Selon certains politiques aux États-Unis et, plus récemment, en Europe, la Chine constitue une menace directe pour leur bien-être économique — et une menace pour l’ordre mondial. La montée en puissance de la Chine dans l’économie mondiale ces dernières décennies a été fulgurante à la suite de l’augmentation massive de son PIB et à ses avancées technologiques. Si la Chine parvient à dépasser les États-Unis sur les plans technologique et économique, les répercussions sur l’économie mondiale, les marchés financiers et la géopolitique seront considérables.

Les États-Unis, pour leur part, sont inquiets. Ce pays est depuis longtemps l’économie la plus importante et la plus influente au monde et aussi le leader en matière d’innovation technologique. Toutefois, face à la montée en puissance de la Chine, le chef de la majorité au Sénat, Chuck Schumer, a averti en 2021 que « les jours des États-Unis en tant que superpuissance mondiale dominante pourraient être comptés ». Ces craintes ont conduit les responsables politiques américains à tenter de stimuler l’industrie technologique nationale et à restreindre les liens économiques avec la Chine. 

L’Europe se méfie elle aussi de plus en plus de la Chine, mais les pays qui la composent sont divisés sur la manière de réagir à sa croissance. Alors que Bruxelles pourrait chercher à restreindre les flux de technologies sensibles vers la Chine et à limiter les liens en matière de recherche à des domaines plus « sûrs », tels que les technologies climatiques, l’ensemble du bloc ne se hâte guère pour imiter les États-Unis et rompre leurs liens avec Pékin1.

Mais dans quelle mesure la Chine constitue-t-elle une menace ?

En 2015, le Parti communiste chinois (PCC) a présenté le plan « Made in China 2025 », dont l’ambition est d’accroître le développement et le commerce de biens de haute technologie en Chine : en d’autres termes, les biens qui augmentent la productivité et qui deviendront essentiels pour la croissance future de toutes les économies. Si la Chine devait mener l’innovation dans ces domaines et dominer ne serait-ce qu’une partie de la chaîne d’approvisionnement — comme elle le fait déjà sur le lithium — de nombreux pays se retrouveraient en situation de dépendance économique vis-à-vis d’elle. Les décideurs politiques et les observateurs des filières concernées ont à maintes reprises mis en garde contre les conséquences sécuritaires d’une dépendance à l’égard de la Chine pour les biens ou produits de haute technologie, de la connectivité du réseau 5G à TikTok.

Les décideurs politiques et les observateurs des filières concernées ont à maintes reprises mis en garde contre les conséquences sécuritaires d’une dépendance à l’égard de la Chine pour les biens ou produits de haute technologie, de la connectivité du réseau 5G à TikTok.

Joanna Davies, Andrew Harris, Ella Benson Easton

Au cours du siècle dernier, les États-Unis et l’Europe, ainsi que le Japon, Taïwan et la Corée, ont exercé une influence considérable sur l’innovation dans ces secteurs. L’éviction de ces pays par la Chine aurait donc des conséquences profondes pour l’économie mondiale. Or, après avoir longtemps externalisé la fabrication de ces produits en Chine, elles s’alarment aujourd’hui des progrès réalisés par la Chine dans leur domaine d’expertise, la conception et l’innovation, notamment dans les secteurs visés par le plan « Made in China 2025 ».

Huit ans plus tard, la Chine est devenue le plus grand exportateur mondial de produits de haute technologie ciblé par MiC 2025, et occupe la première place dans des secteurs tels que les produits informatiques intermédiaires, l’ingénierie maritime, les nouvelles énergies, les nouveaux matériaux et les chemins de fer avancés. Mais lorsqu’il s’agit de développer des technologies émergentes clefs ou d’exercer un leadership intellectuel, en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), les États-Unis restent en tête. La valeur ajoutée brute des principales entreprises technologiques ayant leur siège aux États-Unis dépasse de loin celle de leurs homologues chinoises, tandis que les dépenses de recherche et de développement de ces entreprises américaines sont plus de cinq fois supérieures à celles de leurs contreparties chinoises.

Dès lors, comment comprendre la menace que le développement technologique de la Chine fait peser sur les pays qui se situent actuellement à la frontière technologique, notamment les États-Unis et des pays de l’Union européenne ? Pour ce faire, il faut tenir compte à la fois des facteurs nationaux qui ont facilité la croissance de la Chine et qui pourraient la stimuler ou la limiter à l’avenir, et de l’impact que pourraient avoir les politiques adoptées par ses concurrents.

Lorsqu’il s’agit de développer des technologies émergentes clefs ou d’exercer un leadership intellectuel, en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), les États-Unis restent en tête.

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L’état de la technologie en Chine

Les données officielles du Bureau national des statistiques de la Chine abondent pour étayer le récit de son essor économique et technologique incessant, mais elles peuvent souvent être trompeuses.

En 2011, des propos tenus par le premier ministre Li Keqiang en 2007 avaient fait l’objet d’une fuite, dans laquelle il admettait que les données officielles pour la province de Liaoning étaient « produites uniquement à titre indicatif ». Les différences entre les mesures officielles et les indicateurs alternatifs, qui sont désormais nombreux, montrent tous que la taille de l’économie chinoise a tendance à être gonflée. La comparaison entre le China Momentum Indicator (CMI) de Fathom et les statistiques officielles chinoises montre clairement cette différence.

