Pour comprendre une alliance géopolitique complexe, il faut en exhumer les doctrines et en faire l’examen critique. Dans la revue, nous publions, traduisons et commentons celles de la Russie de Poutine et celles de la Chine de Xi. Si vous pensez que ce travail est important et mérite d’être soutenu, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

« En réplique à la thèse révisionniste de Poutine expliquant à Tucker Carlson le 8 février dernier que l’invasion russe de l’Ukraine ne faisait que rétablir la réalité d’un empire russe existant depuis le IXème siècle, l’ancien président de la Mongolie, le facétieux Tsakhia Elbegdorj, publia quatre jours plus tard d’anciennes cartes de l’empire mongol qui dessinaient, notamment dans celle de 1471, une Moscovie fort réduite et vassalisée, avec ce commentaire : « Ne t’inquiète pas, nous sommes une nation libre et pacifique ».

Il est vrai qu’il avait étudié le journalisme à Lviv et qu’il est très critique de l’agression russe. Un empire mongol étendu sur 36 millions de km² à son apogée, du Hebei à Budapest, doté d’une armée efficace, d’un code de loi unifié, et d’un réseau de relais de poste couvrant l’Eurasie. La sécurité ainsi établie, nommée en latin médiéval pax mongolica, permit une circulation commerciale intense et des échanges dans tous les domaines entre Orient et Occident, dont les routes de la soie furent l’armature et Marco Polo le grand témoin.

S’il est trop tôt pour parler de pax sinica, il est clair que Pékin ne tolérerait pas une agression militaire russe en Asie centrale.

Michel Foucher

De la pax romana à la pax americana, la sécurité est la condition première des échanges à très longue distance. Les stratèges chinois l’ont compris et c’est à Astana, au Kazakhstan, passage obligé presque à mi-parcours entre Pékin et Budapest, que le président Xi Jinping lança en 2013 sa version des Nouvelles routes de la soie. S’il est trop tôt pour parler de pax sinica, il est clair que Pékin ne tolérerait pas une agression militaire russe en Asie centrale. Qui contrôle l’Eurasie contrôle le monde : la maxime de Halford John Mackinder énoncée en 1904 a fait des émules à Pékin et l’enjeu central est bien — aujourd’hui comme hier — l’accès à l’Europe, nouveau terrain du grand jeu de la rivalité sino-américaine ». (Michel Foucher)

1 — La relation personnelle entre Xi et Poutine

Vladimir Poutine a choisi de se rendre en Chine pour sa première visite à l’étranger depuis sa quatrième réélection à la tête de la Fédération de Russie. Avec 88,48 % des suffrages exprimés — soit la marge de victoire la plus large dans l’histoire récente de la Russie —, le président russe jouit d’une figure de dirigeant incontesté. Ce choix n’est pas anodin ; pour ses quatre premiers mandats, Poutine s’était rendu à deux reprises au Belarus, en Ukraine puis en Autriche à la suite de son élection de mars 2018 pour ses premières visites à l’étranger.

Les résultats de l’élection de 2023 sont largement critiqués. Dans cette élection fabriquée, la quasi-disparition (ci-dessus) d’un noyau de bureaux de vote observable au cours des précédentes élections suggère que plusieurs dizaines de millions de votes ont été artificiellement attribués à Poutine : environ 22 millions pour l’analyste électoral Ivan Shukshin, jusqu’à 31,6 millions pour Novaïa Gazeta — ce qui en fait l’élection russe la plus truquée à ce jour.

Pour Xi, les conditions du vote ont peu d’importance. Comme de nombreux pays du Sud, le président chinois fait partie des dirigeants ayant félicité Poutine pour son écrasante réélection. Les deux chefs d’État entretiennent une relation très proche, et se fréquentent « comme des parents » depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, selon les mots de Li Hui, l’artisan de la doctrine russe de Pékin. Leur première visite remonte quant à elle à 2010, lorsque Xi était vice-président de la RPC.

Le président chinois Xi Jinping, à droite, et le président russe Vladimir Poutine se serrent la main avant leur entretien à Pékin, en Chine, le jeudi 16 mai 2024. © Sergei Bobylev/AP/SIPA

Le président chinois avait lui aussi choisi la Russie comme première destination de visite à l’étranger en mars 2013, et s’y est rendu huit fois depuis 2018. La visite de Poutine en Chine qui débute aujourd’hui marque la 43ème rencontre entre les deux chefs d’État.

