Fasciste », « autoritaire », « réactionnaire », « xénophobe », « obscurantiste », « illibérale », « nationaliste » — et même « conservatrice » : aucun de ces adjectifs n’est neutre pour décrire la majorité qui gouverne l’Italie, ou encore le parti, Fratelli d’Italia, qui la conduit. Aucun n’est sans fondement, même ténu ou lointain, parfois revendiqué silencieusement dans les cercles internes de ce parti politique, mais chacun est controversé, discutable, et prononcé avec une intention polémique face à laquelle les destinataires ressentent le besoin d’opposer des démentis publics. Ceux-ci ont été indirectement corroborés par l’action du gouvernement dirigé par Giorgia Meloni, tant par la relative modération de sa politique intérieure, qui n’a pas déclenché les batailles culturelles que son opposition déclarée à l’héritage des Lumières aurait pu faire craindre, que par sa continuité diligente avec le gouvernement de Mario Draghi en matière de politique étrangère et atlantique.

Que ce qui anime Fratelli d’Italia et Forza Italia soit l’intérêt de la nation est en revanche un trait explicitement revendiqué, et qu’ils partagent depuis longtemps avec la Lega, depuis que Matteo Salvini a voulu transformer ce parti régional et sécessionniste en parti national et nationaliste. Ils se revendiquent tous « patriotes », et c’est sur ce terrain que j’évaluerai leur action gouvernementale : l’intérêt national.

Mais les conclusions que je chercherai à en tirer touchent tous les Européens, leurs gouvernements et leurs principaux partis politiques. Car la politique du gouvernement Meloni aggrave la menace que la faiblesse de l’Italie fait peser sur l’intégrité de l’Union monétaire et de l’Union européenne elle-même depuis au moins quinze ans. Eclipsée par les craintes d’un gouvernement italien nationaliste, illibéral et autoritaire, cette menace a désormais des raisons d’être la principale préoccupation de ses interlocuteurs européens.

L’intérêt national et la croissance de long terme

Je ne peux pas donner une définition concise et complète de la notion d’intérêt national, que celle-ci soit abstraite ou qu’elle concerne l’Italie de cette décennie. Je me pencherai donc sur une variable qui doit faire partie de toute interprétation raisonnable de ce syntagme : la croissance économique de long terme, qui stagne en Italie depuis trente ans.

La politique du gouvernement Meloni aggrave la menace que la faiblesse de l’Italie fait peser sur l’intégrité de l’Union monétaire et de l’Union européenne elle-même depuis au moins quinze ans.

Andrea Capussela

Deux indicateurs suffisent à donner une idée du déclin économique de l’Italie par rapport à ses pairs — les autres grandes économies de la zone euro et les autres grandes économies occidentales : le produit intérieur brut (PIB) par habitant, qui est un meilleur indicateur de la santé d’une économie que l’agrégat ; et le revenu disponible moyen, qui mesure combien le ménage moyen peut dépenser ou épargner chaque année1. Je présenterai ces deux chiffres en termes réels, corrigés de l’inflation, et je me placerai à la veille de la pandémie, afin d’exclure les effets d’un traumatisme exogène et grave.

En 2019, le PIB par habitant était encore inférieur de sept points de pourcentage à son pic de 2007, à un niveau égal à celui atteint et dépassé deux décennies plus tôt. En revanche, au cours des deux mêmes décennies, en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, le PIB par habitant a augmenté de 22 à 35 %, creusant un fossé avec l’Italie. L’évolution du revenu disponible moyen, sur lequel l’effort de maîtrise du déficit public pèse le plus directement, est encore pire : en 2019, il se situe au niveau de la fin des années 1980.

Trente années perdues : les promesses trahies de la révolution néolibérale ont semé l’insatisfaction dans presque toutes les sociétés occidentales, mais la sévérité du déclin de l’Italie est singulière. C’est la source de l’insatisfaction qui, depuis au moins quinze ans, alimente la méfiance et la démagogie politiques et qui, le 25 septembre 2022, a livré la nation à Fratelli d’Italia, une force politique coresponsable de certaines des expériences gouvernementales les plus infructueuses des trente dernières années, notamment celles qui ont eu pour protagoniste Silvio Berlusconi, et dont le principal document idéologique, les Thèses de Trieste de décembre 2017, déclare s’opposer aux « lumières [et] à la raison » pour défendre « l’autorité de la tradition ».

