Arts

« L’homme en noir », un inédit de Mario Vargas Llosa

Pour passer le cap d'une nouvelle décennie, un peu de poésie, un peu de théâtre, un peu de joie et d'espoir malgré tout. Lire, pour la première fois en français, ce récit de Vargas Llosa.

L'homme en noir premier texte inédit de Mario Vargas Llosa prix Nobel de littérature européenne espagnole culture

I

Quand le metteur en scène Pedrito Adrianzén convint d’un rendez-vous avec Antenor Montalvo au Café Gijón « pour prendre un petit café et vous parler d’un projet », ce dernier, un acteur raté en pleine désintégration psychologique et morale, vivait dans l’insolvabilité dans une pension miteuse de Lavapiés qu’il n’avait pas payée depuis trois mois et n’arrêtait pas de penser à l’idée de se suicider. Le petit visage d’Adrianzén le surprit. Était-il possible que ce metteur en scène très célèbre l’ait appelé pour lui offrir un rôle ? Lui ? Antenor, avec ses cinquante et quelques années, savait depuis longtemps qu’il était un échec. En tant qu’acteur, car presque plus personne ne l’engageait, sauf pour jouer un majordome ou un chauffeur dans des comédies au goût douteux ou des petits rôles encore plus insignifiants dans des feuilletons et des films lambdas ; et aussi en amour, puisque la dernière femme avec laquelle il vécut l’avait abandonné quelques années auparavant « parce qu’impuissant et inutile » (elle le lui dit ainsi dans sa brutale lettre d’adieu). Il n’avait plus de parents vivants et la pauvreté lui avait fait peu à peu perdre ses amis – il avait honte que ce soit toujours eux qui payent la bière ou le verre de vin au bistrot, il cessa donc de participer à leur traditionnelle réunion entre amis – et isolé dans une solitude névrotique et boudeuse, sauf quand il trouvait un petit travail, il passait ses matinées et ses après-midi à lire à la Bibliothèque nationale du Paseo de Recoletos.

Il arriva au Gijón quelques minutes avant onze heures, l’heure fixée pour le rendez-vous, et Pedrito Adrianzén était déjà là, juvénile et tape-à-l’œil, comme d’habitude. Il l’avait vaguement connu, quand sa fulgurante carrière à succès débutait avec sa spectaculaire mise en scène de L’Assemblée des femmes d’Aristophane, qui lui valut le premier prix du Festival de théâtre classique de Mérida, en Estrémadure. Il lui parut encore plus jeune qu’à l’époque, avec ses tatouages sur le visage et sur les bras, son jean troué et la boucle d’oreille qui se dandinait à son oreille droite. À la place de la longue perruque dont Antenor se souvenait, il avait maintenant les cheveux coupés très courts et avait un tas de colliers multicolores sur son petit chemisier bleu marine, ouvert jusqu’au nombril. En se serrant la main, Antenor Montalvo se sentit préhistorique avec son costume antédiluvien, sa petite chemise à col et sa cravate avec le nœud minuscule qu’il portait depuis au moins dix ans pour les grandes occasions. (Cela faisait très longtemps qu’il n’avait pas acheté de vêtements, et avec tant de lavages et de repassages, ceux qu’il portait arboraient les éclats et la finesse d’une feuille d’oignon).

— Aimeriez-vous un café, une eau minérale ? lui demanda le jeune metteur en scène, en lui indiquant de s’asseoir devant lui.

— Si cela ne vous dérange pas, je préférerais un sandwich jambon-fromage, dit Montalvo, en rougissant. Et un noisette.

— Bien sûr, bien sûr, acquiesça Adrianzén. Vous vous demandez probablement pourquoi je voulais vous voir.

— Eh bien, oui, ça a été une surprise, répondit Antenor, avec la franchise qui l’a toujours caractérisé. Une grande illusion, aussi. Comme vous pouvez l’imaginer, je ne suis pas un acteur que des metteurs en scène célèbres comme vous appellent tous les jours.

