Introduction

À six mois d’élections européennes cruciales, comment tirer le bilan de la législature passée ? Depuis trois ans, le Bulletin des élections de l’Union européenne a documenté un à un les scrutins régionaux et nationaux européens, passant en revue plus d’une centaine d’élections et collectant systématiquement les résultats électoraux à l’échelle communale. Grâce aux données accumulées, BLUE est en mesure de vous proposer la première analyse à l’échelle locale de l’ensemble des élections nationales de la législature 2019-2023. Une première européenne en 40 cartes exclusives.

Pour chacune des analyses qui suivent, on considère le 90 000 communes de l’Union européenne lors du principal scrutin national de la période1. Ce scrutin correspond, dans les régimes à dominante présidentielle (France et Chypre) au premier tour de l’élection présidentielle et, dans les régimes parlementaires (les 25 autres États), au tour unique de l’élection de la chambre basse du parlement. On s’intéresse aux scores des partis regroupés selon leur groupe au sein du Parlement européen ou leur proximité avec ces groupes : groupe de la Gauche (GUE/NGL) ; des Verts et de l’Alliance libre européenne (Verts/ALE) ; Socialistes et Démocrates (S&D, centre-gauche) ; Renew Europe (RE, libéraux) ; Parti populaire européen (PPE, centre-droit) ; Conservateurs et réformistes européens (CRE, nationaux-conservateurs) et Identité et démocratie (ID, nationaux-identitaires). 

1 – La participation

En matière de participation électorale, les communes européennes se répartissent en trois groupes principaux. À l’ouest (hors Portugal) au nord (hors Irlande et Finlande), à Malte, à Chypre et dans les zones urbaines et périurbaines de Pologne, la participation s’établit à un niveau élevé, dépassant majoritairement les 70 %. Si les records de participation sont atteints en Belgique (88 %) et au Luxembourg (87 %), où le vote est obligatoire, des chiffres comparables s’observent en Suède (84 %) et à Malte (86 %), où une telle obligation n’existe pas.

Dans un deuxième groupe, on trouve l’Irlande, la plupart des États d’Europe centrale, l’Estonie et la Lettonie, les Länder allemands de l’Est, l’Italie du nord, le Portugal, la Corse, la Catalogne, les Baléares, le Pays Basque et une partie de l’Andalousie, où l’abstention atteint 40 à 50 % par endroits.

Enfin, les niveaux de participation les plus faibles s’observent dans le nord-est du Portugal, dans les régions ultrapériphériques françaises et portugaises, en Lituanie, dans l’est de la Lettonie, en Italie du sud, en Croatie, en Roumanie, en Bulgarie et en Grèce. En Bulgarie, la participation n’était que de 40 % lors du scrutin de 2023 (le quatrième en deux ans) ; organisée pendant la pandémie de Covid-19, l’élection roumaine de 2020 n’avait attiré que 31 % des électeurs, un record à l’échelle de la législature.

2 – Les partis en tête

Les partis arrivés en tête dans les communes européennes appartiennent principalement à cinq groupes. En première position, les sociaux-démocrates du groupe S&D sont en tête dans environ 12 000 communes représentant 24 % de la population de l’Union. Le Parti populaire européen arrive second, l’emportant dans 16 500 communes représentant 22 % de la population de l’Union. En troisième et quatrième place, les Conservateurs et réformistes européens (CRE, nationaux-conservateurs) et les libéraux de Renew Europe sont vainqueurs dans un nombre de communes plus restreint, totalisant respectivement 14 et 11 % de la population totale.

Fort de ses bons résultats dans une partie importante de la France rurale, le groupe Identité et Démocratie s’impose dans 22 000 communes dont la population ne dépasse cependant pas les 8 % de celle de l’Union. La part des communes remportées par le groupe de la Gauche européenne et celui des Verts et des régionalistes est bien plus marginale, s’établissant à 5 et 2 % de la population totale seulement. Avec leur implantation principalement urbaine, les Verts n’emportent que 800 communes sur près de 90 000.

Les contrastes entre zones rurales et urbaines apparaissent plus nettement lorsqu’on représente les différentes communes par des carrés de surface proportionnelle à leur population. Ainsi, en Italie du nord, les plus grandes villes emportées par les sociaux-démocrates sont entourées d’espaces périurbains largement gagnés aux nationaux-conservateurs. En Allemagne du sud, on observe un contraste similaire entre zones urbaines où s’imposent les Verts et les sociaux-démocrates et zones rurales dominées par le centre-droit. En Pologne, à l’exception de l’extrême est du pays, la Coalition civique l’emporte dans les villes mais peine à obtenir la première place dans les campagnes où prédominent à nouveau les CRE.

