« Meloni cherche à faire sauter les chaînes qui enferment la droite dans le populisme », une conversation avec Claudio Cerasa
À partir de son livre Le Catene della destra (Les chaînes de la droite), le directeur d'Il Foglio analyse les premiers pas du gouvernement de Meloni et certains de ses choix des derniers, moins extrémistes que prévu : « comme tous les changements soudains, celui-ci laisse aussi quelque chose en suspens. »
Il s'attarde ensuite sur les défis plus généraux pour la politique dans une société post-pandémique, en critiquant très durement l'élite de son pays : « Il y a eu pendant trop longtemps une classe dirigeante que j'aime appeler la "classe digérante", qui, au lieu de diriger, a digéré tout ce qui s'est passé et l'a ensuite justifié. »
Claudio Cerasa est le directeur du quotidien Il Foglio et l’un des principaux observateurs et analystes de la politique italienne. Dans Le Catene della destra (« Les chaînes de la droite », Rizzoli, 2022), il décrit les contradictions et les limites de la droite italienne, qui doit désormais se confronter à l’exercice du pouvoir. Dans cette conversation, Cerasa discute des premiers mois du gouvernement Meloni à la lumière des changements géopolitiques majeurs de cette phase historique.
Ce que vous aviez analysé dans votre livre se vérifie-t-il dans les premiers mois du gouvernement Meloni ?
L’élément intéressant des premiers pas du gouvernement Meloni — un gouvernement qui dès son premier jour d’existence a compris qu’il avait le devoir de rassurer, de calmer, de ne pas terroriser — a certainement concerné la volonté d’indiquer systématiquement non pas ce que le gouvernement veut faire mais ce qu’il ne veut pas faire. Les chaînes de la droite sont faciles à repérer : elles sont toujours les mêmes et coïncident avec tous les éléments nécessaires à la droite pour passer de la propagande à la réalité. Ce sont les nœuds sur lesquels le populisme doit décider de se renier ou d’écrire une nouvelle histoire. Il me semble que, sur certains fronts, le populisme de droite est en train de s’accommoder d’une réalité qui lui impose des changements stratégiques, dont beaucoup sont incohérents — fort heureusement. Et lorsque le populisme change d’avis, il fait généralement ce qu’il faut, alors que lorsqu’il est cohérent avec ses idées — avec ses idées eurosceptiques, antisystème, nationalistes et protectionnistes — il a tendance à pousser l’Italie dans une direction dangereuse.
Prenons quelques exemples concrets : sur les politiques liées au PNRR, la volonté du gouvernement est celle d’une grande continuité avec le passé, même s’il doit encore prouver qu’il est à la hauteur du défi, et les récentes conclusions de la Cour des comptes concernant la lenteur de la mise en œuvre du plan européen imposent un tournant pragmatique qui n’est pas encore visible. En ce qui concerne la politique étrangère, Meloni a courageusement choisi de ne pas être ambiguë sur le poutinisme, un élément pourtant présent dans sa rhétorique passée, et de défier même ses propres alliés sur la ligne de la fermeté dans la défense de l’Ukraine ; sur les questions liées à l’indépendance énergétique, là encore, je ne vois aucune continuité avec le passé des choix de la droite nationaliste et j’observe au contraire beaucoup de continuité avec les choix faits par le gouvernement Draghi. Sur les questions d’immigration, en revanche, il existe une véritable fracture interne au sein du gouvernement : d’un côté, la Ligue, qui soutient la nécessité de faire preuve de fermeté à l’égard des migrants ; de l’autre, le parti Fratelli d’Italia, plus orienté vers la gestion de l’immigration, et non vers son arrêt, et plus axé sur la recherche de réponses européennes et déterminé à répondre aux besoins des entreprises italiennes, qui demandent depuis des mois de nouveaux décrets sur les flux afin de régulariser les migrants et de disposer ainsi plus de main-d’œuvre.