Adrianzén entra immédiatement dans le vif du sujet :

— J’ai un rôle pour vous dans la pièce que je vais monter. Nous commencerons les répétitions lundi prochain, au Teatro Español, des Contes de la peste, de Vargas Llosa. Il s’agit d’une adaptation très libre du Décaméron de Boccace. Vous n’aurez pas à dire un mot, mais vous serez sur scène du début à la fin. Vous serez « l’homme en noir », le kuroko, qui apparaît dans tous les spectacles du kabuki japonais. Ça vous intéresse ?

Adrianzén venait de passer une saison au Japon, invité par The Japan Foundation, pour se familiariser avec le théâtre japonais ancien et moderne. Il avait vu et parlé avec des acteurs, des metteurs en scène, des auteurs et des techniciens du théâtre japonais traditionnel et contemporain, du populaire kabuki à l’exquis noh, ainsi que l’art subtil du théâtre de marionnettes, le bunraku, avec tambours et pantins, à Kyoto, et il avait visité des ateliers, des enseignants, des écoles de formation, des académies, etc. De toute cette riche expérience, ce qui l’avait le plus impressionné était la présence du kuroko, « l’homme en noir », dans les représentations de kabuki, l’ancien théâtre populaire japonais.

— C’est un homme qui est dans le spectacle, l’entendit dire Antenor, excité comme un enfant avec un nouveau jouet. Mais ce n’est pas un personnage et il ne fait pas partie de l’intrigue. Cependant, il y apparaît tout le temps : derrière les portes qui s’ouvrent ou se ferment, sous les tables, recroquevillé dans des buffets et des armoires, donnant aux acteurs des foulards ou des chapeaux, sans que personne sur scène ne remarque sa présence, invisible pour la troupe mais pas pour les spectateurs, pour lesquels il est continuellement présent. Dans quel but ? Pour leur rappeler que ce qu’ils voient n’est pas la vérité mais le théâtre, pas la vie mais une représentation fictive de la vie. L’« homme en noir » est un lointain prédécesseur – il est né au XVIe siècle, rendez-vous compte – de ce que Brecht voulait obtenir dans ses mises en scène : rappeler aux spectateurs qu’ils ne devaient pas confondre ce qu’ils voyaient sur scène avec la vie réelle, que le théâtre n’est qu’un simulacre de la vie.

Adrianzén avait eu l’idée de greffer « l’homme en noir » du kabuki à sa mise en scène des Contes de la peste au Teatro Español et c’était ce rôle – muet, actif, invisible pour les autres acteurs mais ostentatoire pour le public – qu’il proposait à Montalvo. Lorsqu’il finit de parler, il le regarda, avenant et inquisiteur : « Acceptez-vous ? »

— C’était la dernière chose dont j’avais besoin, s’exclama Montalvo, en faisant une grimace tragi-comique. Qu’on ne me propose plus seulement d’être majordome, concierge ou chauffeur, mais d’être muet et invisible. M’abaisser à la condition d’objet, ni plus ni moins qu’un vase ou une table.

Il rit amèrement et haussa les épaules, comme pour dire : « C’est mon sort, tant pis ! »

— Eh bien, il y a une autre façon de voir les choses, Antenor, dit le metteur en scène pour lui remonter le moral, en lui tapant sur l’épaule. Ce serait de considérer que l’homme en noir est le dieu de la représentation pour les autres acteurs : il est partout bien qu’invisible pour eux et, par contre, pour les spectateurs, visible dans toutes les scènes, bien qu’exonéré de toute forme d’action.

— Puis-je vous demander pourquoi vous avez pensé à moi pour jouer « l’homme en noir » ? demanda Antenor.

— Ce n’est pas moi, répondit immédiatement Adrianzén. C’est Aitana Sánchez Gijón.

— Aitana ? s’étonna Antenor. Elle sait que j’existe ?

