Alors que le monde a les yeux fixés sur les terribles événements qui se déroulent en Ukraine, se peut-il qu’un livre vieux de 2400 ans ait des choses à nous dire sur les enjeux de ce conflit inédit1  ? Cela semble bien être le cas de La guerre du Péloponnèse2, écrit au Vème siècle av. J.-C. par Thucydide, qui relate le conflit entre les deux grandes puissances militaires de son temps, Sparte et Athènes3. Certains passages du livre sont troublants tant ils semblent avoir été écrits hier.

La raison fondamentale qui fait de La guerre du Péloponnèse un classique est liée à la personne de son auteur. Général athénien envoyé en exil suite à une défaite militaire, Thucydide a en effet entrepris la rédaction de ce livre afin d’apporter aux générations futures les leçons qu’il avait tirées de ce conflit, qui a mis fin à l’âge d’or d’Athènes. Pour cette raison, et la grande rigueur de son travail, Thucydide est largement considéré comme le tout premier historien.

Trois grands enseignements peuvent être tirés de « La guerre du Péloponnèse ». Le premier porte sur les causes de la guerre. Qu’est-ce qui pousse deux nations puissantes et prospères, jadis alliées, à s’affronter au risque de tout perdre  ? Thucydide prend soin de distinguer les raisons profondes, liées à la rivalité entre deux nations que tout oppose, et les facteurs déclenchants. Les deux nations ne s’engagent en effet pas à la légère dans la guerre, et Thucydide relate les débats qui ont lieu dans les deux cités. Selon lui, la guerre est devenue inévitable du fait de la croissance du pouvoir athénien et de la crainte que cela a inspiré à Sparte («  En fait, la cause la plus vraie est aussi la moins avouée  : c’est à mon sens que les Athéniens, en s’accroissant, donnèrent de l’appréhension aux Lacédémoniens, les contraignant ainsi à la guerre  », p. 79)4. Le déclenchement de la guerre trouve son origine dans des conflits locaux entre cités liées à Sparte et Athènes par un jeu d’alliances. De chaque côté, la peur de paraître faible pousse à l’action. Ces rivalités locales finissent par entraîner un conflit global par un effet dominos qui rappelle le déclenchement de la Première guerre mondiale — ou les débats actuels sur le risque de voir le conflit russo-ukrainien s’étendre.

Le déclenchement de la guerre trouve son origine dans des conflits locaux entre cités liées à Sparte et Athènes par un jeu d’alliances. De chaque côté, la peur de paraître faible pousse à l’action.

Matthieu Bussière

Le second enseignement porte sur un passage spécifique du livre : le « dialogue mélien ». Il s’agit de la tentative de la petite cité de Mélos de faire valoir son choix de rester neutre dans ce conflit, malgré l’ultimatum envoyé par Athènes — se soumettre ou être rayée de la carte. Le dialogue entre les autorités méliennes et la délégation athénienne est resté dans les annales comme le triomphe de la loi du plus fort. Aux arguments des Méliens, qui s’appuient sur le droit et la morale, les Athéniens rétorquent que la morale n’entre en ligne de compte qu’entre nations de puissances égales  ; entre nations inégales le fort fait ce qu’il veut et le faible ce qu’il doit. Ce dialogue aborde aussi des thèmes très actuels  : impact possible d’une intervention d’Athènes sur les autres cités grecques, aide militaire potentiellement apportée par des puissances étrangères, évaluation des risques encourus par la cité la plus petite, mais néanmoins capable de tenir en échec un adversaire plus puissant, etc. 

Le troisième enseignement porte sur les raisons de la défaite athénienne. Aux prémices du conflit, Athènes partait gagnante, c’est du moins l’analyse du général Périclès, stratège des Athéniens. Elle finit néanmoins par perdre la guerre, en partie pour des raisons imprévisibles (une pandémie frappe Athènes) mais aussi du fait de ce qui apparaît a posteriori comme des erreurs d’appréciation. 

Le reste de ce court article revient sur chacun de ces trois enseignements.

Les causes de la guerre : équilibre géopolitique et facteurs déclenchants 

Thucydide accorde une importance considérable aux causes de la guerre, auxquelles il consacre le premier chapitre de son livre. Il distingue les causes profondes, au terme d’une analyse que nous appellerions aujourd’hui géopolitique, des circonstances particulières.

