Les discussions tenues en Occident sur la Russie, outre leurs tendances à l’essentialisation d’un « caractère », voire d’une « âme » russe, passent généralement sous silence la nature multiethnique du pays. Les statistiques disponibles dénombrent pourtant près de 200 peuples présents sur le territoire russe, parlant environ 270 langues, et parmi lesquels le groupe « ethniquement russe » représente moins de 80 % de la population totale.

Pourtant, les revendications et combats des peuples autochtones et des mouvements nationalistes et régionalistes de la Fédération de Russie sont doublement éclipsés à l’échelle internationale. Deux motifs fondamentaux combinent ici leurs effets  : tout d’abord, le moskvo-centrisme qui prévaut dans les perceptions extérieures de la politique russe  ; ensuite, le surcroît de visibilité internationale que connaissent, par comparaison, d’autres mouvements autochtones, à commencer par ceux des espaces voisinant les États-Unis.

Dans le cadre de sa session d’été qui s’est tenue du 30 juin au 4 juillet 2023, l’Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe a porté cette question sur le devant de la scène. Sa Déclaration de Vancouver comportait, aux côtés d’une série de condamnations de l’agression russe en Ukraine, une résolution relative aux conséquences de la guerre sur le plan de l’adhésion aux principes de l’OSCE, dont le quatorzième paragraphe dressait un parallèle explicite entre les versants intérieur et extérieur de la politique impériale pratiquée par la Russie post-soviétique  : 

« Soulignant la nature violemment impériale et coloniale de l’État russe, qui se manifeste pleinement dans la guerre injustifiée et illégale que la Fédération de Russie mène contre l’Ukraine et dans les violations du droit international relatif aux droits de l’homme et des lois des nations souveraines qu’elle commet, notamment par des enlèvements illégaux, mais qui s’exprime aussi dans l’annexion douce du Bélarus, l’occupation du territoire géorgien, le soutien au séparatisme en République de Moldova, ainsi que la subordination forcée, permanente et délibérée des nations autochtones et des minorités ethniques au sein de la Fédération de Russie, qui se voient refuser l’égalité des droits et l’autodétermination et font l’objet de mauvais traitements et d’exploitation en violation des principes d’Helsinki et de la Charte des Nations Unies ».

Cette résolution a fait l’objet d’une analyse serrée de la part du média Idel.Realii, branche tataro-bachkire de Radio Liberty — une société à but non lucratif financée par le Congrès des États-Unis, qui diffuse des contenus d’actualité dans 23 pays essentiellement d’Europe de l’Est, du Caucase et d’Asie Centrale. Idel.Realii se concentre sur la région de la Volga, dans la perspective de fournir aux populations une information, d’inspiration libérale et démocratique, alternative à celle que proposent les médias fédéraux ou locaux. Ce média a donné la parole à une série d’analystes et recensé un large éventail de réactions politiques à la résolution de l’OSCE, dont celle du gouvernement autoproclamé du Tatarstan. Après avoir signalé que cette actualité marquait « de facto l’année de la déclaration de la décolonisation de la Russie », les membres de ce dernier n’ont pas manqué de saluer la résolution  :

« Cette reconnaissance crée l’opportunité de développer de nouveaux mécanismes juridiques pour le démantèlement pacifique de l’empire russe et la création de nouveaux États indépendants en tant que membres de l’OSCE. 

Nous devons toujours garder à l’esprit que le processus de décolonisation complète et universelle de la Russie doit se fonder sur le droit international, à commencer par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et le droit des peuples à l’auto-détermination, consacrés par la Charte des Nations Unies.

Il est tout à fait évident que la décolonisation de la Russie devient aujourd’hui un processus international majeur. En tant que représentants des peuples autochtones, nous sommes heureux d’être partie intégrante de cette politique internationale en tant que sujets, et non que simples objets, ainsi que d’avoir l’opportunité de nous représenter nous-mêmes dans diverses arènes internationales, plates-formes, ligues, alliances et unions. 