— Elle a dit que de tous les acteurs qu’elle connaissait, le seul capable de ne pas exister sur une scène c’était vous, explica Adrianzén. Ne me demandez pas ce qu’elle a voulu dire, je n’ai pas compris non plus. Mais elle est si intelligente qu’elle m’a convaincu. Qu’en dites-vous ? Acceptez-vous ?

Antenor dit oui, sans la moindre joie.

II

Lorsque les répétitions commencèrent, dans un sous-sol du Teatro Español, Antenor remarqua qu’Aitana ne se souvenait même pas de lui. Le premier jour, elle le salua avec une certaine rudesse, en marmonnant : « Enchantée. » Ce n’est que lorsqu’il lui dit son nom qu’elle sembla le reconnaître et lui sourit : « Bonjour, Antenor, nous allons travailler ensemble, n’est-ce pas ? Très bien. »

Dès qu’ils commencèrent à lire le texte en groupe, Antenor se sentit très mal à l’aise. Il n’avait aucune fonction et Pedrito, le metteur en scène, ne s’adressait jamais à lui, seulement à Aitana (la comtesse de Santa Croce), à Pedro Casablanc (Boccace), à Oscar de la Fuente (Pamphile) et à Marta Poveda (Philomène). Comme il n’avait rien à lire, Antenor assuma, avec modestie, sa condition de fantôme ou de silhouette, en essayant d’être le plus invisible possible ; il bougeait à peine et il n’ouvrait jamais la bouche pour poser une question ou faire un commentaire. Les autres acteurs finirent également par l’ignorer ; ils ne lui adressaient presque jamais la parole, même lors des pauses qu’ils faisaient pour boire de l’eau, pour manger quelque chose et certains, comme le metteur en scène, pour fumer une cigarette. Ce n’est que lorsque les lectures prirent fin et que Pedrito Adrianzén commença à concevoir les scènes qu’Antenor eut l’impression de gagner un peu de vie ; du moins en termes de mobilité. Soudain, le metteur en scène commença à lui donner des ordres : « Voyons, Antenor, mettez-vous ici. » « Pas debout, mais à genoux. » « Ne regardez pas les acteurs. » « Votre regard doit être blanc, anodin, inexistant. » « Montez sur cette chaise. Non, recroquevillez-vous et blottissez-vous en dessous plutôt ». « Voyons, cachez-vous à moitié derrière ce rideau. » « Rappelez-vous que votre fonction n’est pas celle d’exister. » « Couchez-vous sur le dos et espionnez ce qui se passe autour de vous. Assumez votre condition, gardez une immobilité totale ». « Rappelez-vous que votre rôle n’est pas celui d’exister, que vous ne faites pas partie de la troupe ou de l’histoire ; votre rôle est seulement d’‘être là’, ni plus ni moins que d’‘être là’ ».

Antenor obéissait et essayait de respecter scrupuleusement les instructions de Pedrito. Parfois, ce dernier semblait l’oublier ; alors, si la position dans laquelle il se trouvait était trop inconfortable et qu’un muscle ou un tendon lui faisait trop mal, ou s’il avait un début de crampes, il demandait à voix basse : « Est-ce que je pourrais bouger un peu ? Je suis un peu raide ». Les yeux de tous se tournaient vers lui et Antenor avait le sentiment que c’était seulement à ce moment-là qu’ils le découvraient et même qu’Aitana, Pedro, Óscar, Marta et Pedrito Adrianzén lui-même étaient surpris que cette silhouette soit dotée de la parole.