La « cause la plus vraie » relève de la crainte des spartiates, jadis puissance hégémonique du monde grec, de voir Athènes se renforcer et les supplanter. Pour cette raison, Thucydide opère dans ce chapitre un retour en arrière et remonte aux débuts de l’empire athénien. Celui-ci s’est constitué lors des guerres médiques car les Athéniens ont fait le choix d’abandonner leur cité et d’essaimer par la mer dans d’autres cités méditerranéennes. Cela a conduit Athènes à la tête d’une coalition de cités, sur lesquelles son hégémonie s’est affirmée au fil du temps. Le prestige de la victoire des Athéniens sur les Perses lors de la bataille navale de Salamine représente un atout que les Athéniens ne manquent pas de rappeler, suscitant la jalousie des Spartiates.

Ces rivalités locales finissent par entraîner un conflit global par un effet dominos qui rappelle le déclenchement de la Première guerre mondiale — ou les débats actuels sur le risque de voir le conflit russo-ukrainien s’étendre.

Matthieu Bussière

Thucydide explique l’effet produit par la construction des Longs Murs, une fortification reliant Athènes au port du Pirée, permettant ainsi à Athènes d’être approvisionnée par la mer en cas de siège. Cette construction déplaît aux Spartiates car, même s’il s’agit d’un ouvrage militaire purement défensif, elle met Athènes à l’abri d’un siège que lui livrerait Sparte (c’est d’ailleurs ce qui se produit pendant la guerre du Péloponnèse). La construction des Longs Murs place les Spartiates devant le fait accompli, et s’ils ne réagissent pas officiellement cela renforce leur défiance envers leurs anciens alliés des guerres médiques. Un exemple plus récent serait celui de missiles anti-missiles, interprétés comme une action offensive…

Le facteur déclenchant découle du système d’alliances de chacune des deux cités, exacerbé par les rivalités locales entre cités plus petites. Ici la notion d’alliance défensive (épimachia), par opposition à une alliance classique, offensive et défensive (symmachia), prend une importance décisive et rappelle étroitement les discussions actuelles de l’OTAN. Thucydide relate plusieurs conflits, le plus emblématique étant peut-être celui qui oppose Corcyre (aujourd’hui appelée Corfou) et Corinthe, deux cités en conflit alors que Corinthe est alliée à Sparte (Livre I, 24). Corcyre entreprend Athènes en lui rappelant que les trois plus grandes marines de guerre de l’époque étaient justement constituées d’Athènes, Corinthe et Corcyre (dans cet ordre)  : assurer la victoire de Corcyre, c’est donc priver Sparte de tout allié sur mer et l’empêcher d’agir. Thucydide rapporte les débats des Athéniens, face à un dilemme  : aider Corcyre pour prendre l’avantage sur Sparte, ou éviter de provoquer la guerre. Après de longs débats, les Athéniens optent pour une alliance purement défensive5. Athènes envoie donc des navires de guerre (des trirèmes), mais en faible nombre, et en leur demandant de n’agir que de façon défensive, afin de ne pas provoquer Corinthe, alliée de Sparte. Cependant, la bataille tourne à l’avantage de Corinthe et les Athéniens finissent par s’engager plus résolument dans la bataille6. Cela suscite la colère des Corinthiens qui vont se plaindre à Sparte, leur demandant d’honorer leur traité d’alliance au terme d’un plaidoyer virulent (Livre I, 69)7. Le reproche de lâcheté et le risque de voir Athènes se renforcer et les alliés de Sparte quitter la ligue du Péloponnèse si celle-ci montre de l’irrésolution décident les Lacédémoniens à entrer en guerre.

Des deux côtés, une même logique pousse chaque camp contre l’autre  : la crainte de paraître faible, et de perdre ainsi des alliés. Périclès motive ainsi l’entrée en guerre d’Athènes, incitant les Athéniens à ne rien céder à leurs adversaires : «  Cédez-leur, et aussitôt vous rencontrerez une nouvelle exigence plus considérable, car on pensera que la peur a […] entraîné votre soumission. Au contraire, par une attitude ferme, vous pouvez marquer clairement qu’ils doivent plutôt se comporter avec vous comme on fait entre égaux  » (p. 174).

