La traduction est au cœur du projet de la revue. Depuis notre lancement, nous avons ouvert nos pages aux plus grandes voix de la littérature mondiale — des Prix Nobel Wole Soyinka ou Mario Vargas Llosa à la romancière Scholastique Mukasonga ou au poète Philippe Jaccottet. Premier prix qui reconnaît chaque année un grand récit européen et dont la dotation est sa traduction dans les autres langues continentales, le Prix Grand Continent a été remis l’année dernière au polonais Tomasz Różycki.

Pour soutenir notre travail, nous vous demandons de penser à vous abonner

Dans une précédente conversation avec Olivier Zam et Donatien Grau, interrogée sur votre enfance en Algérie, vous avez répondu que vous étiez « un amas de continents, de contradictions, de compatibles incompatibilités », « le résultat de l’histoire du monde au milieu du XXe siècle, une époque marquée par la violence, les promesses, l’espoir et le désespoir ». Pourriez-vous commencer par aborder ce thème ?

Je commencerai par dire que, lorsqu’on m’a posé cette question, une pensée m’a directement traversé l’esprit : en réalité, l’espoir est quelque chose que je ne connais pas. D’ailleurs, vous utilisez le mot espoir et non celui d’espérance. Au fond, on se confronte déjà à un problème linguistique. L’espérance ne renvoie pas à la même chose que l’espoir. Je pense qu’en allemand, il n’existe qu’un seul et unique mot pour exprimer ces deux réalités. En français, nous en avons deux ; quelque chose s’introduit, qui distingue et affirme que l’espoir et l’espérance, ce n’est pas du tout la même chose. En français, l’espérance renvoie à une vertu. On dit que c’est une liberté théologale : l’espérance, la foi, la charité, ce sont des émotions chrétiennes. 

L’espoir, c’est tout à fait autre chose. À y réfléchir, je me dis qu’en Algérie, quand j’étais petite, j’ai abandonné tout espoir. Je n’attendais ni n’espérais rien de ce pays, dévoré par les démons, par les haines et par les racismes. Et toute jeune, je me suis dit que c’était un pays qu’il fallait fuir — ce que j’ai fait. Je n’ai pensé qu’à ça, et dès que j’ai eu dix-huit ans, j’ai fui, parce que je n’avais pas d’espoir. Ça, c’est très important.

L’espérance, au fond, c’est un état. Par la suite, je me suis demandé dans ma vie : ai-je espéré ? Et si oui, quoi ? A alors émergé une question très importante : celle de l’attente. Car en français et, plus généralement, dans les langues romanes, nous fonctionnons avec le mot esperanza qui renvoie à l’idée d’attente — idée beaucoup moins présente dans Hoffnung où il n’y a pas d’attente, où l’on est déjà dans un autre monde.

Dans les langues romanes, nous fonctionnons avec le mot esperanza qui renvoie à l’idée d’attente — idée beaucoup moins présente dans Hoffnung où il n’y a pas d’attente, où l’on est déjà dans un autre monde.

Hélène Cixous

Pourtant, en allemand, Hofnung et Zuversicht renvoient à deux idées distinctes…

Zuversicht, c’est autre chose : c’est ce qui va, c’est le moteur de l’espoir. On ne peut imaginer d’espoir vivant sans Zuversicht. Il faut qu’il y ait un acte de foi, c’est-à-dire qu’il faut croire, et qu’il faut qu’il y ait de la confiance. Rétrospectivement, je suis arrivé à la conclusion que quand j’étais enfant, je ne croyais pas. Je ne croyais pas que l’Algérie puisse un jour avoir la chance d’atteindre une forme d’idéal, qui aurait reposé sur la liberté de penser, le désir de progresser, voire même l’écologie, ce genre de choses. Quand je regarde mon existence, qui est très ancienne, je me dis que je ne crois pas avoir véritablement exercé beaucoup d’espoir — de l’urgence peut-être, à la limite.

D’un autre côté, je ne peux pas nier le fait de connaître l’espoir, d’abord puisque c’est une idée qui infuse la langue courante. On l’invoque constamment, par exemple lorsqu’on dit « j’espère bien ». Au fond, cela signifie que les humains n’existent pas sans cette dimension temporelle ; un avenir doit impérativement se dessiner. Mais dans ce cas-là, est-ce de l’espoir ou une simple rationalité ? J’ai la ferme conviction que l’humanité va poursuivre sa route. Bien que le risque qu’elle s’auto-détruise totalement soit réel, je ne crois pas que cela arrivera — ce qui ne doit pas nous empêcher de faire mieux. Mais il y a bel et bien des menaces, et je les prends très au sérieux ; je reviens longuement là-dessus dans Incendire

Il y a des moments où on peut légitimement se dire, par exemple en Algérie, qu’on ne peut pas faire mieux, qu’il n’y a rien à faire. Quand je vois la situation entre l’Ukraine et la Russie, je me dis que pour le moment et pour longtemps — peut-être un siècle, peut-être deux — on ne peut pas espérer mieux. Tout ça, ce sont des raffinements, des nuances que l’on place et entasse dans l’image globale de l’espérance. En tant qu’individu, en tant que singularité absolue, il y a des moments où on peut s’autoriser à espérer ; mais ce n’est pas du tout mon genre.

Il y a des moments où on peut s’autoriser à espérer ; mais ce n’est pas du tout mon genre. 

Hélène Cixous

Avant de parler d’Incendire plus en détail, pourriez-vous parler du feu, puisque ce livre s’ouvre là-dessus. Vous me disiez que la littérature commençait avec la guerre et que la guerre commençait avec le feu. Je me rappelle d’ailleurs de ma dernière conversation avec Agnès Varda où je lui avais posé une question sur ses projets qui n’avaient pas aboutis. Elle m’a répondu qu’elle aurait aimé monter une installation qui se serait appelée « Feu Madame Cinéma ». Elle disait qu’au fond, le cinéma aussi commence par le feu. Qu’en pensez-vous ?

C’est une évidence, je n’invente rien quand j’affirme que littérature, feu et guerre sont parties prenantes. J’observe et je me dis que tout commence avec l’incendie. C’est lui qui inaugure l’histoire de mon livre. Je suis convaincu que l’histoire, l’historicisation, l’historicité de notre mémoire et de nos vies commencent avec le feu, c’est-à-dire avec quelque chose qui détruit et qu’on appréhende comme une force radicale qui annihile. Sauf qu’après le feu, il y a parfois quelque chose.