Un schéma similaire se répète autour de Bruxelles, de Vienne, de la Randstad, de Stockholm, Bucarest, de Budapest, avec des villes tendanciellement marquées au centre-gauche et des espaces périurbains où prédominent les partis conservateurs et nationalistes. L’agglomération parisienne présente un profil plus complexe avec son centre remporté par les libéraux et entouré d’une couronne gagnée à la gauche radicale, puis d’espaces plus ruraux dominés par Identité et Démocratie. Avec une telle représentation, l’extrême droite qui domine de vastes espaces peu denses voit son poids apparent diminuer. De fait, les espaces fortement peuplés qu’elle domine sont en définitive assez peu nombreux : nord et sud des Pays-Bas, bassin minier du nord de la France, Bouches-du-Rhône hors Marseille, Lombardie, Vénétie, Latium, tiers est de la Pologne.

Avec une telle représentation, l’extrême droite qui domine de vastes espaces peu denses voit son poids apparent diminuer.

François Hublet

3 – Les partis en plus forte croissance

La droite nationaliste a enregistré une progression importante lors de la législature 2019-2024. Les membres des groupes CRE et ID et leurs alliés potentiels ont connu la plus forte progression aux Pays-Bas, en Flandre, en Suède, en Italie, en République tchèque, sur une part importante du territoire en Finlande, en Roumanie, en France et au Portugal. Quatre espaces échappent à cette tendance globale. D’abord l’Espagne, où la droite traditionnelle a obtenu en 2023 des gains plus élevés que l’extrême droite sur fond de « vote utile », tandis que l’alliance socialiste et écologiste Sumar enregistrait de bons résultats dans les villes.

Ensuite la Pologne et la Hongrie, où de nouvelles coalitions d’opposition se sont mises en place, et les agglomérations françaises, l’Irlande et la Wallonie, où c’est le groupe de la Gauche qui emporte les succès les plus nets. Enfin les zones urbaines et périurbaines allemandes et autrichiennes, mais aussi les villes de l’ouest de la France, où les Verts ont connu une forte progression, particulièrement remarquable dans la grande région industrielle de Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

La prise en compte de la population des communes permet de préciser l’analyse précédente. Dans la plupart des États où la droite et l’extrême droite enregistrent la croissance la plus forte (Espagne, Finlande, France, Pays-Bas, Suède), les groupes de gauche et de centre-gauche progressent dans les plus grandes villes. Dans la mesure où la gauche était déjà sur-représentée dans les zones urbaines au début de la période, cette évolution signale un accroissement du clivage entre villes et campagnes. L’Italie et la Roumanie, où les partis de droite en croissance sont aussi des partis nouveaux, échappent à cette tendance. C’est également le cas de certains territoires spécifiques où l’extrême droite est très bien implantée dans les villes, comme sur la Côte d’Azur ou en Flandre.

Dans la mesure où la gauche était déjà sur-représentée dans les zones urbaines au début de la période, cette évolution signale un accroissement du clivage entre villes et campagnes.

François Hublet

4 – Les partis en plus forte baisse

À l’échelle de la législature, les partis de centre-droit et de droite subissent les pertes les plus importantes. C’est le cas en Irlande, dans une partie de l’Espagne et du Portugal, en France, en Wallonie, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Danemark, en Suède, en République tchèque, en Slovaquie et en Bulgarie. Le cas de la Pologne est particulier : les pertes du PPE qui apparaissent dans la carte ci-dessus sont en partie un effet de notre codage, qui n’assimile pas la Coalition civique de Donald Tusk au PPE du fait de ses multiples composantes.

À côté de cette tendance générale, trois séries d’espaces font exception : la péninsule ibérique, où la gauche radicale enregistre les pertes les plus fortes dans la plupart des régions ; l’Autriche et l’Italie du nord, où c’est le cas du groupe ID ; et la Roumanie, où les sociaux-démocrates ont reculé dans l’essentiel du pays. Les pertes de la gauche radicale en Espagne sont toutefois à relativiser dans la mesure où la coalition éco-socialiste Sumar (GUE/NGL-Verts/ALE) a succédé au parti Podemos (GUE/NGL) à la gauche du spectre politique. Celles de l’extrême droite autrichienne sont également intervenues dans une période très peu favorable, la tendance s’étant depuis inversée.