Les causes du déclin

Afin d’évaluer le travail de ce gouvernement dans la perspective d’une croissance à long terme, il faut décrire les causes du déclin de l’Italie. Il s’agit d’un sujet complexe et controversé, sur lequel je me suis moi-même penché2, mais il est possible d’isoler quelques points saillants.

Les promesses trahies de la révolution néolibérale ont semé l’insatisfaction dans presque toutes les sociétés occidentales, mais la sévérité du déclin de l’Italie est singulière. 

Andrea Capussela

Les causes immédiates sont claires. L’Italie ne croît pas principalement parce que la productivité est au point mort, et ce moteur de développement s’est arrêté principalement parce que trop de travailleurs et trop de capitaux sont dispersés dans trop d’entreprises qui sont trop petites pour prospérer dans le paradigme technologique actuel. Le problème est résumé par ces chiffres, souvent cités par l’ancien gouverneur de la Banque d’Italie : « 25 000 moyennes-grandes entreprises (plus de 50 salariés) produisent près de la moitié de la valeur ajoutée du secteur industriel et des services non financiers, avec près de 6 millions de salariés ; l’autre moitié est produite par 4,3 millions de petites entreprises, avec 6 millions de salariés, et 4,8 millions d’indépendants. [Ces 25 000 entreprises] sont souvent plus productives que les entreprises françaises et allemandes correspondantes, alors que les autres sont beaucoup moins productives que leurs principaux concurrents […]. Si l’Italie avait la même structure de taille que les entreprises allemandes, la productivité moyenne du travail serait supérieure de plus de 20 points de pourcentage, dépassant le niveau allemand3. »

Partout, les entreprises commencent par être petites, mais au fil du temps, elles grandissent, s’agrègent ou sortent du marché. En Italie, elles subsistent trop souvent, ne grandissant pas, ne s’agrégeant pas et ne disparaissant pas, gardant séquestrés dans leurs structures inefficaces des travailleurs et des capitaux qui seraient plus productifs ailleurs. En d’autres termes, les facteurs de production ne parviennent que trop rarement à s’organiser à une échelle adaptée aux exigences de la technologie contemporaine : si cela se produisait plus souvent, grâce à la réaffectation du capital et du travail des entreprises les moins productives vers les plus fortes, les niveaux de productivité que nous observons en Allemagne deviendraient un objectif réaliste.

Il est plus difficile d’identifier les causes de ce défaut d’organisation. Selon l’interprétation que je privilégie, elles résident principalement dans les règles qui régissent l’économie ; et plutôt que leur qualité, qui est rarement mauvaise, le problème réside dans leur manque de crédibilité.

Pour illustrer cette thèse, je prendrai l’exemple d’une des faiblesses les plus visibles des entreprises italiennes : leur capitalisation moyenne relativement faible. Il est bien établi que cela contribue à expliquer leur faible propension à innover — qui, à long terme, est le principal moteur de la croissance de la productivité — parce que l’investissement dans la recherche et le développement est généralement désavantagé par une structure financière trop dépendante de l’endettement. Mais pourquoi les entreprises italiennes ont-elles relativement peu de fonds propres et ont-elles davantage recours à l’endettement que leurs homologues étrangères ?

Une partie de la réponse réside dans le fait qu’en Italie, certaines règles d’une importance cruciale pour les investisseurs — les fournisseurs de capitaux propres aux entreprises — sont relativement peu respectées : celles relatives à la préparation des états financiers, en particulier, et celles relatives à la protection des actionnaires minoritaires. Les lois régissant ces questions sont généralement adéquates et très similaires à celles de la France et de l’Allemagne, car elles trouvent souvent leur origine dans les directives et règlements européens, mais elles sont plus fréquemment violées : selon les estimations du Forum économique mondial, publiées dans le rapport sur la compétitivité mondiale, l’écart est important. C’est pourquoi, en Italie, la perspective d’être un actionnaire minoritaire dans une société non cotée est moins attrayante qu’en France ou en Allemagne ; c’est pourquoi les entreprises italiennes ont plus de difficultés à lever des fonds propres ; c’est pourquoi leurs propriétaires sont plus réticents à les fusionner afin de créer des entreprises plus efficaces.