D’autre part, en ce qui concerne la politique de la dette, je constate une certaine discontinuité avec son passé car la droite, dans le domaine économique, s’était longtemps présentée comme une force étatiste et nationaliste, déterminée à utiliser les leviers de la dette publique pour relever le pays. L’approche actuelle est davantage orientée vers le marché, si l’on peut dire, et les quatre tests qui permettent de mesurer cette nouvelle attitude sont l’avenir d’Ita, d’ILVA, de Tim et de la raffinerie de Priolo1.
Le clivage interne que vous avez mentionné entre la Lega et Fratelli d’Italia comme exemple de tension permanente risque-t-il d’être explosif, de rompre l’équilibre, ou ce gouvernement s’avère-t-il en fait plus solide que nous aurions pu l’imaginer ?
Je crois qu’il y a beaucoup de questions qui peuvent mettre le gouvernement en difficulté, et l’immigration est certainement l’une d’entre elles.
S’il y avait vraiment un virage pro-européen du gouvernement, c’est-à-dire une tentative de chercher en Europe des outils utiles pour résoudre les problèmes nationaux, il y aurait certainement un problème d’identité au sein de la majorité, parce que chercher en Europe des solutions pour gouverner les flux migratoires signifierait admettre que, même dans ce domaine, il n’y a pas de stratégie efficace qui ne passe par la suppression immédiate et forcée de certaines promesses énumérées dans la campagne électorale par les chantres de la souveraineté. Car on ne peut pas arrêter les flux, comme on l’a promis, ni les départs, comme on l’a prétendu. Et on ne peut pas fermer les ports, comme on l’a prêché. Et on ne peut pas mettre en place des blocus navals, comme ils l’ont prétendu. En matière d’immigration, le gouvernement italien devra passer de la propagande à la réalité.
Il devra se rendre compte que l’Italie est le premier pays par lequel on entre dans l’Union, mais qu’elle n’est que le cinquième pays de l’Union en termes de nombre de demandeurs d’asile. Il faudra comprendre que parier sur la relocalisation en Europe n’est pas facile si les premiers opposants à cette politique sont deux des meilleurs amis de Meloni et Salvini — Orbán en Hongrie et Morawiecki en Pologne. Et il faudra comprendre que pour construire de nouveaux corridors humanitaires qui ne soient pas seulement théoriques, mais pratiques, rapides et efficaces, il sera de plus en plus nécessaire de considérer l’Europe comme un allié avec lequel gouverner, et non comme un ennemi à combattre. Les intrigues nationalistes conduisent à donner des solutions rapides à des problèmes complexes, le pragmatisme gouvernemental conduit à donner des solutions complexes à des problèmes complexes. Dans l’affrontement entre ces deux attitudes, il peut se passer quelque chose. Sur d’autres questions, bien sûr, il y a beaucoup d’ambiguïté, comme en matière de politique économique. Ainsi, on ne sait pas très bien ce que le gouvernement fera de la flat tax, ni quel avenir aura l’amnistie fiscale, ni comment le gouvernement travaillera pour faire de l’Italie un pays plus attractif, ni dans quelle mesure le gouvernement a l’intention de défier les jeunes en consacrant les quelques ressources du budget italien à la réforme des pensions vers le bas, et en fin de compte, je suis convaincu que c’est là que se jouera l’avenir de la majorité : de sa capacité, ou non, à faire grandir le pays comme il le peut et comme il le mérite.
Verrons-nous des tensions sur le reste de l’agenda du gouvernement ? Rappelons, par exemple, que Fratelli d’Italia et la Lega avaient une attitude très ambiguë sur la nécessité d’organiser la campagne de vaccination, alors que Forza Italia soutenait le contraire.