La prise en compte des populations n’apporte pas de changement majeur dans l’analyse. Le recul des partis membres du groupe GUE/NGL (dans le contexte de l’émergence de coalitions larges) est le plus significatif  dans la péninsule ibérique. On peut signaler le recul important de la gauche radicale à Berlin, celui des Verts dans les villes finlandaises, et celui des sociaux-démocrates à Anvers et Gand.

5 – Résultats des groupes européens

La France, et particulièrement l’agglomération parisienne, domine largement l’électorat de la gauche radicalement européenne. Une concentration d’électeurs moindre mais qui reste significative existe dans les villes espagnoles et autour des agglomérations de Dublin, Berlin et Athènes.

Les électeurs des partis membres du groupe des Verts sont pour leur part concentrés en Allemagne, en Autriche et dans le Benelux, avec des contributions plus faibles des espaces tchèque (Parti pirate), français et balte. En Italie, le Mouvement Cinq-Étoiles, qui a entamé au cours de la législature européenne un rapprochement avec le groupe des Verts et a présenté un comportement électoral voisin lors des scrutins publics, représente une force politique majeure dans la moitié sud du pays. Les nationalistes de la Gauche républicaine de Catalogne constituent quant à eux la première force politique de l’Alliance libre européenne, qui siège avec les Verts au parlement.

Les partis sociaux-démocrates européens présentent un profil géographique plus diversifié que leurs alliés traditionnels de gauche et de centre-gauche. Les S&D sont fortement représentés au Allemagne, en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas (en coalition avec les Verts) au Portugal, en Autriche, en Suède, en Roumanie et à Malte. Il disposent également d’électorats conséquents en Grèce, en Finlande, en Croatie et en Pologne.

Le groupe libéral Renew Europe se caractérise par la forte concentration de son électorat dans la mégalopole européenne (nord-est de la France, Belgique, Pays-Bas, ouest de l’Allemagne, et dans une moindre proportion à Lyon et en Lombardie). Il est cependant également bien implanté en Europe du Nord (Irlande, Danemark, Estonie), en Slovénie, dans les agglomérations roumaines, autrichiennes et slovaques, ainsi qu’en Pologne, en Bulgarie et en Lituanie. Le parti ANO du milliardaire populiste tchèque Andrej Babiš occupe quant à lui une position ambiguë à l’aile droite du groupe. À l’exception des Canaries et du Portugal, où l’Initiative libérale a obtenu un succès d’estime lors du scrutin de 2023, les scores de Renew en Europe du Sud et dans les régions ultrapériphériques sont à ce stade très faibles.

L’extension de l’électorat du centre-droit européen est comparable à celle de l’électorat S&D. Le PPE et ses alliés obtiennent des scores élevés en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas et à Malte, ainsi que dans l’essentiel des États d’Europe du Nord et de l’Est.

Deux coalitions majeures s’opposant aux nationalismes d’Europe centrale présentent par ailleurs des proximités idéologiques et personnelles avec le PPE : d’une part la Coalition civique polonaise menée par Donald Tusk, qui a remporté le scrutin de 2023 ; et d’autre part, et de manière plus indirecte au vu de sa diversité, la coalition de l’opposition hongroise unie dirigée par le conservateur Péter Márki-Zay en 2022. La France et l’Italie, où le centre-droit traditionnel est marginalisé, font ici figure d’exception, tandis que les conservateurs allemands occupent un rôle charnière dans les équilibres du parti.

Les deux groupes de droite nationaliste CRE et ID présentent des distributions complémentaires au sein de l’espace politique européen, des partis majeurs n’étant en compétition directe qu’en Flandre (NVA et VB), en Italie (FdI et Lega) et peut-être à l’avenir en France (en cas d’adhésion aux CRE de « Reconquête ! »). Les électeurs des Conservateurs et réformistes européens sont principalement issus de six espaces : l’est et les zones rurales de Pologne, la République tchèque (alliance SPOLU avec le centre-droit), l’Italie du nord et du centre, l’Espagne, la Suède, et la Flandre. Les composantes italienne et polonaise du groupe sont de loin les deux plus importantes par leur nombre d’électeurs.