Paradoxalement, ces inconvénients sont en partie compensés par d’autres facteurs qui dépendent également d’un faible respect de la loi, comme la possibilité de collusion avec l’administration publique, par exemple, ou la possibilité d’évasion fiscale : un comportement qui nuit à l’économie et qui incite souvent les entreprises à rester petites, mais qui accroît la compétitivité et les bénéfices de celles qui le font, au détriment de celles qui respectent les règles.

La suprématie de la loi et le revenu

Le problème est plus vaste : en général, les lois sont moins respectées en Italie que dans les autres pays. Tous les indicateurs disponibles en témoignent.

L’un des plus fiables est l’indicateur de la « rule of law » (que je voudrais traduire par « suprématie de la loi ») mis au point par la Banque mondiale. Chaque année, elle estime la perception de la crédibilité et du respect de la loi dans chaque nation, et les classe sur une échelle allant de 2,5 à -2,54. Dans la dernière enquête disponible, sur les données de 2022, la Finlande, par exemple, était en haut du classement avec un niveau de 1,96, et la Somalie était en bas, avec un niveau de -2,29. La même année, le niveau de l’Italie était de 0,30, et la moyenne de ses pairs de 1,315. Un gouffre, encore, et un gouffre croissant : en 1996, lorsque ces estimations ont commencé, le niveau de l’Italie était de 1,06 et la moyenne de ses pairs de 1,50.

L’Italie ne croît pas principalement parce que la productivité est au point mort.

Andrea Capussela

Cet indicateur, qui mesure une variable d’une ampleur considérable, doit être pris avec précaution. Néanmoins, l’écart qui sépare l’Italie de ses pairs est similaire à celui que renvoient les indicateurs sur la corruption, et coïncide avec le fait que l’évasion fiscale est entre le double et le triple de celle de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. Tout porte à croire que cet indicateur signale un problème réel, si ce n’est ses proportions exactes.

Là encore, les relations de cause à effet entre ce problème et la stagnation de la croissance sont une question difficile. Plutôt que de résumer mon interprétation, je préfère me contenter de montrer la corrélation entre le revenu par habitant et la suprématie du droit, telle que mesurée par l’indicateur de la Banque mondiale. Ce graphique croise les deux variables à une décennie d’intervalle, et couvre les pays membres de l’Union et les pays des Balkans.

La distance qui sépare l’Italie de la ligne droite qui marque la corrélation signifie qu’elle est sensiblement plus prospère que son niveau de suprématie du droit ne le laisserait supposer. Mais de décennie en décennie, elle se situe de plus en plus à gauche de ses pairs.

Puisque je commente ici une simple corrélation et non une relation de cause à effet, il serait tout aussi légitime de faire le commentaire inverse (c’est-à-dire que l’Italie est toujours moins respectueuse des lois que son niveau de revenu ne le laisse supposer), ou de dire que les deux phénomènes sont déterminés par une troisième variable (la culture, par exemple). Mais il est plus probable que l’effet prédominant soit l’effet direct ou indirect de la suprématie de la loi sur le revenu. L’argument le plus intuitif à cet égard est peut-être celui de l’un des économistes les plus respectés du siècle dernier, Kenneth Arrow. Il estimait qu’« une grande partie du retard économique dans le monde peut s’expliquer par l’absence de confiance mutuelle »6 ; mais la confiance mutuelle dépend dans une large mesure de la crédibilité des règles, et celle-ci, à son tour, dépend avant tout de la manière dont les règles sont respectées. Il semble donc prudent de penser qu’en descendant vers des niveaux balkaniques de suprématie de la loi, comme la tendance des trente dernières années le laisse craindre, tôt ou tard l’Italie descendra vers des niveaux balkaniques de revenu.

