Dans un vieux Que sais-je  ? sur le populisme, le psycho-sociologue Alexandre Dorna apparentait le phénomène à une «  éruption volcanique  »  : un surgissement sur la scène politique des pulsions, des instincts et des fantasmes refoulés des masses1. Ce type d’analyse est très répandu aujourd’hui, notamment à propos desdits «  populismes d’extrême droite  », comme les gouvernements de Trump, Bolsonaro ou Orbán. Il ne sera pas question ici des fantasmes collectifs dont le populisme serait le vecteur politique, mais de ceux qu’il exprime chez le locuteur qui en parle. Que disons-nous exactement lorsque nous catégorisons un phénomène comme «  populiste  »  ? Le mot sert, comme on le sait, davantage à stigmatiser qu’à désigner positivement. Sa prolifération dans le débat public depuis une dizaine d’années a été sans commune mesure  : en 2017 le Cambridge Dictionnary l’élisait «  mot de l’année  ». Son inflation dans le débat publique pointe la réémergence certaine du peuple comme opérateur politique, plus particulièrement depuis la crise des subprimes de 2008. À l’extrême droite, cette résurgence s’exprime dans des mouvements nativistes xénophobes qui opposent le peuple-nation à l’immigration et aux minorités, ethniques et sexuelles. À l’extrême gauche, elle se manifeste dans des mouvements plébéiens qui opposent le peuple comme sujet démocratique à une classe dirigeante, jugée collusive avec les élites économiques néolibérales, et accusée de corrompre la démocratie. Les deux renouvellements voient le jour dans l’espace politique global. Autant le premier peut être compatible avec une orientation économique néolibérale, comme dans les cas de Trump et Bolsonaro, autant le deuxième s’y oppose frontalement.

Les fantasmes du populisme

Les usagers contemporains du populisme, qui le voient comme une menace ou comme une possibilité de radicalisation de la démocratie, assument que ces deux phénomènes vont dans le même sens  ; qu’ils sont politiquement et historiquement univoques. C’est là le fantasme dont je parle  : la principale production imaginaire par laquelle l’usager contemporain du populisme échappe à l’emprise de la réalité, ici historique et sociologique, c’est-à-dire le fait que le «  peuple  » de l’extrême droite n’a pas grand-chose à voir avec celui de l’extrême gauche. Chacun de nous s’aperçoit aisément que leurs projets politiques, situés aux antipodes, entretiennent davantage de différences que de similitudes. En dépit de cela, la majorité des travaux en science politique continue inlassablement de voir dans ces deux phénomènes des variantes d’une même réalité  : le populisme justement. Celui-ci s’ancrerait aux extrêmes, qui seraient donc strictement comparables sur le point de leurs usages politiques du peuple. Avec une pointe d’ironie, j’appelle «  populologie  » le discours savant structuré sur cette thèse, qui reprend celle de la «  théorie du fer à cheval  » en science politique2. Une thèse qui semble décrire, de manière claire et transparente, notre actualité politique au XXIe siècle. Mais qui, de par son simplisme, tend à la simplifier tellement qu’elle en occulte ses dynamiques socio-politiques réelles. Pour trois raisons au moins.

Les usagers contemporains du populisme, qui le voient comme une menace ou comme une possibilité de radicalisation de la démocratie, assument que ces deux phénomènes vont dans le même sens  ; qu’ils sont politiquement et historiquement univoques.