En matière de santé, en effet, une double voie s’est dessinée. D’un point de vue rhétorique, le choix a été fait de souligner la continuité avec les paroles du passé de la droite, comme l’a montré le discours inaugural de Meloni, qui n’a jamais mentionné les vaccins ou la menace du novax. Dans les choix concrets, cependant, la réalité semble différente : le ministre de la santé est le recteur de l’université Tor Vergata, qui, pendant la pandémie, a soutenu les thèses et les lignes programmatiques des anciens gouvernements, ainsi que le comité technico-scientifique, et qui a donné un coup de main à la fois au laissez-passer vert et à l’obligation de vaccination. Pour le reste, oui, bien sûr, il y aura de nombreuses tensions au sein du gouvernement, sur des sujets encore plus centraux que l’agenda de la majorité sur les soins de santé, mais ce qui sera intéressant à comprendre dans les mois à venir sera la réponse à donner à cette question : la compétition entre Salvini et Meloni aura-t-elle lieu sur une plateforme modérée, c’est-à-dire en se positionnant tous deux sur la tentative de diriger un agenda gouvernemental pour le pays, ou aura-t-elle lieu sur une base différente, au sein de laquelle Salvini pourrait être tenté de devenir, dans le gouvernement, le seul gardien de l’orthodoxie souverainiste trahie ?
Jusqu’à présent, Giorgia Meloni a eu une attitude assez claire sur l’Ukraine, se montrant explicitement en ligne avec Bruxelles et l’OTAN, comme elle l’avait également affirmé lors de la campagne électorale. Mais l’alliance avec le bloc de Visegrad demeure, notamment à la lumière de la récente visite de Giorgia Meloni en Pologne. Ces deux aspirations peuvent-elles coexister ou faudra-t-il à un moment donné défaire les nœuds ?
À mon avis, ce sont deux âmes qui peuvent exister dans le même corps — et perdurer en toute sécurité tant que l’euroscepticisme, qui existe encore dans l’agenda de la droite, parvient à reconnaître le sens de la limite, c’est-à-dire qu’il parvient à utiliser cette posture pour négocier. Je prendrais trois exemples concrets concernant les relations avec la France : le pacte de stabilité, les aides d’État et les politiques d’immigration. Je ne trouve pas choquant d’utiliser l’euroscepticisme pour négocier, mais on ne peut pas ne pas se rendre compte qu’il faut s’arrêter juste avant de dépasser les limites de la réalité — avant de transformer les batailles pour la défense de la nation en batailles contre l’intérêt national, comme c’est souvent le cas de ceux qui misent sur l’agenda du nationalisme.
En lisant votre livre d’un point de vue européen, on note une dimension radicale, presque conspirationniste, qui imprègnerait la droite italienne, et que Fratelli d’Italia aurait en partie attiré. S’agit-il d’une caractéristique que le gouvernement va réussir à diluer à votre avis ?
Oui, nous le constatons en partie. L’attraction est due à deux raisons liées à une caractéristique de Meloni et à une caractéristique de l’opinion publique italienne. D’une part, Meloni représente objectivement le changement — l’Italie essaie de changer quelque chose depuis longtemps, les leaders qui gagnent aux élections sont ceux qui incarnent le mieux le sentiment de changement — et la Présidente du Conseil a en ce moment la possibilité de rassembler à la fois une Italie en colère, parce qu’elle est la seule à avoir été dans l’opposition non pas pendant les cinq dernières années mais pendant les onze dernières, et une Italie plus pratique en termes de gouvernement, parce que Meloni a fait preuve ces derniers mois d’un sens des responsabilités différent de celui de ses alliés et qu’elle est devenue un barrage, même au sein de son propre électorat, non seulement à la gauche mais aussi à l’extrême-droite.
Et puis, il faut le dire, il y a une caractéristique plus italienne des leaderships, qui est celle d’écraser les leaders, de les étouffer, de tomber très amoureux de quelqu’un, de le louer, de l’adorer, puis de se désintéresser rapidement et de chercher immédiatement un autre amour. Aujourd’hui, l’amour est pour elle, pour Meloni, et paradoxalement, le principal ennemi de son leadership aujourd’hui n’est pas l’opposition, ce n’est même pas la majorité chaotique, mais c’est tout ce que Meloni a nourri de négatif, de populiste, au cours des dernières années et avec lequel elle doit maintenant composer. Le problème de Meloni, pour le dire plus clairement, concerne les puits qui ont été empoisonnés par son extrémisme dans le passé. Et une fois les puits empoisonnés, une partie de ce poison atteindra tôt ou tard sa destination.