Venons-en à la littérature. En Occident — je ne peux pas rendre compte de ce qui se passe littérairement ailleurs —, la littérature constitue notre héritage. Alors prenons le feu, celui qui nous guide dans notre esprit mythologique. Troie tombe et est détruite par le feu. Il y a des textes tellement beaux qui racontent cet épisode, et ils ne sont pas dans l’œuvre d’Homère mais dans celle de Virgile, qui nous donne à penser la morale publique dans sa totalité et représente dans ses vers l’allégorie, la métaphore et la prophétie de toutes les pestes. Pour moi, le nazisme constitue son incarnation la plus totale.

Troie brûle. La plupart des gens ont péri comme les Juifs avec les nazis. C’est un peuple détruit par une force maléfique. Ceux qui survivent — ils sont très peu — assistent à la dévoration par le feu de leur ville, c’est-à-dire leur pays, leurs racines et leur sol. Et puis le personnage qui va incarner l’espoir dort : c’est Énée. Il dort à poings fermés et, comme le dit Virgile avec une expression absolument admirable : « Jam proximus ardet Ucalegon » (« déjà, tout proche, la demeure d’Ucalégon s’embrase »). La demeure de son voisin brûle déjà. Et Énée dort.

Ce motif de l’homme qui dort alors que l’incendie ravage son monde s’est transmis et continue de structurer notre époque, en étant par exemple mobilisé par les chefs d’État au XXe siècle : « vous dormez ? ça brûle ! mais vous ne voyez pas que ça brûle ? ». Freud l’a quant à lui identifié dans des rêves archétypiques où le rêveur rêve que « tu ne vois pas que ça brûle ? Tu ne vois pas que… », « non, je dors ! ». C’est un thème qui illustre la nécessité d’être éveillé, de voir la catastrophe, de la voir revenir. Quant au réveil, au réveil dans les flammes, il s’agit de la grande question des Juifs en Allemagne : « Toi-même, tu te livres au feu, réveille-toi ! Mais si tu es réveillé, qu’est-ce que tu vas faire ? » La même question revient à chaque fois — je l’ai vécue personnellement dans ma maison du Sud-Ouest. 

Le motif de l’homme qui dort alors que l’incendie ravage son monde s’est transmis et continue de structurer notre époque.

Hélène Cixous

C’est cette expérience cauchemardesque qui ouvre Incendire. 

Ce cauchemar était bien réel et a eu lieu dans ma région du Sud-Ouest qui a été ravagée par le feu. On pourrait tenir le même discours sur le Canada qui a été en proie aux flammes l’été dernier et de tous les endroits dans l’univers qui ont flambé, qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreux — je pense à la Californie qui en est constamment victime.

Ça s’est passé autour de ma maison, dans cette région qui est habituellement paisible. Le Sud-Ouest n’est pas central — il est par exemple épargné par la politique. Il dispose d’une forêt, la forêt des Landes. Ma maison est à cent mètres de la forêt, je vis avec elle depuis maintenant soixante ans. Tout d’un coup, quelque chose que j’ai toujours aperçu comme une sorte de fantôme lointain, m’en estimant préservée s’est brusquement imposé. Le feu était là.

Il dévore la forêt de la manière la plus spectaculaire, la plus terrifiante possible. Il approche. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai véritablement fait l’expérience de l’incendie. J’y avais déjà été confrontée à plusieurs reprises par le passé. Mais celui des Landes était différent : il a commencé à tout détruire. Je me suis interrogé en me demandant comment nommer cette chose. Le mot qui m’est venu à l’esprit, qui m’a accueilli, c’était « biblique ». Je n’avais jamais vu une chose pareille, aussi destructrice, aussi meurtrière.

Le feu a détruit et a dévoré. Mais comment celui qui voit approcher le feu réagit-il ? C’est la question des Juifs qui m’occupent très souvent et que ma famille a vécu très directement. Le nazisme est déjà là en 1929. En 1933, il est au pouvoir, ma mère est alors partie depuis trois ans. Pourquoi vivre dans un pays en proie aux flammes ? C’est une jeune femme qui va donc voir s’il existe sur terre des pays qui sont moins menaçants et effrayants que l’Allemagne qui commence déjà à souffrir de la peste.

Le feu a détruit et a dévoré. Mais comment celui qui voit approcher le feu réagit-il ?

Hélène Cixous

Les dates sont instructives car l’histoire nous apprend beaucoup de choses, par exemple qu’en 1929, on peut déjà être réveillé à l’image de ma mère qui n’avait que 19 ans mais qui était suffisamment alerte pour savoir qu’il fallait partir — sans savoir qu’elle ne reviendrait jamais. Elle est de fait revenue très souvent, en particulier à Osnabrück, pour chercher ma grand-mère qui y vivait avec une grande partie de sa famille. Elle lui disait, « viens, sors, suis-moi, on va ailleurs ! ». Et celle-ci lui répondait « Non ». Ce « non » m’a beaucoup occupée lorsque j’étais petite. Je me demandais constamment pourquoi ma grand-mère n’était pas partie, tout comme le reste de ma famille, mes oncles et mes tantes, mes cousins et mes cousines.

Certains sont partis, la moitié peut-être, tous à une date différente, en 1932, 1933, 1934, 1935… À chaque fois, ce sont d’autres personnes, quelque chose d’autre s’est réveillé, ou ne s’est pas réveillé. Et voilà. Lorsque j’examine cela, je me dis que je reviens à ce qui m’arrivait du temps de l’incendie, au moment où je découvrais ce que c’était un grand incendie, un incendie meurtrier, destructeur et radical. 

Quels étaient les premiers signes de l’incendie ? C’était l’odeur ?