Pendant les longues attentes, alors que les autres jouaient et commençaient à  concrétiser les scènes sous la direction de Pedrito Adrianzén, Antenor Montalvo avait tout le temps de réfléchir. Surtout, avec une tendance qui se manifestait fortement en lui depuis l’âge de cinquante ans, il se rappelait son enfance et sa jeunesse, dans le lointain Pérou de sa naissance, quand, à la surprise et au grand dam de ses parents, il leur annonça que, lorsqu’il serait grand, il ne serait pas dentiste comme papa, ni instituteur comme maman, mais acteur. Acteur ? Ses parents se moquèrent de lui, ils ne le prirent pas au sérieux, ils dirent que tous les enfants avaient ces idées saugrenues, être dompteurs de bêtes sauvages ou explorateurs dans l’Arctique, qu’il allait bientôt reconsidérer sa décision et revenir à la raison. Mais la vérité est qu’il leur parlait très sérieusement et que la vocation qu’il découvrit alors qu’il était encore en culottes courtes était l’une des rares choses dont il fut toujours certain : lui, quand il serait grand, il serait acteur ou il ne serait rien. Comment découvrit-il sa vocation ? Il ne le savait pas. Mais il se souvenait très bien que, à l’école Saint-Augustin, dès les premières années de la primaire, il s’était toujours porté volontaire pour toutes les représentations, récitals, spectacles que les Pères Augustins et les professeurs laïcs organisaient à l’école. Et que, depuis ces années lointaines, il avait, lui aussi, organisé dans le jardin de sa maison des spectacles et des soirées avec ses amis du quartier, des numéros musicaux, des récitals de poésie ou des petites scènes qu’il écrivait lui-même en imitant des épisodes de films, la radio ou les revues. Il préparait ces spectacles avec passion – en construisant des scènes, en improvisant des rideaux, des décors – avec ni plus ni moins que le même enthousiasme avec lequel ses amis organisaient des matchs de football dans le quartier ou des excursions au Stade national pour voir jouer la « U » et l’Alianza Lima ou les petites soirées dansantes du samedi.

Il eut gain de cause. À la fin de ses études, il entra à l’Université catholique pour étudier la littérature, mais c’était en réalité pour s’inscrire au TUC (Théâtre de l’Université catholique), l’un des rares endroits où l’on pouvait former un acteur au Pérou à cette époque. Il n’y resta qu’un an, ne jouant qu’une seule fois devant le public, dans un petit rôle mineur, dans une pièce de Calderón de la Barca mise en scène par Ricardo Blume. Alors, l’année suivante, son père, finalement résigné à ce que son fils unique se dédie à cette profession incertaine, l’envoya en Espagne pour qu’il y complète sa formation et qu’il y « connaisse le succès ». Antenor n’était plus jamais retourné au Pérou.

« Le succès », pensa l’homme en noir, appuyé contre une supposée colonne, à moins d’un demi-mètre de la comtesse de Santa Croce et du duc Ugolino, plongés à ce moment-là dans une violente dispute où claquait un fouet. Avait-il déjà eu le sentiment du succès dans sa vie d’acteur ? Il pensa, se rappela, fantasma : « Je crois que jamais. Des applaudissements, des mentions de temps à autre, des félicitations des amis, assurément. Mais cette grande chose, impersonnelle, enveloppante et miraculeuse, le succès, non, jamais. » Il ne l’avait pas connu et c’était certain qu’il ne le connaîtrait pas non plus dans ce qui lui restait à vivre.

Ce n’était pas à cause du manque de succès qu’il avait décidé de se suicider ; mais parce qu’il avait perdu les illusions, l’admiration et le respect que le théâtre lui inspirait dans sa jeunesse et sa première maturité, dans ces années où il rêvait encore d’incarner Sigismond, Hamlet, Harpagon ou Don Juan sur une scène. Sa formation avait été assez bonne. Après Madrid, il vécut quelques années à Paris, apprit le français, fut accepté à l’École de Jacques Lecoq, et il y répéta pendant quelques saisons les enseignements physiques et théoriques stricts de l’ancien lutteur devenu funambule et théoricien de la représentation.

