Il est des moments dans l’Histoire où bascule le destin des peuples, des moments qui élèvent les civilisations ou les précipitent dans l’abîme. Nous vivons l’un de ces moments décisifs en Europe en 2024. 

Tout, autour de nous et en nous, apparaît fragile, branlant, et à certains égards déjà condamné. La guerre sur notre continent, l’effondrement climatique, la crise sociale, le rejet des institutions, la colère qui gronde et la violence qui se diffuse, la vague d’extrême droite qui s’abat sur nos nations : nous sommes plongés dans ce chaos que les anciens Grecs plaçaient à l’origine et à la fin du monde.

La question qui se pose à nous est donc simple : vivons-nous là un début ou une fin ? Est-ce le renouveau ou la chute de l’Europe ?

La réponse à cette question existentielle dépend de nous, de notre capacité à conjurer nos peurs, à trancher et à puiser en nous-mêmes l’énergie, les ressources, le courage nécessaires aux grandes décisions et aux grands combats.

Longtemps, le souvenir des crimes de jadis a suffi à légitimer le projet européen. Selon Imre Kertész, « la Constitution silencieuse, implicite de l’Europe, c’est la mémoire, c’est l’expérience du XXe siècle ». Mais la mémoire s’érode, la « Constitution silencieuse » s’efface et c’est dans les menaces du jour, dans les défis de l’époque que nous devons trouver la raison d’être de l’Union européenne.

Le tumulte actuel pourrait nous conduire à la tétanie, il doit au contraire nous pousser au sursaut et les mots de Hölderlin — « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » — doivent guider nos pas. Car c’est en affrontant la possibilité de la mort du projet démocratique européen que nous le redresserons et que nous lui donnerons la vigueur qui lui manque aujourd’hui. 

C’est en affrontant la possibilité de la mort du projet démocratique européen que nous le redresserons et que nous lui donnerons la vigueur qui lui manque aujourd’hui. 

Raphaël Glucksmann

L’agenda « Europe 2030 » que nous proposons dans cette campagne n’a rien d’utopique ou d’idéaliste. Il est même profondément réaliste

Pas au sens, évidemment, que donnent à ce terme les cyniques qui le confondent avec le renoncement aux grandes ambitions et aux grandes luttes. Non, le réalisme dont il est ici question naît du face-à-face avec le chaos, connaît la puissance des idées et exige des transformations radicales. 

Assumer la confrontation avec les régimes autoritaires qui traitent nos nations comme des serpillères, sortir des énergies fossiles qui nous asservissent, rompre avec la religion du libre-échange qui nous affaiblit et lutter contre l’explosion des inégalités qui fragilise nos démocraties — voilà ce qui est réaliste en 2024.

Tous les changements ici esquissés visent à faire émerger cette puissance écologique européenne qui seule nous permettra d’ouvrir la possibilité d’un nouveau siècle européen.

Bâtir une puissance souveraine

La première priorité qui s’impose à nous est basique : donner à l’Europe les moyens de se défendre. 

Que se passerait-il en effet si Donald Trump était élu Président des Etats-Unis le 5 novembre 2024 ? L’Europe se retrouverait seule. Seule face à la guerre, seule face à Poutine. 

Le moment est venu pour elle de sortir de l’état d’adolescence dans lequel elle vit depuis des décennies, à l’abri d’un parapluie américain qu’elle pensait éternel. Le moment est venu pour l’Europe de devenir adulte. 

Et ce passage à l’âge adulte commence par l’Ukraine, par ce front ukrainien qui est notre première ligne de défense.

Le moment est venu pour l’Europe de devenir adulte.

Raphaël Glucksmann

Car ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas en Ukraine d’un simple conflit territorial, mais de la matérialisation brutale de la guerre lancée par Vladimir Poutine contre nos démocraties bien avant ce 24 février 2022. La cible n’est pas le Donbass ou la Crimée, c’est l’Europe elle-même.