Federico Tarragoni

La première raison, c’est que la seule chose commune entre l’extrême droite et l’extrême gauche «  populistes  » n’est rien d’autre que l’opposition peuple vs élites. Or, cette opposition prend, dans ses deux «  variantes  », des significations si différentes et même opposées, qu’elle ne suffit plus à qualifier quelque chose de commun. Le peuple est un concept extrêmement polysémique, depuis la Grèce classique où il existe une vingtaine de mots servant à le décrire  : dèmos ou l’ensemble des citoyens, laos ou l’ensemble des individus partageant une culture commune, ethnos ou l’ensemble des membres d’un clan, genos ou l’ensemble des individus partageant un ancêtre commun, oi polloi (les plus nombreux) ou la majorité sociale d’une population, ochlos ou le peuple en tumulte, ekklesia ou le peuple assemblé, etc. Chacun de ces termes désignait cet être inessentialisable et ineffable qu’était le peuple, à partir d’une propriété ou d’une opération spécifique. Cette complexité définitionnelle a été ultérieurement compliquée par les idéologies politiques modernes qui se sont toutes, à peu près, saisies de ce mot central de la modernité démocratique. C’est pourquoi le terme est aujourd’hui invoqué pour désigner des projets politiques qui ont, entre l’extrême droite et la gauche radicale, davantage de différences que de similitudes. À moins de considérer, comme le fait l’immense majorité des théoriciens contemporains du populisme, qu’il est un phénomène essentiellement discursif. Qu’il est donc extrêmement plastique, à l’image de la vacuité du mot peuple et des appels qui s’en emparent. Mais les affects et les conduites politiques que ces appels populistes agrègent sont-ils réellement comparables  ? En réalité, si le populisme est de nature discursive, toute politique l’est  ; de la même façon, le libéralisme serait un discours politique axé sur le mot «  liberté  », lui aussi fondamentalement ambigu. Serions-nous alors prêts à affirmer que tous les acteurs politiques qui ont revendiqué ou revendiquent aujourd’hui la «  liberté  » contre un régime qui les en prive, quel que soit le projet politique défendu, sont comparables  ? Sommes-nous prêts à comparer les féministes, les socialistes, Berlusconi, le FPÖ autrichien et tant d’autres ? On devrait reconnaître que la quasi-totalité des phénomènes politiques de notre modernité sont «  libéraux  » en ce sens. Tout comme on finit aujourd’hui par penser que tout est potentiellement populiste, lorsqu’on évoque le peuple contre les élites.

La deuxième raison, c’est que derrière cette idée que le populisme renvoie à tout appel au peuple, on amalgame en réalité des phénomènes politiques conceptuellement distincts  : des mouvements sociaux, comme Nuit debout, les Indignados ou les Gilets jaunes, tous structurés par l’opposition peuple vs élites  ; des organisations politiques, comme le Rassemblement national, En Marche et La France insoumise, tous appelant au peuple contre l’establishment ; des modes d’interpellation de l’électorat par la classe dirigeante, plus ou moins démagogiques, comme ceux de Berlusconi, Tapie ou Trump ; enfin, des régimes politiques fondés sur le principe de l’incarnation du peuple par le chef de l’État, comme ceux d’Erdogan, Poutine ou Orbán. Or, ces phénomènes sont ontologiquement hétérogènes. Ici le concept de populisme se prête à confondre davantage qu’à élucider, car il conduit à délaisser des concepts sociologiques plus précis, comme la démagogie, le neo- ou le post-fascisme, le bonapartisme et l’autoritarisme, au profit d’une appellation vague et floue. En d’autres termes, il y a plus de choses en commun entre des régimes autoritaires quels que soient leurs modes de légitimation, qu’entre un régime autoritaire prétendant représenter le peuple contre des élites corrompues, et un mouvement social prétendant en constituer un contre les élites au pouvoir. De même, si le populisme décrit des modes d’interpellation de l’électorat fondés sur la proximité, l’illusion et l’overpromising, il serait plus correct de parler de démagogie  ; il faudrait alors s’interroger sur les raisons de sa montée en puissance dans la communication politique contemporaine, tant chez les partis de l’establishment que ceux anti-establishment.