Pourquoi n’avait-il jamais eu de succès ? Pendant longtemps, il attribua cela à sa malchance, à sa faible capacité à séduire des amis influents, à son incapacité à flatter ou, même, à se faire apprécier par ceux qui pouvaient l’aider à faire son chemin, à obtenir des bons contrats, des rôles remarquables. Avait-il été un imbécile, croyant qu’il y avait une justice immanente, qui dans son cas finirait par s’imposer, récompensant tôt ou tard sa persévérance, son professionnalisme, la rigueur avec laquelle il étudiait et essayait de composer le personnage quand il parvenait à jouer ? Au fil des années, bien qu’il ne soit jamais sorti de cette médiocre existence professionnelle dans laquelle il ne parvenait jamais à se distinguer, il avait gardé l’espoir que sa chance tournerait et que, soudain, les choses s’amélioreraient pour lui dans le monde du spectacle. Quand le perdit-il ? Cela faisait plusieurs années maintenant ; pas d’un coup, mais petit à petit. Ses illusions s’évanouirent comme un coucher de soleil. Jusqu’à ce qu’un après-midi il se dit qu’il ne pouvait plus continuer à se mentir, il devait accepter que plus jamais on ne lui proposerait un rôle principal dans une pièce de théâtre, un feuilleton ou un film, que ce qui lui restait de sa vie professionnelle, il le passerait à sombrer de plus en plus dans cette grise médiocrité dans laquelle il avait toujours vécu.

Qu’avait voulu dire Aitana Sánchez Gijón avec cette histoire qu’il était le meilleur acteur pour représenter l’inexistence sur une scène ? Il avait trouvé cela drôle au début, bien qu’il n’ait pas totalement compris, mais au bout d’un certain temps, l’expression lui parut douloureuse et même cruelle. Quel mérite pouvait-il y avoir à représenter l’inexistence ? Aucun. Cette phrase signifiait simplement qu’il passait toujours inaperçu, quel que soit son rôle ; qu’il était incapable de donner un soupçon de vie à ces personnages de deuxième ou troisième classe qu’il incarnait ; que son pauvre travail contribuait plutôt à les subsumer dans le néant.

Alors qu’il sombrait dans l’oisiveté, dans la misère et la pauvreté par manque de travail, Antenor acceptait progressivement que ce n’était pas tant sa malchance ni son caractère peu enclin à la flatterie et à l’opportunisme qui avaient fait de lui un raté mais, hélas, son manque de talent. Son sort n’était pas une injustice mais, purement et simplement, une conséquence de son manque d’inspiration, de sa petitesse intrinsèque. C’est quand il arriva à cette conclusion qu’il décida de se suicider. Ce ne fut pas une décision déchirante, dramatique. Bien au contraire : un choix calme, serein, fait par une fraîche après-midi d’automne, lors d’une promenade autour du lac du Retiro, après avoir passé plusieurs heures à lire, à la Bibliothèque nationale, un auteur belge lié au symbolisme qu’il ne connaissait pas jusqu’alors, Michel de Ghelderode. Cela faisait de ça trois ou quatre semaines : mieux valait mourir avant de toucher le fond et de connaître un déclin humiliant, de misère et d’idiotie. Il avait tout préparé en détail. Ce serait avec des pilules d’amphétamines – une bouteille entière serait suffisante – à l’heure du coucher. Il laisserait une enveloppe avec une lettre à côté de son corps, demandant à la Société des acteurs, si elle prenait en charge les frais de son enterrement malgré le fait qu’il n’était pas à jour dans ses cotisations, qu’il l’incinère parce que cela l’attristait d’imaginer son corps dévoré par des vers. La proposition inattendue de Pedrito Adrianzén d’être « l’homme en noir » dans Les contes de la peste avait reporté sa décision. Jusqu’à quand ? Jusqu’à la fin des huit semaines prévues pour la pièce ?