Cela aurait dû être clair depuis l’été 2008 et l’invasion de la Géorgie que nos dirigeants ont tolérée et même récompensée en redoublant de courbettes face au Kremlin. Ou au moins depuis 2014 et l’annexion de la Crimée que nos dirigeants ont laissé faire pour quelques contrats gaziers.

C’est pour déciller les yeux des somnambules qui nous gouvernent que j’ai demandé la création d’une commission spéciale sur les ingérences étrangères au premier jour de mon mandat en juillet 2019. 

En août de la même année, Emmanuel Macron prononça d’ailleurs un discours devant les ambassadeurs qui illustrait parfaitement l’aveuglement des élites françaises et ouest-européennes en général. Alors que la guerre faisait rage en Ukraine, alors que les attaques hybrides contre nos nations se multipliaient, il déclarait : « Je crois que pour arriver à l’objectif de rebâtir un vrai projet européen dans ce monde qui risque la bipolarisation, il faut réussir à faire front commun entre l’Union européenne et la Russie. »

« Faire front commun entre l’Union européenne et la Russie » : cette idée n’était pas seulement irréaliste, elle niait la possibilité même d’une puissance européenne. Comment espérer rallier les Baltes ou les Polonais à l’autonomie stratégique européenne quand vous prônez un front commun avec la Russie poutinienne en août 2019 ? Le discours de la Sorbonne est mort de cette vieille contradiction française : promouvoir lyriquement la souveraineté européenne et ignorer superbement les intérêts vitaux de la moitié du continent.

Tout a changé, me dit-on, le 24 février 2022. Beaucoup de choses ont changé en effet. Nos dirigeants ont-ils pour autant compris que nous étions les cibles de Poutine ?

Nos dirigeants ont-ils compris que nous étions les cibles de Poutine ? 

Raphaël Glucksmann

Comment expliquer dans ce cas que la France, au bout de deux ans de guerre, ne soit pas capable de livrer plus de 5 000 obus par mois à la résistance ukrainienne quand les Russes en tirent jusqu’à 20 000 par jour ? Comment expliquer l’absence de cap donné à notre appareil productif ? Comment expliquer que le gouvernement français ait fait retirer le terme de priorisation — c’est-à-dire le fait de donner la priorité à l’Ukraine sur toutes les autres commandes d’armement — de la directive ASAP sur la production et la livraison de munitions portée courageusement par le Commissaire Thierry Breton ? Comment expliquer cette insistance à vouloir fournir en armes Doha ou Abu Dhabi en pleine pénurie sur le front ukrainien ? Comment expliquer le refus persistant de saisir les 206 milliards d’avoirs publics russes gelés actuellement dans nos banques pour les affecter à l’aide à la résistance ukrainienne ?

En 2023, l’armée française a fait face à une centaine d’actes hostiles directs des forces russes. En ce moment même, les Baltes creusent des tranchées et construisent des bunkers. Le Premier Ministre polonais, lui, évoque un « état de pré-guerre » en Europe. La défense européenne n’est pas un sujet abstrait, c’est même sans doute le dossier le plus concret que les députés européens élus le 9 juin trouveront sur leur table. 

Pour réarmer notre continent, nous mettrons en place un fonds de défense de 100 milliards d’euros, financé par un nouvel emprunt européen. Ce que l’Europe a fait face à la pandémie, elle doit le faire face à la guerre. La commission européenne s’était transformée en centrale d’achat et de commandes de vaccins, elle doit faire de même pour l’armement, avec une priorité donnée aux productions européennes. Ce bouleversement bénéficiera massivement aux industries d’armement, françaises en particulier. Il impliquera donc un nouveau contrat avec ces industries, comprenant notamment un contrôle européen sur les exportations. La « priorisation » — c’est-à-dire le fait que la puissance publique fixe le cap — deviendra la règle. 

Le politique reprendra le poste de commandement qu’il n’aurait jamais dû quitter. Et fera de la sécurité de l’Europe sa boussole absolue. Et la sécurité, ce n’est évidemment pas que la défense. C’est aussi l’énergie, l’industrie, la santé, l’agriculture… D’ici 2030, nous referons de l’Europe un grand continent de producteurs.

