Alors que la guerre de Soukkot a détrôné celle de la Russie contre l’Ukraine dans les briefings presse des grandes institutions américaines, le numéro deux du Département de la Défense américain en charge de l’Indopacifique a souhaité faire un rappel le 24 octobre1  : « nous ne perdons pas de vue que le Département a identifié la Chine comme le principal défi dimensionnant (pacing challenge) ».

Dans le débat public américain, sans cesse plus polarisé, ce sujet est en effet l’un des rares qui mette Républicains et Démocrates d’accord  : le caractère prioritaire de la compétition avec la Chine, qui surdétermine toutes les autres orientations de la politique étrangère des États-Unis.

Pour être à la hauteur du défi, un « pivot vers l’Asie »2 est poursuivi par les administrations américaines successives depuis Barack Obama qui, le premier, a explicité le concept en 2011. Le pivot consiste essentiellement en une attention renforcée aux défis qui émanent de cette région, l’allocation de nouveaux moyens pour y faire face, la consolidation de nouveaux réseaux de partenaires et le recalibrage des interdépendances au détriment de la Chine et au profit des partenaires.

Or un pivot implique une bascule des efforts d’une géographie à une autre, en l’occurrence aux dépens des deux théâtres qui ont le plus focalisé l’attention des États-Unis récemment  : l’Europe et le Moyen-Orient. Les appels au partage du fardeau, le désengagement des conflits sans fin, la délégation de gestion de crises régionales, la fin des dépendances énergétiques, sont autant de ruptures plus ou moins chaotiques devant permettre de libérer des énergies et des moyens américains au profit de l’Indopacifique. 

C’était sans compter sur le fait que les bascules créent des appels d’air et que la perception d’une distraction ou d’un désengagement de zones dépendantes des garanties de sécurité américaines est exploitée par des puissances régionales revanchardes ou révisionnistes à l’affût, à commencer par la Russie et l’Iran. La guerre en Ukraine qui dure depuis vingt mois et, désormais, l’explosion de violence au Proche-Orient, sont des manifestations de recompositions géopolitiques qui découlent du sentiment que le gendarme du monde a le regard fixé ailleurs. 

Face à ces crises, l’administration Biden, qui s’est fait élire sur des promesses de rétablissement des alliances et des partenariats endommagés par Donald Trump, a décidé de résolument soutenir ses alliés traditionnels. Joe Biden est en cela fidèle à une « certaine idée de l’Amérique », « la Nation la plus puissante de l’Histoire » dont le « leadership est ce qui maintient la cohésion du monde », comme il l’a rappelé dans son adresse à la Nation du 20 octobre.

La priorité de Washington à court et moyen termes restera de pouvoir de nouveau se concentrer aussi vite que possible sur son pivot, le désengagement d’Europe et du Moyen-Orient demeurant ainsi le sens de l’histoire.

Mathieu Droin

Mais la réalité est que ces opérations de sauvetage sont autant de déraillements et de contretemps dans la mise en œuvre du pivot. En cela, elles génèrent des débats croissants aux États-Unis et des remises en cause, notamment sur l’opportunité d’un soutien d’ampleur à l’Ukraine, à droite du parti républicain, et d’un soutien à Israël, à gauche du parti démocrate. La Chine, pendant ce temps, ne peut que tirer parti de ces abcès de fixation qui compliquent les calculs américains. 

La priorité de Washington à court et moyen termes restera de pouvoir de nouveau se concentrer aussi vite que possible sur son pivot, le désengagement d’Europe et du Moyen-Orient demeurant ainsi le sens de l’histoire. Cette dynamique reste porteuse de risques : pour les partenaires des Américains d’abord, avec la perspective d’une alternance politique en 2024 qui pourrait impliquer un revirement abrupt de méthode  ; pour les États-Unis ensuite, avec le risque d’émergence de nouvelles crises dans les zones dont elle se détourne. 

Les vicissitudes du gendarme du monde

Le pivot vers l’Asie va dans le sens de ce que l’ancien secrétaire adjoint à la défense Graham Allison a appelé le « piège de Thucydide », soit la tendance des puissances hégémoniques à entrer en conflit avec la puissance contestant sa suprématie, que l’historien grec avait décrite en parlant de la guerre du Péloponnèse. De fait, malgré le fait qu’ils nient toute intention belliqueuse, les États-Unis sont clairement en ordre de marche pour se maintenir en position de force dans l’hypothèse d’une confrontation avec la Chine.