Lors de la législature 2019-2024, l’électorat du groupe ID était principalement issu de trois espaces géographiques : un espace ouest-européen s’étendant de Paris au nord des Pays-Bas en passant par les anciens bassins miniers et la Flandre ; un espace centre-européen autour de l’ex-RDA ; et un espace méditerranéen qui va de Perpignan à la Lombardie en passant par la Riviera et le Piémont. On peut associer à cet électorat celui, très nombreux, du Fidesz hongrois2.

6 – Évolution des scores des groupes européens

Les résultats de la Gauche européenne sont stables ou en recul dans la plupart des régions, à l’exception de trois espaces : les villes et les régions ultrapériphériques françaises, où elle est en forte hausse, et la Wallonie et l’Irlande, où elle obtient de bons résultats. La chute du groupe GUE/NGL est particulièrement claire en Grèce, mais aussi dans le sud du Portugal et dans l’est de l’Allemagne.

Le bilan électoral des Verts et des régionalistes lors de cette législature est ambigu. D’une part, les résultats des partis membres du groupe sont globalement en hausse dans la plupart des régions d’Europe du nord et du centre, à l’exception du Luxembourg, de la Finlande et de la Sarre (où la liste des Verts a été exclue pour vice de procédure). Au Pays-Bas et en Espagne également, des partis verts et régionalistes ont formé des coalitions avec leurs alliés de centre-gauche qui ont remporté un certain succès.

Dans le même temps, cependant, les résultats de leurs alliés potentiels d’Europe du Sud – centre-gauche catalan, écologistes portugais, Mouvement Cinq-Étoiles qui s’est progressivement rapproché du groupe – sont en recul. Les Verts connaissent toujours des difficultés à élargir leur base électorale au-delà de l’Europe du centre-ouest et des zones urbaines. Les nouveaux mouvements de centre-gauche de l’Europe méridionale pourraient, malgré leurs difficultés présentes, constituer des alliés de choix.

Les nouveaux mouvements de centre-gauche de l’Europe méridionale pourraient, malgré leurs difficultés présentes, constituer des alliés de choix.

François Hublet

Malgré de bons résultats dans la péninsule ibérique, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Croatie et en Grèce, les scores de la social-démocratie européenne sont globalement en recul. Les partis membres des S&D ne sont pas seulement marginalisés en France ; ils subissent également des pertes parfois importantes en Autriche, en Belgique, en Lettonie, en Pologne, en Roumanie et en République tchèque.

Si leur présence à la tête des gouvernements allemand et espagnol et leur participation au nouveau cabinet Tusk compensent pour l’instant ces pertes d’influence, la fin de leur participation aux exécutifs suédois, finlandais et luxembourgeois, la seconde place de la coalition de Frans Timmermans au Pays-Bas et la récente démission d’António Costa au Portugal, sont les signes d’une certaines fragilité.

La législature de Renew Europe fut également très contrastée. Principale figure de RE depuis 2019, le président français Emmanuel Macron a été réélu en 2022 avec un score plus élevé au premier tour qu’en 2017, mais avec une popularité toujours faible et un programme plus clivant. Les libéraux et leurs alliés ont également obtenu des scores en hausse en Slovénie, en Pologne, en Roumanie, en Slovaquie, en Allemagne et en Estonie, et ont pu faire émerger de nouvelles forces politiques au Portugal et en Italie notamment.

Ces résultats s’accompagnent cependant d’un effondrement en Espagne, où le parti Ciudadanos quitte le parlement national et les parlement régionaux, d’une lourde défaite aux Pays-Bas et de reculs plus modérés mais significatifs en Scandinavie, en Belgique, en Irlande et en République tchèque. L’affaiblissement significatif de deux délégations importantes et l’incertitude autour de l’avenir des formations françaises de centre-droit peuvent être source d’inquiétude dans un groupe déjà très fragmenté.

L’affaiblissement significatif de deux délégations importantes et l’incertitude autour de l’avenir des formations françaises de centre-droit peuvent être source d’inquiétude dans un groupe déjà très fragmenté.

François Hublet

Tout comme les Socialistes et Démocrates, le Parti populaire européen apparaît fragilisé. Sa marginalisation en France, en Italie, en République tchèque et en Slovaquie, ses mauvais résultats électoraux en Allemagne et dans une grande partie de l’Europe du nord ainsi que son incapacité à s’imposer au gouvernement en Espagne malgré sa première place signalent que son statut de parti dominant n’est plus acquis dans tous les espaces. Pour autant, le PPE reste paradoxalement incontournable.