Quelle est l’importance de l’emprise du complotisme dans cette phase politique ? Ce phénomène a contribué, du moins en partie, à la montée des mouvements populistes et extrémistes en Occident. Cela fait-il partie du passé ou non ?
Dans Conjectures et réfutations, Karl Popper a été explicite et ses propos nous permettent d’éclairer ce qui est le véritable ciment transversal du populisme mondial : les théories du complot. « Lorsque les théoriciens du complot accèdent au pouvoir, écrit Popper, cela prend le caractère d’une théorie décrivant des événements réels. » Le problème des extrémistes n’est pas tant lié à leur contiguïté directe avec le fascisme qu’avec quelque chose de plus subtil, de plus répandu : leur contiguïté avec le lexique utilisé par les néo-complotistes pour justifier toute révolte contre le fameux système dominant. Il ne s’agit donc pas, lorsqu’on parle d’extrémisme, de la proximité entre le monde politique et celui de la subversion, ni de l’infiltration des fascistes dans un parti, ni de la nostalgie de certains autoritarismes, mais de la tendance naturelle à transformer la théorie du complot en un outil de propagande électorale. En faisant des vérités alternatives un manifeste de la libre pensée, le complotisme tend systématiquement et naturellement à transformer ses adversaires en ennemis de la liberté. Et c’est avec une grande facilité que les adeptes de cette pensée se présentent régulièrement sur la scène publique avec le profil de ceux qui se battent pour rendre aux citoyens une parcelle de la liberté que quelqu’un leur aurait diaboliquement ravi. Les ennemis de notre liberté, ce sont parfois des institutions comme l’Europe. D’autres fois, des outils comme l’euro. D’autres fois encore, des migrants envahissants. D’autres fois, les masques imposés par la « dictature sanitaire ». Parfois même les jurés de Sanremo. Ou encore les règles adoptées par les gouvernements pour survivre aux situations d’urgence… L’éventail complotiste est large.
Il semble que la campagne électorale de Giorgia Meloni ait été organisée autour de l’idée de normaliser sa position tant d’un point de vue géopolitique, avec la convergence sur l’axe atlantique et européen pour la défense de l’Ukraine, que sur les questions liées à l’illibéralisme. Si l’on compare certaines de ses prises de position, par exemple celle de juillet 2022 avec le parti Vox en Espagne, on se rend compte que l’évolution a été impressionnante. S’agit-il à votre avis d’une tactique ou d’une véritable stratégie gouvernementale ?
Je pense qu’il s’agit d’un maquillage. Un maquillage dans le sens où un rapide coup de pinceau sur le profil populiste, qui peut même être sincère, peut indiquer un désir de changement ou, comme je l’écris dans le livre, briser certaines des chaînes qui maintiennent l’aile droite ancrée au populisme. Mais, comme tous les changements soudains, il laisse aussi quelque chose en suspens. Car si une chose se produit soudainement, son contraire peut également, par hypothèse, se produire tout aussi vite. Alors certes, aujourd’hui, Meloni se dit pro-européenne, mais en cas d’incapacité de son gouvernement à tenir ses engagements vis-à-vis de l’Union, aura-t-elle le courage et la force de ne pas alimenter le complotisme anti-européen ?
En bref : combien de temps Meloni pourra-t-elle ignorer ses points d’attache avec un passé qui n’existe peut-être plus ? Et combien de temps Meloni aura-t-elle le courage de faire taire les nombreux dirigeants de son parti qui ont plutôt grandi dans le complotisme ? D’autre part, en ce qui concerne le changement réel et profond, il y a une question importante concernant l’atlantisme. Jusqu’à il y a trois ans — et non vingt ans — Giorgia Meloni considérait Poutine comme un homme d’État, conformément à une logique perverse qui a conduit presque tous les populistes de droite à considérer Poutine comme un allié clé dans la déstabilisation des institutions européennes. Aujourd’hui, elle a changé d’avis, et elle l’a fait intelligemment lorsqu’elle était dans l’opposition, en partie par conviction, bien sûr, et en partie parce qu’elle appartient à un groupe parlementaire européen, au sein duquel le PiS polonais est un parti important, atlantiste, eurosceptique mais anti-russe, et qu’elle a donc également dû s’adapter à la logique dominante de son groupe. L’évolution que nous avons décrite correspond à une intention, noble certes, mais qui risque de se heurter à la culture politique dont elle est issue, l’extrémisme, et à l’incapacité de s’émanciper du complotisme de partis comme Fratelli d’Italia et comme la Lega, qui n’ont pas réussi à abandonner cette culture et dont l’anti-européisme sera tôt ou tard contraint de déborder quelque part.