Dans ce paradigme, l’émergence de conflits sans liens directs avec la compétition avec la Chine et qui imposent aux Américains de mobiliser des ressources sont perçus par de nombreux responsables et experts américains comme des « distractions » par rapport à l’objectif principal. 

Or, ces distractions sont le résultat d’un sentiment chez les contempteurs des États-Unis que l’Amérique n’est plus en mesure de faire régner l’ordre sur la scène internationale, au terme de trois décennies d’érosion de la capacité américaine à assurer son rôle de gendarme du monde. Ainsi, la décennie 1990 aura été celle de l’illusion de la « fin de l’Histoire », de la suprématie durable des États-Unis, illustrée par des interventions concluantes pour défaire l’Irak dans la seconde guerre du Golfe et pour stopper les violences dans les Balkans occidentaux. La décennie 2000, ouverte par les attentats du 11 septembre, aura à l’inverse été celle des interventions enlisées – en Afghanistan, et surtout en Irak – qui se solderont par des échecs et une première remise en cause sérieuse de la prétention hégémonique des États-Unis. 

À la lumière de ces échecs, la décennie 2010 sera marquée par des choix de non-intervention, que ce soit en réaction à la guerre internationalisée en Syrie et aux crimes de Bachar al-Assad ou face aux annexions de la Crimée et du Donbass ukrainiens par la Russie. Ces guerres n’affectant pas directement la sécurité américaine, les administrations Obama et Trump ont ainsi fait le choix de laisser la gestion de ces crises aux acteurs régionaux  : la France et l’Allemagne s’agissant de l’Ukraine à travers les accords de Minsk  ; la Turquie, la Russie et l’Iran s’agissant de la Syrie, à travers le format d’Astana.

Nous mesurons dans cette nouvelle décennie 2020 les conséquences de ces choix de non-intervention. Ils auront eu pour effet d’enhardir et de désinhiber les puissances régionales et internationales hostiles à l’Occident  : Russie, Iran, Chine, Turquie, principalement. La décennie 2020 est donc celle du retour de la guerre de haute intensité, en Ukraine, dans le Caucase, au Moyen-Orient, demain dans le détroit de Taïwan, peut-être dans les Balkans occidentaux, menées ou attisées par ces puissances désinhibées (sans oublier les autres conflits ouverts dans la Corne de l’Afrique ou dans la région des Grands Lacs notamment, mais qui sont moins liés aux recompositions entre grandes puissances). 

Nous mesurons dans cette nouvelle décennie 2020 les conséquences de ces choix de non-intervention : ils auront eu pour effet d’enhardir et de désinhiber les puissances régionales et internationales hostiles à l’Occident. 

Mathieu Droin

Face à ces crises, l’administration Biden a opté pour une approche sélective (en retrait dans le Caucase par exemple), mais résolue sur les deux conflits considérés structurants  : la guerre de la Russie contre l’Ukraine, et celle entre Israël et le Hamas, à rebours de son désengagement d’Europe et de Proche-Orient. 

Soutien à l’Ukraine  : un sauvetage du lien transatlantique en question

S’agissant de la réponse à l’agression russe contre l’Ukraine, le leadership américain s’est avéré décisif. L’engagement immédiat aux côtés de Kiev, diplomatique et militaire, notamment via la provision de matériel défensif indispensable pour stopper les offensives russes (systèmes antiaériens, armes antichars, lance-roquettes multiples) a joué un rôle majeur pour faire déjouer les plans du Kremlin d’une victoire rapide. Encore aujourd’hui les États-Unis demeurent de très loin les premiers fournisseurs d’aide militaire à l’Ukraine, qui s’établit à 47 milliards de dollars, soit près de la moitié des 100 milliards d’aide cumulée de la communauté internationale.