III

Cela se produisit au début de la sixième semaine. La critique n’avait pas été très bonne sur la pièce, pas très mauvaise non plus, et bien sûr, personne n’avait nullement mentionné « l’homme en noir ». Mais le public réagit assez bien. Ils firent presque à chaque fois salle comble et le panneau « Complet » fut de nombreux jours accroché au guichet. Les gens étaient émus, ils riaient, applaudissaient et Antenor mangea pendant ce mois et demi deux fois par jour, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

Sa relation avec les autres acteurs fut bonne, bien qu’il ne se lia d’amitié avec aucun ; ils partageaient des blagues ou des petites conversations avant ou après la représentation et parfois ils prenaient de quoi grignoter avec une bière ou un verre de vin dans la petite cafétéria du théâtre, en échangeant des idées sur des choses banales. La personne avec laquelle il avait eu le moins d’échanges était Aitana Sánchez Gijón, à qui jamais il n’osa demander ce qu’elle avait voulu entendre exactement en disant qu’il était l’acteur qui représentait le mieux l’inexistence sur scène. Il l’admirait en tant qu’actrice et avait rêvé de travailler un jour avec elle, ce à quoi, bien sûr, il ne parvint jamais ; mais il était un peu intimidé par son attitude distante, légèrement hautaine, qui, lui semblait-il, établissait entre elle et ses interlocuteurs une frontière invisible que personne, sauf une toute petite poignée de privilégiés, ne parvenait à franchir.

Depuis le début, quand la pièce atteignait l’épisode du « Faucon », à la fin du spectacle, une curieuse angoisse s’emparait d’Antenor, l’inquiétante sensation que quelque chose d’inattendu et d’important allait soudainement se produire, quelque chose qui n’apparaissait pas dans le texte ni dans la mise en scène de la pièce. Et qui, par ailleurs, ne se produisait jamais. Mais cette sensation revenait chaque fois que la pièce atteignait l’épisode du « Faucon », une belle histoire dans laquelle un jeune premier appauvri, Federico de Alberigue, sacrifiait son faucon bien-aimé afin  de pouvoir offrir un déjeuner décent à Dama Johane, la femme de ses rêves. Le jeune premier racontait son histoire au public tandis qu’Aitana, transformée en héroïne du « Faucon », faisait trois fois et demi le tour d’une fontaine circulaire, très proche de « l’homme en noir », que Pedrito Adrianzén avait installé pendant toute la scène, assis par terre, comme une statue. C’était à ce moment de la pièce qu’Antenor se sentait inquiet, avec l’impression que quelque chose de terrible, d’imprévisible, allait arriver à tout instant. Mais rien ne se produisait et quelques minutes plus tard, il retrouvait la normalité.

Jusqu’à ce vendredi de la sixième semaine où, effectivement, quelque chose se produisit. Quelque chose qu’Antenor sentit avant de le voir, avant que sa conscience ne prenne pleinement en compte le fait que cela, bien qu’impossible, était réellement en train de se produire à un demi-mètre de ses yeux, chaque fois qu’Aitana – la veuve qui tournait autour de la fontaine pendant que son jeune premier racontait ses tentatives frustrées pour la séduire – passait à côté de lui, frôlant l’ourlet de sa tunique contre le corps et le visage de l’homme en noir. Ses pieds étaient nus, et ils étaient très blancs et beaux, harmonieusement dessinés, qui glissaient autour de ce cercle avec une douceur et une légèreté remarquables, comme si – et à ce moment-là le cœur d’Antenor commença à battre avec fureur – elle ne touchait pas vraiment le sol, mais glissait dans l’air à quelques millimètres de lui. Et c’était cela, oui, oui, ses yeux l’avaient remarqué et dans ce deuxième tour ils le confirmèrent, et le confirmèrent de nouveau dans le troisième tour, ce qui se passait effectivement : ces pieds ne touchaient pas le sol ! À un moment donné, ils avaient décollé très légèrement du sol sans que personne – sauf Antenor – ne s’en aperçoive, et ils flottaient discrètement à une distance infime mais indéniable du sol. Dans le dernier demi-tour, quand Aitana cessait de bouger, ces pieds blancs, avec la même discrétion, étaient déjà retournés au sol et s’enfonçaient dans la fausse pelouse de la scène.