Nous ne pouvons être libres et souverains si nous sommes de simples consommateurs de sécurité produite aux États-Unis, d’énergie produite dans le Golfe ou de biens produits en Chine dans tous les secteurs stratégiques.

Le philosophe allemand Hegel a dépeint dans la dialectique du maître et de l’esclave le destin promis à l’Europe si elle ne se réveille pas. Le maître de Hegel est un pur consommateur. Il jouit des biens fabriqués par l’esclave jusqu’au jour où celui-ci comprend la toute-puissance que lui donnent ses fonctions productives et décide de renverser ce maître dont la domination s’est progressivement muée en dépendance et en impotence.

Voilà brièvement résumée — deux siècles plus tôt — l’histoire de nos relations avec la Chine et de ce qu’on appelle abusivement la mondialisation, c’est-à-dire le déménagement du monde hors d’Europe. Des grands groupes européens ont certes largement bénéficié de ce processus qu’ils ont initié, mais nos nations se sont considérablement affaiblies.

N’oublions jamais le sentiment d’humiliation que nous avons tous éprouvé pendant la pandémie, lorsque nous avons réalisé que nous étions devenus incapables de produire des masques, du paracétamol ou du curare. Ce sentiment ne relève pas d’une vanité ou d’une fierté mal placée. C’est un sentiment puissant sur lequel nous devons nous appuyer pour mettre fin au déclin européen.

La défense européenne est sans doute le sujet le plus concret que les députés européens élus le 9 juin trouveront sur leur table.

Raphaël Glucksmann

Ce déclin n’est pas le résultat d’une fatalité divine. Il est le produit d’une multitude de décisions humaines, de recherches effrénées du plus bas coût de production, de quêtes avides des marges les plus grandes et surtout de démissions successives du politique.

Nous ne pouvons pas être en Europe les derniers fidèles d’une religion du libre-échange à laquelle plus personne ne croit ailleurs. Nous devons désormais défendre d’abord et avant tout les intérêts des Européens.

Nous mettrons en place une stratégie du « Fabriqué en Europe » (« Made in Europe ») visant à rapatrier les productions les plus stratégiques sur notre sol et à sécuriser les chaînes d’approvisionnement critiques. Nous adopterons un « Buy European Act » — une loi « Acheter européen » — qui réservera en priorité les commandes publiques européennes aux productions européennes.

Toutes nos politiques seront désormais pensées à l’aune de la souveraineté européenne.

Pour assurer notre souveraineté alimentaire, nous réformerons en profondeur la Politique agricole commune (PAC). L’Europe agricole de 2030 ne doit plus rémunérer l’hectare, mais subventionner l’emploi, stabiliser les prix et les revenus des agriculteurs, constituer ces stocks qui nous font défaut, bref : rompre avec la logique libérale des années 1990-2000.

Pour assurer notre souveraineté en matière de santé, nous allons rapatrier les chaînes de valeur des médicaments essentiels, lancer un Airbus du médicament, créer un service public européen de la santé et affirmer un droit européen de préemption contre les rachats comme celui du géant français des médicaments génériques Biogaran.

Pour assurer notre souveraineté numérique, nous créerons un fonds souverain de la transition numérique. Pendant le mandat écoulé, nous avons su imposer un cadre réglementaire novateur : il est temps de passer à l’investissement et à la protection. Nous voulons faire de l’Europe le champion mondial de l’innovation numérique.

Ces chantiers de la souveraineté européenne commenceront par l’énergie.

Toutes nos politiques seront désormais pensées à l’aune de la souveraineté européenne.

Raphaël Glucksmann

Bâtir une puissance écologique

L’invasion de l’Ukraine nous a fait prendre conscience que notre addiction au pétrole et au gaz nous rendait faibles dans une situation historique — la guerre — qui interdit toute faiblesse.