D’abord parce que les conservateurs ont également compté quelques succès électoraux significatifs en Espagne, en Pologne et en Grèce (malgré une baisse nominale de quelques points), mais aussi en Autriche, en Bulgarie, en Croatie, en Finlande, au Luxembourg, en Lettonie et aux Pays-Bas. Ensuite parce que, à l’exception notable de la France et de l’Italie, les forces conservatrices traditionnelles continuent de jouer presque partout un rôle de premier plan. Même si leur part de voix globale a décru sur l’ensemble de la période, leur poids historique majeur leur confère toujours une certaine stabilité. 

Le groupe CRE est celui qui présente, sur l’ensemble de la législature, la montée en puissance la plus nette. De formation orpheline des Tories britanniques et jouant un rôle mineur entre le PPE et ID, les Conservateurs et réformistes européens ont pu s’affirmer à plusieurs reprises comme la force charnière de la nouvelle droite européenne. La croissance des CRE et de leurs alliés est majeure en Italie, en République tchèque, en Suède, en Croatie, en Roumanie et en Lettonie. En France, le national-conservateur Éric Zemmour, jugé proche du groupe, a également obtenu de bons scores.

Le groupe accueille même les déçus de l’extrême droite traditionnelle : encore membre d’ID lors de l’élection de 2023, le parti des Vrais finlandais a depuis rejoint les Conservateurs ; il est, depuis, entré au gouvernement. Même là où les CRE étaient numériquement en léger recul lors des dernières échéances électorales – en Espagne, Flandre, Pologne -, les partis membres du groupe disposent désormais d’une base électorale stable et se sont imposés comme des acteurs inévitables du système politique. Parmi les États où les CRE sont présents, il n’est guère qu’aux Pays-Bas que la dynamique semble manquer. Dans ce contexte, les Conservateurs et réformistes européens apparaissent comme les grands vainqueurs de la législature qui s’achève. 

Si les CRE apparaissent collectivement comme les grands gagnants de la séquence qui s’achève, les succès d’Identité et Démocratie et de leurs alliés d’extrême droite sont davantage le fait de personnalités et de dynamiques spécifiques. Tour à tour, les formations nationalistes françaises, néerlandaises, hongroises, flamandes et portugaises ont connu un accroissement considérable de leur influence dans les zones péri-urbaines et rurales. Le succès de l’extrême droite s’est essentiellement limité à l’est de l’Allemagne en 2021, mais s’étend depuis.

Tour à tour, les formations nationalistes françaises, néerlandaises, hongroises, flamandes et portugaises ont connu un accroissement considérable de leur influence dans les zones péri-urbaines et rurales.

François Hublet

Dans le même temps, cependant, les résultats des partis du groupe en Italie du nord, en Autriche, au Danemark et en Slovaquie ont été jusque-là décevants. L’influence d’ID est désormais moindre que celle des CRE au plan européen, et leur croissance est d’abord le résultat de tendances nationales disjointes. Dans ce contexte, la montée en puissance d’Identité et démocratie, si elle est réelle, se limite pour l’instant à certaines régions : France (sauf la région parisienne et les grandes métropoles), Pays-Bas (sauf dans les grandes villes universitaires), Flandre, Allemagne (particulièrement dans les zones périurbaines et rurales de l’est) et Portugal.

7 – Analyse en composantes principales

L’analyse en composante principale (ACP) permet d’identifier la manière dont plusieurs ensembles de données (ici, les résultats des groupes de partis dans les 90 000 communes) diffèrent les uns des autres selon plusieurs axes qui se superposent les uns aux autres. Les axes sont identifiés automatiquement par l’analyse et correspondent à des clivages dans le comportement électoral : vote plus fort pour une certaine combinaison de partis à l’une des extrémités de l’axe, vote moins fort pour ces partis et vote plus fort pour une autre combinaison de partis à l’autre extrémité. 

L’axe le plus important identifié par l’ACP est celui qui oppose les zones où dominent le PPE et les S&D (en vert ci-dessus) des zones où dominent les groupes nationalistes, libéraux et de gauche (en rouge). Dans la péninsule ibérique, dans l’espace germanophone (sauf est de l’Allemagne), en Wallonie et à l’extrême est de l’Union, les partis sociaux-démocrates et conservateurs sont toujours puissants. À l’inverse, dans les zones périurbaines et rurales de France, de l’est de la Pologne, de Slovaquie et de Hongrie, le vote pour les partis « nouveaux » est plus fréquent. L’Italie du nord, les Pays-Bas, la Flandre, l’Estonie et le nord de la Finlande sont plus proches du second modèle.