La visite de Poutine en Chine qui débute aujourd’hui marque la 43ème rencontre entre les deux chefs d’État.

Marin Saillofest

Le nouveau gouvernement russe entré en fonction cette semaine traduit lui aussi la proximité que Vladimir Poutine souhaite conserver entre les responsables russes et chinois. Le président du gouvernement russe, Mikhaïl Michoustine (qui a été reconduit dans ses fonctions), a effectué deux visites de travail en Chine l’an dernier aux côtés de plusieurs hauts responsables russes. Le nouveau ministre de la Défense russe, Andreï Belooussov, entretient quant à lui des liens étroits avec le leadership chinois. Selon le directeur du centre de recherche sur la Russie de la Carnegie Endowment for International Peace, Alexander Gabuev, ce dernier a reçu des « briefings approfondis » sur la Chine par des experts extérieurs lorsqu’il occupait le poste de premier vice-premier ministre — un fait assez rare au sein du cercle rapproché de Poutine1.

2 — Les relations commerciales sino-russes

L’an dernier, le montant du commerce sino-russe a atteint 240 milliards de dollars (+ 26 % en un an), soit plus du double des échanges de 2020 (108 milliards). Si la balance commerciale est toujours à l’avantage de la Russie (129 milliards de dollars d’importations de produits russes l’an dernier contre 110 milliards d’exportations), la dynamique observée depuis le lancement de l’invasion de l’Ukraine suggère que le rapport pourrait s’inverser au cours des prochaines années.

Bien que cette augmentation suggère un rapprochement entre les économies russe et chinoise — notamment lié à une réorientation d’une partie des exportations russes en raison de la guerre en Ukraine —, la comparaison avec d’autres pays suggère plus une forme de rééquilibrage qu’un réel approfondissement.

Pour Pékin, la Russie est un partenaire économique de premier plan et représente un marché important. Cependant, les données des douanes chinoises révèlent que le commerce chinois avec Moscou est en réalité similaire à celui avec d’autres pays : Australie (229 milliards de dollars en 2023), Allemagne (207 milliards), Taïwan (268 milliards)… et demeure loin derrière les États-Unis (664 milliards).

Les importations chinoises de produits russes ne représentent ainsi que 5 % du total de la valeur des importations du pays en 2023. À l’inverse, les entreprises russes deviennent quant à elles de plus en plus dépendantes du marché chinois pour vendre leurs productions, à mesure que de nombreux pays ferment leurs portes à certains types de produits russes. Récemment, Joe Biden a signé une nouvelle loi interdisant l’importation aux États-Unis d’uranium enrichi russe2. À terme, l’Union pourrait quant à elle mettre fin aux importations de gaz naturel liquéfié russe afin de limiter les capacités de Moscou à financer sa guerre contre l’Ukraine.

Les importations chinoises de produits russes ne représentent que 5 % du total de la valeur des importations du pays en 2023.

Marin Saillofest

Agathe Demarais estime que le commerce sino-russe pourrait bientôt atteindre un « plateau ». Plutôt qu’un essor des liens entre Moscou et Pékin marqué par une augmentation des flux, l’augmentation observée l’an dernier constituerait en réalité une forme de rattrapage par rapport à un niveau d’échange anormalement bas3.

3 — La Chine : nouveau marché pour le gaz russe ?

En décembre 2019, la Russie et la Chine célébraient le lancement du gazoduc « Force de Sibérie » (Power of Siberia), un ouvrage de près de 4 000 kilomètres de long reliant le gisement gazier russe de Tchaïandina, en Iakoutie, à la ville frontalière chinoise de Heihe. Ce gazoduc marquait alors l’aboutissement d’un contrat signé entre Gazprom et la China National Petroleum Corp (CNPC) visant à livrer à la Chine 38 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an pour une durée de 30 ans — soit le contrat le plus important de l’histoire du géant énergétique russe4.