En effet, il est assez frappant de constater qu’il y a maintenant au sein du soi-disant centre-droit une véritable divergence fondamentale sur toutes les questions fondamentales des mois à venir. Comment expliquez-vous cette différenciation entre Salvini et Meloni ? Ne pensez-vous pas qu’au sein du gouvernement cela pourrait devenir quelque chose d’explosif ? Dans quelle mesure les élections européennes de l’année prochaine influencent-elles l’équilibre interne ?
Les élections européennes compteront pour beaucoup. Elles seront l’occasion pour Meloni d’essayer de créer son propre nouveau parti, un parti de conservateurs européens, et elles seront la bonne occasion de comprendre si la Lega de Matteo Salvini aura l’intention, comme Giancarlo Giorgetti, ministre de l’économie, le demande depuis un certain temps, et comme les gouverneurs de la Lega, de Massimiliano Fedriga à Attilio Fontana en passant par Luca Zaia, le demandent aussi, de faire un pas de plus pour s’éloigner de la saison où elle embrassait l’Afd allemande et d’essayer ainsi de faire un pas vers le Parti Populaire Européen. Pour ce faire, il faudra non seulement de la tactique, mais aussi de la stratégie, et un effort de modération de la part de la Ligue sera inévitable pour tenter de jouer un rôle clé dans le prochain Parlement européen et ne plus vivre dans un splendide et inutile isolement.
Après l’élection d’Elly Schlein au poste de secrétaire du PD, comment pensez-vous que le paysage politique est en train de changer ? Qui pourrait en bénéficier, y aura-t-il un virage plus maximaliste au centre-gauche, ou au contraire pourrait-il y avoir un impact positif en ce qui concerne l’abstentionnisme ?
D’un côté, on assistera probablement à une désaffection d’une partie de l’électorat qui ne se sent plus représenté par les batailles du Parti Démocrate. Peut-être que cet électorat ira vers le centre ou même vers la droite ou vers l’abstentionnisme. Inversement, le PD tente manifestement de prendre des voix au Mouvement 5 Étoiles ou même à des parties de la gauche qui n’étaient plus représentées, ce qui pourrait conduire à une amélioration des sondages et à une augmentation des performances électorales du PD. Et avoir un PD qui prend des voix au M5S, qui donne des voix au centre et qui travaille pour avoir une opposition large n’est pas une mauvaise nouvelle pour le pays. Le problème, ici aussi, c’est qu’en plus d’une question de tactique, il y a une question de stratégie, et ce que je constate, c’est que la capacité vorace avec laquelle la droite au pouvoir a réussi en quelques mois à s’emparer de sujets majeurs dont la gauche a incroyablement choisi de se dessaisir a forcé les observateurs à réfléchir à une question importante : à force de considérer que tout ce que fait le gouvernement est d’extrême droite, combien de batailles de gauche la gauche abandonne-t-elle à la droite ?
Je pense à la défense des droits et libertés, bien sûr, qui est un thème que le PD a choisi de mettre en veilleuse. Je pense à la question de la défense de l’Ukraine, devenue négociable pour le PD qui a ouvert son parti à des députés d’un autre parti, Article 1, opposé à l’envoi d’armes à l’Ukraine. Et je pense, par exemple, aux questions budgétaires, étant donné que la réforme fiscale conçue par Meloni coïncide parfaitement avec la réforme fiscale conçue par Draghi sur au moins quatre points. Il en va de même pour les politiques d’indépendance énergétique, où la continuité avec l’agenda de Draghi semble intéresser davantage la majorité que le PD.