À cet égard, nous appelons les représentants de tous les peuples asservis par la Russie, y compris les Oudmourtes, les Maris et les Tchouvaches préoccupés par l’avenir de leurs peuples à collaborer avec la plateforme publique “Free Idel-Ural”, avec “l’Alliance des peuples autonomes d’Eurasie”, avec la “Ligue des nations libres”, le “Forum des peuples libres de la Post-Russie”, le gouvernement du Tatarstan indépendant, le Centre public Pan-Tatar et le mouvement tatar Vatançi. »

Auprès d’Idel.Realii, Viktoria Maladaeva, activiste bouriate et co-fondatrice du fonds Indigenous of Russia, a confirmé que les organisations internationales n’avaient commencé que récemment à s’intéresser à la politique coloniale menée par la Russie à l’encontre des peuples autochtones, « parce que la Russie a toujours dissimulé efficacement son passé colonial et son présent impérial à l’échelle internationale et à l’intérieur du pays ». C’est, à ses yeux, la guerre en Ukraine qui « a tout mis à nu » aux yeux de la planète entière. 

Parmi les personnalités qui se sont exprimées à ce sujet, Daavr Dorƶin s’est particulièrement signalé par ses analyses. Juriste, directeur exécutif à International Human Rights Community en Arménie et conseiller au Parti Européen d’Arménie, celui-ci a souligné que la résolution de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE relevait d’un droit « souple », c’est-à-dire non juridiquement contraignant, mais néanmoins essentiel dans la mesure où il reflète le point de vue d’une « communauté euro-atlantique » au recrutement très large. Une résolution de cette nature constitue à ses yeux un signal important du point de vue de la feuille de route décoloniale actuellement à l’ordre du jour dans le droit international. Elle fournira un puissant levier moral et politique aux les mouvements nationaux et régionaux, dans la mesure où, ajoute-t-il, « le “droit souple” est fréquemment convoqué et mobilisé dans leur pratique par les instances internationales de défense des droits de l’Homme — la Cour européenne des droits de l’Homme, les tribunaux internationaux et les tribunaux d’arbitrage, ainsi que d’autres organismes et institutions du même ordre ».

L’analyse de Daavr Dorƶin s’inscrit dans la continuité de ses prises de position en tant que membre du Congrès du peuple Oïrat-Kalmouk. À ce titre, il a livré à Idel.Realii une longue interview sur l’avenir de la Kalmoukie. Cette région de 287 000 habitants, bordée par la Volga et l’oblast d’Astrakhan à l’Est, l’oblast de Rostov et celui de Stravropol’ à l’Ouest, présente une série de traits particuliers. Il s’agit, tout d’abord, de la seule région d’Europe dans laquelle le bouddhisme est la religion majoritaire. La plupart des habitants de la région sont des Kalmouks, descendants des Oïrats — Mongols occidentaux — installés en Russie au XVIIe siècle. La question ethnique et linguistique y a toujours été cruciale. En 1943, la déportation des Kalmouks en Sibérie, sur ordre de Staline, causa la mort de 14 000 personnes environ, tout en désagrégeant les cadres de transmission de la langue, dont la maîtrise orale et écrite n’est plus assurée aujourd’hui que par un dixième de la population. Au cours de la dernière décennie, la question de l’appartenance ethnique est devenue plus prégnante encore, sur fond de troubles politiques.