En parallèle, les Américains ont renforcé leur présence sur le territoire couvert par l’OTAN, en réassurance des Alliés les plus exposés. Dans les premiers mois après le déclenchement du conflit, le nombre de troupes US stationnées en Europe a été porté de 80 000 à 100 000. Les États-Unis ont par ailleurs assuré un clair leadership dans la gestion et la cohésion de la turbulente famille transatlantique, tempérant les ardeurs des polo-baltes ou aidant les Allemands à dépasser leurs réserves dans le transfert d’équipements lourds à l’Ukraine.

S’agissant de la réponse à l’agression russe contre l’Ukraine, le leadership américain s’est avéré décisif.

Mathieu Droin

Ces décisions renversent, du moins temporairement, une tendance claire au désengagement. Donald Trump avait notamment ordonné en 2020 le retrait de 12 000 soldats d’Allemagne, dans un contexte bilatéral délétère. En parallèle, Washington s’est employé à utiliser l’OTAN comme véhicule pour faire infuser auprès de ses alliés les nouvelles priorités américaines : partage du fardeau à travers des engagements de hausse des dépenses de défense (à hauteur de 2 % du PIB en vertu d’un Defense Investment Pledge), prise en compte croissante dans les travaux de l’Alliance des enjeux liés à la Chine et consolidation de partenariats dans l’Indopacifique.

Or, ce réengagement en Europe est de moins en moins consensuel. Les récents débats houleux au Congrès américain ont mis en exergue une politisation de la question du soutien à l’Ukraine, qui n’ira qu’en s’accroissant à l’approche des élections présidentielles de novembre 2024. Outre Donald Trump, qui a dit publiquement qu’il « mettrait fin au conflit en vingt-quatre heures », les autres candidats républicains ont en commun d’être hostiles à une poursuite de l’approche « aussi longtemps que nécessaire » (« as long as it takes ») promue par l’administration Biden, qu’il s’agisse de Ron de Santis ou de Vivek Ramaswamy, qui a par exemple mis en balance la préoccupation de Washington pour la souveraineté de l’Ukraine avec la question de la sécurisation de la frontière des États-Unis avec le Mexique.

Ce réengagement en Europe est de moins en moins consensuel.

Mathieu Droin

La poursuite de la politique de soutien à l’Ukraine aura donc un coût politique croissant pour le candidat Biden, qui doit également faire face à des critiques dans son propre camp sur le sujet, notamment de la part des « restrainers » qui considèrent qu’il revient à l’Europe de prendre le relai, face à une Russie désormais affaiblie. À cet égard, l’accueil par Washington du prochain sommet de l’OTAN à l’été 2024, à quelques semaines des élections, pourrait bien être un cadeau empoisonné pour l’administration Biden. Cette dernière sera en effet face à des pressions contradictoires de politique intérieure, avec une opposition qui poussera pour un désinvestissement sur la question ukrainienne, et de politique extérieure, avec des alliés qui pousseront pour donner des gages de soutien à Kiev, à commencer par des engagements en faveur d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. L’enlisement actuel de la contre-offensive ukrainienne, s’il devait se poursuivre, ne fera vraisemblablement que durcir ces positions contradictoires.

Si tu ne viens plus au Moyen-Orient, le Moyen-Orient viendra à toi

Au Moyen-Orient, l’éruption de la guerre de Soukkot a conduit à une pleine mobilisation américaine  : ballet diplomatique avec les visites du Président, du Secrétaire d’Etat (trois en un mois) et du Secrétaire à la Défense, adresse à la Nation de Joe Biden, déploiement de groupes aéronavals autour de deux porte-avions, dont le Ford – fleuron de la Navy – et de 900 renforts, ainsi qu’un financement de 14 milliards de dollars demandé au Congrès par Joe Biden.

Il s’agit là-aussi d’une rupture avec un autre rare consensus bipartisan  : celui de s’extraire autant que possible d’une région aux équations insolubles. L’engagement historique et massif dans la région était avant tout guidé par les besoins énergétiques, conduisant à des partenariats transactionnels, à l’image de celui avec l’Arabie saoudite. 

À la faveur de la réduction des dépendances aux hydrocarbures, permise principalement par l’exploitation des ressources non-conventionnelles américaines (gaz et pétrole de schiste), les États-Unis semblaient être parvenus à s’extraire partiellement d’au moins trois terrains minés au cours de la décennie écoulée. 