Le Terzo Polo ne pourrait-il pas en tirer parti ?
Dans une certaine mesure, oui, très certainement. Il se passera probablement quelque chose aux élections européennes et le Terzo Polo pourrait obtenir des résultats plus flatteurs que ceux enregistrés lors des dernières élections locales, régionales et municipales. Mais le problème de ce mouvement, et de Carlo Calenda, c’est qu’en Italie, ce sont les nouveautés qui polarisent le débat public. Et actuellement, les nouveautés les plus intéressantes en politique sont Giorgia Meloni et Elly Schlein.
Nous voudrions vous faire réagir à une phrase prononcée par Nixon lors d’une rencontre avec Khrouchtchev : « Si les gens sont convaincus qu’il y a un fleuve imaginaire quelque part, il ne sert à rien de dire qu’il n’y a pas de fleuve, il faut construire un pont imaginaire sur le fleuve imaginaire. » C’est une provocation intéressante car votre livre est presque un appel à la rationalité, au doute, à la transformation de notre relation à la complexité du monde contemporain. Dans quelle mesure cette voie est-elle politiquement viable aujourd’hui ?
Par paresse, de nombreux observateurs, dans les mois les plus durs de la pandémie, face aux manifestations contre le vaccin, les plus dures, les plus violentes, ont souvent utilisé une équation facile et superficielle : extrémiste = fasciste. La vérité est pourtant un peu plus complexe. Et pour tenter de raisonner sur la nature de l’extrémisme politique qui caractérise l’ère dans laquelle nous vivons, un extrémisme avec lequel la droite a démontré par le passé sa capacité à aller de pair, plutôt que de se plonger dans la dichotomie entre fascisme et antifascisme, il est utile de se plonger dans une dichotomie plus intéressante et plus globale : complotisme contre anti-complotisme.
La pensée complotiste, en vérité, n’est pas l’apanage d’un seul camp politique et, au nom de la contestation du système, au nom de la contestation de la caste, au nom de la contestation des puissants, elle tend à se répandre aisément dans tous les extrêmes. Or en Italie, ces dernières années, les extrêmes qui ont choisi de ne pas renier leur extrémisme conspirationniste se trouvent plus souvent à droite qu’à gauche. Le mécanisme du parfait conspirationniste est le suivant : pour se poser en grand défenseur de la liberté, il faut créer un ennemi imaginaire à combattre. Ces ennemis, dans le passé, ont été les suivants : la dictature européenne, la dictature de l’establishment, la dictature des pouvoirs forts, la dictature de la santé, la dictature de big pharma, la dictature de la finance, et puis Soros, les bureaucrates européens, les virologues, etc. Aujourd’hui, les choses ont changé, forcément, et l’image qui permet le mieux de comprendre l’Italie du futur, c’est celle du volcan avec du magma à l’intérieur. Le populiste, lorsqu’il arrive au gouvernement, peut choisir de boucher un cratère, il peut choisir d’en boucher un autre, il peut choisir d’en boucher encore un autre, mais au bout du compte, quelque part, le magma devra sortir — et il sera intéressant de voir si, dans les mois à venir, les forces de la droite italienne seront capables de décharger ce magma sur de simples oripeaux idéologiques.
Le besoin de trouver un ennemi extérieur est-il le substrat fondamental de cette dérive ?
Oui, les extrémistes ont souvent créé scientifiquement un énorme danger imaginaire à combattre. Prenez un phénomène complexe. Expliquez ce phénomène en identifiant ceux qui peuvent en bénéficier. Faites de ceux qui ont pu bénéficier de ce phénomène le véritable moteur de ce phénomène. Construisez des théories alternatives aux vérités établies. Transformez les défenseurs des vérités établies en ennemis de la liberté d’expression. Faites de votre version du complot un manifeste de la liberté. Et transformez quiconque n’est pas d’accord avec votre version des faits en un dangereux ennemi de la liberté, et donc du peuple.