Cette prophétie peut sembler provocatrice, car l’Italie compte de nombreuses entreprises excellentes, qui dominent leur secteur sur le marché mondial, et en moyenne celles qui ont une taille un peu consistante rivalisent avec leurs homologues françaises et allemandes : comme je l’ai déjà évoqué, elles l’emportent souvent. Mais si distant que soit le risque que cette corrélation suggère, l’ignorer serait imprudent.

Tare congénitale ou problème politique ?

Arrivé à ce point, je voudrais écarter l’hypothèse, qui refait parfois surface, selon laquelle le manque de respect des règles est un résultat de l’histoire de la péninsule, irrémédiable dans un avenir prévisible, ou qu’il serait en quelque sorte congénital à la culture de ses habitants : parce que si cela était vrai, aucun gouvernement ne pourrait éradiquer les causes profondes du malaise économique de l’Italie, mais seulement en atténuer les symptômes ici et là.

Il existe une explication plus simple, plus convaincante et plus respectueuse de la liberté humaine. Elle nécessite une digression sur des thèmes qui peuvent paraître abstraits, mais qui, au contraire, compléteront la grille d’analyse à travers laquelle, immédiatement après, j’examinerai le fonctionnement du gouvernement Meloni.

Nous savons en partie ce qui explique la faiblesse persistante de la suprématie de la loi. Plus le nombre de violations des règles augmente, plus l’incitation à les respecter diminue et, à long terme, l’impulsion morale : si de plus en plus de gens jettent des déchets par terre, par exemple, les rues se rempliront de déchets et les jeter dans la poubelle deviendra un geste de plus en plus futile et, en fin de compte, dadaïste.

La logique est claire. Mais s’agit-il d’un « dilemme du prisonnier », dans le lexique de la théorie des jeux, dans lequel les rues se rempliront inexorablement de déchets ? Ou est-ce la logique d’un « jeu de coordination », dans lequel les rues peuvent toujours redevenir propres ? La différence réside dans la performance individuelle. Dans le dilemme du prisonnier, enfreindre la règle est la stratégie la plus intéressante ; dans le jeu de coordination, ce n’est pas le cas.

Dans le dilemme du prisonnier, j’obtiens le rendement le plus élevé lorsque je viole la règle et que mon homologue la respecte — autrement dit, lorsque je profite de son bon comportement. Mon homologue le sait, et il s’attend à ce que j’essaie d’être intelligent et il m’en empêchera en violant lui-même la règle. Ainsi, mes performances élevées disparaîtront et la rue sera remplie de déchets. 

Si de plus en plus de gens jettent des déchets par terre, par exemple, les rues se rempliront de déchets et les jeter dans la poubelle deviendra un geste de plus en plus futile et, en fin de compte, dadaïste.

Andrea Capussela

Dans le jeu de coordination, en revanche, j’obtiens le rendement le plus élevé lorsque nous respectons tous les deux la règle. Le fait d’être intelligent me rapporte moins, tout comme mon homologue. Nous attendrons donc tous les deux que l’autre respecte la règle ; nous la respecterons tous les deux ; et le résultat sera un équilibre supérieur, qui est stable. 

Dans le jeu de coordination, la violation des règles répond toujours à une logique défensive. Si l’une des deux personnes violait la règle pour des raisons étrangères à cette logique, l’autre subirait des dommages et, la fois suivante, elle réagirait en violant elle-même la règle, afin de limiter les dommages. Nous arrivons ainsi à l’équilibre préjudiciable, qui est également stable parce qu’il est cimenté par la méfiance mutuelle et l’incitation à limiter les dommages.

Mais contrairement au dilemme du prisonnier, pour atteindre l’équilibre supérieur, il suffit de coordonner les attentes des deux protagonistes au moyen d’un signal crédible. Si, grâce à ce signal, l’un et l’autre sont convaincus que l’autre respectera la règle, l’un et l’autre reviendront à la respecter : c’est ainsi que l’un et l’autre atteindront une performance individuelle maximale.

Il ne fait aucun doute dans mon esprit que les deux logiques sont présentes dans la société italienne, et dans d’autres comme elle, mais je crois que la grande majorité des citoyens et des entreprises agissent principalement selon les paramètres d’un jeu de coordination. Pour expliquer cette thèse, je reviens à un exemple déjà donné.

