes sur l’immigration, la sécurité, la critique de l’État de droit, la nécessité de « remettre de l’ordre » dans le pays, soit pensent qu’au vu de leurs compétences et de leurs expériences, elles pourront les conseiller, influencer, orienter les politiques qu’ils mettraient en œuvre s’ils gagnaient les élections.
Parfois, c’est une combinaison des deux que l’on voit : ces élites rejoignant les national-populistes partagent leur programme et estiment qu’en réalité, ce seront elles qui détiendront le vrai pouvoir.
Au regard du contexte international que nous venons de décrire et de la longue durée historique que vous explorez dans votre ouvrage, l’arrivée au pouvoir d’une force populiste en France vous paraît-elle probable à brève échéance ?
C’est certainement possible ; je ne saurai dire si c’est probable.
Le RN, bien plus que LFI, est porté par une puissante dynamique politique et électorale, une sorte de grande vague qui n’est pas que française. Cela étant, les jeux ne sont pas faits et l’issue des futures échéances dépendra de multiples facteurs, en particulier du comportement des concurrents du RN.
Il est clair toutefois que 2027 sera une année importante, marquée par l’élection présidentielle en France et les élections législatives en Italie, en Espagne et en Pologne. On peut avancer l’hypothèse que cela sera l’année de vérité pour les nationaux-populistes de droite, pour les pays concernés mais aussi pour le devenir de l’Union européenne.
Dans un contexte différent, après l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne — et je précise que je ne compare en aucune façon Marine Le Pen, Jordan Bardella et leurs homologues polonais, espagnols et italiens, au Führer et aux nazis —, Bertolt Brecht, réfugié en Finlande puis aux États-Unis, a écrit en 1941 une pièce de théâtre intitulée La Résistible ascension de Arturo Ui.
Cette pièce fait réfléchir sur les erreurs qu’ont commises les adversaires de l’apprenti dictateur ; elle dit aux spectateurs : « Apprenez à voir plutôt que de rester les yeux ronds. »
Cet avertissement est encore d’actualité.
Sources
- Ilvo Diamanti, Marc Lazar, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, Paris, Gallimard, 2019.
- François Furet, Le Passé d’une illusion, Paris, Calmann Lévy/Robert Laffont, 1995.
- Voir par exemple Michel Dobry (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003.
- Marco Tarchi, Italia populista. Dal qualunquismo a Beppe Grillo, Bologne, Il Mulino, 2018.
- Voir par exemple Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie, Paris, Fayard/Pluriel, 2019.
- Julien Talpin (dir.), Nouveau peuple, Nouvelle gauche, Paris, Amsterdam, 2025.
- Sergio Rizzo et Gian Antonio Stella, La Casta. Così i politici italiani sono diventati intoccabili, Milan, Rizzoli, 2007.