Le facteur déclenchant découle du système d’alliances de chacune des deux cités, exacerbé par les rivalités locales entre cités plus petites. Ici la notion d’alliance défensive (épimachia), par opposition à une alliance classique, offensive et défensive (symmachia), prend une importance décisive et rappelle étroitement les discussions actuelles de l’OTAN.

Matthieu Bussière

Le dialogue mélien  : de l’impossibilité d’être neutre et du choix existentiel entre liberté et destruction totale

Le deuxième enseignement de Thucydide vient d’un passage spécifique du livre que l’on appelle le « dialogue mélien », du nom de la petite cité de Mélos, qui est approchée par Athènes pour rejoindre son alliance mais refuse car elle préfère rester neutre. Athènes envoie alors une délégation militaire à Mélos avec un ultimatum pressant les autorités de la ville de se soumettre sous peine de destruction totale. Au cours du dialogue qui s’ensuit, rapporté par Thucydide (Livre V, 84-116), les Méliens essaient de faire valoir plusieurs arguments, s’appuyant notamment sur la morale et le droit. Les Athéniens répondent à ces arguments en rappelant aux Méliens la dangerosité de leur position et en appelant au réalisme. Ils commencent d’ailleurs ainsi les négociations « Écoutez  ! Si vous voulez, par des conjectures, supputer l’avenir, si vous avez, dans cette réunion, un autre but que de vous fonder sur la situation présente et sur ce que vous voyez pour aviser au salut de votre cité, autant en rester là. Si, au contraire, tel est votre but, nous pouvons parler. » (p. 583). Les Méliens cherchent à convaincre les Athéniens avec les arguments suivants.

  • La morale et le droit. Les Méliens s’estiment dans leur bon droit puisqu’ils sont victimes d’une agression externe et sans raison (la petite cité de Mélos serait bien incapable de menacer Athènes quand bien même elle le voudrait). Les Athéniens ne cherchent pas à réfuter cet argument  ; ils se placent sur un plan différent. Les Athéniens usent de la loi du plus fort : « Vous savez aussi bien que nous que […] les arguments de droit n’ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n’est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner. »8 Les Méliens font valoir que l’agression d’Athènes poussera les autres cités grecques à se rebeller contre cette attitude expansionniste. Les Athéniens estiment au contraire que cette agression montrera la force d’Athènes et dissuadera les autres cités qui seraient tentées de se rebeller  :

— Les Méliens  : «  Par conséquent, que nous restions tranquilles en étant vos amis au lieu de vos ennemis, vous ne l’accepteriez pas  ?  ».
— Les Athéniens  : «  Non, car votre hostilité nous fait moins de tort que votre amitié  : celle-ci ferait paraître aux yeux des peuples de l’empire une preuve de faiblesse, votre haine une de puissance  ».

  • L’honneur. Dans La Guerre du Péloponnèse, il est très souvent question d’honneur  : céder, c’est s’exposer à la honte et paraître faible. Les Athéniens sont parfaitement conscients de cette question et veulent rassurer les Méliens  :

— Les Méliens  : «  nous autres, qui sommes encore libres, quelle bassesse et quelle lâcheté nous montrerions en ne tentant pas tout plutôt que d’être esclaves  !  ».
— Les Athéniens  : «  Non  : pas si vous prenez un parti sage. Car il ne s’agit pas pour vous de chercher la palme de la valeur dans un combat à égalité, où le but est de ne pas se déshonorer  : il s’agit de prendre une décision relative à votre salut, le but étant alors de ne pas s’opposer à des gens bien plus forts.  »

  • L’incertitude sur l’issue des combats et les pertes possibles pour Athènes. Les Méliens sont conscients de leur infériorité numérique  ; néanmoins, ils rappellent que la guerre est toujours incertaine et qu’Athènes peut subir des pertes qui l’affaibliront dans son conflit contre Sparte. Les Athéniens répondent que les enjeux ne sont pas les mêmes pour les deux cités  : si Athènes risque des pertes, Mélos risque de tout perdre.