Cela s’était-il produit ? Bien sûr que non. Ni Aitana, ni personne d’autre en ce monde n’avait le pouvoir de léviter. Ce qu’Antenor avait vu – ce qu’il avait cru voir – était une fausse impression, une illusion, une folie, l’invention de ses yeux ennuyés. Il n’en parla donc avec personne, il ne plaisanta pas à ce sujet, et il attendit avec impatience la représentation du lendemain soir – celle du samedi – pour confirmer le fait que, aussi bonne actrice qu’elle soit, Aitana n’avait pas non plus la faculté surnaturelle de s’élever du sol pour que son tour de la fontaine atteigne la fluidité d’un glissement immatériel, d’un vol.

Dans les instants qui précédèrent le premier tour de la fontaine d’Aitana, le cœur d’Antenor commença à battre si fort qu’il dut ouvrir la bouche, effrayé. Il pensait qu’il pouvait s’étouffer, perdre la raison et connaissance. Heureusement, les spectateurs ne le regardaient pas, ils étaient concentrés sur l’histoire du jeune premier ou sur le tour de la fontaine qu’Aitana commençait à faire. Mais lorsque cette dernière passa devant ses yeux, il n’eut aucun doute : ces pieds ne touchaient pas le sol, ils flottaient au-dessus de lui, à une distance minime mais indéniable. Antenor jeta un regard circulaire aux spectateurs : aucun d’entre eux ne regardait ces pieds, et même s’ils l’avaient fait, ils n’auraient pas remarqué ce que lui, et lui seul, parce qu’il était assis par terre, avait la perspective suffisante pour constater : que quelque chose d’impossible, en contradiction avec toutes les lois physiques, se produisait là, sur cette scène circulaire, dans cette cour de fauteuils que le décorateur avait transformée en jardin de la Renaissance florentine, quelque chose que l’on ne pourrait que qualifier d’extraordinaire, d’unique, de miraculeux, de surnaturel. Pendant ces trois tours et demi d’Aitana de la fontaine, Antenor ne quitta pas le sol des yeux une seule seconde. Ce n’était pas une suggestion, ce n’était pas une fantaisie : ces pieds ne le touchaient pas, ils s’en étaient éloignés, s’en étaient élevés, à peine, c’est vrai, mais suffisamment pour qu’elle n’ait pas à marcher, pour qu’elle flotte gracieusement comme si une plate-forme invisible la faisait tourner avec douceur et élégance autour de la fontaine.

Ce n’est que lorsque Aitana cessa de tourner, monta à la fontaine, cessa d’être la veuve dans l’histoire du faucon et devint la comtesse de la Santa Croce, qu’Antenor osa chercher ses yeux. Il voulait savoir si elle était consciente de ce qu’elle faisait, de cette incroyable mutation que son corps perpétrait en s’élevant du sol pendant une ou deux minutes pour que son glissement atteigne cette délicate perfection. Mais il n’y parvint pas ; elle ne regardait personne en particulier quand elle jouait.

Les deux semaines suivantes, les dernières de la représentation, Antenor fut concentré sur ces instants ; et chaque fois qu’il vit se produire ce phénomène qui l’émerveillait, son cœur s’accélérait et son souffle se coupait. Et à chaque fois, quand, après que cela s’était produit, il cherchait le regard d’Aitana pour savoir si elle était consciente ou non du fait que dans cet épisode elle lévitait, elle esquivait les yeux et il ne pouvait le découvrir. À plusieurs reprises il fut tenté de commenter l’événement avec Pedrito Adrianzén ou avec certains des acteurs de la troupe, mais chaque fois qu’il allait le faire, il se décourageait, convaincu qu’ils se moqueraient de lui en pensant qu’il leur faisait une blague, ou qu’ils commenceraient à le prendre pour un type délirant ou un fou. Qui allait croire une telle chose ? Et, d’autre part, il craignait que, s’il le divulguait, cela cesserait automatiquement de se produire, que, s’il le partageait avec quelqu’un, Aitana recommencerait dans cet épisode, vulgairement, à marcher.