Au-delà des volumes, la construction de Force de Sibérie relevait d’un basculement vers l’Orient de la stratégie énergétique russe construite au cours du XXe siècle, principalement conçue à destination du marché européen. Comme le montre la carte ci-dessous, le gisement de gaz exploité pour Force de Sibérie, situé à plusieurs milliers de kilomètres de l’Europe, aurait été plus difficile à connecter à l’Europe qu’à la Chine. Avec le nouveau projet de gazoduc « Force de Sibérie 2 », Moscou souhaite relier les gisements autrefois massivement exploités pour le marché européen afin de les rediriger vers l’Est.

Malgré la signature d’un mémorandum d’entente entre la Russie et la Mongolie en 2019 — dont le territoire sera partiellement traversé par le gazoduc —, les travaux, dont la construction aurait dû débuter en début d’année, n’ont toujours pas commencé. Pour cause, si Moscou est impatient de pouvoir livrer à la Chine le gaz autrefois destiné à l’Europe, Pékin ne semble pas pressé d’y avoir accès en raison d’autres sources d’approvisionnement disponibles. En décembre, les Premiers ministres chinois Li Qiang et russe Mikhaïl Michoustine avaient conjointement « appelé à la conclusion d’accords sur la construction du gazoduc Power of Siberia 2 le plus rapidement possible »5. Toutefois, Xi a été particulièrement silencieux sur le sujet au cours des derniers mois, tandis que la construction du gazoduc devait débuter début 20246.

Avec le nouveau projet de gazoduc « Force de Sibérie 2 », Moscou souhaite relier les gisements autrefois massivement exploités pour le marché européen afin de les rediriger vers l’Est.

Marin Saillofest

4 — Les sanctions poussent les entreprises russes vers la Chine

Dans un entretien donné à l’agence de presse russe Interfax à la fin du mois d’avril, l’ancien premier vice-président du gouvernement russe et président du conseil d’administration de l’entreprise russe d’extraction et d’exploitation de métaux Nornickel, Vladimir Potanine, a annoncé son intention de délocaliser une partie de sa production de cuivre en Chine7. Partiellement paralysée par les sanctions occidentales, les recettes de la société ont baissé de 20 % par rapport à la période précédant l’invasion russe de l’Ukraine de février 2022.

Selon Potanine, Vladimir Poutine aurait d’ores et déjà donné son accord au transfert d’une partie de la production de l’usine métallurgique de Nadezhda, qui figure à l’agenda de la visite du président russe en Chine qui débute aujourd’hui8. Le cuivre russe actuellement fabriqué en Sibérie pourrait ainsi, à partir de 2027, être produit par une coentreprise sino-russe et étiqueté comme « produit chinois ». Ce stratagème devrait permettre, selon Potanine, de contourner les sanctions et de rapprocher la production de là où les produits seront consommés — en l’occurrence, en Chine, qui importe plus de 50 % du cuivre produit dans le monde.

La dépendance des producteurs russes vis-à-vis du marché chinois pour certains types de produits (notamment les matières premières) s’est renforcée depuis l’invasion de l’Ukraine, en voyant son accès aux marchés européens réduit. Si le transfert d’une partie de la production russe en Chine permettrait de contourner les sanctions et de conduire à un approfondissement des liens sino-russes dans le secteur industriel, cela renforcerait également de fait l’autosuffisance de Pékin, potentiellement au détriment d’autres entreprises russes du secteur.

D’une manière générale, le secteur privé russe souffre du nouveau climat économique suscité par l’invasion de février 2022. Au-delà de certains transferts de production hors de Russie, le nombre de nationalisations a lui aussi fortement augmenté en 2022 et 2023. L’an dernier, 27 procédures de nationalisation ont été engagées — contre 3 en 2021. Selon un rapport de Transparency International Russia et de Novaïa Gazeta, plus de 180 entreprises au total ont été concernées par ces procédures depuis le lancement de la guerre à grande échelle9.

Haie de motards chinois lors d’une cérémonie d’accueil du président russe Vladimir Poutine à l’aéroport de Pékin, le 15 mai 2024. © Alexander Ryumin/POOL/TASS/Sipa USA

Vladimir Poutine aurait d’ores et déjà donné son accord au transfert d’une partie de la production de l’usine métallurgique de Nadezhda, qui figure à l’agenda de la visite du président russe en Chine qui débute aujourd’hui.