— Les Méliens  : «  Mais nous savons qu’à la guerre le sort se présente parfois de façon mieux partagée que ne le voudrait le chiffre différent des forces de chacun  ; et, pour nous, céder représente un parti d‘emblée désespéré, tandis qu’avec une action en cours subsiste encore l’espoir de ne pas tomber  ».
— Les Athéniens  : «  L’espoir est un stimulant pour le risque  ; lorsqu’on y a recours avec de bonnes réserves, même s’il cause du tort, il ne vous ruine pas  ; mais ceux qui mettent en jeu tout ce qu’ils ont (l’espoir est, de nature, prodigue) apprennent à le connaitre avec l’échec, au moment même où il ne leur laisse plus d’occasion possible pour se garder de lui une fois connaissance faite. C’est ce que vous, qui êtes faibles et dont un seul mouvement réglera le sort, vous devez songer à éviter  ; ne vous conformez donc pas à ce que font couramment les gens  : au lieu d’assurer leur salut par les moyens humains dont ils disposent encore, sitôt que, dans une situation critique, les espoirs tangibles les abandonnent, ils ont recours aux espoirs incertains.  »

  • L’intervention possible de Sparte et des autres cités. Les Méliens cherchent à intimider les Athéniens en les mettant en garde contre une éventuelle intervention de Sparte. Athènes repousse cette proposition, non sans sarcasme  :

— Les Athéniens  : «  nous admirons votre candeur, mais n’envions pas votre inconscience  ! Les Lacédémoniens, entre eux et dans leurs institutions intérieures, pratiquent fort la vertu  ; mais, vis-à-vis des autres, il y aurait beaucoup à dire sur leurs procédés, le tout se résumant à ceci, qu’aucun peuple, à notre connaissance, n’a de façon si nette l’habitude d’estimer beau ce qui lui plaît et juste ce qui sert son intérêt. Or, une telle disposition n’est guère en faveur de ce salut irrationnel que vous attendez aujourd’hui  ». 

À l’issue du dialogue Mélos se montre inflexible sur sa position. Les Athéniens semblent excédés par la résistance de Mélos  :

— Les Athéniens  : «  Vraiment, d’après votre décision, vous êtes bien les seuls, nous semble-t-il, à juger comme vous faites  : vous tenez les choses à venir pour plus vraies que les visibles et vos désirs vous font regarder ce qui n’a pas de réalité, comme déjà en train d’arriver  ! pour vous en être si complètement remis, dans votre confiance, aux Lacédémoniens, au sort et à l’espoir, vous connaîtrez aussi un échec complet  ».

Thucydide relate brièvement la suite des événements  : Athènes envoie une armée attaquer Mélos  ; le siège affame les Méliens qui finissent par se rendre  ; les Athéniens massacrent alors tous les hommes et vendent femmes et enfants comme esclaves. A posteriori, on peut s’interroger sur ce dialogue  : qui avait raison et qui avait tort  ? Le réalisme athénien a fini par prévaloir des critères moraux et des espoirs méliens, c’est bien la raison du plus fort qui l’a emporté. Cependant, l’expansionnisme athénien est aussi à l’origine du basculement des alliances contre Athènes. 

Le réalisme athénien a fini par prévaloir des critères moraux et des espoirs méliens, c’est bien la raison du plus fort qui l’a emporté. Cependant, l’expansionnisme athénien est aussi à l’origine du basculement des alliances contre Athènes.

Matthieu Bussière

Les raisons de la défaite d’Athènes  : Périclès avait-il mal jugé la situation  ?

La défaite athénienne représente un tournant majeur dans l’histoire de l’humanité, mais aussi un paradoxe. Aux prémices du conflit, la cité disposait d’atouts conséquents et parait, en théorie, gagnante. Dans les débats internes sur la décision d’entrer en guerre contre Sparte, Périclès s’appuie d’ailleurs sur ces atouts pour motiver l’entrée en guerre. Périclès analyse très bien les forces d’Athènes, tout en évoquant les risques potentiels  :