Le deuxième axe identifié par l’ACP oppose espaces « néo-progressistes » à fort vote libéral, de gauche et écologiste (sociaux-démocrates exclus) aux espaces « traditionnels-conservateurs » où le vote d’extrême droite et de droite est plus fréquent et où le vote social-démocrate est aussi légèrement plus fort. Il se superpose à l’axe précédent.

Parmi les espaces « néo-progressistes », on compte la Catalogne, le Danemark, l’Estonie, l’Irlande, la Lituanie, le Pays Basque, la République tchèque, Slovénie, la Wallonie, les agglomérations françaises et allemandes, l’extrême ouest de la France, et les régions ultrapériphériques françaises hors Mayotte. Parmi les espaces « traditionnels-conservateurs », la Flandre, la Hongrie, l’Italie du nord, la Pologne, la Slovaquie et l’Espagne (hors Catalogne et Pays Basque) se distinguent.

Le troisième axe qui se superpose aux deux précédents reproduit le clivage entre la gauche (S&D-Gauche) et le centre-droit (PPE-RE). Une fois tenu compte des deux premiers clivages, le centre-gauche obtient de meilleurs scores dans la péninsule ibérique (hors Galice et une partie de la Castille), en Croatie, au Danemark, en Italie, en Roumanie (hors Transylvanie), en Suède et en Allemagne du nord. Le centre-droit obtient quant à lui de meilleurs résultats en Bavière et dans l’ouest de l’Autriche, en Bulgarie, en Grèce, en Lettonie, en Irlande, aux Pays-Bas, en République tchèque, en Slovénie, en Transylvanie, dans l’ouest de la Pologne et dans les villes hongroises, polonaises et slovaques.

Le quatrième axe distingue les espaces dans lesquels la Gauche radicale et, secondairement, le PPE, obtiennent des résultats plus élevés que la moyenne et où les partis du centre et du centre-gauche obtiennent comparativement des scores plus faibles. Il s’agit de la Grèce, de l’Espagne, d’une partie de la région parisienne, de certaines zones principalement rurales du midi de la France, de la Bretagne, des régions ultrapériphériques françaises et de l’Irlande.

Le cinquième axe oppose les espaces de forte présence des Verts, de l’Alliance libre européenne et de leurs alliés (en vert) à ceux où les sociaux-démocrates et les libéraux sont plus présents (en rouge). Dans la première catégorie, on compte les zones urbaines de l’Allemagne, de Belgique, du Luxembourg, d’Autriche et de République tchèque, la Catalogne, le Pays Basque et la Galice (ALE), Zagreb, le Sud de l’Italie (seulement en considérant le Mouvement Cinq-Étoiles), la Lituanie et la Lettonie. À l’inverse, l’essentiel de l’Europe de l’Est, de la Scandinavie, de la péninsule ibérique et de la France est défavorable aux Verts.

8 – Clusters

Les méthodes de clustering permettent d’identifier des ensembles de communes dont le comportement électoral est similaire. La méthode employée ici répartit automatiquement les communes dans un nombre fixé de catégories.

Si on classifie les communes en deux catégories, les clusters qui se distinguent correspondent d’une part aux régions où les partis d’extrême droite remportent des scores importants et le PPE et les S&D des scores faibles (en rouge), et d’autre part à celles où le PPE et les S&D dominent et les scores de l’extrême droite sont bien plus faibles. Les zones de force de l’extrême droite européenne sont l’Estonie, le nord de la Finlande, la Flandre, la France, la Hongrie, l’Italie, les Pays-Bas et la Pologne (hors zones urbaines), la Saxe, la Thuringe et la Slovaquie.

Si on divise les communes européennes en trois groupes, les clusters qui se distinguent correspondent aux zones de domination de l’extrême droite (en rouge), aux zones caractérisées par un bipartisme EPP-S&D (en bleu) et aux zones de tripartisme libéraux- droite-gauche (en jaune). Les zones de tripartisme sont peu nombreuses : France (hors une partie du nord-est de la France et de la Corse dominée par ID), Estonie, nord de la Finlande, Irlande et Pays Basque. L’Irlande et les Pays Basque sont les seuls cas où l’extrême droite n’est pas l’une des trois forces majeures du tripartisme. La plupart des zones de faible présence de l’extrême droite désignées au cluster précédent sont marquées par un bipartisme.