Au cœur de notre agenda pour 2030, il y a donc la révolution énergétique : le déclin rapide des énergies fossiles et le développement massif des énergies renouvelables — avec une part de nucléaire dans notre mix. Ce n’est pas simplement une exigence climatique, mais aussi un impératif sécuritaire et un antidote au sentiment de déclassement qui habite nos nations depuis le premier choc pétrolier en 1973, lorsque nous avons compris que nous dépendions jusque dans nos vies quotidiennes de puissances étrangères sur lesquelles nous n’avions plus prise.

Les pétromonarchies du Golfe peuvent nous menacer de diminuer leur production de pétrole, mais elles ne peuvent pas empêcher le vent de souffler à Saint Nazaire ou à Dublin. Vladimir Poutine peut couper l’arrivée du gaz en Europe, mais il ne peut pas empêcher le soleil de briller à Marseille ou à La Valette.

Pour mener à bien cette révolution, nous devons investir massivement. Pas seulement dans l’installation, mais aussi dans la production de panneaux solaires ou d’éoliennes. Autrement, nos investissements dans les renouvelables seront des subventions à l’appareil productif chinois.

Aujourd’hui, la Chine contrôle 60 % des chaînes de valeur des industries vertes. Et cette mainmise n’est pas le produit de simples logiques de marché, elle répond à un plan. Rompre la corde qui nous enserre le cou suppose une rupture nette avec la mollesse actuelle.

Nous augmenterons massivement nos capacités d’investissements publics et privés en lançant un fonds souverain européen de la bifurcation écologique doté de 200 milliards d’euros et en mettant en place l’Union des marché de capitaux. Et, pour que ces investissements ne soient pas de l’eau versée dans un tonneau percé, nous assumerons un protectionnisme écologique aux frontières de l’Union.

Nous assumerons un protectionnisme écologique aux frontières de l’Union.

Raphaël Glucksmann

Les enjeux de souveraineté européenne et d’écologie sont indissociables. La puissance que nous voulons bâtir trouvera dans la transformation écologique à la fois son horizon de sens et le moyen de son affirmation.

Nous nous demandons d’un côté comment faire face à la catastrophe climatique et à la sixième extinction de masse des espèces. Nous nous demandons de l’autre comment assurer notre sécurité et restaurer le primat de la puissance publique sur les puissances particulières. Ces deux questions n’en font qu’une et trouvent une réponse unique dans l’émergence de la puissance écologique européenne, clé de voûte de notre agenda. 

De la rencontre de ces deux termes qui ne sont pas souvent associés — puissance et écologie — naîtra, nous en sommes convaincus, une nouvelle offre politique apte à contrer la tentation du repli nationaliste.

Cela suppose d’abord de ne rien céder à l’assaut politique et culturel lancé par la droite et l’extrême-droite contre l’écologie. Nous défendrons chaque texte d’un Pacte vert qui est devenu le bouc émissaire de tous les problèmes. Mais nous ferons plus que défendre ce que nous avons initié, nous engagerons une nouvelle étape de la révolution écologique européenne : la phase de la planification, des investissements, de l’accompagnement. Nous porterons la réponse européenne à l’Inflation Réduction Act de Joe Biden, en ajoutant à l’approche américaine une dimension qu’elle ignore : la sobriété.

La sobriété n’a pas bonne presse. C’est pourtant un instrument de souveraineté essentiel pour l’Europe, car toute énergie économisée est un pas de plus vers l’autonomie pour un continent importateur d’énergie fossile. Et c’est aussi un instrument de justice sociale car elle suppose de poser à nouveau quelques limites à l’exubérance des puissants.

Dans les cités républicaines de la Renaissance italienne, la question de l’opulence des Grands a donné lieu à des débats infinis. À Florence ou à Bologne, on craignait que l’étalement indécent des richesses privées dans l’espace public ne vienne rompre le pacte civique. Les premiers appelés à devenir sobres seront les plus ivres et nous limiterons les activités les plus polluantes des plus riches.

La sobriété, cela signifie sortir de cette société du « tout jetable » et de donner à chaque Européen un droit nouveau : un droit à la réparabilité. Nous porterons ce droit, nous réduirons le poids des voitures et nous exigerons des durées minimales de garantie des produits.