Le premier est celui des « guerres sans fin » pour reprendre l’expression de Donald Trump, qui avait fait du désengagement américain l’un de ses chevaux de bataille de campagne présidentielle. Avant lui, l’administration Obama avait déjà initié des processus de retrait des deux bourbiers, afghan et irakien, en dépit de surge sporadiques guidés par des contingences (Afghanistan 2009, Irak 2014). Barack Obama a surtout refusé d’impliquer outre-mesure les États-Unis dans les crises issues des « printemps arabes ». Il a ainsi accepté l’intervention de l’OTAN en Libye, mais en retrait derrière Britanniques et Français ; il a surtout décidé de ne pas faire respecter sa propre ligne rouge quant à l’usage d’armes chimiques en Syrie et donc de ne pas intervenir contre le régime de Bachar al-Assad, ouvrant la voie à l’axe russo-iranien dans ce pays, qui n’a eu de cesse de se renforcer depuis. Donald Trump a de son côté décidé unilatéralement le retrait des troupes américaines du Nord-Est syrien en 2019, et de celles déployées en Afghanistan, dont le départ effectif, en catastrophe face à une offensive talibane, échouera entre les mains de l’administration Biden. Depuis lors, si les États-Unis maintiennent bien une présence militaire qui n’a aucun équivalent dans la région (45 000 soldats répartis dans 11 pays) et poursuivent des actions cinétiques en Syrie et en Irak, ils se sont de fait désengagés des théâtres de crise susceptibles de les conduire dans des engrenages difficilement contrôlables. 

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Le second terrain miné sur lequel Washington a obtenu des résultats est celui de la lutte contre le djihadisme international projeté depuis la région, grâce à l’action décisive de la Coalition internationale contre Daech, assemblée et pilotée par les États-Unis. Le principal fait d’arme de cette coalition est d’avoir défait le califat autoproclamé de l’Etat islamique à cheval entre la Syrie et l’Irak, avec l’aide sur le terrain de ses proxys des Forces démocratiques syriennes, à majorité kurde. Le terrorisme n’a pas disparu, ni les causes qui le nourrissent – ni la Coalition contre Daech d’ailleurs – mais cette victoire militaire a certainement mis un coup d’arrêt au pouvoir d’attraction et de nuisance de l’État Islamique.

Si les États-Unis maintiennent bien une présence militaire qui n’a aucun équivalent dans la région, ils se sont de fait désengagés des théâtres de crise susceptibles de les conduire dans des engrenages difficilement contrôlables.

Mathieu Droin

La troisième était l’insertion d’Israël dans son environnement régional, par la normalisation de ses relations avec certains pays arabes, dont la pièce maîtresse sont les accords d’Abraham, scellés par l’administration Trump avec les Emirats arabes unis et Bahreïn, suivis par d’accords séparés avec le Maroc et le Soudan. L’idée sous-jacente était de construire un bloc à même de réduire les chances de conflit régional, tout en pouvant se coaliser face à un rival commun, la République islamique d’Iran, en réduisant l’empreinte américaine. 

L’administration Biden a poursuivi cet effort en facilitant un accord historique de délimitation de la frontière maritime entre Israël et Liban, officiellement en état de guerre. Surtout, elle s’employait à obtenir une normalisation encore plus significative, entre Israël et l’Arabie saoudite, dont tout indiquait qu’elle était en bonne voie avant la guerre de Soukkot. Joe Biden cherchait ce faisant à obtenir à son tour un succès diplomatique régional majeur à brandir face à Trump, mais aussi en réponse au succès (d’image au moins) de la Chine dans la région, médiatrice d’un rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite (récoltant en réalité les fruits d’efforts conduits principalement par l’Irak et le sultanat d’Oman). Sans qu’il soit possible de déterminer dans quelle mesure cette perspective de rapprochement saoudo-israélien aura pesé dans le déclenchement des nouvelles hostilités dans la région par l’axe Hamas-Hezbollah-Iran, il s’agissait très certainement d’un facteur important en toile de fond.