L’Irlande et les Pays Basque sont les seuls cas où l’extrême droite n’est pas l’une des trois forces majeures du tripartisme.

François Hublet

Lorsqu’on divise les communes en quatre groupes, le cluster « biparti » de l’analyse précédente se divise en deux selon que les S&D obtiennent des scores plus forts que le PPE (communes en bleu ci-dessus) ou que le PPE l’emporte sur les S&D (en jaune). Le bipartisme favorable à la gauche est majoritaire en Europe du nord (hors Lettonie), en Allemagne (sauf Bavière), en Catalogne, dans le sud du Portugal et en Wallonie. Le bipartisme favorable à la droite domine en Europe centrale, de l’est et du sud.

9 – Les partis en tête selon les derniers sondages

En ajustant les résultats de la législature 2019-2024 en fonction des scores des partis dans les derniers sondages, on peut visualiser les vainqueurs potentiels par commune lors d’un scrutin à venir.

L’effet de cet ajustement est particulièrement fort en Allemagne, en Autriche et en France. Dans les trois cas, les partis du groupe Identité et Démocratie, dont les scores dans les sondages d’opinion sont élevés, progressent nettement. L’immense majorité des communes française et la quasi-totalité de l’Est de l’Allemagne (hors Berlin) sont remportées par ID, de même qu’une proportion significative des communes autrichiennes. En Allemagne et en Autriche, cette croissance de l’extrême droite s’accompagne d’une montée en puissance de la droite traditionnelle, qui l’emporte dans la plupart des autres communes.

Lorsqu’on prend en compte la taille de la population des communes, le « raz de marée » nationaliste évident sur la carte précédente apparaît dans ses vraies proportions. La tendance n’en reste pas moins marquée : un grand nombre de villes moyennes de la France du nord-est et du sud, d’Autriche et de l’Est de l’Allemagne pourraient être remportées par l’extrême droite. L’essentiel des espaces urbains d’Allemagne de l’ouest et du sud pourraient passer des mains des sociaux-démocrates à celles des conservateurs. 

L’essentiel des espaces urbains d’Allemagne de l’ouest et du sud pourraient passer des mains des sociaux-démocrates à celles des conservateurs. 

François Hublet

10 – Les scores des différentes coalitions européennes

Selon ces résultats mis à jour, la « Grande coalition » européenne entre S&D, RE et PPE apparaît plus clivante que par le passé : si elle reste majoritaire dans l’espace germanophone hors ex-RDA, dans l’ouest de la Pologne, en Wallonie, Europe du Nord (sauf Lettonie) et dans la plupart des États méridionaux, elle est en revanche largement minoritaire en France, en Italie et aux Pays-Bas, trois États fondateurs de l’Union, ainsi que dans l’Est de l’Allemagne.

La visualisation par nombre d’habitants permet d’envisager une structure un peu différente : le réseau des centres urbains d’Europe centrale et du nord, auxquels s’associent naturellement Paris et Milan, apparaît comme le principal moteur électoral de la « Grande coalition ». Les principales exceptions concernent Hambourg et Berlin, où la part de voix des Verts est plus importante, ainsi que les centres urbains de l’est de l’Allemagne.

Les partis allant de la gauche radicale aux libéraux ne sont majoritaires de manière homogène que dans un nombre limité d’espaces :  Belgique, Danemark, Finlande, Lituanie et Pays Basque. À l’inverse, ils sont presque partout minoritaires en Europe de l’Est et du Sud.

La prise en compte des populations communales révèle un très fort contraste entre espaces urbains et péri-urbains. Toujours selon les résultats ajustés à partir des données des derniers sondages, les partis allant de la gauche radicale aux libéraux détiennent toujours une majorité confortable dans l’immense majorité des grandes villes françaises, allemandes, néerlandaises, italiennes, portugaises, autrichiennes… Mais hors de ces zones urbaines, la part des voix obtenues par la gauche et le centre chute presque partout en-deçà de 50 %.