Les entrepreneurs ont un intérêt commun à opérer dans un environnement où les bilans des entreprises sont jugés fiables et les droits des actionnaires minoritaires reconnus comme crédibles, parce que cela minimise le coût du capital et maximise sa disponibilité. Mais ils peuvent aussi avoir un intérêt individuel à manipuler les états financiers ou à priver les actionnaires minoritaires d’une partie de leurs bénéfices. Si ce dernier intérêt prévaut, l’environnement se détériorera, ce qui progressivement poussera même les entrepreneurs vertueux à s’aligner sur ces pratiques, car ceux qui choisissent de continuer à respecter les règles subiront à la fois un désavantage concurrentiel par rapport à leurs concurrents moins scrupuleux et les effets d’une méfiance croissante de la part des investisseurs.

Mais rares sont ceux qui peuvent tirer des avantages permanents plus importants de la manipulation des bilans ou de la prédation des actionnaires minoritaires que le préjudice d’opérer dans un environnement de méfiance généralisée à l’égard des investisseurs. Ainsi, même dans les profondeurs de l’équilibre dissuasif, dès lors qu’une masse critique d’entrepreneurs serait convaincue — grâce à une action crédible du pouvoir politique, par exemple — que les conditions-cadres sont sur le point de s’améliorer, la grande majorité d’entre eux reviendrait aux règles (parce que chaque entrepreneur projetterait son raisonnement sur les autres, et serait prêt à abandonner la logique défensive induite par l’équilibre dissuasif, celle de la limitation des pertes, pour viser le rendement le plus élevé que l’équilibre supérieur garantit).

Les entrepreneurs ont un intérêt commun à opérer dans un environnement où les bilans des entreprises sont jugés fiables et les droits des actionnaires minoritaires reconnus comme crédibles, parce que cela minimise le coût du capital et maximise sa disponibilité.

Andrea Capussela

C’est la logique du jeu de coordination, au sein duquel ce que j’ai appelé « l’action crédible du pouvoir politique » a joué le rôle de signal de coordination, déclenchant la transition de l’équilibre dissuasif à l’équilibre supérieur. Dans les mêmes termes, cette logique anime de nombreux dilemmes similaires, et en particulier ces trois dilemmes. Dois-je être en concurrence ou en collusion avec mon concurrent ? Dois-je corrompre l’administrateur public ou accepter l’appel d’offres ? Dois-je payer tous les impôts ou en éluder certains ? Chacune de ces questions est un problème politique, et chacune d’entre elles affecte le défaut d’organisation qui permet d’exploiter le potentiel de l’économie italienne.

L’œuvre du gouvernement Meloni

Complétée par cette dernière observation sur l’importance des signaux transmis par le pouvoir politique, l’analyse que j’ai esquissée ci-dessus, pour sommaire qu’elle soit, permet d’apprécier l’action du gouvernement Meloni dans la perspective de la croissance de long terme.

Investi le 22 octobre 2022, son premier choix significatif en matière de politique économique a été la révision du projet de loi de finances pour 2023 que le gouvernement Draghi avait élaboré. La révision comprenait une large amnistie pour l’évasion fiscale et l’augmentation de la limite d’argent liquide de deux mille à cinq mille euros. Le gouvernement souhaitait également soumettre l’obligation des commerçants d’accepter les paiements électroniques à un seuil minimum — à soixante puis quarante euros — mais il a dû céder aux critiques selon lesquelles cette mesure aurait été incompatible avec les engagements pris dans le cadre du plan national de mise en œuvre de NextGenerationEU

Accusée de favoriser l’évasion fiscale et l’économie informelle, ce qui est l’effet typique de telles mesures, Giorgia Meloni s’est défendue le 26 mai 2023, lors d’un meeting électoral en Sicile, en ces termes : « La gauche dit : vous voulez jeter l’éponge contre l’évasion fiscale. Mais l’évasion doit être recherchée là où elle se trouve, dans les grandes entreprises, et non chez le petit commerçant à qui l’on demande la protection [pizzo] de l’État. » 