J’ai justement été surprise, je pensais qu’un incendie se percevait d’abord par la vue, comme dans l’Énéide et dans l’Iliade, mais en réalité, la première expérience physique qui s’est abattue sur nous — si on ne l’a jamais ressenti, on ne peut l’imaginer — c’est d’abord l’odeur. Et l’odeur s’apparente à des sons de trompette, à une attaque, une sorte de rafale de mitraillette, comme un bombardement. On sent des choses qu’on n’a jamais senties dans la vie et qui ne sont pas stables, on demande alors aux gens s’ils ont sentis la même chose,  tout le monde s’interroge sur l’odeur et seulement après, dans un second temps, la fumée apparaît. 

On pense souvent qu’elle prend la forme de colonnes verticales qui montent, mais cette représentation n’est pas exacte. Je me suis rendu au bord de la mer pour l’observer et elle m’a davantage fait penser à une sorte de train monstrueux, horizontal et homogène. La fumée de l’incendie s’apparente à une colonne de blindés au ras de la terre qui envahit tout l’horizon, et est tous les jours d’une autre couleur. Contempler ce spectacle suscite un questionnement profond. J’ai demandé au feu et à l’odeur quand tout cela cessera. 

On entendait aussi un bruit terrible dans la maison. Je ne peux même pas le décrire, c’est absolument indescriptible de violence et d’archaïsme. Ce fracas était causé par les avions bombardiers, volant vingt mètres au-dessus du sol.

Lorsque les pompiers et la police sont venus réveiller les habitants de Cazaux en pleine nuit et leur ont donné un quart d’heure pour partir, j’ai ressenti que j’avais accompli une forme de cycle. La petite localité allait brûler. On n’a pas donné aux gens qui habitaient ici la liberté de rester isolés. Seulement, à trois heures du matin, ils n’ont pas pu réunir leurs animaux. Il y avait de tout : des chats, des chiens, des poules… Cent cinquante animaux domestiques ont brûlé vif. J’ai eu la conviction que la vie n’était plus ici mais là-bas, loin.

L’odeur du feu s’apparente à des sons de trompette, à une attaque, une sorte de rafale de mitraillette, comme un bombardement.

Hélène Cixous

Par hasard, j’avais la chance d’être accompagnée par une amie qui avait une voiture très performante. Je l’ai réveillée le matin pour lui dire qu’on embarquait les chats et qu’on s’en allait immédiatement. En face de nous, il y avait Arcachon et l’océan : on ne pouvait pas aller plus avant. Nous nous sommes donc lancés sur une route qui pénétrait dans les terres pour fuir et avons emprunté des tunnels complètement enfumés sur des kilomètres, sans lumière. Sur le côté de l’autoroute se trouvaient des centaines de camions immobilisés à qui on avait donné l’ordre de s’arrêter. Ils ne pouvaient pas rebrousser chemin. C’était une vision de fin du monde. La route derrière nous était coupée : on ne pouvait plus sortir ni revenir, ce qui m’a profondément marqué et m’a rendu physiquement malade. Au fur et à mesure que j’examinais la situation et rentrais dans une forme d’introspection en me demandant ce qu’il m’arrivait, je me suis rendu compte que j’étais confrontée à une sorte de terreur pure mais concrétisée, qui correspondait exactement au contenu du mot « traumatisme », qui a toujours été un mot abstrait pour moi, mais qui là, touchait, hantait et animait tous mes membres et tout mon corps.

Plus tard, quand je suis revenue — j’étais partie sans rien, en laissant la maison telle quelle — je me suis dit que tout était perdu. J’avais des amis résiniers, qui sont nés et vivent dans la forêt — ce sont en quelque sorte des indigènes de la forêt. Leurs vies sont complètement parties en fumée sous leurs yeux : leur univers a disparu d’un seul coup. Je les entendais pleurer et je ne m’en suis jamais remise. J’étais angoissé pour l’éternité, convaincue que ça allait recommencer, que ça ne pouvait pas ne pas recommencer. Il y avait déjà des signes avant-coureur. Quand, après des semaines et des semaines, les feux ont fini par se stabiliser, les pompiers — dont on apprend progressivement le vocabulaire — ont affirmé que l’incendie était maîtrisé, ce qui ne veut pas du tout dire que le feu est éteint mais simplement encerclé. L’incendie s’est éteint bien plus tard, ce qui constitue du reste une illusion, car le sol et la terre en dessous continuent de brûler.

Et là, plongée dans l’histoire des êtres humains, je me suis aperçue que l’humanité s’auto-détruisait sans cesse. Il était évident que le désastre allait recommencer. Par exemple, à peine trois mois après la fin de ces incendies géants, des gens recommençaient à fumer dans la forêt, le long des sentiers forestiers parcourus par ces espèces de crayons géants que forment le tronc des pins calcinés.

Plongée dans l’histoire des êtres humains, je me suis aperçue que l’humanité s’auto-détruisait sans cesse. Il était évident que le désastre allait recommencer.

Hélène Cixous

Quelque temps auparavant, un autre feu brûlait à Paris, celui de Notre-Dame. En parallèle, d’énormes feux ont ravagé l’Amazonie. Ce qui m’a frappé, c’est que le feu de Notre Dame a bien plus retenu l’attention que les feux amazoniens. Le différentiel dans l’attention portée à ces deux feux était très important. 

C’est une question de médiatisation et d’idéologie. La perception de l’incendie de Notre-Dame était structurée par l’histoire de l’Église et de la géopolitique française, tandis que celle de la forêt est relative à une forme d’humanité primitive éternelle. Qu’on ne s’intéresse pas aux habitants de Cazaux, aux poulets ou aux chats qui ont brûlé n’est pas très étonnant. En revanche, l’argent a afflué dans le cas de Notre-Dame. Il n’était pas donné par des millionnaires, mais par des catholiques ordinaires. C’est une toute autre histoire, un tout autre rapport au feu.

Mais moi, ce qui m’accompagne sans cesse, c’est l’histoire d’un peuple qui va inévitablement être réduit en cendres. Le sort des juifs livrés au nazisme — ceux qui ont fui, ceux qui n’ont pas fui — c’est une histoire, une tragédie, des millions de tragédies tout à fait singulières.