Après ajustement, les régions où l’extrême droite est soutenue par une majorité absolue de l’électorat restent peu nombreuses. Ces régions sont principalement des espaces périurbains et ruraux situés dans le sud-est de l’Allemagne, dans le nord-est de la France, en Flandre, en Hongrie, en Italie, dans l’est de la Pologne et en Slovaquie.

En prenant en compte la population de chaque commune, une série d’espaces relativement denses présentant une majorité d’extrême droite se distinguent : l’ancien bassin minier du Nord-Pas-de-Calais ; la province d’Anvers ; la périphérie de Milan et des villes de Vénétie ; les zones périurbaines de Saxe ; et le sud-est de la Pologne.

11 – Temps forts des élections régionales (2023)

L’actualité électorale régionale apporte également des « signaux faibles » précieux pour l’analyse des dynamiques politiques européennes. Pour conclure cette étude, nous vous proposons trois analyses de données issues d’élections régionales marquantes de 2023. Pour plus de détails, nous renvoyons vers les études rédigées par les contributeurs de BLUE.

L’élection régionale à Berlin présente le cas d’école d’une superposition de deux types de clivages électoraux : un clivage centre-périphérie, qui voit les électeurs des quartiers centraux favoriser les Verts et Die Linke (GUE/NGL) au détriment de la CDU (PPE), de l’AfD (ID) et du SPD (S&D) ; et un clivage est-ouest hérité du rideau de fer, qui induit une présence plus forte de Die Linke et de l’AfD à l’est contrastant avec une présence plus forte des Verts, de la CDU et du FDP à l’ouest. Le cas berlinois reproduit ainsi « en miniature » deux clivages significatifs à l’échelle de l’Europe centrale.

Lire l’analyse de Felix Wortmann Callejón dans BLUE.

Dans le Latium, région italienne entourant Rome, le scrutin régional de 2023 a produit un résultat symptomatique de l’évolution récente de la géographie politique italienne. Dans presque toutes les communes, la coalition dite de centre-droit dominée par les Frères d’Italie (FdI, CRE) de Giorgia Meloni l’a emporté. Toutefois, lorsqu’on considère le pourcentage des votants favorables au centre-droit, la majorité obtenue par le centre-droit connaît une exception importante : Rome. Dans la ville qui concentre près de la moitié de l’électorat régional, les formations politiques de centre-gauche (PD et Cinq-Étoiles en tête) remportent plus de la moitié des voix.

Ce n’est plus le cas dans l’espace périurbain immédiat et dans les zones rurales, où le centre-droit domine nettement. Comme en témoignent les cartes ci-dessus, une tendance similaire s’observe lors des élections nationales : les sociaux-démocrates l’emportent toujours à Milan, à Turin et dans la plupart des villes du Nord, les Cinq-Étoiles dans une partie d’un Sud moins peuplé, tandis que les espaces en périphérie proche ou lointaine des grands centres urbains sont largement gagnés aux FdI.

Lire l’analyse de Sofia Marini et François Hublet dans BLUE.

Les élections provinciales du 15 mars 2023 aux Pays-Bas ont vu le Parti paysan-citoyen (BBB, droite agrarienne) l’emporter très largement dans une grande majorité des communes du pays. Les exceptions concernent essentiellement des zones urbaines où s’impose le VVD (PPE) ou l’alliance de la gauche et des écologistes (Verts/ALE-S&D). Porté par l’opposition des milieux agricoles aux mesures de restriction des émissions d’azote, le parti a su convaincre bien au-delà des agriculteurs eux-mêmes.

Le BBB a finalement remporté 19 % des voix, un score particulièrement massif dans un système politique traditionnellement fragmenté. Grâce à ces bons résultats provinciaux, il a également décroché 16 sièges sur les 75 que compte le Sénat néerlandais, élu au scrutin indirect. Toutefois, l’exploit de mars 2023 n’a pas pu être répété lors des élections générales de novembre. Le BBB n’y a obtenu que 5 % des voix, loin derrière le PVV (ID), l’alliance de gauche verte, le VVD, le NSC (centre-droit) et les libéraux.

Lire l’analyse de Simon Otjes dans BLUE.

Sources
  1. En raison du mode de scrutin employé (vote unique transférable), les données communales ne sont pas disponibles pour l’Irlande et Malte. Au lieu des communes, les circonscriptions électorales ont été choisies comme unité d’analyse.
  2. Le parti des Vrais finlandais a quitté le groupe ID pour le groupe CRE après le scrutin de 2023.