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Jusqu’à ce nouvel épisode d’embrasement, on pouvait considérer que ce processus de désengagement américain n’avait certes pas sensiblement amélioré la stabilité de la région, mais ne lui avait pas nui non plus. En privant les acteurs régionaux de leur bouc émissaire préféré, mais aussi pour nombre d’entre eux d’un partenaire sécuritaire incontournable, ces derniers se sont trouvés contraints de réfléchir à l’élaboration de nouveaux partenariats, entre eux et avec d’autres acteurs extrarégionaux. Cela a pu avoir des externalités positives sur un certain nombre de tensions et de clivages, qui se sont estompés. C’est notamment le cas sur la ligne de fracture, plus vivace que jamais depuis les printemps arabes, entre pays favorables à l’Islam politique (Turquie, Qatar, Libye (Tripoli)) et ceux pour qui ce dernier constitue une menace majeure (Égypte, Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Syrie), avec pour exemples la fin de la brouille entre Doha d’un côté, Riyad et Abou Dhabi de l’autre, le processus de réintégration régionale du régime de Bachar al-Assad, l’apaisement relatif des guerres au Yémen ou en Libye ou le dégel des relations d’Ankara avec l’axe anti-Frères musulmans. 

Les États-Unis pensaient ainsi pouvoir continuer de réduire significativement leur voilure dans l’Orient compliqué. Signe des temps, dans la dernière revue de défense nationale américaine de 20223, le Moyen-Orient subissait ainsi la plus forte rétrogradation dans la hiérarchie des principaux enjeux sécuritaires.

C’était sans compter l’aporie iranienne, sur laquelle buttent toujours les États-Unis. Tout d’abord car l’Iran a cette capacité de refaire exploser les terrains minés précédemment cités, notamment via ses proxies  : Hamas, Hezbollah, milices irakiennes, Houthis. Ensuite, car il s’agit d’une pomme de discorde majeure entre Républicains, partisans de la pression maximale sur Téhéran, et Démocrates, héritiers du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), le processus du dialogue pour tenter de contrôler les ambitions nucléaires iraniennes en échange d’ajustements des politiques de sanctions américaines. Ce processus, lancé en 2014, enterré une première fois par Trump puis ressuscité par Biden, est aujourd’hui plus mort que jamais, mais toujours pas déclaré comme tel. Il était par ailleurs certainement naïf de la part de Washington de croire qu’il suffirait qu’Israël ait davantage d’amis arabes pour éluder la question palestinienne, alors que s’accélérait la colonisation de la Cisjordanie et que Gaza continuait de souffrir d’un blocus.

La guerre de Soukkot représente ainsi un « grand bond en arrière » pour la diplomatie américaine, contrainte de revenir aux fondamentaux du « soutien inconditionnel » à Israël, obérant pour une durée incertaine l’effort de normalisation régionale auquel les pays arabes ciblés sont pourtant attachés mais qui devient politiquement impraticable à mesure que Gaza et sa population sont écrasés militairement. Ce soutien se fait également au prix d’un discrédit croissant auprès d’une partie significative de l’électorat démocrate qui, pour la première fois de son histoire en 2023, affichait plus de « sympathie » pour la Palestine que pour Israël, selon un sondage Gallup4 paru avant même le déclenchement des hostilités.

La guerre de Soukkot représente ainsi un « grand bond en arrière » pour la diplomatie américaine, contrainte de revenir aux fondamentaux du « soutien inconditionnel » à Israël.

Mathieu Droin

La grande « gagnante » de cette situation est la Chine, qui a perdu quelques points auprès d’Israël en raison de la tiédeur de sa réaction aux attaques terroristes du Hamas, mais qui conserve, voire augmente son crédit auprès des pays arabes et d’une majorité de l’opinion publique internationale pour son soutien constant et clair à la cause palestinienne.

Le casse-tête de la priorisation

Avec des conflits majeurs en Ukraine et en Israël/Palestine, la route du pivot est donc plus encombrée que jamais. La crise politique ouverte aux États-Unis autour de la nomination d’un nouveau président de la Chambre des Représentants a mis en lumière toute la difficulté des arbitrages entre priorités. Avant même la guerre de Soukkot, la nomination a été prise en otage par la question du soutien à l’Ukraine, dont une minorité — très agissante — de Républicains MAGA contestait le bien-fondé, jugeant que les fonds seraient plus utiles pour répondre aux défis intérieurs américains ou face à la Chine. La guerre entre Israël et le Hamas a rebattu les cartes, en générant un nouveau besoin de paquet d’aide militaire, au profit de l’État hébreu, exposant ce faisant l’inanité des arguments contre le soutien à l’Ukraine de la part de nombreux Républicains qui ne voyaient plus de contraintes budgétaires pour secourir Israël. 