  • Athènes est à l’abri d’un siège. Grâce à ses murailles qui courent jusqu’au port du Pirée, la cité peut être ravitaillée par la mer en cas de siège. Les Spartiates ne sont pas versés dans la poliorcétique et donc incapables de prendre la ville. Ceci prolongerait la durée de la guerre, ce qui serait à l’avantage d’Athènes. 
  • Athènes a la maîtrise complète de la mer. Cela la met à l’abri d’une attaque maritime de Sparte et lui permet à l’inverse de contrattaquer en débarquant des troupes sur les arrières de Sparte. Périclès estime que Sparte ne pourra pas développer une marine suffisamment rapidement  : «  la connaissance de la mer ne leur viendra pas aisément  » (p. 177).
  • Athènes dispose de ressources financières très supérieures. Spartiates et Athéniens sont parfaitement conscients que l’argent est le nerf de la guerre. «  Les Péloponnésiens, en effet, travaillent eux-mêmes la terre et n’ont de fortune ni individuelle ni collective  ; avec cela ils ne connaissent pas les guerres qui durent et se passent outre-mer, car la pauvreté ne leur permet que de brèves actions  » (p. 175), et plus loin «  l’insuffisance de leurs ressources financières les paralysera […]  : à la guerre, l’occasion n’attend pas  » (p. 176).
  • Un facteur de risque  : la tentation de disperser ses forces. Périclès met les Athéniens en garde contre un danger potentiel, celui de disperser ses forces en engageant trop de conflits simultanément. «  J’ai encore bien d’autres raisons d’espérer une heureuse issue, si vous consentez à ne pas étendre votre domination dans le temps où vous êtes en guerre, et à ne pas aller chercher délibérément des périls supplémentaires (car je crains plus nos fautes à nous que les desseins de l’adversaire)  » (p. 179). C’est très précisément ce que font les Athéniens lors de l’expédition de Sicile en -415, qui précipite la défaite d’Athènes.

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Les raisons de la défaite athénienne viennent à la fois de facteurs imprévus, de la matérialisation des risques énoncés par Périclès, et de ce qui apparait, ex post, comme des erreurs d’analyse  :

  • Les facteurs imprévus  : pandémie. Les pandémies sont un risque difficile à prévoir et susceptible de mettre à terre les armées les plus puissantes. On ne peut donc pas reprocher à Périclès de ne pas avoir anticipé l’épidémie de peste9 qui frappe la ville. Athènes est d’autant plus durement touchée que sa population, réfugiée dans les fortifications, est plus dense  ; elle perd près d’un tiers de ses habitants, dont Périclès – une perte majeure pour la cité.
  • La matérialisation des risques  : la désastreuse invasion de la Sicile. Périclès avait averti les Athéniens du risque de s’engager dans un trop grand nombre de batailles simultanément. C’est pourtant ce que font les Athéniens en lançant en -415 une expédition contre la Sicile, qui s’avère être un échec cuisant, et une défaite stratégique majeure, pour Athènes.
  • Des erreurs d’appréciation  ?

— La montée en puissance des forces maritimes spartiates. La supériorité de la marine athénienne joue un rôle central dans l’argumentation de Périclès. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est la capacité de Sparte d’obtenir une marine de guerre en scellant une alliance avec d’autres puissances maritimes (y compris les Perses), comme l’avaient suggéré les Corinthiens aux Spartiates dans leur plaidoyer pour l’entrée en guerre.

— Les risques d’une stratégie défensive. Périclès fait reposer l’essentiel de la stratégie sur la défense  : il s’agit d’épuiser Sparte par une guerre longue, qui devait tourner à l’avantage d’Athènes, dont les moyens, notamment financiers, sont supérieurs. Le début de la guerre se passe comme l’avait prévu Périclès, et les Spartiates ne parviennent pas à prendre Athènes. Cependant, l’impact psychologique de l’avancée spartiate sur leur territoire ébranle le moral des Athéniens et jette le doute parmi les alliés d’Athènes.

— Le prolongement de la guerre joue en faveur de Sparte, les défections se multiplient dans le camp athénien. Dans les débats qui précèdent l’entrée en guerre, les deux principaux orateurs (le roi Archidamos II pour Sparte et Périclès pour Athènes) abordent une variable importante, la durée de la guerre. Périclès parie sur le fait que Sparte ne pourra pas soutenir une guerre longue. Sparte parvient cependant à trouver les ressources, notamment financières, pour soutenir le conflit dans la durée. Le prolongement de la guerre et les défaites athéniennes amènent aussi les alliés d’Athènes à changer d’alliance. Ceci constitue un cercle vertueux pour Sparte, qui gagne au fur et à mesure de ces défections plus d’alliés et les ressources qui lui manquaient au départ.