Tout d’abord, des protestations ont eu lieu dans la capitale régionale, Elista, en 2019, en lien avec la nomination de Dmitrij Trapeznikov au poste de maire. Nombre d’habitants ont vu d’un très mauvais œil l’arrivée au pouvoir de ce séparatiste ukrainien pro-russe, figure politique sans rapport avec la Kalmoukie et bombardée à ce poste en raison de ses fonctions de président par intérim précédemment exercées dans la soi-disant « République Populaire de Donetsk ». Le conflit déclenché par la Russie en Ukraine a par la suite radicalisé les positions. Il apparaît certes impossible de dire que les Kalmouks se seraient dressés d’une seule voix contre l’invasion  : au contraire, la guerre a bénéficié dans la région d’un soutien notable, marqué par de nombreux enrôlements. Il convient néanmoins de s’interroger sur les motifs qui ont conduit nombre des habitants de la Kalmoukie à s’engager sous les drapeaux russes. En l’état, il reste difficile de distinguer les enjeux économiques, d’autant plus cruciaux dans cette région où le travail est rare, des impulsions idéologiques ou politiques. Il n’est pas impossible, de ce point de vue, que la manière dont le discours officiel de l’État russe instrumentalise le passé kalmouk rencontre certains échos au sein de la société. Rappelons à ce titre que, dans les universités russes, depuis septembre 2023, les auditeurs du cours Fondements de l’État russe découvrent, outre le fait que la Russie est un « État-civilisation » gardien des équilibres mondiaux, que le bouddhisme est une religion répandue dans trois régions russes (la Bouriatie, la Kalmoukie et la Touva), dont les ancêtres n’ont pas hésité à prendre les armes pour la Russie lorsqu’il l’a fallu, notamment pour défendre la terre natale contre l’invasion napoléonienne.

La situation n’en reste pas moins contrastée. Il y a quelques mois, la spirale de répression de l’État russe s’est abattue sur le Shajin Lama (chef spirituel) de Kalmoukie. Telo Tulku Rinpoché, représentant du Dalaï-Lama pour la Russie, la Mongolie et les pays de la CEI, a en effet été déclaré « agent de l’étranger » en janvier 2023 pour ses dénonciations de l’agression russe en Ukraine. Après avoir quitté le territoire russe, il réside désormais en Mongolie où il reçoit les visites de Kalmouks et autres bouddhistes russes ayant fui la mobilisation. Plus largement, depuis l’annonce de la mobilisation russe, des réseaux d’exfiltration des réfractaires ont été mis en place à l’échelle de plusieurs républiques à forte population autochtone. La surmortalité enregistrée au cours de l’année passée dans des régions comme la Bachkirie, la Bouriatie et le Daghestan semble, de fait, confirmer les condamnations de la politique de Moscou, accusée d’envoyer massivement au front les représentants des minorités ethniques du pays. Aussi ces derniers mois ont-ils vu la multiplication des organisations de sauvetage et de mise à l’abri — généralement au Kazakhstan — des membres des minorités soumis à la conscription dans des régions comme la Kalmoukie, la Bouriatie ou encore la Yakoutie. 

Le discours des groupes et des citoyens indépendants engagés dans ces opérations se teint souvent d’une solidarité entre les « peuples libres de la Grande Steppe », dont l’exil de Russie ne serait qu’une étape temporaire avant leur retour triomphant au pays, dans une Kalmoukie, une Bouriatie ou une Touva indépendante. Car tel est bien l’objectif que défend Daavr Dorƶin, membre du Congrès du peuple Oïrat-Kalmouk, lequel a publié le 26 octobre 2022 une déclaration d’indépendance de la Kalmoukie. Nous proposons ci-dessous une traduction de l’entretien livré par Daavr Dorƶin à Idel.Realii, dans lequel ce dernier évoque les perspectives d’avenir de la « Nouvelle-Kalmoukie » après la guerre en Ukraine et les buts pratiques de la « démocratie nationale » qu’il envisage. 
Ce texte présente l’immense mérite de penser réellement la Russie de demain, et non celle d’avant-hier dans les habits de celle d’hier.