La troisième raison, c’est que derrière l’idée que le populisme serait une construction discursive très plastique, on tend à confondre jugements positifs et jugements de valeur. Le peuple, comme tous les termes de notre lexique politique, est un terme chargé de valeurs  : on peut y voir, en tant que synonyme de la souveraineté collective, la quintessence même de la démocratie ou, en tant que synonyme d’une totalité oppressante, un danger pour les libertés individuelles. Si on s’abstient d’observer empiriquement les pratiques réelles que ce «  peuple  » produit dans l’espace social, dans l’agir politique des citoyens, on peut être amené à prendre ses propres jugements de valeur sur le «  peuple  » pour de la science. En fonction des différentes manières de définir la démocratie, ce concept indissociablement descriptif et normatif3, on fera ainsi un sort différent au populisme. Si, comme Jan-Werner Müller, on définit la démocratie comme un horizon procédural de sauvegarde des libertés individuelles, le peuple devient suspect, tant dans le discours politique de l’extrême droite que de l’extrême gauche4. Si, comme Chantal Mouffe, on définit la démocratie comme un horizon agonistique de manifestation de la conflictualité, le peuple devient la quintessence même de la dynamique démocratique, car il se construit toujours en s’opposant – aux élites en l’occurrence5. Ainsi, du côté de Müller, on perd de vue certains usages émancipateurs du peuple, qui peuvent radicaliser une démocratie conçue de manière strictement procédurale. Mais du côté de Mouffe, on perd de vue que certaines constructions conflictuelles du peuple sont anti-démocratiques, comme celles proposées par le mouvement néo-nazi FPÖ en Autriche ou par l’Aube dorée en Grèce, car elles remettent en cause les fondements libéraux de nos démocraties.

Vers un idéal-type socio-historique

En réalité, avant même de savoir si le populisme est une force progressive ou régressive des démocraties du XXIe siècle, il faut bien s’entendre sur ce dont on parle. Ce qui m’importe, c’est avant tout de lever les nombreuses ambiguïtés auxquelles les usages contemporains du populisme donnent lieu : des ambiguïtés dans la classification et dans la comparaison qu’on en propose. C’est pourquoi je propose de revenir aux expériences fondatrices du populisme  : le narodnichestvo russe (entre 1840 et 1880), le People’s Party états-unien (à la fin du XIXe siècle) et les gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine (entre 1930 et 1960). Ces trois expériences historiques emportent le consensus de toute la communauté scientifique sur leur désignation en tant que populismes. C’est donc un très bon point de départ pour l’analyse. C’est d’autant plus vrai que la distance historique permet de complexifier le regard sur l’actualité. S’il est une consigne des sciences sociales, depuis Max Weber, c’est bien celle-là  : il faut analyser le présent à partir du passé. Or, en matière de populisme, on navigue souvent entre le présentisme (l’idée de la nouveauté radicale de notre présent, disjoint du passé) et l’anachronisme (la lecture distorsive des populismes du passé à partir de notre présent).

S’il est une consigne des sciences sociales, depuis Max Weber, c’est bien celle-là  : il faut analyser le présent à partir du passé. Or, en matière de populisme, on navigue souvent entre le présentisme (l’idée de la nouveauté radicale de notre présent, disjoint du passé) et l’anachronisme (la lecture distorsive des populismes du passé à partir de notre présent).