Une autre chose qui m’a toujours accompagnée depuis que je suis toute petite — je suis une littéraire et j’ai la chance d’être angliciste — c’est le merveilleux Journal de l’Année de la Peste, de Daniel Defoe. C’est un chef d’œuvre inimaginable, il est même incroyable qu’un tel ouvrage existe. Ce faux journal qui est en réalité un roman constitue la matrice de toute la littérature anglaise, et de la nôtre également. Defoe se met dans la peau d’un archiviste et décrit la grande peste de Londres et d’autres épisodes de peste qui ont secoué l’histoire européenne. Il faut garder à l’esprit que ces épidémies pouvaient détruire une population en quelques mois, des millions de gens étaient anéantis. Chaque paroisse envoie chaque jour le bilan de ses morts : certaines en ont trois ou quatre, d’autres déjà cinquante et le lendemain, le bilan atteint la centaine. Le nombre de morts est exponentiel et se pose encore et toujours la question du départ et de la fuite. La seule différence est que lorsque je me trouvais à Arcachon et que le feu gagnait, l’unité de décompte n’était pas le nombre de morts mais le nombre d’hectares partis en fumée. Mais à l’image de la peste de Defoe, je voyais la mort avancer tous les jours. 

C’est la même chose dans la Bible, où l’histoire de l’exode trouve un fort écho chez moi : les Juifs ne veulent plus être esclaves, ils décident de partir, mais ils ne partent pas. Les pourparlers entre Moïse et Dieu sont incessants. Dieu lui dit qu’il va envoyer tel fléau et que Pharaon cédera. Sauf qu’économiquement et politiquement, un temps incroyable est nécessaire avant de pouvoir passer à l’acte. Mais qu’attendent-ils ? On pourrait commenter à l’infini. Pour moi, cet épisode de la Bible est riche d’enseignement et résonne avec notre époque. Nous tous, maintenant, qu’attendons-nous ? Nous savons pertinemment que l’incendie est là et que les gouvernements agissent comme Pharaon, comme le peuple juif qui attend et diffère son départ : « Non, mais ce sera plus tard ! Mais plus tard, c’est déjà maintenant ! ».

Nous tous, maintenant, qu’attendons-nous ?

Hélène Cixous

En parlant d’Incendire, vous avez pu dire que ce livre « contenait tout ». 

Pendant le confinement, le temps s’est arrêté. Dès lors, comment et pourquoi écrire ? Après tout, on écrit toujours pour l’avenir. On n’écrit pas pour maintenant. S’il n’y a plus de futur, que faire ? Que devient l’écriture ? Le sentiment qui m’habite, c’est que quand j’écris en 2023, j’écris en et pour 2033, mais également en 1033. On écrit pour tous les siècles passés, mais aussi pour ceux qui vont venir. On est déjà dans un là-bas qu’on ne connaît pas.

Pendant le confinement, je me suis dit qu’il y avait peu de temps. Or  quand il n’y a plus de temps, on ne fait plus rien. On est dans un autre univers et l’une des premières choses que j’ai remarqué, c’est que je ne pouvais rien dire. Les gens autour de moi m’incitaient à écrire et à dire quelque chose. Et quand mon pays a brûlé, je me suis dit que quelque chose touchait le vital, c’est-à-dire l’écriture. Il me faut faire un effort absolument colossal pour me dire qu’il y a à vivre. Même si ce qu’on vit, c’est la mort.

Je reviens à pourquoi Incendire « contient tout ». Peut être tout d’abord parce que l’âge joue. Je n’ai plus beaucoup de temps devant moi : c’est quelque chose qui m’accompagne comme une sorte de fantôme quotidien. C’est objectif et c’est une question qu’il faut toujours se poser. Combien de temps a-t-on devant soi ? Quand on écrit, on a en général dix, vingt, trente, quarante ans devant soi. Mais moi, j’ai cinq ans maximum. Dès lors, que fait-on quand la vie dure cinq ans ? Ce sont des questions importantes, énormes.

Quand j’écris en 2023, j’écris en et pour 2033, mais également en 1033.

Hélène Cixous

Avec ce livre, je devais d’abord réussir à nommer quelque chose qui m’arrivait, que je n’avais jamais vécu mais qui dans le même temps avait eu lieu je ne sais combien de fois dans l’histoire de l’humanité sans que j’y assiste directement. Cette fois-là, cela m’arrivait. Tout d’un coup, voilà la destruction, la faim, l’incendie et la mort. Tout ce qu’on  éprouve, c’est quelque chose qu’on n’a jamais éprouvé, qu’on n’éprouvera jamais. Cela a battu le rappel d’expérience de mon archive à moi, de mes mémoires qui m’ont toujours accompagné, comme ce qui me détermine dans ma vision du monde, donc l’expérience du nazisme et de la destruction du peuple juif et l’expérience du colonialisme, ce qui se passait en Algérie, et comment on a réduit les peuples en esclavage. 

Tout cela est constamment avec moi. Cela me constitue. Observant ma vie comme si elle était une pièce jouée au théâtre de mon existence, j’ai trouvé que les mots venaient naturellement, m’aidant à comprendre. Chaque fois que je trouvais le mot juste, une révélation se produisait : tout se déroulait « exactement comme la peste ». Ces réflexions m’ont amené à contempler mes origines et mes racines, empreintes d’un héritage de destruction et de survie.

Quant à mes recherches généalogiques, elles sont principalement axées sur ma lignée allemande, en partie parce qu’elle est plus facilement accessible. Néanmoins, il existe une autre branche familiale, distincte et éloignée, mais tout aussi essentielle pour comprendre qui je suis. Est-il approprié de la qualifier d’algérienne ? Pas tout à fait. Le parcours commence en réalité en Espagne avec les Juifs d’Espagne, et par un hasard providentiel, je détiens des archives anciennes de cette partie de ma famille. Ces archives, qui sont de véritables joyaux historiques, révèlent qu’un de mes ancêtres est né à Gibraltar en 1820. Ce personnage, bien qu’anglais de naissance, a rejoint l’armée française en tant qu’interprète à l’âge de quinze ans, une singularité en soi. Cette période coïncide avec le début de la conquête de l’Algérie en 1830, un tournant qui s’inscrit dans une histoire s’étendant sur deux ou trois siècles.

Tout d’un coup, voilà la destruction, la faim, l’incendie et la mort.

Hélène Cixous

Tout commence là. 