Daavr Dorƶin envisage diverses possibilités de sortie de la guerre en cours, tout en signalant, dans chaque hypothèse, l’opportunité spécifique à saisir pour le mouvement national kalmouk. Embrassant l’hypothèse hardie d’une capitulation de la Russie, l’auteur d’une Conception de la structure étatique de la Nouvelle Kalmoukie s’interroge sur la reconfiguration possible des sujets de la Fédération de Russie sous forme d’États indépendants. Il évalue le potentiel d’action d’une Kalmoukie indépendante, selon divers scénarios incluant ou non des territoires voisins, comme celui d’Astrakhan, et mesure dans chacun des cas envisagés la manière dont la Nouvelle Kalmoukie pourrait garantir son intégrité territoriale et sa prospérité économique. Par contraste avec certains projets dont accouchent périodiquement les libéraux russes en exil, dont la peinture de la Russie post-poutinienne peut parfois se limiter à une vaste phase d’épuration administrative, ce texte dessine un véritable programme de libéralisme politique et de démocratie nationale pour une Kalmoukie indépendante. On pourra, certes, s’enthousiasmer davantage des promesses d’auto-administration des peuples et de libertés individuelles et collectives que de l’étroite conjonction qu’établit l’auteur entre la vie civique de la nation à venir et l’identité ethnique kalmouke.

Ces propositions n’en permettent pas moins de mettre l’accent sur l’une des problématiques fondamentales de cet espace impérial que demeure la Russie post-soviétique, problématique qui figure également au cœur de la guerre d’agression déchaînée à l’encontre de l’Ukraine  : l’imbrication complexe et parfois agonistique de la nationalité, de la citoyenneté et de l’ethnicité. (GL)

[Lire aussi : notre dernière analyse de la situation sur le front ukrainien]

***

Quelle est l’histoire du Congrès du peuple oïrat-kalmouk  ? Qu’est-ce qui permet à votre organisation de se considérer comme un organe légitime de représentation  ? 

L’histoire du congrès est intimement liée à celle des assemblées populaires, plus connues sous le nom kalmouk de « чуулһн » [čuulhn] ou « чуулган » [čuulgan]. La première de ces assemblées a eu lieu à Elista en 2015  ; la dernière sur le territoire de la Kalmoukie en 2021. À la suite de celle-ci, de nombreux participants et même certains blogueurs couvrant l’événement ont été arrêtés. L’année 2022 a vu une intensification de la répression visant les participants aux assemblées et le Congrès lui-même. De nombreux leaders ont été contraints de quitter le pays, de telle sorte qu’aujourd’hui l’organisation opère prioritairement depuis l’exil, tout en maintenant des liens avec la république et en demeurant un acteur reconnu dans la région.

La légitimité du Congrès est directement liée à ces assemblées  : c’est précisément parce que ses membres sont élus par un vote lors de ces événements qu’il peut être qualifié d’organe représentatif. Naturellement, dans un contexte marqué par une absence totale de démocratie et d’élections régulières en Russie, cette légitimité ne peut pas être considérée comme véritablement populaire. Les personnes ayant participé aux assemblées sont celles que le mouvement national tient à cœur, et qui ont à la fois le désir et les moyens de participer à une politique alternative. Par conséquent, l’essentiel des soutiens de « Russie Unie » et du pouvoir en place se sont délibérément exclus des élections au Congrès et des fonctions de représentation en son sein.

L’armée russe de départ a été pour l’essentiel détruite, la mobilisation a créé de facto une seconde armée, qui a encore moins de chances de succès que la première.

Daavr Dorƶin

Pour le reste, je considère les principes de formation du Congrès comme véritablement représentatifs — du moins représentatifs de l’opposition. Il rassemble des représentants de presque toutes les forces et idéologies qui existent dans la région — des libéraux du mouvement Jabloko aux communistes, en passant par des acteurs indépendants de la culture nationale et bien d’autres.

Il faut cependant reconnaître qu’une partie des membres a quitté l’organisation en 2022 en conséquence de désaccords sur la question de la guerre en Ukraine. 

Quelles sont la notoriété et la popularité du Congrès et de ses idées à l’échelle de la République  ? 

En l’absence d’activité publique légale dans la région, il est difficile d’évaluer le niveau réel de soutien et de popularité du Congrès ou des idées exprimées par ses membres. À l’heure actuelle, toute esquisse de sociologie est impossible. En gros, je dirais que le Congrès reste pertinent et largement reconnu dans les sphères d’opposition et l’intelligentsia, mais que la plus grande partie de ses membres et de son public-cible sont des personnes de plus de quarante ans. C’est quelque chose qui est en train de changer progressivement  : des jeunes gens commencent à en apprendre davantage à propos du Congrès et nous travaillons activement dans cette direction.