Un compromis a finalement été trouvé autour d’un paquet global de 106 milliards de dollars, avec une ventilation intéressante  : 61 milliards pour l’Ukraine et 14 milliards pour Israël. Viennent ensuite 14 milliards alloués au contrôle de l’immigration, pour apaiser l’aile droite républicaine et 9 milliards pour l’aide humanitaire, en priorité destinée à la Palestine, pour apaiser l’aile gauche démocrate. Viennent enfin 4 milliards pour contrer l’influence dans la Chine dans les pays en développement de l’Indopacifique et 3,4 milliards pour la base industrielle de construction de sous-marins, que l’on peut aussi entendre comme tournés contre la Chine (cf. AUKUS). Cette relégation de la priorité indopacifique a fait réagir les principaux partisans du pivot, à l’image d’Elbridge Colby5, figure républicaine très en vue sur le sujet. Elle a aussi généré des craintes de « distraction durable » parmi les partenaires de l’Indopacifique qui comptent le plus sur l’engagement des Américains face à la Chine, notamment Taïwan, le Japon et la Corée du Sud, que la tournée diplomatique du Secrétaire d’État dans la région du 7 au 10 novembre visait à dissiper.

Si la manœuvre du « paquet global » était la seule susceptible de débloquer un nouveau paquet d’aide pour l’Ukraine et permet de montrer l’engagement des États-Unis à soutenir leurs partenaires même dans un contexte de polycrises, elle n’en emporte pas moins des risques politiques significatifs. Tout d’abord, si Israël et l’Ukraine ont en commun la légitime défense, les deux États sont sur le plan militaire dans des situations d’asymétrie opposées. L’Ukraine combat un État doté de la seconde armée du monde et de l’arme nucléaire, qui viole sa souveraineté et bombarde ses civils. Israël est de son côté un Etat disposant d’une armée puissante et de l’arme nucléaire, qui répond à un acte terroriste en bombardant une population privée de souveraineté. 

En soutenant cette réponse, les États-Unis et l’Occident plus largement corroborent les accusations de double standard qu’elles se sont employées à contester depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, afin de rallier des soutiens parmi les pays du « Sud Global ». Par ailleurs, lier les deux soutiens crée un précédent qui pourra servir d’argument à couper l’aide à l’Ukraine, nécessaire sur le temps long, dès lors que l’aide à Israël n’apparaîtra plus nécessaire, ce qui devrait arriver plus rapidement, pour des raisons tant tactiques que politiques. 

Pivot bon an, mal an

Malgré la multiplication des obstacles, la détermination américaine à poursuivre le pivot ne saurait être contestée, et sa capacité à le mettre en œuvre est contrariée mais pas ébranlée. Car, quand bien même les guerres actuelles immobiliseraient des moyens américains, il convient de relativiser l’impact de ces « distractions » pour la capacité des États-Unis à mener sa compétition avec la Chine.

Tout d’abord, les moyens militaires américains demeurent sans aucune comparaison, y compris pour la Chine en dépit de sa croissance exponentielle. Ainsi, tout en étant premiers soutiens de l’Ukraine et d’Israël, les États-Unis n’en sont pas moins en mesure d’allouer des moyens colossaux pour l’Indopacifique. Le budget de la seule Pacific Deterrence Initiative du Département de la Défense pour la seule année 2024 est par exemple de 9,1 milliards de dollars.

Quand bien même les guerres actuelles immobiliseraient des moyens américains, il convient de relativiser l’impact de ces « distractions » pour la capacité des États-Unis à mener sa compétition avec la Chine.