Marin Saillofest

5 — Le retour des revendications territoriales chinoises

Ce n’est qu’en 2006 que la frontière sino-russe, qui s’étend sur plus de 4 000 kilomètres, a été entièrement délimitée, après plusieurs décennies de contestations. En mars 1969, les deux pays étaient allés jusqu’à l’affrontement en raison d’une différence d’interprétation de la convention de Pékin de 1860 concernant la frontière orientale entre la Chine et la Russie, à l’intersection des fleuves Amour et Oussouri et de la province chinoise du Heilongjiang et du kraï russe de Khabarovsk. Moscou avait alors agité la menace de frappes nucléaires sur des sites stratégiques chinois afin de contraindre Mao de s’asseoir à la table de négociations. Le président du Parti communiste chinois ainsi que la direction centrale du Parti, considérant la menace d’une frappe nucléaire comme suffisamment crédible, avaient fui la capitale10.

En août 2023, les revendications territoriales chinoises ont ressurgi — bien qu’elles ne furent alors pas nouvelles — lors de la publication par Pékin de la nouvelle édition de sa « carte standard ». Cette dernière ne traduit pas nécessairement une velléité chinoise d’annexer les territoires de ses voisins suite à sa publication, mais dessine les contours de ce que Pékin considère comme relevant de son territoire souverain.

En plus de l’ajout — qui n’est pas une nouveauté en soi — d’un dixième trait en mer des Philippines, Pékin a également marqué l’île Bolchoï Oussouriisk, située à la confluence de l’Amour et de l’Oussouri, comme relevant exclusivement du territoire chinois11. Depuis 2008, l’île est séparée en deux parties par la signature quatre ans auparavant à Pékin de l’Accord complémentaire sur la section orientale de la frontière entre la Chine et la Russie12.

Moscou n’a pas immédiatement réagi à la publication de cette carte. Quelques jours plus tard, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a finalement déclaré que « les parties russe et chinoise partagent la même position selon laquelle la question frontalière entre nos pays a été enfin résolue »13. De toute évidence, Pékin ne se satisfait plus de la « solution équilibrée et optimale, qui est devenue une victoire politique pour les deux parties » vantée en 2004 par Poutine et Hu Jintao lors de la signature de l’accord.

Au plan territorial, Pékin ne se satisfait plus de la « solution équilibrée et optimale, qui est devenue une victoire politique pour les deux parties » vantée en 2004 par Poutine et Hu Jintao lors de la signature de l’accord.

Marin Saillofest

6 — Moscou dépend des importations chinoises pour son industrie de défense

À ce jour, aucune information n’indique que la Chine fournit des armes ou du matériel militaire à la Russie utilisé pour sa guerre contre l’Ukraine. Les armées ukrainienne et russe se procurent cependant des drones civils construits par des fabricants chinois, parfois en passant par des acheteurs tiers. Malgré l’affirmation d’une « amitié sans limites » entre Pékin et la Russie en février 2022, la Chine souhaite conserver son rôle de potentiel médiateur en restant à l’écart d’une participation directe à l’effort de guerre russe.

Pékin continue cependant d’approvisionner l’industrie de la défense russe en biens à « double usage » : des produits et équipements destinés à des applications civiles qui sont susceptibles d’être utilisés pour produire des missiles, drones, pièces d’artillerie… Les États-Unis considèrent que 90 % des composants microélectroniques importés par la Russie en 2023 provenaient de Chine et 70 % des machines-outils — probablement utilisées pour la construction de missiles balistiques tirés sur les infrastructures civiles et énergétiques ukrainiennes. Washington a déjà averti Pékin que les entreprises chinoises approvisionnant l’industrie de défense russe pourraient faire l’objet des sanctions secondaires.

Selon les données de l’Administration chinoise des douanes, la valeur des catégories de produits identifiés par les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni et le Japon comme étant susceptibles de contenir des éléments de technologie avancée utilisés dans les systèmes militaires russes présents sur le champ de bataille en Ukraine ou essentiels au développement, à la production ou à l’utilisation de ces systèmes militaires, ont presque doublé entre 2020 et 2023 (+94 %)14.

Les États-Unis considèrent que 90 % des composants microélectroniques importés par la Russie en 2023 provenaient de Chine et 70 % des machines-outils.

Marin Saillofest

7 — Vers une dédollarisation sino-russe ? 