Comment, concrètement, imaginez-vous les scénarios de sortie de la Kalmoukie hors de la Russie  ?

Pour rendre ces scénarios possibles, il faudrait voir coïncider toute une série de facteurs, mais j’estime que leur coïncidence est presque inévitable. Imaginons que la situation des troupes russes en Ukraine devienne de plus en plus désespérée. Concrètement, c’est déjà ce qui est en train de se produire  : l’armée russe de départ a été pour l’essentiel détruite, la mobilisation a créé de facto une seconde armée, qui a encore moins de chances de succès que la première.

Aujourd’hui, les forces les plus aptes au combat sont celles de Wagner et les milices populaires des Républiques Populaires de Donetsk et Lougansk, mais elles ne sont pas si nombreuses.

À l’épuisement de ses forces militaires, Moscou devra capituler. Ce qui restera alors de ses formations de combat sera tout simplement traduit devant un tribunal international pour crimes de guerre. Dans ce scénario, lorsque la Russie perdra ses dernières possibilités d’attaquer et de conserver les territoires occupés, elle se trouvera inévitablement contrainte de signer un accord aux conditions ukrainiennes. Cela pourra prendre du temps, mais je crois que cela finira par se produire.

À l’épuisement de ses forces militaires, Moscou devra capituler. Ce qui restera alors de ses formations de combat sera tout simplement traduit devant un tribunal international pour crimes de guerre.

Daavr Dorƶin

En quoi la capitulation de la Russie aiderait-elle le mouvement kalmouk à accomplir ses objectifs  ? 

Ce moment sera une fenêtre d’opportunité pour tous les mouvements nationaux des peuples de Russie. Si l’une ou l’autre des régions de la Fédération devait proclamer son indépendance après la capitulation de Moscou, qui l’en empêcherait  ? Le Kremlin n’aurait pas assez de ressources humaines pour réprimer une telle initiative, à un moment où trop de vies humaines auraient déjà été sacrifiées en Ukraine. Même à supposer qu’il resterait à ce moment des forces suffisantes, les enjeux de volonté politique seront déterminants  : utiliser la force militaire contre ses propres régions juste après la plus grande défaite militaire de l’histoire du pays serait un suicide au sens politique — et même un suicide tout court. Si l’on tient compte par ailleurs du fait que plusieurs régions peuvent déclarer leur souveraineté en même temps, Moscou en serait réduite à engager plusieurs conflits à la fois, ce qui est encore moins réaliste. Bien sûr, ce n’est là que l’un des scénarios possibles, mais si les choses prenaient un cours différent, d’autres opportunités se présenteraient, dont notre peuple sortirait une fois encore gagnant. 

Admettons que vos prédictions soient correctes et que l’arrêt de la guerre en Ukraine conduise à l’effondrement de la fédération. Cela ne pourrait-il pas entraîner une série de conflits aux frontières russes, indépendamment même de la volonté du Kremlin  ? La Kalmoukie pourra-t-elle conserver sa souveraineté et son territoire dans cette situation  ? 

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je pense que l’Ukraine elle-même pourrait devenir l’un des garants de notre sécurité. Dans l’hypothèse d’une capitulation de Moscou, il est probable qu’une zone-tampon sera créée dans les régions frontalières de la Russie. Bien entendu, la Kalmoukie elle-même n’en fera pas partie, mais notre république est bordée à l’Ouest de la région de Rostov, ce qui est suffisamment proche. L’Ukraine ne permettra pas que de nouveaux conflits aient lieu à proximité de ses frontières et l’Occident pourrait la soutenir dans cette démarche. Je ne serais d’ailleurs pas surpris si, après la guerre, la communauté internationale confiait de facto notre macro-région à l’Ukraine, afin qu’elle veille au maintien de l’ordre sur ce territoire.