De la rencontre de ces deux termes qui ne sont pas souvent associés — puissance et écologie — naîtra, nous en sommes convaincus, une nouvelle offre politique apte à contrer la tentation du repli nationaliste.

Raphaël Glucksmann

Mais la sobriété écologique, ce n’est pas qu’un ensemble de règles. C’est là encore une politique d’investissements. C’est le soutien au développement de filières : une filière européenne de la réparation, une filière européenne de production de pièces détachées, une filière européenne du recyclage.

Nous mettrons en place le plan « Europe du train », en organisant un transfert de fonds des mobilités polluantes — taxe sur le kérosène, mise à contribution des sociétés autoroutières, etc. — vers le rail, en développant le fret ferroviaire sur tout le continent, en soutenant les lignes voyageurs de proximité et les lignes à grande vitesse dans le même mouvement.

Nous investirons massivement dans la rénovation thermique des logements et nous lancerons le plan « Nos écoles » qui garantira la rénovation thermique de toutes les écoles publiques sur le continent européen d’ici à 2030.

Mais nous devons aller au-delà : notre agenda vise à faire de l’Europe la première force mondiale pour la protection du vivant et de la biodiversité. Par « éthique de la considération » pour le vivant, mais pas seulement. Parce que sans biodiversité, nous ne mangerions pas, nous ne respirions pas et nous ne pourrions pas lutter contre le changement climatique tant la séquestration du carbone par les écosystèmes — comme l’océan ou les forêts — régule le climat.

Nous nous appuierons sur les recommandations de l’IPBES — l’équivalent du « GIEC » pour la biodiversité — comme de l’UICN — l’Union internationale pour la conservation de la nature — et chaque politique publique verra son impact sur la biodiversité devenir un critère de validation.

Nous porterons « l’objectif 30×30 » établi en 2022 lors de la COP15 sur la biodiversité à Montréal, dont le but est la protection de 30 % des espaces terrestres et 30 % des espaces maritimes d’ici à 2030, nous lancerons un « pacte bleu » pour protéger l’océan et nous refonderons la Politique agricole commune.

La sobriété écologique n’est pas qu’un ensemble de règles. C’est une politique d’investissements.

Raphaël Glucksmann

Bâtir une puissance démocratique

La souveraineté de l’Europe repose aussi sur la vigueur de son système politique, la force de sa démocratie.

Qu’est-ce que l’identité européenne ? Sans se lancer dans un long exposé historique ou philosophique, on peut faire une observation simple : de Riga à Lisbonne, d’Athènes à Prague, les villes européennes sont toutes organisées autour de leur place publique.

Ce trait caractéristique hérité de l’Antiquité puis de la Renaissance est fondamental. Il distingue nos villes des villes américaines par exemple. Il identifie notre paysage urbain et révèle un rapport spécifique à la cité et à la citoyenneté, remontant à la Grèce antique, puis à la Renaissance. L’Union européenne est l’héritière de cet humanisme civique. Elle est un projet politique, plus encore : un projet démocratique.

Longtemps les Européens ont cru que le fait démocratique était devenu irréversible sur leur continent. Il n’en est rien. La démocratie est un projet idéologique en compétition avec d’autres — dans le monde et en Europe même. C’est une construction historique fragile qui s’affaisse si elle n’est pas cultivée et défendue. Or elle n’est pas cultivée et défendue avec suffisamment de constance et de sérieux aujourd’hui.

Les scandales successifs de corruption et d’ingérences étrangères baptisés Qatargate, Russiagate ou Chinagate nous rappellent que le premier des biens publics, celui qui conditionne tous les autres, c’est l’intégrité de la démocratie européenne. Au cœur de notre Agenda se trouve donc la nécessité de renforcer et de protéger cette intégrité, en accord avec les 7 propositions d’Antoine Vauchez, Thomas Piketty et leurs co-auteurs publiées dans ces pages.