Conclusion

Si Thucydide ne nous donne pas de conseils stratégiques à proprement parler, comme Sun Tzu ou Machiavel ont pu le faire, il a parfaitement identifié les dilemmes auxquels sont confrontées les nations en guerre. Faut-il suivre ses principes ou les sacrifier sur l’autel du réalisme ? Faut-il s’engager pour ses alliés, au risque d’envenimer le conflit, ou ne pas le faire, au risque de les perdre ? Faut-il se défendre, ou attaquer ?

Les protagonistes de « La guerre du Péloponnèse » entrent en guerre en en connaissant chaque risque, mais ils obéissent à une implacable logique : dans un monde dominé par la loi du plus fort, reculer, c’est paraître faible. Au tout début de son livre Thucydide explique sa démarche, toute en rigueur, et formule un vœux : « A l’audition l’absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais, si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours [κτῆμα εἰς ἀεί], plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment » (pp. 77-78).

Plus de 2400 ans après, il semble que le général Thucydide a rempli sa mission.

Sources
  1. Les vues exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et n’engagent aucune des institutions avec lesquelles il est affilié.
  2. Sauf indication contraire, les citations de cet article viennent de la traduction par Jacqueline de Romilly aux Éditions Les Belles Lettres, N°9468.
  3. Les dates généralement retenues situent le début du conflit en -431 et la fin en -404. La guerre n’est pas continue entre ces deux dates  ; elle prend souvent la forme de guerre par procuration (par l’intermédiaires de puissances alliées) et elle est interrompue par des périodes de paix relative, comme suite au Traité de Paix de Nicias, conclu en -421. Il s’agit du second conflit entre les deux cités  : une première guerre du Péloponnèse a eu lieu entre -460 et -445  ; elle a été conclue par un Traité stipulant qu’aucun allié de Sparte ou Athènes ne pouvait changer d’alliance et partageant de facto le monde grec en deux camps.
  4. C’est ce que Graham T. Allison appelle le piège de Thucydide. Lacédémone est l’autre nom donné à Sparte.
  5. «  Ils ne firent pas avec Corcyre une vraie alliance, comportant que l’on eût mêmes ennemis et mêmes amis (car, si les Corcyriens leur demandaient une aide navale contre Corinthe, c’était la rupture du pacte avec le Péloponnèse), mais ils conclurent un accord défensif comportant secours réciproque en cas d’attaque  », p. 96.
  6. «  les Athéniens, voyant les Corcyriens plier, montrèrent alors plus de résolution à les secourir  : au début, ils s’abstenaient de provoquer aucun choc, mais lorsque la déroute devint éclatante et la pression corinthienne accentuée, dès ce moment chacun fut pris dans l’action, on ne fit plus aucune distinction, et les choses firent qu’inévitablement Corinthiens et Athéniens combattirent entre eux  », p. 99.
  7. Les Corinthiens couvrent les Spartiates de reproches  : «  Et c’est votre faute à vous  : vous les avez laissés, après les guerre médiques, renforcer d’abord leur ville, construire ensuite les Longs Murs, et vous avez sans cesse jusqu’à maintenant frustré de leur liberté non seulement les sujets qu’ils ont asservis, mais à présent vos propres alliés. Car le vrai responsable, ce n’est pas l’auteur de l’asservissement  : c’est celui qui peut y mettre un terme et n’en a pas souci  », p. 113.
  8. Cette citation est issue de «  La Guerre du Péloponnèse  », Préface de Pierre Vidal-Naquet, édition de Denis Roussel, Folio Classique, p. 439.
  9. Thucydide parle de peste mais la nature exacte de la maladie fait encore débat de nos jours. Ne sachant pas identifier la maladie, il en décrit minutieusement les symptômes dans l’espoir que cette description puisse être utile à l’avenir («  je dirai comment cette maladie se présentait  ; les signes à observer pour pouvoir le mieux, si jamais elle se reproduisait, profiter d’un savoir préalable et n’être pas devant l’inconnu.  » p. 228.