Mathieu Droin

Ensuite, l’argument d’un effet d’éviction des fournitures à l’Ukraine sur les besoins dans l’Indopacifique est peu objectivé. Une étude de Michael Allen et Connor Pfeiffer démontre par exemple le très faible recoupement entre les équipements fournis à l’Ukraine et ceux dont aurait besoin Taïwan. Les auteurs rappellent que, pour faire face à une invasion chinoise, l’île de Taïwan doit en priorité développer ses plateformes sous-marines, des navires d’attaque rapide et obtenir de ses partenaires des bombardiers, des sous-marins d’attaque, des missiles hypersoniques et antinavires. Les capacités critiques pour l’Ukraine, telles que les véhicules blindés, les missiles sol-air et air-sol ou les obus d’artillerie ne sont ainsi pas les besoins les plus critiques pour Taïwan.

De la même façon, le soutien militaire à Israël ne devrait pas être un puits sans fond pour les Américains, s’ils parviennent à éviter une conflagration régionale. D’abord car Israël dispose d’une armée capable et d’une industrie d’armement performante, lui conférant une certaine autonomie d’action face à un adversaire d’une force inférieure. Ensuite car les paquets récents au profit d’Israël doivent ainsi être compris comme des signes de réassurance conjoncturels en réponse à la sidération des attaques du 7 octobre. Ils sont ainsi un mélange de gages à l’opinion publique pro-israélienne aux États-Unis dans un contexte pré-électoral, d’émotions sincères de Joe Biden et Antony Blinken, mais aussi un moyen de tenir la bride au gouvernement Netanyahu pour éviter une escalade incontrôlable.

Enfin, les soutiens aux partenaires ne sont pas séparés de l’équation chinoise pour les États-Unis, l’administration américaine escomptant des retombées positives. Tout d’abord, elle compte sur une forme de réciprocité lorsqu’il sera aussi demandé aux partenaires de venir en aide aux Américains face à la Chine. Ensuite, ce soutien répond à un impératif de dissuasion, notamment face à une agression chinoise de Taïwan en montrant la résolution des États-Unis et de ses alliés à défendre leurs partenaires. Ces engagements sont donc aussi des messages adressés à Pékin, qui scrute et analyse chacune des réactions américaines. 

Cette approche, fortement impulsée par les personnalités de Joe Biden et Antony Blinken, pourrait changer radicalement dans un an, si une nouvelle administration républicaine était élue. Comme lors du premier mandat de Donald Trump, le retour d’une Amérique isolationniste pourrait au moins avoir pour vertu de conduire Européens et Moyen-Orientaux à réinvestir sérieusement dans leur sécurité et à réduire leurs dépendances vis-à-vis des États-Unis. 

La négligence des crises actuelles aura toujours un coût pour les États-Unis, y compris en termes de leadership et de capacité de dissuasion dont Washington a besoin pour aborder sa compétition avec la Chine en position de force.

Mathieu Droin

Mais la principale difficulté demeurera les appels d’air que ce pivot générera. Le sentiment d’une absence de gendarme continuera d’encourager l’expression crue des rapports de force, avec un sentiment d’impunité, comme l’Azerbaïdjan en a fait la démonstration récente en vidant le Haut-Karabagh de sa population arménienne, sans réaction occidentale et sans conséquences. De nouveaux épisodes de tensions sont possibles dans les Balkans occidentaux, parmi les conflits gelés de l’espace post-soviétique ou les nombreux conflits tièdes du Moyen-Orient. Or, la négligence de ces crises aura toujours un coût pour les États-Unis, y compris en termes de leadership et de capacité de dissuasion dont Washington a besoin pour aborder sa compétition avec la Chine en position de force.

Pour les Européens, il en résulte que le seul élément de certitude concernant la politique étrangère américaine est que la poursuite du pivot va les conduire à devoir gérer une part croissante des enjeux de sécurité qui les affecte. L’intuition de « l’autonomie stratégique européenne » promue par Paris et Bruxelles est donc la bonne, elle rejoint en théorie l’appel des États-Unis à un partage du fardeau plus équilibré. En pratique cependant, le concept fait toujours figure de repoussoir auprès d’une majorité d’États européens qui ne peuvent concevoir de sécurité européenne autrement que sous parapluie américain, ce que Washington n’a de fait jamais sérieusement cherché à démentir. L’un des grands enjeux de la relation transatlantique d’ici aux élections présidentielles américaines de novembre 2024, sera ainsi d’œuvrer à un passage de témoin coordonné et concerté pour responsabiliser l’Europe, afin que toute bascule américaine soit la moins douloureuse possible pour notre continent.