La thèse selon laquelle l’évasion fiscale est pratiquée davantage par les grandes et très grandes entreprises que par les quelque dix millions d’indépendants, de professions libérales et de petits entrepreneurs est irrecevable : dans ces secteurs, on estime que les niveaux moyens de fraude fiscale sont très élevés. Mais surtout, dans l’italien courant, le « pizzo » est le nom de « l’impôt » que l’on paye au crime organisé. Il s’agit de l’argent que les commerçants et les entreprises versent aux organisations criminelles en mesure de les faire chanter : un phénomène particulièrement répandu en Sicile, dans les zones où la mafia est la plus forte. Meloni a assimilé l’obligation fiscale des citoyens envers la République au chantage mafieux.

Ces déclarations n’ont pas été répétées, mais depuis que ce gouvernement est entré en fonction, il a accordé quatorze amnisties fiscales et il a toujours insisté sur la défense des zones où l’évasion est la plus répandue et qui constituent une grande partie de son électorat. Le 10 novembre, par exemple, devant la Confédération des artisans et des petites et moyennes entreprises, Meloni a déclaré : « Nous combattons l’évasion fiscale, la vraie, pas la fictive. […]. Ces derniers jours, nous avons approuvé en Conseil des ministres un règlement [qui] intervient sur la discipline de l’évaluation, réduit les pénalités et introduit l’accord préventif de deux ans [c’est-à-dire un accord entre le contribuable et les autorités fiscales sur les impôts à payer à l’avenir]. […]. C’est une démarche qui brise l’équation insoutenable selon laquelle un artisan, une PME, un immatriculé de la TVA [c’est-à-dire une profession indépendante] est forcément un fraudeur de naissance. C’est n mensonge que nous avons toujours combattu. »

Une autre amnistie fiscale est prévue dans la loi de finances pour 2024.

Je pourrais citer d’autres mesures et propositions qui affaiblissent également la prévention ou la répression de l’anarchie généralisée et de la criminalité économique : le relèvement des seuils à partir desquels les marchés publics sont soumis à un appel d’offres entièrement concurrentiel, par exemple, ou la réduction du délai dans lequel ces délits sont punissables. Mais il s’agit là de digressions superflues, car face à ces initiatives, aucune ne vise de manière crédible à renforcer la suprématie de la loi. Le signal que cette politique envoie à la société italienne est clair, sans ambiguïté et retentissant : ce gouvernement sera tolérant à l’égard de l’évasion fiscale, de la criminalité économique et de l’économie informelle.(Si j’avais la place, j’ajouterais à la liste le népotisme, y compris le plus mesquin, et la collusion avec les intérêts particuliers, y compris les plus puissants — y compris à travers une politique économique déséquilibrée en faveur des subventions aux entreprises « sans stratégie de développement industriel », qui risque aussi de nuire à la réallocation).

La thèse selon laquelle l’évasion fiscale est pratiquée davantage par les grandes et très grandes entreprises que par les quelque dix millions d’indépendants, de professions libérales et de petits entrepreneurs est irrecevable. 

Andrea Capussela

Toutes choses égales par ailleurs, ce signal renforcera les incitations qui poussent les citoyens et les entreprises vers la stratégie défensive du jeu de coordination. Il continuera d’éroder la suprématie du droit. Il affaiblira les poussées vers la réallocation du capital et du travail entre entreprises plus faibles et plus fortes. Finalement, il freinera la dynamique de la productivité. Cet effet sera aggravé par les conséquences directes d’une augmentation probable de l’évasion fiscale et peut-être aussi de l’économie informelle et de la corruption, qui sont toutes des causes de mauvaise allocation des ressources. La seule question est de savoir dans quelle mesure la croissance sera affectée par rapport à un scénario contrefactuel dans lequel le gouvernement agit pour renforcer la suprématie de la loi.