Et après, je me suis souvent interrogée : « Qu’est-ce qu’un interprète de quinze ans, britannique, qui se retrouve à travailler pour l’armée française ? En 1835 ? » Cette réflexion m’emmenait à 1835, une époque où je vivais, pour ainsi dire, en France. À cette époque, j’avais un témoin exceptionnel, Victor Hugo, qui documentait ces années dans les moindres détails. Je savais donc précisément ce qui se passait en France en 1835. Je pensais à ce petit Jonas, débarqué en Algérie avec l’armée française, une armée de conquête. Qu’est-ce qu’il savait, lui, à quinze ans ? Je ne sais même pas quelle langue il parlait. Il était affilié au bureau arabe de l’armée française, probablement un organisme de communication et d’échange. Ce jeune homme, à seulement quinze ans, devait maîtriser plusieurs langues, se débrouiller. Savait-il qui était le roi de France à cette époque ? Je ne pouvais le deviner, et je pense que lui-même s’en moquait éperdument. Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses, mais j’ai en ma possession tous les documents très précis de cette période.

Tandis qu’en France se déroulait le long chemin vers la République, l’Algérie et l’Afrique du Nord étaient en pleine transformation. Ce processus marque le continent africain jusqu’à aujourd’hui.

Durant ce temps, je pouvais aussi me tourner vers l’Allemagne, suivant l’impact de la Révolution française et de Napoléon dans l’imaginaire germanophone. C’est incroyable de voir Napoléon observé par Hegel, suivi par le fantasme allemand à travers la littérature, la musique. Beethoven, par exemple, est omniprésent. Tout cela se déroulait alors que mon petit personnage, lui, naviguait entre les langues et les continents. C’est mon histoire. Et pendant ce temps, je me demandais quelles archives j’avais à ma disposition. 

D’un côté, il y avait l’Afrique, européanisée, et de l’autre, les archives allemandes. Je me concentrais sur ce que je connaissais — les archives de ma famille, un mélange entre l’Autriche et l’Allemagne, dominées par cette dernière. Et je me demandais qui avait laissé des traces. Il y en avait une qui était extraordinaire. Il s’agissait d’un autre Jonas : Horst Jonas. C’est un cousin de ma mère, le seul de la famille à avoir survécu à trois, quatre camps de concentration successifs, et à en être sorti vivant. La question juive s’imposait alors.

Je me suis demandé quelles archives étaient à ma disposition.

Hélène Cixous

C’est un résistant né en 1914, mort assez jeune en 1967. Il a aussi été membre du parti communiste allemand.

Tout à fait, c’était un communiste. Je me demandais pourquoi on ne parlait pas tellement de Horst Jonas dans la famille ? Qu’avait-il fait ? Et bien il n’avait pas été déporté en tant que juif, mais comme résistant. C’est une autre histoire. De plus, il adhérait complètement à l’idéologie communiste. Il était en RDA. Je me rappelle toujours du regard un peu gêné de ma mère qui me disait : « Oui, mais Horst, c’est Horst ».

Toutes ces lignes qui plongent dans le passé posent immanquablement la question du futur. Comment l’avez-vous envisagé ? 

Ce livre est une sorte de recueil complet — une démarche peu courante — qui rassemble deux ou trois siècles sous un tout petit volume. C’est donc très théâtral et cela conserve tous ces mystères. Peut-être que, dans le futur, il y aura des réponses, je n’en sais rien, un certain mystère demeure.

Surtout du côté, justement, des archives d’Afrique du Nord, qui sont bien plus courtes que celles d’Allemagne. Pour moi, c’est tout à fait passionnant. Mais je me dis aussi qu’il a fallu du temps. En effet, être l’archiviste de ces familles innombrables, c’est un rôle pour lequel je semble être née. Et je me demande pourquoi. Parce que c’est comme si j’étais perchée, là, en haut d’un arbre, observant ces mouvements de l’humanité. C’est un peu comme un cadeau que m’a offert le temps qui passe. Quand je suis arrivée à Osnabrück, j’étais déjà riche de connaissances : le traité de Westphalie, la fondation de la ville par Charlemagne 1500 ans plus tôt — toutes ces traces historiques qui sont là, immenses et vivantes. Ce que je ne savais pas, c’était la proximité avec Osnabrück de la forêt de Teutoburger Wald, à seulement dix kilomètres, où s’est déroulée la bataille d’Arminius en 9 ap. J-C, la Hermannsschlacht. Cet événement, fondateur pour l’Allemagne, a longtemps été recherché dans les régions de Hanovre et de Westphalie. On savait qu’il devait se trouver là, mais il est resté introuvable jusqu’à il y a deux ou trois ans.

À Osnabrück, ils ont immédiatement érigé deux musées extraordinaires. Le musée Nussbaum, qui raconte un autre univers, et le musée de la Hermannsschlacht, construit récemment, très beau d’ailleurs, où ils accumulent progressivement tout ce qu’ils ont trouvé sur le champ de bataille. Et ils en trouvent sans cesse. Ce sont des signes, des mondes qui émettent constamment des signes, des signes qui semblent raconter le passé, mais en même temps désignent précisément ce qui nous attend, comme la fin du monde, par exemple ! 

Lors d’une précédente conversation, vous m’aviez dit que les gens étaient fascinés par l’Apocalypse. Pour vous, face à l’abysse, la recette serait de lire ? 

C’est de lire et donc d’écrire. En tant qu’écrivain de notre époque, une époque révolutionnaire marquée par un changement complet des médiums, je me dis souvent que j’écris les dernières lettres au monde. J’écris encore des lettres, mais de moins en moins. Il y a des problèmes avec la Poste, des soucis de timbres. Toutes ces petites choses que j’observe me fascinent. Souvent, j’entends mes éditeurs dire que c’est fini, que les gens ne liront plus. Mais moi, je persiste à dire non. La littérature ne s’est jamais éteinte, tout comme la musique, même interdite, car c’est essentiel, c’est l’air que nous respirons. Les hommes en ont besoin, même s’ils essaient de le minimiser. Même aujourd’hui, alors qu’on nous menace avec l’IA, l’intelligence artificielle, je garde confiance. Je me dis que c’est structurel. On ne peut pas dire à un homme qu’il va vivre sans cœur, sans poumons.

Je me dis souvent que j’écris les dernières lettres au monde. J’écris encore des lettres, mais de moins en moins. Il y a des problèmes avec la Poste, des soucis de timbres.