Le dollar américain est la principale devise utilisée pour réaliser des transactions commerciales à l’échelle mondiale. Sa stabilité par rapport aux autres monnaies ainsi que l’absence d’alternative viable à son utilisation en font la devise de référence pour l’échange de biens et les paiements. Entre 1999 et 2019, la Réserve fédérale américain estime que 74 % des facturations commerciales en Asie-Pacifique et 79 % dans le reste du monde (à l’exclusion de l’Europe et des Amériques) ont été réalisées en dollars américains.

L’utilisation du dollar pour ses échanges expose néanmoins les pays à des réactions américaines ; c’est ce qui s’est produit pour la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014 par l’intermédiaire de sanctions et, dans une moindre mesure, pour la Chine en 2018 dans la cadre de la guerre commerciale sino-américaine après l’arrivée au pouvoir de Donald Trump15. Depuis, Moscou et Pékin ont accru leurs efforts visant à remplacer le dollar par leurs devises nationales (rouble et renminbi) dans leurs réserves et échanges commerciaux.

Ainsi, l’an dernier, le renminbi est devenue la devise la plus échangée en Russie, supplantant le dollar américain pour la première fois suite à l’imposition de sanctions occidentales contre Moscou après l’invasion à grande échelle de février 202216. Mardi 14 mai, en amont de la visite, le conseiller de Poutine Iouri Ouchakov déclarait à Interfax que « la proportion des paiements entre la Russie et la Chine dans leurs monnaies nationales est déjà supérieure à 90 % »17.

Comme le note Brad Setser, l’équation est différente pour Pékin. Contrairement à la Russie, qui peut se tourner vers le renminbi, il n’existe pas d’économies autre que les États-Unis capable d’absorber ses 5 000 à 6 000 milliards de dollars d’actifs étrangers. Passer du dollar à l’euro ne protégerait pas Pékin de sanctions du G7 dans l’éventualité d’une invasion de Taïwan, et la Chine a déjà diversifié une partie de ses réserves dans le cadre des Nouvelles routes de la soie18. De sorte que si Moscou peut se tourner vers la Chine pour dédollariser ses réserves, Pékin manque, quant à elle, d’alternatives.

Dans le rapport annuel 2024 de la Banque centrale russe, l’institution décrit les possibilités de diversification à partir de monnaies et d’instruments financiers de pays qui ne sont « pas hostiles » à la Russie comme étant « limitées par les risques inhérents à ces monnaies et à ces économies. Les taux de change sont très volatils, les marchés sont illiquides et un certain nombre de ces pays appliquent des contrôles de capitaux qui empêchent leur utilisation. Ces facteurs déterminent le rôle clé du renminbi chinois dans la constitution des avoirs de réserve »19.

L’an dernier, le renminbi est devenue la devise la plus échangée en Russie, supplantant le dollar américain pour la première fois suite à l’imposition de sanctions occidentales contre Moscou après l’invasion à grande échelle de février 2022.

Marin Saillofest

8 — Le secteur financier chinois craint les sanctions occidentales

Par ailleurs, et malgré l’augmentation du montant des échanges sino-russes, les banques chinoises craignent les sanctions occidentales. À la suite de la signature d’un décret exécutif par Joe Biden en décembre 2023 autorisant le département du Trésor américain à sanctionner les banques étrangères qui entretiennent des liens avec l’industrie russe de défense, plusieurs banques chinoises ont renforcé leurs examens des transactions transfrontalières relatives à leurs activités en Russie20.

Concrètement, si une banque venait à être considérée comme réalisant des transactions pour le compte de l’industrie de défense russe, celle-ci pourrait être coupée du système financier global21. En conséquence, plusieurs banques chinoises ont commencé à la fin du mois de mars à bloquer les paiements d’entreprises russes en lien avec la vente de certains composants électroniques, processeurs, serveurs, systèmes de stockage de données… Plusieurs grandes banques chinoises dont la Ping An Bank, Bank of Ningbo ou la Guangdong Development Bank ont ainsi cessé d’accepter des paiements en yuans en provenance d’entreprises basées en Russie22. En février, trois des quatre plus grandes banques du pays — la Banque industrielle et commerciale de Chine, la China Construction Bank et la Bank of China — ont informé les banques russes sous sanctions qu’elles cesseraient d’accepter leurs paiements23.

