L’hypothèse de la saisie des actifs russes émerge de nouveau dans un contexte de plus grande incertitude sur l’avenir de l’aide financière américaine, mais aussi européenne, à l’Ukraine. Voyez-vous un basculement d’une logique de sanction à une logique de contre-mesures ?  

La réponse n’est pas évidente et il s’agit d’un bon point d’interrogation. L’Ukraine devrait se trouver avec des finances publiques bien gérées. Et si elle intègre dans ses calculs le fait qu’elle va tenter de saisir tout ce qu’elle peut, ce n’est peut être pas un bon point de départ. 

Naturellement, il y a le coût de la reconstruction, avec les premières estimations qui en ont été données. Mais ce coût élevé ne peut être le prétexte d’une poursuite de ces actifs qui serait illimitée. C’est déjà le grand problème : où est-ce qu’on se limite, et dans quels domaines ces actifs pourraient-être utilisés par les Ukrainiens ? C’est le grand problème auquel j’imagine que font face la Commission européenne et les États occidentaux pour l’instant : sur quel principe se baser pour utiliser certains actifs ?

Comment distinguer les principales catégories d’actifs, à la fois en termes de taille potentielle et de possibilités de saisie ? 

On parle naturellement beaucoup des actifs de la banque centrale russe, dont une bonne partie se trouve en Europe. Il y a ensuite les actifs de personnes qui sont sur la liste noire. Et, enfin, les entreprises russes qui ont des actifs en Europe et dans tous les pays qui ont adhéré aux sanctions. Ce sont les principales catégories.

Où est-ce qu’on se limite, et dans quels domaines ces actifs pourraient-être utilisés par les Ukrainiens ?

Karel Lannoo

Il faut ensuite faire la distinction entre ces actifs eux-mêmes et tout ce qui concerne les revenus sur les actifs — aussi bien les intérêts que l’on obtient par exemple sur des obligations, que les dividendes sur du capital. Cette distinction pose déjà une grande question : certains disent que l’on peut utiliser les revenus qu’on a sur les actifs, mais pas les actifs eux-mêmes, car pour saisir les actifs, il faut une déclaration de guerre avec le pays visé. Or, dans l’Union européenne nous n’avons pas de déclaration de guerre avec la Russie. C’est déjà le premier grand problème.

Quel serait le principal risque pour les pays qui effectueraient ces saisies ?

L’autre grand problème de la saisie des actifs russes est que l’Union européenne revendique un cadre stable et le fait qu’elle respecte l’État de droit, tout comme les États-Unis, l’Angleterre, la Suisse et tous les pays qui participent aux sanctions. Cependant, accepter le fait que l’on pourrait exproprier des propriétaires d’actifs pourrait créer un cercle vicieux, où l’on finirait par détruire en partie certains principes de l’État de droit. Tous ces pays revendiquent le fait d’avoir un État de droit stable, un ordre fondé sur des règles où un certain nombre de principes gèrent ce qu’on peut et ne peut pas faire. Dans ce contexte, le moment où l’on déclare que l’on souhaite saisir ces actifs pourrait être le début de la fin pour le dire ainsi : tout en se présentant comme des garants de l’État de droit, on commencerait à adopter une attitude relevant davantage de l’arbitraire. 

Une affaire comme l’affaire Khashoggi aurait-elle pu mener à la saisie d’actifs saoudiens ?

Karel Lannoo

C’est un risque surtout vis-à-vis de pays comme les pays du Golfe, qui sont les plus concernés parce qu’ils détiennent énormément d’actifs en Europe. Beaucoup de ces pays ne sont pas vraiment des États de droit et ne sont pas vraiment démocratiques — comme l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis : si l’on commence à introduire de l’arbitraire dans la manière de considérer les actifs en Europe, cela pourrait avoir des répercussions. Par exemple, une affaire comme l’affaire Khashoggi aurait-elle pu mener à la saisie d’actifs saoudiens ?

C’est sur ce point qu’une telle décision pourrait en fait aller contre les intérêts des États occidentaux. Cela reviendrait à attaquer notre propre système en réduisant l’intérêt pour des États comme l’Arabie saoudite d’investir chez nous.

Avec 210 milliards d’euros d’actifs gelés dans l’Union européenne, comparé à 4,6 milliards aux États-Unis, il s’agit surtout d’une opération européenne. Quels sont les principaux risques pour l’Union ? 

Il faut prendre en compte le risque géopolitique et géoéconomique. Il peut aussi être utile de s’inspirer de ce qui s’est passé après la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale. On connaît très bien ce qui s’est produit après la Première Guerre mondiale concernant les réparations de l’Allemagne aux pays qui ont été attaqués, et qui ont finalement participé à causer la Seconde Guerre mondiale. C’est pour cela qu’on a institué, en 1945, les Nations unies. 