Federico Tarragoni

En comparant ces trois expériences fondatrices, on obtient un idéal-type du populisme  : au sens du sociologue Max Weber, une «  utopie logique  » obtenue par stylisation du réel et par une accentuation volontaire de certains traits, qui sert à comprendre la réalité empirique par comparaison avec le modèle. Premier trait récurrent, qu’on va accentuer  : le populisme apparaît toujours dans des séquences de crise de gouvernements se prétendant légitimés par le peuple, mais l’excluant socialement, économiquement et politiquement. Il est structuré, deuxième trait récurrent, par l’opposition peuple vs élite, mais en donne une interprétation idéologiquement singulière, qui défie tout rapprochement entre l’extrême gauche et l’extrême droite. Le peuple y apparaît en effet comme le nom d’une utopie  : une démocratie restituée à son sujet souverain, prise dans une dynamique de radicalisation à la fois des libertés et de l’égalité. L’élite est la force qui s’oppose à ce projet de fondation d’une «  démocratie radicale  » contre toute réduction de la démocratie au gouvernement représentatif, potentiellement trop oligarchique. Le peuple et l’élite ne définissent donc pas deux groupes sociaux concrets, mais deux forces de la modernité démocratique : le peuple est associé à l’intérieur, à la vie et à la tradition  ; l’élite à l’extérieur, à la raison et à la modernisation. Cette idée est d’ailleurs au cœur des écrits du fondateur de l’idéologie populiste, le russe Alexandre Herzen (1812-1870), qui en a fourni une version systématique à peu près à la même époque où Marx et Engels s’y attelaient pour le communisme. Les populistes russes (narodniki), qui influenceront profondément Lénine (son frère en avait fait partie), sont persuadés que la paysannerie, majorité sociale du peuple, dispose des formes d’organisation sur lesquelles la future démocratie, ayant liquidé le tsarisme, pourra se construire.

En tant qu’idéologie politique radicale, le populisme s’accompagne de l’expression d’un certain charisme révolutionnaire. C’est le troisième trait récurrent du phénomène. Dans les cas russe et états-unien, ce charisme est à «  la disposition  » des acteurs du mouvement social, qui peuvent tou-te-s aspirer à incarner la mobilisation  : c’est un charisme «  acéphale  ». Lorsque les fermiers états-uniens créeront leur propre parti, le People’s Party, ce charisme se personnalise : le parti se dote de deux brillants leaders charismatiques, James B. Weaver et William Jennings Bryan. Ce dernier, grand critique du système financier de l’étalon-or, jugé responsable de la crise socio-économique américaine, prononce en 1896 un discours aux accents eschatologiques  : le «  discours de la croix d’or  ». Ce jeune avocat du Nebraska s’en prend aux détenteurs inactifs du capital dans les grandes villes américaines, accusés d’étrangler les masses laborieuses et d’assécher les «  vastes et fertiles prairies  » du pays. «  Le plus humble des citoyens, débute-t-il, s’il revêt la cuirasse d’une juste cause, est plus fort qu’une armée d’erreurs. Je viens défendre devant vous une cause aussi sainte que celle de la liberté, celle de l’humanité  ». «  Vous ne mettrez pas  », lance-t-il aux partisans de l’étalon-or, «  sur le front du travailleur cette couronne d’épines, vous ne crucifierez pas l’humanité sur une croix d’or  ». Dans le cas latino-américain, le populisme se dotera de leaders charismatiques puissants  : Perón en Argentine, Cardenas au Mexique, Vargas au Brésil, Gaitán en Colombie, Betancourt au Venezuela, Haya de la Torre au Pérou, Paz Estenssoro en Bolivie, Ibañez del Campo au Chili. Enfin, un dernier trait récurrent du populisme est le caractère socialement très hétérogène des mobilisations : elles mettent en jeu des alliances entre des classes populaires paupérisées et des classes moyennes précarisées par la crise économique, toutes partageant le constat de la déconnexion de la classe dirigeante vis-à-vis des besoins de la majorité de la population. Ces mobilisations n’ont, d’ailleurs, pas de véritable base de classe  : elles font converger des causes démocratiques différentes portées par des «  groupes subalternes  » au sens d’Antonio Gramsci, dont les rapports de domination vont de la classe, au genre, au sexe.6

Le populisme est donc une idéologie de crise. Il apparaît dans le contexte d’une crise socio-économique qui devient une crise de légitimité d’un gouvernement qui, prétendant gouverner au nom du peuple, apparaît collectivement comme l’expression des intérêts d’une oligarchie. Du fait de ce contexte, le populisme fonctionne comme un phénomène de crise. On peut donc parler, en tout état de cause, de «  moments populistes  » car le populisme peine à survivre au-delà de la crise qui l’institue. Malgré son potentiel mobilisateur, du fait du charisme révolutionnaire qu’il met en scène et de sa capacité à fédérer plusieurs revendications sociales, il n’est pas durable. Pourquoi  ?