Utiliser la force militaire contre ses propres régions juste après la plus grande défaite militaire de l’histoire du pays serait un suicide au sens politique — et même un suicide tout court.

Daavr Dorƶin

Plus encore que la possibilité d’une confrontation militaire, la question qui me préoccupe est celle des relations avec les entités qui entoureront la Kalmoukie. À l’heure actuelle, il est difficile de dire de quoi il s’agira  : de vestiges de la Fédération de Russie, d’un ou de plusieurs nouveaux États… Quoi qu’il en soit, il y aura quelque chose, et l’essentiel est que certaines de ces nouvelles entités soient prêtes à entretenir des relations diplomatiques et commerciales avec la Kalmoukie indépendante, à ne pas rompre les liens infrastructurels, car nous sommes une région en déficit énergétique.

Une part importante de notre énergie provient de sources renouvelables, des panneaux solaires aux éoliennes, mais cela sera insuffisant, en l’état, pour alimenter l’ensemble de la république. Ainsi, si quelqu’un décide d’exercer une pression sur nous, il suffira de couper les vannes. De même pour l’eau potable, qui est peu fréquente dans les steppes et les semi-déserts. Il faut donc l’importer, et il faut pour cela qu’il existe encore des sources d’approvisionnement. Toutes ces questions sont loin d’être insolubles et je les considère comme plus essentielles et plus réalistes que la crainte d’une guerre avec les régions voisines ou d’une invasion par le pouvoir central après la déclaration d’indépendance. 

Vous évoquez des problèmes d’infrastructures, mais qu’en est-il de l’économie  ? Une hypothétique Kalmoukie indépendante serait-elle en mesure de subvenir à ses besoins, de maintenir et d’améliorer le niveau de vie de sa population  ?

Je pense qu’il n’y aura pas de difficulté sur ce plan. Toutefois, les discussions sur l’économie de l’État à venir touchent à une question fondamentale  : celle du territoire. Il s’agit là d’un problème à part mais, en substance, notre république a des revendications sur certains districts de la région d’Astrakhan, qui devraient appartenir à la Kalmoukie pour des raisons tant historiques et culturelles que juridiques. Dans le contexte des débats relatifs à cette question, j’entends notamment des voix de militants favorables à l’unification complète de l’ensemble du territoire de nos régions en un seul et même État, qui viennent à la fois des natifs de Kalmoukie et des populations d’Astrakhan.

À l’heure actuelle, il est difficile de dire de quoi il s’agira  : de vestiges de la Fédération de Russie, d’un ou de plusieurs nouveaux États… Quoi qu’il en soit, il y aura quelque chose.

Daavr Dorƶin

Ce scénario comporte ses difficultés spécifiques, mais du point de vue économique il s’avérerait particulièrement avantageux. L’actuelle région d’Astrakhan, y compris les ulusy [localités] détachés de la Kalmoukie au temps des déportations staliniennes, est productrice de gaz et de pétrole. Si les revenus associés ne partaient pas vers Moscou, ils pourraient améliorer considérablement le niveau de vie, à la fois à Astrakhan et en Kalmoukie. 

Par ailleurs, nos deux régions ont un accès à la Volga. En raison d’un fragment du territoire de la Kalmoukie qui se termine de l’autre côté de la Volga en coupant la région d’Astrakhan, la division de nos régions en différents États imposerait une double traversée de frontières tant aux navires qui se déplacent le long du fleuve qu’aux véhicules qui circulent sur ses rives. En revanche, si ces régions étaient réunies en un nouvel État indépendant, le contrôle total de la Basse Volga en ferait un important centre de commerce et de transit, au bénéfice immédiat des populations locales. 

Vous êtes l’auteur d’une Conception de la structure étatique de la Nouvelle Kalmoukie. Qu’est-ce que ce document  ? Pouvez-vous en présenter les principales thèses  ? 