IV

Le dernier jour, après la représentation, toute l’équipe des Contes de la peste dîna dans un petit restaurant italien de la rue Echegaray. Avec une audace inhabituelle chez lui, Antenor fit en sorte de s’asseoir à côté d’Aitana. Pendant une grande partie du dîner, il lui fut impossible d’engager une conversation avec elle seule ; tout le monde parlait avec tout le monde et personne ne se plongeait dans un dialogue particulier. Mais, au moment du dessert – glaces, truffe ou tarte aux fraises – lors d’une pause, Antenor osa s’adresser à elle directement, à voix basse :

— Dans cette scène où vous faites le tour de la fontaine, quand l’histoire du « Faucon »… –  commença-t-il à dire, mais il ne put continuer car il vit qu’Aitana devenait soudainement pâle et que ses yeux s’agitaient ; elle clignait des yeux comme en proie à une attaque de terreur, elle regardait d’un côté et de l’autre comme si elle voulait échapper à ce qu’Antenor voulait lui dire ou lui demander. Il la vit si perturbée qu’il n’osa pas continuer. « Oui, oui ? », l’entendit-il dire, le regardant avec des yeux dans lesquels – Antenor n’en avait pas le moindre doute – il y avait une supplication manifeste, si éloquente, qu’il se précipita pour changer de sujet.

— Rien, rien, dit-il en souriant, en haussant les épaules, en levant son verre. Une bêtise. À la vôtre, Aitana ! Ça a été un grand plaisir pour moi de travailler enfin avec vous, j’espère qu’on se retrouvera de nouveau une autre fois sur les planches.

— Bien sûr, évidemment, lui dirent les mêmes yeux, soulagés, et son verre se heurta au sien. Je l’espère, et pas une mais plusieurs fois, Antenor.

Cette nuit-là, quand dans un Madrid déjà déserté par ses noctambules, où le jour allait bientôt se lever, Antenor retournait lentement à sa pension de Lavapiés, une sensation étrange s’était emparée de lui. De joie et d’optimisme. Cela faisait très longtemps, de nombreuses années, qu’il ne s’était pas senti ainsi, convaincu que, malgré tout, cette vie, probablement la seule que nous avions, valait la peine d’être vécue jusqu’au bout. Parce qu’il s’y produisait parfois des choses extraordinaires que seuls certains êtres –  extraordinaires, eux aussi ? – avaient la faculté de percevoir. Et, qui l’aurait dit, lui, le pauvre et médiocre Antenor Montalvo, était un de ces élus. Témoin et complice d’une faculté surnaturelle – ou, du moins, inhabituelle et fantastique – d’Aitana Sánchez Gijón, dont elle était bien sûr très consciente, et, pour une raison mystérieuse sur laquelle il ne voulait pas faire de suppositions ni en savoir la cause, qu’il lui avait été permis de découvrir. Et de la partager avec elle. N’était-ce pas profiter, d’une certaine manière, de quelque chose d’équivalent à ce succès qui lui avait glissé entre les doigts dans sa vie d’acteur ? Il le ressentait comme une réparation, une compensation. Maintenant il l’avait donc, ce succès que ses parents l’envoyèrent chercher en Europe. C’était secret, personne ne le saurait jamais. Quelle importance ? Au moins, Aitana savait qu’il savait, et cela créait entre eux, même s’ils ne se voyaient plus ou ne travaillaient plus ensemble, un lien, une alliance, quelque chose d’incassable, qui, même si le reste de sa vie continuait à être sordide et médiocre, récompensait Antenor pour les mille et une frustrations de sa carrière et lui insufflait, de nouveau, les sentiments de sa lointaine jeunesse. Bordel, après tout, la vie, le théâtre, c’étaient des choses formidables, n’est-ce pas, Antenor Montalvo ?

Madrid, août 2015

Crédits
Publié en espagnol in Letras Libres, N° 248, août 2019, Mexique. Traduction inédite en français avec l'aimable autorisation de l'auteur.
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