Le cas latino-américain nous permet de répondre à cette question épineuse. Tout d’abord, il est difficile de réaliser un programme aussi ambitieux et vague que fonder une démocratie radicale. D’un côté, un tel programme doit porter sur toutes les sphères de la vie sociale, de la culture à l’éducation, du travail à la vie civique. Pensons au Parti Justicialiste de Juan Domingo Perón, fondé en 1946 et chargé de démocratiser la société argentine dans les domaines de l’éducation, de l’université et de la formation professionnelle, des droits civiques et sociaux, du travail et des inégalités sociales, de la parité sexuelle, de la culture, du patrimoine… Un projet qui peut susciter, une fois le populisme au pouvoir, de nombreuses déceptions de la base populaire mobilisée. L’aile radicale du péronisme – les Montoneros – et la gauche communiste ne cesseront de déplorer une action étatique pas à la hauteur des attentes démocratiques semées dans le peuple argentin. D’un autre côté, un projet aussi maximaliste risque de lever tout entrave à l’intervention de l’État dans la société  : une intervention qui, parée du noble objectif de radicaliser la démocratie, peut finir par y soumettre la préservation de certaines libertés, comme celles de la presse ou des syndicats. En synthèse, autant le populisme est utile et nécessaire en tant qu’idéologie contestataire, autant il est peu efficace en tant qu’idéologie au pouvoir. C’est d’autant plus le cas que, en accordant une place centrale au charisme, il se prête, dans les conditions de la compétition organisée pour le pouvoir, à un fort personnalisme. Le leader de la mobilisation devenu chef charismatique de l’État tend à introduire dans le populisme une dimension fortement verticale, qui s’oppose à l’horizontalité du mouvement social. L’opposition peuple vs élite tend aussi à muer une fois transformée en idéologie d’action publique  : d’opposition radicalement démocratique (approfondir la démocratie en y injectant davantage de souveraineté populaire), elle tend à polariser la société entre «  amis  » du peuple et «  amis  » de l’élite. Lors de mon terrain au Venezuela (2007-11), l’un des pays du renouveau de la tradition populiste au XXIe siècle, j’étais quotidiennement confronté aux effets néfastes d’une telle polarisation, qui finit par réduire à peau de chagrin la communication démocratique7. Tant dans la politique institutionnelle que dans la vie ordinaire, les individus avaient cessé de débattre et de s’écouter, pour se combattre au nom de complots imaginaires imputés à une partie de la société contre l’autre. Une logique qui, cumulée au personnalisme et à l’étatisme, avait fini par légitimer au sein de l’État un tournant autoritaire entamé dès 2005, et renforcé avec l’élection de Nicolas Maduro.

Le populisme est une idéologie de crise. Il apparaît dans le contexte d’une crise socio-économique qui devient une crise de légitimité d’un gouvernement qui, prétendant gouverner au nom du peuple, apparaît collectivement comme l’expression des intérêts d’une oligarchie. Du fait de ce contexte, le populisme fonctionne comme un phénomène de crise.

Federico Tarragoni

Que faire du populisme  ?