Pour le moment, il s’agit essentiellement de notes, de matière à réflexion. Dans cet article, j’ai jeté les bases de ma vision de l’édification et de l’organisation de notre État dans l’hypothèse d’une accession à l’indépendance. Je ne prétends pas à une autorité universelle  ; je ne fais qu’exprimer des vues personnelles. En l’occurrence, beaucoup d’entre elles sont proches de ce que pensent les autres membres du Congrès et les Kalmouks d’orientation nationale en général.

Selon ma conception, la Kalmoukie serait une république, une démocratie nationale et légale stable, avec un fonctionnement efficace de l’auto-administration locale. Si l’État oïrat prenait naissance dans les frontières de l’actuelle République Kalmouke, sa structure serait unitaire. Si les différends territoriaux avec la région d’Astrakhan se résolvaient par l’agrégation ou le transfert des ulusy perdus, l’État pourrait être régionaliste et reconnaître formes d’autonomie territoriale.

Selon ma conception, la Kalmoukie serait une république, une démocratie nationale et légale stable, avec un fonctionnement efficace de l’auto-administration locale. 

Daavr Dorƶin

Un autre ensemble de thèses concerne les libertés. Il va de soi que l’État kalmouke devra garantir la liberté d’expression et de réunion, la liberté de la presse, et encourager la création de partis politiques et d’organisations publiques. Il est clair que la défense des libertés civiles et des droits de l’Homme est peu compatible avec la structure actuelle du pouvoir étatique en Russie, et ce tout particulièrement dans notre République. Cela nous amène à parler de la « lustration » [renouvellement du personnel politique].

Je considère la lustration comme l’instrument-clef d’une transition normale d’un régime anti-démocratique à la démocratie. Il sera nécessaire d’interdire temporairement l’exercice d’une quelconque fonction publique aux fonctionnaires ayant occupé un certain nombre de postes de pouvoir. Ceux qui n’ont pas quitté leurs fonctions après le 24 février [2022, début de l’invasion russe en Ukraine] se sont déjà entachés par cette décision, mais de nombreux problèmes se posaient bien avant cette date. 

Prenez par exemple le président de la république, Batou Khasikov. Il ne s’est pas contenté de soutenir la guerre verbalement, il est responsable de la création de détachements « nationaux » et de la mise en œuvre d’une mobilisation qui présente des risques considérables pour les habitants de la Kalmoukie. J’estime que des personnalités de cette trempe ont perdu leur légitimité morale de participer à l’avenir de notre peuple. En même temps, il n’est bien sûr ni possible ni souhaitable d’écarter tout le monde jusqu’au niveau des conseils de village. Je vise ici des personnalités comme les députés et les ministres régionaux. 

Votre doctrine aborde-t-elle les questions de politique linguistique  ?

Bien sûr. L’oïrat (kalmouk) devra être la seule langue officielle, la langue d’enseignement dans les écoles et les universités. Les services publics ne devront pas être accessibles à ceux qui ne le parlent pas. Je comprends bien que ce ne sera pas simple  : des siècles de russification et la catastrophe des déportations massives ont fait que beaucoup d’habitants de la République et de représentants de la diaspora kalmouke maîtrisent mal leur langue maternelle. Malheureusement, je n’y fais pas moi-même exception. Je crois néanmoins qu’un rehaussement rapide et centralisé du prestige de la langue d’État, alors devenue incontournable, est précisément ce qui permettra de faire revivre la langue et d’accélérer l’oïratisation de la société.

Des siècles de russification et la catastrophe des déportations massives ont fait que beaucoup d’habitants de la République et de représentants de la diaspora kalmouke maîtrisent mal leur langue maternelle.

Daavr Dorƶin

La société pourra-t-elle passer instantanément à une nouvelle langue officielle si de nombreuses personnes ne la maîtrisent pas aujourd’hui  ?