Hélène Cixous

D’où vient le titre, Incendire  ? 

Incendire, c’est parce que cet incendie parle. Et comment exprimer l’incendie ? Comment décrire cette force qui nous dépasse totalement ? C’est un défi, et il faut le relever. La question qui se pose est : qu’emportons nous ? C’est ce que je me demandais lors de mes premiers incendies. Mon tout premier incendie, c’était ici, là où nous sommes. L’immeuble a pris feu en pleine nuit, les flammes se propageant rapidement. Les pompiers sont intervenus, montant jusqu’au septième étage, mais pas plus haut. Or je vis au dixième. Chez moi, j’avais des trésors : mes chats, mes manuscrits, de nombreux écrits précieux. Alors, je me suis interrogée : « Si les pompiers atteignent mon étage, que dois-je sauver en priorité ? » La pensée qui s’est imposée à moi était que, même si mes manuscrits, destinés à la Bibliothèque nationale, disparaissaient, je ne pourrais pas supporter la perte de mes chats. Mais comment choisir ? J’en ai deux. À chaque fois, cette question biblique ressurgit : qui sauver, qui sera sauvé ? On ne peut en choisir qu’un, et je n’ai jamais trouvé de réponse à cette question. Heureusement, l’incendie a été maîtrisé, mais cette interrogation m’a hantée. C’était pareil là bas, j’ai revécu cette question cruciale de l’incendie à une échelle titanesque : qui vas-tu sauver ?

On revient aux animaux de compagnie. Vous avez inventé le néologisme « animot ». D’où vous est-il venu ?

J’étais en train d’écrire un texte intitulé « Écrire aveugle ». Justement, je tentais d’explorer ce qu’est l’acte d’écrire. En français, quand on dit « écrire aveugle », cela peut se comprendre de deux manières : soit écrire en étant aveugle, soit écrire rend aveugle. Cette ambivalence, tu ne peux pas la trancher, c’est indécidable. En anglais, ça devient « writing blind », mais cela perd une partie du sens, et c’est là que réside la complexité de l’interprétation. J’essayais de décrire, de capturer ce geste étrange qu’est l’écriture, où on devient un aveugle qui voit, avançant à tâtons, presque comme un animal. Ce n’est pas une question de maîtrise, de rationalisation, ou de construction délibérée. C’est plutôt ce qui vient naturellement. Et cela m’arrive constamment, dans tous mes textes. Ils regorgent de néologismes.

Ce serait une jolie idée de faire un livre de tous les néologismes. 

Bien sûr, il y en a qui essaient, des chercheurs par exemple, et cela demande un travail colossal. Pour moi, si le mot n’est pas là, il finit par venir. Je ne vais pas me contraindre simplement parce qu’un mot n’existe pas encore. J’ai rapidement adopté l’usage de plusieurs langues. Ce n’est pas seulement parler plusieurs langues en français, mais un dialogue entre les langues. Souvent, je puise dans l’anglais, l’allemand, ou d’autres langues, parce que parfois le mot que je cherche n’existe pas dans une langue mais dans une autre. Et cela fonctionne ainsi. Au début, il y avait des lecteurs qui disaient : « Mais on ne comprend pas. Ça veut dire quoi ? » Puis, je me suis demandé pourquoi je devrais me limiter, ou limiter mon livre, à un lecteur qui ne veut pas s’aventurer au-delà de sa propre langue, qui est limitée, alors que nous sommes européens — mondiaux, même.  On peut jouer avec à l’infini, avec les langues. Les mots ont leur propre vie : ils apportent toutes sortes de choses, comme des chats, des chiens. Ils sont vivants, ces mots. Ils se cachent et réapparaissent, travaillant sans cesse.

À chaque fois, cette question biblique ressurgit : qui sauver, qui sera sauvé ?

Hélène Cixous

Dans un texte paru en 2019, « Max und Moritz, et Ma Mère », vous revenez sur les origines de la notion d’écriture féminine. 

Il s’agit d’expériences primitives, que j’ai couchées sur le papier. Je raconte ma rencontre avec Max und Moritz, qui sont des compagnons de toujours. C’est par eux que j’ai découvert Wilhelm Busch, un écrivain génial qui manque en France. 

Personne ne devrait ignorer Max und Moritz — même Freud en parle. Je les ai vraiment rencontrés à l’âge de sept ans, bien que je devais déjà les connaître. Mais c’est ma mère qui nous a présenté Max und Moritz, à mon frère et à moi. Nous avions ces personnages et elle a commencé à nous les lire, puis à nous les traduire. Et quelle traduction ! Je n’ai jamais vu une traduction aussi remarquable, faite spécialement pour nous, pendant que nous jouions. Ces histoires étaient des airs de mirlitons. Je peux écrire à la manière de Max und Moritz, et d’ailleurs, j’utilise beaucoup leur style dans ce texte. C’est une langue très « Max und Moritz ». J’ai vécu avec Max et Moritz : tous ces personnages sont réels, ils sont vivants…

C’était pendant la guerre que ma mère nous les lisait — ce motif de la mère qui lit à son enfant est présent dans toute la littérature. On se rend compte que c’est un thème récurrent, à commencer par la mère du narrateur dans À la recherche du temps perdu. Sans oublier Rousseau, initié à la littérature par sa mère, qui, à sa mort, lui a légué sa bibliothèque. On constate un lien profond entre la littérature et le maternel.

Lorsque l’on vous interroge sur l’écriture qui vous accompagne depuis toujours, vous répondez Montaigne. 

Montaigne est une présence constante dans ma vie, je ne fais rien sans lui : il est comme une sorte de grand-oncle. Il occupe une place très spéciale, incarnant ce que je considère comme le plus noble et le plus merveilleux en France. Du reste, je trouve extraordinaire que Shakespeare ait lu Montaigne. 

Mais, ces derniers temps, je me rends compte que la figure avec laquelle j’entretiens un lien permanent, aussi durable que celui avec Montaigne, c’est Kafka. À chaque fois que je rencontre un problème, je sens la présence des deux, quand bien même ils ne relèveraient pas du tout des mêmes univers.

Montaigne est une présence constante dans ma vie, je ne fais rien sans lui.