Il n’est plus acceptable que des députés puissent travailler pour des géants de l’énergie au cours même de leur mandat — ou pour n’importe quel lobby —, que des dirigeants européens puissent pantoufler chez Huawei — ou dans n’importe quelle entreprise étrangère faisant peser la moindre menace sur notre souveraineté —, que de simples comités consultatifs internes sans pouvoir de sanction soient chargés de contrôler la probité des cadres et des élus ou que les présidences tournantes du Conseil soient sponsorisées par des grands groupes privés.

De Riga à Lisbonne, d’Athènes à Prague, les villes européennes sont toutes organisées autour de leur place publique.

Raphaël Glucksmann

Nous ramènerons dans les institutions cet « art de la séparation » qui est consubstantiel à la démocratie libérale et qui protège la sphère publique de la pénétration des intérêts privés. Nous proposerons une « directive pour la protection pénale de l’intégrité de la démocratie », nous attribuerons une compétence spécifique au Parquet européen et nous créerons une haute autorité de l’intégrité de la vie publique européenne dotée des mêmes prérogatives que l’institution française dont elle s’inspire.

Il ne s’agit pas là de morale, mais à nouveau de souveraineté. Des dizaines d’anciens chefs de gouvernement et ministres européens, dans tous les pays membres et de toutes les couleurs politiques, se sont mis au service des intérêts russes, chinois ou qataris. Dans le même temps, des partis et des ONG de l’Union ont été financés par des oligarques russes ayant parfois littéralement acheté des passeports européens auprès de gouvernements européens. C’est une faille immense dans notre sécurité. Nous porterons une version renforcée du « Paquet de défense de la démocratie » proposé par la Commission européenne pour lutter contre ces ingérences.

Des fermes à troll ont été formées pour manipuler notre débat public, sans que les grandes plateformes ne voient rien à redire à favoriser l’attaque de notre espace informationnel par des tyrannies étrangères. Nous pousserons la Commission à imposer à ces plateformes des amendes dissuasives conformément aux règles adoptées par l’Union. Tik Tok posant des problèmes spécifiques de sécurité et d’ingérence, nous créerons une commission spéciale sur la plateforme chinoise dès les premiers jours du mandat pour statuer sur son bannissement.

La résilience de l’écosystème démocratique européen repose sur l’existence d’une presse libre et indépendante. Or les logiques de marché menacent aujourd’hui sa survie. Nous lancerons une deuxième version du « Media Freedom Act » en allant beaucoup plus loin sur la structure de plus en plus oligarchique de la propriété des médias en Europe et nous mettrons en place un fonds européen destiné à financer le journalisme d’investigation. 

La démocratie est un projet idéologique en compétition avec d’autres.

Raphaël Glucksmann

La faiblesse dont le Conseil et la Commission ont fait preuve face à Viktor Orbán ouvre la voie à un recul général de l’état de droit dans l’Union et sème les graines de sa décomposition politique. Nous vérifierons que le conditionnement du versement des fonds européens au respect des principes fondamentaux de la démocratie libérale est réellement appliqué et pousserons le Parlement à engager un rapport de forces plus assumé avec les autres institutions communautaires pour y parvenir, notamment en bloquant le budget s’il le faut.

Bâtir une véritable puissance européenne suppose la cohérence et l’efficacité de la prise de décision au sein de l’Union, donc des réformes institutionnelles profondes. Nous défendrons la fin de l’unanimité — qui donne par exemple un droit de veto à la Hongrie sur les sanctions visant la Russie ou aux paradis fiscaux sur les questions fiscales — et le passage à la majorité qualifiée au sein du Conseil. Nous renforcerons les prérogatives du Parlement européen en lui donnant l’initiative législative et le droit de lever l’impôt. Sans avancée fédérale assumée, il est impossible de bâtir une puissance politique européenne et nous sommes porteurs d’un véritable « Pacte girondin » pour la France et l’Europe.