En l’absence de règles claires pour saisir des actifs de tel ou tel pays sur la base d’actions contraires à ce que l’on définit comme nos principes, on débouche sur le débat et la question de qui dicte les normes au niveau global ? Ce pourrait être les Nations unies, mais je n’ai pas entendu de déclaration émanant de l’Organisation en ce sens. 

Le faible avancement du groupe de travail du G7 sur cette question témoigne du fait que c’est extrêmement difficile. C’est pour cela que, jusqu’à présent, au niveau européen on s’est limité à la simple utilisation des revenus sur les actifs, pas plus. Cette utilisation des revenus pose également certains problèmes ; pour continuer à obtenir des revenus, cela implique aussi — par exemple pour des actifs comme des bateaux ou des actifs immobiliers — qu’il faut maintenir ces actifs et donc engager des coûts ce qui n’est pas évident.

Comment se pose la question pour les actifs financiers et les actifs de la banque centrale ?

Le G7 étudie la question. Sur ces actifs, il y a des plus-values mais aussi des moins values. Sur tout ce qui concerne le marché obligataire, en 2022, il y a eu des moins values, d’environ -17 % à -18 %. Qui va payer tout cela dans cette situation ? Naturellement, on pourrait dire que c’est l’investisseur qui doit absorber ces pertes, mais sur le plan théorique, il serait assez illogique de saisir les revenus, et de ne pas payer les pertes.

Faut-il focaliser le débat sur les actifs de la banque centrale ? 

La banque centrale est celle qui gère les comptes de l’État ; les réserves de l’État sont également détenues par la banque centrale : on pourrait donc dire que les actifs de la banque centrale sont les actifs de l’État et qu’on peut les saisir d’autant plus qu’ils sont détenus à l’étranger. Pour moi c’est le plus facile et le plus évident à prendre, d’autant plus qu’il s’agit en partie de revenus issus du commerce avec l’Europe. 

Concernant les discussions du G7 sur les bases légales des saisies, voyez-vous la possibilité d’un scénario d’action différenciée de l’Union européenne et des États Unis ?

C’est une bonne question et c’est une des raisons pour laquelle l’expropriation ou la liquidation des actifs est extrêmement complexe. Elle dépend du contexte politique et juridique de chaque État. 

Même à l’échelle européenne, nous n’avons pas un, mais des États de droit, au niveau de chaque État membre. Nous avons des principes communs, mais ce sont des principes qui sont mis en œuvre d’une manière assez différente, surtout dans ce domaine. Les expropriations envisageables en Allemagne par exemple, ne sont pas exactement similaires à ce qu’il serait possible de faire en France ou en Italie. En Allemagne, l’expropriation est une question extrêmement sensible à cause de l’histoire du pays. Dans d’autres États, elles peuvent se faire plus facilement.

Il y a par ailleurs des règles de droit international qui s’appliquent sur cette question. Des actifs peuvent être bloqués (de l’or par exemple) dans une banque et cela peut durer des décennies ; c’est quelque chose qu’une banque centrale doit respecter. C’est en ce sens que la saisie des revenus sur les actifs russes par la société Euroclear1, qui est le dépositaire d’une grande partie des actifs de la banque centrale de Russie en Europe (autour de 197 milliards d’euros), est en débat. Il y a des principes que l’on doit respecter et les banques centrales le savent très bien.

À l’échelle européenne, nous n’avons pas un, mais des États de droit, au niveau de chaque État membre. En Allemagne, l’expropriation est une question extrêmement sensible à cause de l’histoire du pays.

Karel Lannoo

Concernant Euroclear, il y a des règles européennes sur la question, mais, surtout, le droit national — belge en l’occurrence — doit s’appliquer. Tout d’abord, il est certain que ces revenus ne peuvent pas être un profit pour Euroclear, et doivent être mis de côté, ce que la société fait déjà Il y a ensuite potentiellement un cadre belge pour décider si on peut les saisir. Une telle procédure peut durer deux ou trois ans. Il y aura des plaidoyers des deux côtés, avant de saisir quoique ce soit, même seulement les profits.

Ainsi, les États, quoi qu’ils décident, feront face à de longues procédures légales ?

Ce sont en effet des procédures extrêmement longues et c’est un autre problème. On ne doit pas aller contre les principes qu’on veut défendre et contre l’État de droit. On ne peut pas les attaquer en les défendant. C’est un paradoxe que l’on doit éviter. 

Est-ce qu’un horizon temporel se dessine ?