Hélène Cixous

Et Kafka, sur quel territoire se trouve-t-il ?

Je pense que c’est la perfection même. 

Montaigne est un raffiné, c’est un aristocrate et son écriture est aristocratique, elle est tellement belle, elle est tellement riche, elle est tellement… Et puis il est tellement noble, noble moralement, c’est incroyable à quel point… Il est contre la peine de mort, contre le racisme. C’est inouï, sa modernité, alors je me dis qu’on est béni avec un ancêtre comme Montaigne. 

Mais avec Kafka, je ressens une compréhension totale. Je pense que le judaïsme de Kafka, qui n’était pas valorisé initialement, a été grandement minimisé dans les premières éditions de ses œuvres ici. On n’en a peut-être pas toujours conscience, mais Kafka a été présenté et traduit avec une réduction incroyable de tout ce qui était essentiel à son identité. Ce n’est que récemment, avec l’apparition de nouvelles traductions et la nouvelle édition de Kafka en Allemagne, que quelque chose d’immense a émergé : la présence constante et complexe de son héritage juif. Je pense que l’aventure de Kafka se situe aussi, ou a pu se situer, dans cette exploration non destinée à la publication, mais qui était la sienne, dans sa recherche au sein des mondes contradictoires où il a forgé son être.

Mais il voulait que tous ses travaux de recherche soient détruits. Il ne voulait pas que cela lui survive.

Je pense que la marginalisation de ce gigantesque fleuve souterrain que Kafka traverse et analyse, un fleuve sans limites ni interdits, a été l’œuvre de Max Brod. Et je crois qu’il l’a fait par amitié, en se disant : « Si je révèle toute la dimension juive de Kafka, il ne sera pas bien accueilli ». Cette décision de Max Brod, pensant protéger l’œuvre et l’héritage de Kafka, a en quelque sorte occulté une part essentielle de son identité et de son écriture.

Un des éléments que j’affectionne particulièrement chez Kafka, et qui le distingue de Montaigne — car, dans sa prodigieuse richesse, Montaigne demeure ancré dans la raison — c’est cette présence constante de la fable. Pour Kafka, la fable n’est pas une simple narration ; elle est une expérience vécue. Prenons l’exemple du texte sur l’Unmacht — un terme allemand que je trouve fascinant. En français, cela équivaut à une syncope, qui évoque « une défaillance, un évanouissement ». Quand Kafka évoque la visite de l’Unmacht, il le vit authentiquement. De la même manière, je perçois des événements qui ne se manifestent pour moi qu’à travers des figures, des allégories.

Pour Kafka, la fable n’est pas une simple narration ; elle est une expérience vécue.

Hélène Cixous

Considérons cela : est-ce une impuissance, une paralysie ? Ces concepts prennent une dimension fabuleuse chez Kafka. Son écriture est constamment imprégnée de ce caractère. Dans un de ses textes, il décrit la visite de Madame Unmacht. Pour Kafka, c’est un concept colossal car l’Unmacht lui rend visite jour et nuit. Elle apparaît, haletante et plaintive : « Que c’est haut chez vous ! J’ai mal partout, mais ça suffit. Oh là là ! » Elle se présente avec sa longue robe et son chapeau orné de longues plumes. S’effondrant sur un fauteuil, elle est désagréable et se plaint continuellement. Elle demande à Kafka : « C’est haut chez vous, n’est-ce pas ? ». Il engage avec elle une longue conversation, une connaissance de longue date qu’il n’avait pas revue depuis longtemps. Je l’appelle « Madame » car elle se présente ainsi. À la lecture, on s’imagine : « Ah oui, c’est une dame, une vieille un peu excentrique ».

Cela renvoie aussi à l’époque de Montaigne, dont l’objectif était de philosopher. Montaigne se positionne en transformateur, capable d’interroger, de décrire, de recueillir toutes les anecdotes et incidents de ses voyages. Il observe minutieusement les détails de la vie quotidienne et les soumet à une analyse profonde. Il les pèse, dans le sens où l’on pèse un jugement. C’est un sage qui cherche à démêler les contradictions et les périls de la nature humaine. Kafka, en revanche, est un artiste, alors que Montaigne ne se voit pas comme un artiste, mais plutôt comme un philosophe.

Avez-vous déjà entendu parler d’Alice Hertz ? C’était une femme exceptionnelle, décédée à 107 ans. Je l’ai rencontrée quand elle en avait 103, dans le cadre de mon projet d’archive d’interviews de centenaires, intitulé « Le Témoin d’un Siècle ». Parmi les personnes interviewées, il y avait Annie Mayer et Hans-Georg Gadamer. Finalement, beaucoup de mes amis m’ont conseillé de rencontrer Alice Hertz.

Elle jouait du piano, non ?

Exactement, dans un camp de concentration. Alice est née dans une famille très littéraire à Prague, proche de Kafka. Elle m’a raconté que Kafka venait chez eux chaque semaine. Quand elle était petite fille, Kafka lui lisait des histoires avant qu’elle s’endorme. Plus tard, devenue une pianiste prodige, sa famille, n’ayant pu fuir, a été déportée dans un camp de concentration. Alice a survécu en partie grâce au piano, car ils avaient besoin d’elle pour jouer. Elle avait une photo de son fils, récemment décédé à 80 ans, dans son appartement. Elle m’a donné le livre écrit par son fils, qui était très émouvant. Il racontait comment elle a réussi à le protéger pendant cette période, en lui offrant une enfance inimaginable dans un tel contexte. Dans l’entretien, elle parlait de toute sa vie — elle a continué à nager jusqu’à 104 ans. C’est la seule personne que j’ai jamais rencontrée qui ait connu Kafka.

C’est en effet incroyable, il n’y a plus personne aujourd’hui qui a connu Kafka. Quand j’étais petite, j’étais fascinée par Kafka, je le percevais presque comme un membre de ma famille. J’ai toujours cru qu’il était de petite taille, mais j’ai été surprise d’apprendre plus tard qu’il était en réalité très grand, mesurant au moins 1 mètre 85.