Il est probable que la baisse en glissement annuel des exportations chinoises vers la Russie enregistrée en mars (-16 %) et en avril (-13 %) ait été au moins partiellement provoquée par la mise en place de sanctions secondaires par Washington ainsi que par la difficulté croissante des banques et entreprises russes sous sanctions à recevoir des paiements internationaux24. Comme pour les sanctions précédentes, il est toutefois à prévoir que les entreprises russes se tournent vers d’autres banques ou passent par des intermédiaires afin de les contourner.

Malgré l’augmentation du montant des échanges sino-russes, les banques chinoises craignent les sanctions occidentales.

Marin Saillofest

9 — La Chine aidera-t-elle davantage la Russie dans sa guerre ?

Il est impossible d’anticiper comment le soutien chinois à l’effort de guerre russe est susceptible d’évoluer au cours des prochains mois. En nommant un technocrate à la tête du ministère de la Défense, Vladimir Poutine signale qu’il souhaite prolonger la transformation de la Russie en économie de guerre. Les perspectives d’un arrêt des combats à la suite du sommet sur la paix en Ukraine qui se tiendra les 15 et 16 juin prochain en Suisse étant limitées, le président russe semble se préparer à la perspective d’une guerre longue. Pour gagner celle-ci, il aura besoin de s’assurer du soutien industriel et économique chinois.

La Chine et la Russie conservent une forte coopération alimentée non pas par un alignement idéologique total mais plutôt par le partage d’un diagnostic quant à l’équilibre des puissances dans le monde. Pékin et Moscou contestent tous deux l’hégémonie des États-Unis, mais à la différence de la Russie, la Chine ne souhaite cependant pas couper les ponts avec les pays occidentaux, dont les marchés lui sont essentiels pour une partie importante de sa production.

Pour gagner la longue guerre d’Ukraine, Poutine aura besoin de s’assurer du soutien industriel et économique chinois.

Marin Saillofest
Le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping assistent à une cérémonie officielle de bienvenue devant le Grand Hall du Peuple sur la place Tiananmen, le 16 mai 2024. © Sergei Bobylev/POOL/TASS/Sipa USA

Sur ce point, aucun signe ne laisse penser que Xi serait prêt à franchir le Rubicon pour Poutine en fournissant un soutien militaire direct au régime russe. La visite du président russe en Chine pourrait néanmoins conduire à une certaine forme de rapprochement des industries de défense russse et chinoise, comme le suggère la visite prévue de Poutine à l’Institut de technologie de Harbin, dans la province du Heilongjiang25. Cette université, qui figure sur l’entity list du département du Commerce américain en raison de son « risque important de soutien à l’achat d’articles destinés à une utilisation finale militaire en Chine », est l’un des « sept fils de la défense nationale » chinoise (国防七子)26. Un campus universitaire sino-russe, résultant d’un partenariat entre l’Institut de technologie de Harbin et l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, devrait ouvrir ses portes cette année27.

10 — Que reste-t-il de « l’amitié sans limites » ?

Depuis l’invasion russe de la Crimée, de nombreux pays occidentaux considèrent que l’amitié sino-russe n’est qu’une alliance de circonstances destinée à présenter un front uni face à « l’ordre occidental » — dans les faits, surtout celui des États-Unis — avec l’appui d’autres acteurs, notamment les pays des BRICS. Si les contours de celle-ci sont toujours difficiles à délimiter, il semble que l’amitié sans limites entre Pékin et Moscou déclarée en février 2022 ait pour le moment résisté aux grandes crises géopolitiques, notamment l’invasion de l’Ukraine.

L’alignement sino-russe dans un grand nombre de domaines ne doit pas masquer les divergences qui existent entre Xi et Poutine concernant la manière de parvenir à renverser la domination américaine des affaires mondiales.

Marin Saillofest

Comme l’illustre la visite de Poutine en Chine, les deux dirigeants conservent toujours des liens de proximité, discutent toujours régulièrement et partagent une lecture sensiblement similaire des événements mondiaux : de l’appel à la désescalade après l’attaque du Hamas du 7 octobre à l’appel à la retenue lors de l’attaque iranienne sur le territoire israélien en avril, ou bien quelques mois auparavant lors de l’offensive de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh.