Nous avons devant nous une double mission historique : approfondir la construction européenne et élargir l’Union. Loin d’opposer ces deux ambitions fondamentales, nous les lions et nous les assumerons de front. Le moment de l’élargissement à l’Ukraine et aux autres pays candidats ayant rempli le cahier des charges soumis par l’Union sera aussi celui d’une refonte des institutions européennes. Nous ferons de 2030 l’année de la réunification du continent européen et de la démocratisation de l’Union.

Notre mandat sera celui de la rédaction par le Parlement d’un traité d’élargissement qui soit aussi un traité de démocratisation de l’Union. L’année 2030 doit être le grand moment constituant dont l’Europe a besoin pour s’affirmer comme puissance.

Nous sommes porteurs d’un « Pacte girondin » pour la France et l’Europe.

Raphaël Glucksmann

Bâtir une puissance solidaire

La démocratie n’est pas un cadre institutionnel, elle est également un régime de solidarités. Il ne peut pas y avoir de démocratie stable sans solidarité sociale.

Les ouvriers et travailleurs polonais qui ont créé le premier syndicat libre du monde communiste en l’appelant « Solidarnosc » (« Solidarité ») l’avaient bien compris. Voilà le maître mot : solidarité. Ce qui tient ensemble. Aucune communauté de destin ne peut tenir sans mécanisme fort de solidarité et de redistribution des richesses. 

En temps de guerre, la solidarité et la redistribution sont des mécanismes d’auto-défense des démocraties. La cohésion de l’Union, base de sa puissance, passe par la participation des plus riches des Européens à l’effort collectif.

Nos démocraties ne tiendront pas si 31 % des parents européens sautent des repas pour nourrir leurs enfants alors que les milliardaires ont un taux effectif d’imposition de leur fortune… inférieur à 0,5 %. L’Union doit devenir un vecteur de redistribution.

Nous avons lancé — avec Paul Magnette, Aurore Lalucq et des activistes écologistes comme Claire Nouvian et Camille Etienne — une Initiative citoyenne européenne (ICE) pour taxer les plus hauts patrimoines à l’échelle continentale afin de financer une transition écologique qui soit socialement juste. Nous porterons ce projet au Parlement.

Concrètement, il s’agit de s’assurer que les contribuables dont le patrimoine dépasse 100 millions d’euros paient l’équivalent de 2 % de leur fortune en impôt en Europe. Partout, les démocrates se posent la question de la participation des ultra-riches au monde commun et aux États-Unis, Joe Biden défend une mesure qui va dans le même sens.

C’est la première étape. La deuxième, c’est la justice et l’équité dans l’imposition des entreprises. Il n’y a aucune justification au fait que les multinationales paient moins d’impôt que les PME. L’accord international sur l’imposition minimale à 15 %, qui a commencé à être appliqué dans l’Union au 1er janvier 2024, est un premier pas, mais demeure insuffisant et nous allons porter le taux au niveau de l’imposition moyenne des entreprises au sein de l’Union. Nous conditionnerons l’accès au marché européen — notre levier principal à l’échelle mondiale — au paiement de cet impôt minimum. Toute multinationale ayant une activité en Europe devra payer une taxe à l’entrée de ses produits sur notre marché si son taux effectif d’imposition est inférieur à la norme européenne.

Il n’y a aucune justification au fait que les multinationales paient moins d’impôt que les PME.

Raphaël Glucksmann

Notre agenda 2030 vise à renouer avec la longue quête d’égalité et de justice qui a façonné les démocraties européennes. Au cœur même du continent le plus riche du monde, des millions de familles n’arrivent pas à se loger dignement.

Au moins 900 000 personnes en Europe dormiront la nuit dans la rue ou dans des logements d’urgence qu’ils devront quitter le lendemain matin. Cela ne peut plus durer. Nous porterons un grand plan « Logement d’abord » inspiré par la politique finlandaise de lutte contre le sans-abrisme.