Vous m’aviez confié que les plus belles choses ne peuvent pas être écrites. Il faudrait pouvoir écrire avec les yeux, avec les larmes. Ces projets non réalisés, c’est peut-être aussi cela. À Londres, vous aviez évoqué dans une précédente conversation un projet inabouti : créer quelque chose de plus digne pour les cimetières, en réaction à leur architecture souvent horrible. Cela me semble très actuel. Y a-t-il d’autres projets inaboutis, des nouveautés ?

Il y en a sûrement beaucoup, mais je ne les connais pas tous. Quand je vous dis qu’il me reste cinq ans, je le pense vraiment. Mais cinq ans, cela peut être très peu ou beaucoup. Je le dis en me résignant au sort, au destin humain. C’est une question d’âge. Et puis, autour de moi, mes amis approchant ou ayant 90 ans, je constate qu’aucun créateur n’est plus créatif à partir d’un certain âge. Je calcule, en me disant « attention », et je me rappelle ma mère qui aimait tant les dictons : « Qui veut voyager loin, ménage sa monture ».

J’ai été surprise d’apprendre que Kafka mesurait 1 mètre 85.

Hélène Cixous

Je ne sais pas exactement quels sont ces projets, car il y en a constamment, et j’écris toujours quelque chose auquel je n’avais pas pensé. Il y a des projets auxquels j’ai pensé toute ma vie, et maintenant, je commence à me dire que certains ne verront jamais le jour. Ils étaient peut-être destinés à rester non réalisés.

Pourriez-vous me parler de l’un d’entre eux ?

Non.

C’est secret ?

Vous savez, à plus de 80 ans, tout devient imprévu. Avec ma mère, qui a vécu jusqu’à 103 ans, chaque jour était une surprise. Pour moi, c’est la même chose. Je suspecte que ce que je me racontais ne se réalisera jamais, et c’est peut-être mieux ainsi.

À la manière de Rilke, quel conseil, en 2024, donneriez-vous à de jeunes poètes, à des jeunes écrivains, et à des jeunes artistes ? 

Cela ne m’est jamais venu à l’esprit : je ne suis pas conseillère.

Votre mère vous a dit de toujours penser au dieu du kaïros

Oui, mais cela, c’est ma mère. Je ne peux pas imaginer avoir un rôle de conseiller, cela ne peut être universel. Ce n’est pas que je ne peux pas, mais pour moi, ce n’est pas juste. Et puis, savez-vous, avec les jeunes poètes, par exemple, il y a quelque chose que je n’aime pas et qui me fait bien rire — c’est juste un aparté — : on parle d’une époque où le mot « poète » avait un sens. Je mentionne cela parce qu’on m’a récemment demandé d’intervenir sur Cocteau. Et j’ai répondu : pourquoi Cocteau ? Je ne le connais pas bien, je ne peux pas vraiment en parler. Pour le travail, j’ai quand même regardé Orphée. Le film a des qualités, certes, mais aussi des défauts gigantesques. Et je me disais tout le temps que cela m’amusait, car pour Cocteau, il y avait une profession, une position qui était celle de « poète ». Et c’est presque comique, c’est comme dire « informaticien » ou quelque chose du genre… Mais lui y croyait, et les autres aussi. Et même quand Rilke écrit à un jeune poète, il y croit aussi. Il croit vraiment qu’on peut donner des conseils à un jeune poète. En réalité, il se donne des conseils à lui-même — et c’est très bien.

Justement, à propos de la nouvelle génération, beaucoup se penchent à nouveau sur Le Rire de la Méduse. Il y a quelques années, quatre ou cinq ans, vous avez parlé du combat contre la phallocratie et de la construction de la féminité à travers cette œuvre. Je voulais vous demander votre avis sur la relecture actuelle du Rire de la Méduse, et sur cette idée que le genre n’est pas une limite mais une liberté, un concept souvent cité en lien avec votre travail. C’est un peu un voyage pour la nouvelle génération.

Ah oui, bien sûr, mais cela me semble évident. Il y a un moment où l’on peut exprimer ces évidences. Mais pour moi, cela implique par exemple de toujours franchir les frontières. Ce qui est magnifique, c’est ce va-et-vient, cette absence de fixation, de définition stricte. C’est ce que j’appelle une « nidentité », pas des identités, mais des « ni identités » ou des ni d’entités. C’est ce que je disais à mes contemporains. Mais si l’on remonte, chez Shakespeare, par exemple, on ne trouve que cela. Partout, il y a des personnages qui glissent d’une identité à l’autre, comme dans As You Like It, c’est incroyable. Le seul conseil, c’est « As You Like It », mais c’est un conseil dangereux car il s’adresse à la vie affective. Si on le dit à des bandits, on autorise aussi le vol, l’escroquerie, l’assassinat… 

Vous souscrivez à cette idée que l’identité est une prison. 

Oui complètement ! L’identité, c’est l’horreur ! C’est le « ni d’entités » qui est intéressant, car cela conserve quelque chose de l’identité. Et il y a même du « nid ». Vous pouvez avoir un nid avec plein d’identités et faire tout ce que vous voulez !

La grande littérature l’a toujours fait. Elle ne s’est jamais limitée. Pensez à la Renaissance avec Ronsard : tout est rose. Il n’y a pas que Rilke, il y a déjà Ronsard avant. On peut très bien être Rose ou tout ce que l’on veut. Ensuite, on a confiné toutes ces capacités de fluidité, de transfiguration permanente dans Ovide, où l’on passe son temps à changer d’espèce.

L’identité, c’est l’horreur ! C’est le « ni d’entités » qui est intéressant, car cela conserve quelque chose de l’identité. Et il y a même du « nid ».

Hélène Cixous

C’est une très belle conclusion ce « nid d’entités ».

Le Rire de la Méduse c’était cela. Cela touche aussi au récit, au mythe que l’on fabrique tout le temps et certains sont tenaces pour l’éternité. J’ai choisi la méduse, mais il y a d’autres personnages féminins négatifs — et ce sont des constructions. Qui a écrit ? Si on essaie de trouver des autrices aux origines de l’écriture, il n’y en a pas beaucoup.

Crédits
Nous publions cet entretien dans le cadre d'une coopération avec la « European Review of Books ». La version anglaise est accessible ici : https://europeanreviewofbooks.com/title-hans-ulrich-obrist-interviews-helene-cixous/en