De plus, ce vent néfaste s’est emparé de l’économie italienne au moment même où la guérison de la pandémie pouvait redonner vie aux bourgeons qui avaient commencé à fleurir au cours de la dernière décennie. Une étude publiée en 2018 par la Banque d’Italie soulignait que peu après la crise financière mondiale, la productivité dans le secteur manufacturier avait commencé à s’accélérer, atteignant vers 2011 des taux de croissance supérieurs à ceux observés en France et en Espagne. Il y avait deux raisons principales : « l’augmentation des pressions concurrentielles mondiales a soutenu des ajustements structurels significatifs, avec une réaffectation des ressources vers les meilleures entreprises » ; et « la longue récession a déclenché de nouvelles améliorations de l’efficacité allocative, la sortie des pires entreprises du marché, l’entrée d’entreprises mieux sélectionnées, et une augmentation des dépenses de recherche et développement »7. Dans une large mesure, il s’agit de mouvements spontanés de réaffectation des ressources. Il est donc peu probable qu’ils disparaissent complètement, et il est probable que les investissements et les réformes associés à NextGenerationEU auront une incidence positive sur eux.

En un mot, ce qui unit la coalition politique et électorale dirigée par Meloni, c’est la prédation des ressources publiques et des classes les plus faibles. Il s’agit d’une prédation mesurée et cachée, bien sûr, mais qui nécessite une impunité quasi systématique8. Il ne faut donc pas s’étonner qu’en Italie l’État fonctionne beaucoup moins bien que dans des sociétés comparables et que l’économie soit moins productive : ce sont les coûts de la prédation généralisée.

La menace pour l’Europe

Cette analyse peut paraître incomplète et trop rapide. Elle l’est sans doute, mais cela tient à ce qu’elle se concentre sur ce qui importe le plus du point de vue de la croissance à long terme, à savoir le défaut d’organisation qui risque de priver l’économie italienne d’un cinquième de sa productivité potentielle.

Ce qui unit la coalition politique et électorale dirigée par Meloni, c’est la prédation des ressources publiques et des classes les plus faibles.

Andrea Capussela

La croissance à long terme, à son tour, est une variable importante pour évaluer la viabilité de la dette publique, dont la taille par rapport au PIB — 142,4 %, selon la dernière analyse d’Eurostat — est supérieure de plus de vingt points de pourcentage à son niveau de l’automne 2011. À l’époque, une vague de méfiance sur les marchés a déclenché une crise très grave, qui a affecté à la fois la solvabilité de l’Italie et la résilience de l’union monétaire, et qui n’a été surmontée que lorsque le changement de gouvernement — de Berlusconi à Mario Monti — et la correction drastique de la politique budgétaire ont été accompagnés par les politiques extraordinaires de la Banque centrale européenne : c’est alors que son président, Mario Draghi, a annoncé la détermination de l’institution à faire « tout ce qu’il fallait » pour préserver l’euro. Mais si de tels risques devaient réapparaître, il n’est pas certain que ces remèdes suffiraient à les surmonter, notamment parce que cette annonce ne pourrait pas être répétée avec la même crédibilité.

L’action du gouvernement Meloni augmente le risque qu’une telle crise se reproduise. Le danger ne semble pas imminent, car l’écart entre le rendement des obligations d’État italiennes et celui des obligations allemandes est loin d’avoir atteint ses niveaux antérieurs. Mais l’équilibre est fragile et vulnérable aux turbulences que l’instabilité géopolitique actuelle pourrait provoquer.

Ses interlocuteurs européens devraient voir dans le gouvernement Meloni une menace sérieuse, bien que lointaine, pour l’intégrité de la zone euro et de l’Union elle-même (notamment parce que l’opposition ne semble pas encore en mesure de faire pression sur lui de manière efficace, même pour les raisons que j’ai évoquées). Une partie du pouvoir de négociation qu’ils utilisent dans leurs échanges avec le gouvernement italien pourrait donc être allouée à la question de la suprématie de la loi. Il s’agit également de protéger leurs propres contribuables des conséquences possibles de cette scandaleuse tolérance à l’égard de l’anarchie économique.

Les ombres du passé

Dix jours après son entrée en fonction, le 31 octobre 1922, le gouvernement de Benito Mussolini abolit la règle de la transparence de la propriété des actions émises par les sociétés. Cette règle avait été introduite quelques années plus tôt, après de nombreuses discussions, pour lutter contre l’évasion fiscale. Dans ses mémoires, Galeazzo Ciano, l’un des plus hauts responsables du régime, reconnaissait franchement la tolérance du fascisme à l’égard de l’évasion fiscale9.