Le prix des loyers constitue une urgence sociale qui se retrouve dans quasiment toutes les grandes villes européennes et touche d’abord les jeunes — et parmi eux les plus précaires. Cette crise les empêche de quitter le domicile familial, de s’émanciper et de construire leur vie autonome et libre. Nous adopterons un Plan Marshall européen pour le logement, qui financera des investissements massifs dans la construction et la rénovation énergétique de logements abordables pour tous. Nous mobiliserons également l’argent privé en créant une plateforme européenne dédiée et en mettant en place des garanties européennes pour les investissements dans le logement abordable.

Avoir un toit est un droit, dont trop de citoyens européens sont privés, mais ce toit ne suffit pas, les citoyennes européennes et les citoyens européens doivent pouvoir se chauffer en hiver. L’énergie est un bien de première nécessité et nous le traiterons à nouveau comme tel, nous réformerons le marché européen de l’énergie et défendrons un tarif social de l’énergie au niveau européen.

Le combat pour les droits sociaux continue la longue lutte pour les droits humains qui a structuré les démocraties européennes. Le primat trop longtemps accordé aux seules libertés économiques dans les institutions européennes a fragilisé le projet d’une Europe démocratique. L’Union européenne, si elle veut conserver sa signification et sa raison d’être, doit trouver son véritable centre de gravité — ou, mieux encore, sa force propulsive — dans l’élargissement de la mise en œuvre des droits humains fondamentaux qui sont à la base même de son projet.

La quête d’égalité commence par l’égalité entre femmes et hommes. Nous bâtirons une Europe féministe. Alors que le gouvernement français a mobilisé tant d’efforts pour détricoter la directive européenne sur les violences faites aux femmes, nous y réintroduirons la définition européenne du viol qu’Emmanuel Macron a fait supprimer. Nous adopterons la clause de l’Européenne la plus favorisée qui garantira à chaque femme européenne les droits les plus protecteurs qui existent dans l’Union, pour que toutes les Européennes puissent bénéficier de la politique de lutte contre les violences faites aux femmes menée en Espagne ou de la politique d’égalité salariale menée en Scandinavie. Nous défendrons sans relâche l’inscription du droit à l’IVG dans la Charte européenne des droits fondamentaux.

Le primat trop longtemps accordé aux seules libertés économiques dans les institutions européennes a fragilisé le projet d’une Europe démocratique.

Raphaël Glucksmann

La puissance européenne sera une puissance humaniste, défendant les droits humains, du Karabagh à Gaza, et refusant de considérer le droit international comme étant à géométrie variable. Loin d’être idéaliste, une politique étrangère européenne reposant sur la promotion des principes constitutifs de nos démocraties est la condition de possibilité d’une Europe crédible et donc puissante à l’échelle mondiale. 

*

Voilà brièvement esquissé l’horizon qui nous mobilisera pendant les semaines, les mois et les années qui viennent. Voilà le chemin que nous proposons pour lancer un nouveau siècle européen.

L’Union européenne a longtemps été dirigée par des démocrates de confort, elle a besoin de démocrates de combat. Nous serons ces démocrates de combat au sein du Parlement européen.

J’ai forgé mes convictions européennes dans les marges tumultueuses de l’Union. L’Europe n’est pas pour moi un slogan de campagne, ce n’est pas non plus une technostructure ou un ensemble de normes. L’Europe, c’est un idéal, c’est un combat.

L’Union européenne a longtemps été dirigée par des démocrates de confort, elle a besoin de démocrates de combat.

Raphaël Glucksmann

J’ai vu en Géorgie et en Ukraine des hommes et des femmes risquer leur vie pour cet idéal européen. J’ai vu en 2014 des jeunes Ukrainiens braver les balles des snipers sur la Place Maïdan avec un drapeau bleu étoilé dans les mains.

Les peuples qui aspirent à rejoindre la grande famille européenne ne se soulèvent pas pour une technostructure ou pour un ensemble de normes. Ils se soulèvent pour une vision du monde. Ils se soulèvent pour la liberté, pour l’égalité, pour une certaine idée de la justice que l’Europe incarne à leurs yeux.

Il est temps que l’Union européenne se montre digne de l’immense promesse qu’elle recouvre. C’est tout le sens de notre agenda « Europe 2030 ».