Cela fait presque deux ans que l’on est dans cette guerre. Au début, disons le premier mois, il y avait débat sur la saisie complète des actifs. Mais, au fur et à mesure, on a commencé à réaliser — peut-être aussi parce que des États comme l’Arabie saoudite ont commencé à insister — que ce n’était pas si facile. C’est un problème complexe, qui concerne un grand nombre d’actifs de nature extrêmement différente, liquides ou extrêmement illiquides, dans des juridictions différentes, avec des procédures d’expropriation et des procédures juridiques différentes, même au sein de l’Union européenne et a fortiori entre l’Europe et les États-Unis.

Les répercussions sur le système financier pourraient être massives si nous prenons des mesures qui ne sont pas réfléchies.

Karel Lannoo

Les États-Unis ont sûrement une plus grande expertise dans le domaine parce qu’ils ont imposé des sanctions élevées depuis plusieurs années, à un grand nombre d’États, comme l’Iran, la Somalie, la Syrie… tandis que l’Union européenne a en comparaison peu d’expérience dans ce domaine — en tout cas rien de comparable avec celles que nous avons mises en place maintenant. Même si les sanctions actuelles sont en partie inspirées du modèle des sanctions américaines, le système juridique européen reste différent du système juridique américain. La Commission européenne devrait privilégier le plus possibles l’application de principes européens, mais, à nouveau, c’est un domaine dont beaucoup d’éléments ne sont pas harmonisés : le droit des sociétés, le droit des titres et obligations sont en partie harmonisés au niveau européen, mais pas encore suffisamment, surtout en ce qui concerne l’expropriation.

Au sein de l’Union, le positionnement de chaque État membre est-il en train de se préciser sur la saisie d’actifs ? 

Il est possible que la Belgique soit prudente, au vu des effets potentiels sur la stabilité financière s’il devient possible que des actifs soient saisis facilement auprès d’Euroclear. Euroclear est dépositaire des milliers de milliards d’actifs. Les répercussions sur le système financier pourraient être massives si nous prenons des mesures qui ne sont pas réfléchies.

Si la question de la saisie des actifs présente des difficultés, un tournant est-il probable dans la politique de sanctions des pays occidentaux ? Quelles sont les prochaines étapes ? 

Il s’agira d’abord de définir qui détient quoi et ce qui pourrait être visé dans le cadre de sanctions. Il y a aussi un sujet concernant la durée de vie des actifs, pour ceux qui arrivent bientôt à maturité ou encore sur les plus-values sur les actions, qui ne peuvent être utilisées que lorsqu’elles sont vendues. Tout cela entre en jeu dans les discussions.

Nous pourrions aussi adopter une approche tout à fait différente et faire comme l’Allemagne a fait avec la réunification, qui consiste à établir un système national de reconstruction de l’État. Au vu des destructions causées en Ukraine par la Russie et des coûts de la reconstruction, on peut étudier quels revenus sont disponibles pour couvrir ces coûts. Ces ressources s’ajouteraient aux autres nombreux moyens de financement potentiels comme les banques multilatérales, ou encore des obligations spéciales sur le modèle des Brady Bonds, émises sur les marchés internationaux avec des garanties spéciales — par exemple de la Banque européenne pour la reconstruction. De nombreux organismes pourraient jouer un rôle pour faciliter l’accès de l’Ukraine à des financements. Entre-temps, on pourrait décider, selon la manière dont progresse le conflit et dont la situation se développe avec la Russie, de saisir une plus ou moins grande partie des actifs, ou seulement les revenus qui en sont issus.

Le cadre de la reconstruction de l’Ukraine pourrait-être un cadre juridique adapté ?

Le plus important est d’avoir un cadre vraiment clair. Nous devons faire la comptabilité à la fois du coût de la reconstruction et des revenus disponibles. Dans tous les cas, il faut être extrêmement transparent sur ce qu’on utilise comme sources de financement.

Quel que soit le cadre choisi, la clarté et la transparence du processus seront un point clef

Karel Lannoo

La Commission doit créer un cadre juridique, qui pourrait être en lien avec l’élargissement de l’Ukraine. Nous avons des instruments pré-accession que l’on pourrait utiliser, plusieurs pistes existent. 

La transparence est une priorité pour conserver la crédibilité de l’Union vis-à-vis de l’État de droit ?

Quel que soit le cadre choisi, la clarté et la transparence du processus seront un point clef, extrêmement important. On ne peut pas faire les choses sans bonne préparation.

Sources
  1. Les profits générés par les actifs de la Banque centrale de Russie gelés chez Euroclear se sont élevés à 3 milliards d’euros en 2023.