Deux ans après sa chute, en 1947, l’un des pères de la Constitution républicaine, Piero Calamandrei, écrivit que la corruption est une composante physiologique du régime, car la solidarité entre corrompus et corrupteurs — chacun vulnérable au chantage de l’autre, et à celui du « tyran » (il fait ici référence à Étienne de La Boétie) — est pour lui un gage de stabilité10.

Dans ses mémoires, Galeazzo Ciano, l’un des plus hauts responsables du régime, reconnaissait franchement la tolérance du fascisme à l’égard de l’évasion fiscale. 

Andrea Capussela

Le 19 juin 1975, trois jours après l’excellent résultat du Parti communiste italien aux élections municipales, le célèbre éditorialiste du journal du parti, dont le nom de plume est Fortebraccio, répondait à un éditorial du principal quotidien italien, le Corriere della Sera, qui accusait les communistes d’avoir des « intentions cachées ». L’« intention » des communistes, écrivait Fortebraccio, était de « montrer aux Italiens comment gouverner avec honnêteté », et le « but ultime [était] d’apporter la justice aux travailleurs, de faire payer les parasites et leurs seigneurs, de menotter les spéculateurs, d’envoyer les voleurs en prison »11.

Après avoir apaisé les craintes quant à résurgence du fascisme, il n’est pas mauvais de se rappeler et de réfléchir à ces continuités et discontinuités qui, je l’espère, déconcerteront certains lecteurs non italiens.

Sources
  1. Le revenu disponible moyen est égal à la somme des revenus que le ménage moyen reçoit du marché et du solde des impôts et cotisations qu’il verse à l’État, d’une part, et des pensions et prestations qu’il reçoit de celui-ci, d’autre part.
  2. Dans The Political Economy of Italy’s Decline (Oxford University Press, Oxford, 2018 ; (trad. it. Declino. Una storia italiana, LUISS University Press, Rome, 2019), dont j’ai ensuite synthétisé les principaux arguments dans Declino Italia, Einaudi, Torino, 2021. Une approche différente et très stimulante est proposée par L. Baccaro et M. D’Antoni, Tying Your Hands and Getting Stuck ? The European Origins of Italy’s Economic Stagnation, Review of Political Economy, 2022.
  3. I. Visco, Economic growth and productivity : Italy and the role of knowledge, « PSL Quarterly Review », vol. 73 (2020), pp. 215 e 217
  4. D. Kaufmann e A. Kraay, Worldwide Governance Indicators, mis à jour en 2023 (www.govindicators.org) : « Rule of law captures perceptions of the extent to which agents have confidence in and abide by the rules of society, and in particular the quality of contract enforcement, property rights, the police, and the courts, as well as the likelihood of crime and violence ».
  5. Voici les points de comparaison que j’ai choisis, et leurs niveaux : les trois plus grandes économies de la zone euro, la France (1,18), l’Allemagne (1,53) et l’Espagne (0,80) ; et les trois autres plus grandes économies organisées en démocraties libérales, le Japon (1,56), la Grande-Bretagne (1,42) et les États-Unis (1,37).
  6. K. Arrow, Gifts and Exchanges, « Philosophy and Public Affairs », vol. 1 (1972), p. 357.
  7. M. Bugamelli e F. Lotti, Productivity growth in Italy : a tale of a slow-motion change, Banca d’Italia, « Questioni di economia e finanza », n. 422 (2018)
  8.  P. Pettit, The State, Princeton, Princeton University Press, 2023.
  9. G. Ciano, Diario 1937–1943, édition réalisée par R. De Felice, Milano, Rizzoli, 1990, p. 628.
  10. P. Calamandrei, « Patologia della corruzione parlamentare », Costituzione e leggi di Antigone, Milano, Sansoni, 2004, p. 233–351.
  11. Fortebraccio, Se questo è un mondo. Corsivi 1975, Roma, Editori Riuniti, 1975, p. 75.