Une certaine période de transition sera assurément nécessaire. L’État devra prendre toutes les mesures nécessaires pour que ses habitants acquièrent au plus vite la maîtrise de leur langue nationale, mais il faut garder à l’esprit que cet apprentissage prendra du temps, qu’il ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudra élaborer des programmes éducatifs distincts, pour ceux qui maîtrisent déjà parfaitement la langue et ceux qui partent de zéro, tandis que les citoyens pourront bénéficier de services publics dans plusieurs langues, y compris en russe. En principe, cette formule pourrait même être maintenue après la période de transition  : des structures étatiques plurilingues existent et fonctionnent très bien dans une série de pays, en Europe et ailleurs.

En réalité, quand je parle d’un rehaussement rapide du prestige de la langue officielle, je ne sous-entends absolument pas que les autres langues devraient être interdites. Les représentants des minorités nationales doivent toujours bénéficier d’un droit à l’instruction dans leur langue matérielle dans les écoles municipales […]. Il n’en reste pas moins que la connaissance de la langue officielle devra être une caractéristique universelle des citoyens de notre État. 

Sur quelle base accèdera-t-on à la citoyenneté de cet État  ?  

La citoyenneté doit être valorisée, car elle implique des droits et obligations spécifiques, ainsi qu’une relation stable entre l’individu et l’État  : pour cette raison, je suis hostile aux principes trop souples d’octroi de la citoyenneté. Par ailleurs, je crois que la démocratie nationale doit être le pilier de l’État, ce qui signifie que l’institution de la citoyenneté ne sera pas totalement déliée de l’ethnicité. Un Oïrat ou une Oïrate devraient avoir le droit d’obtenir la citoyenneté selon une procédure simplifiée, indépendamment de leur lieu de naissance et de résidence jusqu’à l’indépendance. Après vérification des documents établissant les origines de la personne concernée, elle devrait être en mesure de recevoir un passeport dans un délai de quinze minutes.

Pour ce qui concerne l’accès à la citoyenneté des membres des minorités ethniques, on pourrait s’inspirer de l’expérience de l’Estonie. À ce titre, les personnes nées sur le territoire de la Kalmoukie et qui y résident au moment de la proclamation de l’indépendance auraient un droit automatique à la citoyenneté, sans obligation de l’accepter. Si la personne refuse de vivre dans l’État oïrat, nous devrons assurer son transfert vers sa patrie historique ou mettre en place les conditions pour qu’elle puisse y rester avec le statut d’apatride ou de non-citoyen.

On pourrait s’inspirer de l’expérience de l’Estonie. Les personnes nées sur le territoire de la Kalmoukie et qui y résident au moment de la proclamation de l’indépendance auraient un droit automatique à la citoyenneté, sans obligation de l’accepter.

Daavr Dorƶin

Le statut de non-citoyen peut aussi concerner des gens vivant en Kalmoukie au moment de l’indépendance, mais nées ailleurs et n’ayant pas d’ancêtres kalmouks. Un non-citoyen n’est pas la même chose qu’un étranger  : il a un lien avec cette terre, le droit d’y vivre autant qu’il le souhaite sans aucun visa, le droit à l’emploi et aux prestations sociales, le droit de participer et de se présenter aux élections locales. Toutefois, l’accès aux élections nationales ne doit pas être permis à ces personnes. Ceux qui le souhaiteront pourront passer du statut de non-citoyen à celui de citoyen après avoir passé un examen portant sur la langue nationale et la constitution. 

À votre avis, quand ces scénarios pourraient-ils se réaliser  ? 

Comme je l’ai déjà dit, à mon sens, l’avenir de notre République et des régions russes dépend directement de la situation en Ukraine. Le scénario de l’indépendance que j’ai exposé aujourd’hui exige la capitulation de Moscou. Ni moi ni personne n’est en mesure de dire quand cela se produira. Il est loisible de postuler que cela aura lieu l’année prochaine, mais ce ne sont que des suppositions. Il faut également comprendre que l’accès à l’indépendance n’aura pas lieu le jour même ou au lendemain immédiat de la guerre, mais qu’il s’agira bien d’un processus long et complexe.