Une fois le schéma identifié, le mécanisme permet de tout expliquer et d’identifier les ennemis du peuple qui entendent défendre la vérité établie pour faire de nous des sujets destinés à perdre leur liberté. La création d’un danger imaginaire — pensons à la « dictature sanitaire » par exemple — leur a permis de se faire passer pour des défenseurs de la liberté, de libertés qui ne sont pas violées, leur a souvent permis de fuir la réalité et de transformer leur simulacre de défense de la vérité en défense d’une autre liberté : celle d’être des extrémistes.
Le problème, c’est que lorsqu’ils ont été confrontés à la réalité, ils ont montré toutes leurs limites : car face à la pandémie, à la guerre, au gaz, au prix de l’énergie, leurs idées passées ont montré qu’elles faisaient partie des problèmes et non des solutions. Qu’on pense aux batailles sur le plafonnement des prix, sur les aides d’État, sur l’immigration : combien de fois la droite italienne en Europe a-t-elle demandé à ses partenaires européens de ne pas être égoïstes ?
Dans votre approche, il y a une insistance sur la réalisation discursive. Si l’on voulait parler en sociologue, on pourrait dire que vous travaillez beaucoup sur le symbolique et l’imaginaire. Que pensez-vous de l’aspect plus infrastructurel du problème du complotisme ? Comme le résume Julia Cagé,« les gens ne sont pas devenus stupides, mais nous avons simplement cessé de dépenser de l’argent pour les éduquer. » Peut-on imaginer un programme d’investissement public visant précisément à combattre le complotisme par le biais de la réduction des inégalités, ou pensez-vous qu’il s’agit de deux éléments qu’il convient de séparer ?
Je pense que cela a beaucoup à voir avec la capacité, en particulier pour nous qui travaillons dans le domaine de l’information, à ne pas être neutres lorsque des absurdités remontent à la surface. On peut avoir des idées différentes sur le monde, mais laisser passer le message que l’absurdité est aussi bonne que la vérité, qu’elle peut en quelque sorte être certifiée par les faits, les chiffres et la science, a permis d’alimenter une forme de complotisme chez les gens. Je ne pense pas que ceux qui votent pour les partis populistes soient des personnes incapables de raisonner et sans éducation. Je pense simplement qu’il est préjudiciable, pour le monde journalistique et médiatique mais aussi pour un pays, de ne pas pouvoir prendre parti, dénoncer et démasquer tout ce qui est faux ou tout ce qui est dangereux.
Cela est devenu encore plus évident en Italie ces dernières années : pendant trop longtemps, il y a eu une classe dirigeante que j’aime appeler la « classe digérante » qui, au lieu de diriger, a digéré tout ce qui s’est passé et l’a ensuite justifié. C’est là que réside la différence entre l’exercice du leadership et l’exercice du suivisme : d’une part, il y a une tentative de guider les suiveurs, d’autre part, il y a seulement une tentative de représenter ce que l’on pense et ce que l’on dit. C’est là que réside le vrai problème, et je crois que les électeurs sont parfois désillusionnés par le monde politique parce qu’il est difficile d’avoir un dirigeant populaire qui sache vous expliquer même des choses qui ne sont pas toujours populaires, vous expliquer ce qu’un pays doit faire. Le complotisme naît également du fait qu’une culture de la suspicion s’est insinuée dans de nombreux aspects de notre vie, une culture du doute, non pas une culture libérale, mais une culture du doute en toute circonstance, comme nous le dirions en Italie, une culture du « uno vale uno ». De sorte que lorsqu’une classe dirigeante ou journalistique choisit, face à une forme extrême de populisme, de ne pas prendre parti, elle a en fait déjà choisi son camp.
Sources
- Le gouvernement a procédé à la vente de la compagnie de bannière Ita/Alitalia malgré les positions contraires de Meloni en campagne électorale ; sur l’usine d’acier ILVA de Tarente, dans les Pouilles, la présidente du Conseil italien a promis d’en faire « une grande usine verte, en augmentant la production ». Le gouvernement a aussi signé le décret qui permettra la préservation de la raffinerie sicilienne à Priolo de la compagnie russe Isab-Lukoil, considérée comme une « production stratégique pour le pays » et donc placée sous le contrôle d’une administration temporaire.