L’alignement sino-russe dans un grand nombre de domaines ne doit néanmoins pas masquer les divergences qui existent entre Xi et Poutine concernant la manière de parvenir à renverser la domination américaine des affaires mondiales. Le président russe a opté pour une confrontation directe qui traduit une vision court-termiste des impacts que celle-ci pourrait avoir à terme dans de nombreux pays du monde, au-delà de l’apparente indifférence suscitée jusqu’alors par l’agression de l’Ukraine dans de nombreux pays du Sud. Xi considère quant à lui que la Chine a encore besoin de l’Occident pour conserver un accès à ses marchés et à ses technologies. Sur ce point, la visite de Poutine en Chine ne suscitera probablement pas de renversement majeur dans la perception du dirigeant chinois.

Sources
  1. Publication sur X (Twitter) d’Alexander Gabuev, 13 mai 2024.
  2.  H.R.1042 – Prohibiting Russian Uranium Imports Act.
  3. Agathe Demarais, « The China-Russia trade friendship may not be quite what you think », Financial Times, 23 avril 2024.
  4. Power of Siberia : A Natural Gas Pipeline Brings Russia and China Closer, Congressional Research Service, 21 avril 2020.
  5. « Russian, Chinese premiers call for agreements on Power of Siberia 2 gas pipeline to be reached as quickly as possible – Novak », Interfax, 19 décembre 2023.
  6. Tom Wilson, « Russia’s planned gas pipeline to China hit by construction delay », Financial Times, 28 janvier 2024.
  7. « Nornickel to move Copper Plant facilities to China, form JV with access to battery tech », Interfax, 22 avril 2024.
  8. Harry Dempsey, « Norilsk Nickel to move copper smelter from Russia to China as sanctions bite », Financial Times, 22 avril 2024.
  9. Denis Morokhin et Maria Erlikh, « Изъято для СВОих », Novaïa Gazeta, 5 mars 2024.
  10. Michael S. Gerson, The Sino-Soviet Border Conflict. Deterrence, Escalation, and the Threat of Nuclear War in 1969, CNA, 2010.
  11. « Китай утвердил географические карты страны, добавив в них российские территории », Moskovski Komsomolets, 29 août 2023.
  12. Tadeusz Dmochowski, « The Settlement of the Russian-Chinese Border Dispute », Polish Political Science Yearbook, 2015, vol. 44, no 1, p. 56-74.5
  13. Ответ официального представителя МИД России М.В.Захаровой на вопрос СМИ относительно территориальной принадлежности острова Большой Уссурийский, Ministère des Affaires étrangères russe, 31 août 2023.
  14. List of Common High Priority Items (Version of February 2024), Commission européenne.
  15. Mrugank Bhusari et Maia Nikoladze, Russia and China : Partners in Dedollarization, Atlantic Council, 18 février 2022.
  16. « China’s Yuan Replaces Dollar as Most Traded in Russia », Bloomberg, 3 avril 2023.
  17. « Share of Russian-Chinese payments in national currencies passes 90 %, energy supplies at record high », Interfax, 14 mai 2024.
  18. Brad Setser, Power and Financial Interdependence, IFRI, mai 2024.
  19. Итоги Работы Банка России За 2023 Год : Коротко О Главном, Banque centrale de Russie, mars 2024.
  20. Executive Order on Taking Additional Steps With Respect to the Russian Federation’s Harmful Activities, Maison-Blanche, 22 décembre 2023.
  21. Richard Vanderford, « U.S. Warns Foreign Banks They Could Face Russia Sanctions », The Wall Street Journal, 22 décembre 2023.
  22. « Электроника зацепилась за проводки », Kommersant, 12 avril 2024.
  23. Sergueï Mingazov, « Три крупнейших банка КНР отказались принимать платежи от банков России под санкциями », Forbes, 21 février 2024.
  24. « China’s Exports to Russia Slump Amid US Threat of War Sanctions », Bloomberg, 16 avril 2024.
  25. On May 16–17, Vladimir Putin will pay a state visit to China, Kremlin, 14 mai 2024.
  26. Commerce Department to Add Two Dozen Chinese Companies with Ties to WMD and Military Activities to the Entity List, Département du Commerce américain, 22 mai 2020.
  27. SPbU delegation visits the People’s Republic of China, Université d’État de Saint-Pétersbourg, 3 novembre 2023.