Comme le montre le cas latino-américain, le principal problème du populisme au pouvoir est là  : une idéologie qui vise à refonder ou radicaliser la démocratie entre vite en contradiction avec la logique de l’État. Cette réflexion s’avère utile au moment de savoir que faire du populisme aujourd’hui. Tout d’abord, que reste-t-il de cette idéologie historique  ? Ce qu’il en reste, c’est clairement le populisme de gauche. Ledit «  populisme de droite  » renvoie, du point de vue idéologique, à une tout autre matrice historique  : celle du nationalisme ethnique, à forte connotation antisémite, qui vit le jour en Europe à la fin du XIXe siècle, irrigua les expériences fascistes et se reconstruisit, dans les années 1980, contre la globalisation migratoire et les luttes émancipatrices des années 1970. Le populisme de gauche, quant à lui, s’est structuré en Europe et aux États-Unis, après le «  tournant à gauche  » latino-américain, dans un contexte similaire à celui des populismes du passé  : une crise socio-économique, celle des subprimes (2008), qui dévoile la déconnexion des élites démocratiques néolibérales vis-à-vis des besoins sociaux des majorités. Le socialisme démocratique de Sanders et Ocasio-Cortez, le labourisme corbynien, Podemos, le Mouvement cinq étoiles, Syriza, La France insoumise  : voici les courants et les organisations politiques qui ont canalisé les mobilisations populistes des années 2010-2015. Pour ceux d’entre eux qui sont parvenus au pouvoir, on observe les mêmes problèmes structurels des populismes latino-américains, même si le danger d’un étatisme hors contrôle y est moins fort du fait, notamment, d’une moindre place des élites militaires dans la construction socio-historique des États-nations. Comme les populismes du passé, ceux de notre temps sont très éphémères  : au moment où vous lisez cet article, plus aucun d’entre eux ne se trouve au même endroit qu’il y a 3 ans. Les concessions faites au pouvoir ont presque rayé de la carte électorale certains d’entre eux, comme Syriza.

Tous sont travaillés par de forts clivages internes. L’un est l’opposition entre une aile «  pragmatiste  » et une aile «  radicale  », comme dans le Mouvement Cinq Étoiles italien lors de la mise en place du gouvernement du banquier Mario Draghi. L’autre est le clivage entre la «  stratégie populiste  » et la «  stratégie de repositionnement à gauche  », comme dans Podemos (entre Errejón et Iglesias) et La France insoumise (entre Mélenchon et Autain). Bref, le populisme apparaît encore et toujours comme un moment politique singulier  ; un moment qui semble déjà, en partie, derrière nous. Si le moment populiste de 2008 s’est refermé, avec les déceptions que les partis populistes au pouvoir ont produites chez leurs électorats en chute libre, un autre surgira peut-être à l’avenir. Il faudra alors prendre conscience de deux éléments. Premièrement, le populisme ne reste pas le même entre la phase destituante contestataire, et la phrase réinstituante au pouvoir  ; il mue politiquement. Il faut donc maîtriser cette mutation. Deuxièmement, il devient urgent de séparer la destinée de l’extrême droite et celle de la gauche radicale  : l’idée qu’il y aurait une dynamique populiste commune aux deux empêche de penser le nécessaire renouvellement d’un populisme de gauche. Tout au contraire, cette idée produit des hémorragies systématiques d’électeurs de gauche qui voient dans une stratégie supposément commune avec l’extrême droite une raison légitime de dégoût. Penser un populisme de gauche pour les années à venir ne pourra se faire qu’à partir de ces deux constats analytiques et stratégiques.

Sources
  1. Alexandre Dorna, Le populisme, Paris, PUF, 1999.
  2. Federico Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme, Paris, La Découverte, 2019. Sur la «  théorie du fer à cheval  », on verra Jean-Pierre Faye, Le siècle des idéologies, Paris, Press Pocket, 2002. Pour une critique, voir Annie Collovald et Brigitte Gaïti, La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006.
  3. Quentin Skinner, “The empirical theorists of democracy and their critics : A plague on both their houses”, Political Theory, vol. 1, n°3, 1973, p. 281-304 ; John Dunn, Setting the People Free. The Story of Democracy, New York, Atlantic books, 2005.
  4. Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme  ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016.
  5. Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.
  6. Antonio Gramsci, (1934). Cahiers de prison [cahier 25 « Aux marges de l’histoire (Histoire des groupes sociaux subalternes) »], Paris, Gallimard, 1992.
  7. Federico Tarragoni, «  Du populisme « par le haut » au populisme « par le bas ». Les apports d’une enquête de terrain à la redéfinition d’un concept flou  », IdeAs. Idées d’Amériques, n° 14, 2019.