Le même scepticisme est de mise lorsqu’on examine le secteur technologique chinois. Il est certain que ce pays peut se targuer de posséder quelques entreprises technologiques très en vue et un grand nombre de dépôts de brevets dans les technologies émergentes. A bien des égards, celles-ci ont pénétré plus profondément dans la société chinoise que ce n’est le cas aux États-Unis. L’ensemble de ces éléments pourrait donc laisser penser que la Chine est déjà en avance, mais ils ne reflètent pas toute l’évolution de la situation. Par exemple, si les deux pays délivrent un nombre similaire de brevets, ceux délivrés par les entreprises américaines ont tendance à être de meilleure qualité, comme en témoigne le graphique suivant. De plus, la politique nationale contribue à ces distorsions lorsque les entreprises chinoises sont incitées par le PCC à demander des brevets, quelle que soit leur qualité — autrement dit : le nombre de brevets ne peut pas être considéré comme un indicateur de la capacité d’innovation.

Il y a ensuite le fait que la majorité des étudiants chinois souhaitant suivre des cours dans le domaine de l’intelligence artificielle au niveau du doctorat choisissent de le faire aux États-Unis plutôt qu’en Chine. La grande majorité d’entre eux occupent ensuite un emploi aux États-Unis. Le Parti est manifestement très inquiet de cette situation : son programme « Mille talents » vise à faire revenir les chercheurs de premier plan dans le pays. Mais la nécessité même d’un tel plan révèle les problèmes du pays pour attirer et retenir les talents de pointe dans le domaine des hautes technologies.

Les différences entre les mesures officielles et les indicateurs alternatifs, qui sont désormais nombreux, montrent tous que la taille de l’économie chinoise a tendance à être gonflée.

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Le problème des données 

L’un des avantages des entreprises technologiques chinoises par rapport à leurs homologues américaines et européennes est l’accès aux données individuelles. Par rapport à l’Union — et dans une moindre mesure aux États-Unis —, les entreprises chinoises ont un accès beaucoup plus large aux données personnelles des consommateurs, en raison de la position moins protectrice du système juridique chinois à l’égard du droit à la vie privée. En outre, si les responsables politiques du PCC expriment souvent leur hostilité à l’égard des monopoles, à la fois pour des raisons idéologiques et par opportunisme politique, celle-ci ne s’étend pas aux entreprises d’État, qui jouent un rôle crucial dans l’économie chinoise et disposent d’un vaste potentiel en matière de collecte de données.

Défilé lors d’une parade commémorant le 70e anniversaire de la capitulation du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, le 3 septembre 2015. © Ng Han Guan/AP/SIPA

Tout cela procure assurément certains avantages. En général, plus un système d’IA a accès à de vastes quantités de données, plus ses capacités sont grandes, et les entreprises chinoises pourraient donc avoir un avantage dans ce domaine. La position moins protectrice de la Chine à l’égard de la vie privée peut contribuer à une adoption plus rapide des technologies émergentes dans l’ensemble de la société par rapport à ses homologues occidentaux — en particulier l’Europe, où la législation sur la collecte des données est bien rodée. Les entreprises américaines sont également confrontées à des difficultés liées aux lois antitrust : certaines des entreprises technologiques les plus prospères se sont heurtées à ces lois à plusieurs reprises, de sorte qu’il n’est plus guère étonnant de voir des PDG de géants technologiques témoigner devant le Congrès. Et si les gouvernements et les entreprises peuvent utiliser des technologies qui nuisent à la vie privée des citoyens, comme la technologie de reconnaissance faciale, ils doivent composer avec un risque réel d’indignation publique qui peut freiner leur adoption rapide. À Détroit, une affaire récente dans laquelle une femme a été arrêtée à tort grâce à la technologie de reconnaissance faciale a conduit celle-ci à poursuivre la ville en justice2. Là encore, l’Europe a pris les devants en adoptant une position plus protectrice3.

La situation est différente en Chine. Les technologies susceptibles de compromettre la vie privée et la sécurité des citoyens sont tolérées et, en fait, activement utilisées par le PCC pour collecter des informations et améliorer la surveillance. Et si cette technologie permet également d’améliorer la productivité et les perspectives du pays, c’est encore mieux. Le PCC doit assurer la croissance économique de ses citoyens afin de maintenir le délicat équilibre entre l’amélioration du niveau de vie et la diminution des droits.

Les données économiques récentes suggèrent que la croissance chinoise ralentit, et même les statistiques officielles ont reconnu que le PIB n’avait pas atteint l’objectif de croissance fixé par le gouvernement pour 2022.

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Les données économiques récentes suggèrent que la croissance chinoise ralentit, et même les statistiques officielles ont reconnu que le PIB n’avait pas atteint l’objectif de croissance fixé par le gouvernement pour 2022. Selon toute probabilité, la Chine avait déjà échoué à atteindre ses objectifs dans le passé, mais c’est la première fois que le PCC a admis cet échec. Une période de turbulences pourrait s’annoncer si le Parti ne parvient pas à redresser la barre. S’il n’y parvient pas, il existe un risque important que le PCC cherche d’autres moyens de justifier son pouvoir. L’intensification des tensions à propos de Taiwan pourrait indiquer la préparation d’un tel plan. Les manifestations de l’année dernière contre la politique draconienne de zéro-Covid démontrent que l’autorité du Parti est négociée, pas absolue. Il s’agit là d’une raison évidente pour la Chine d’assurer une plus grande croissance économique grâce aux technologies émergentes, même si elles sont alimentées par des données collectées auprès de ses citoyens.

Toutefois, les technologies émergentes présentent des risques uniques pour le PCC et sa politique intérieure4. À mesure que les systèmes d’IA deviennent plus avancés, en particulier l’IA générative, il existe un risque qu’ils produisent des contenus contraires à la ligne du Parti. La censure du contenu produit par ces systèmes sera une préoccupation sérieuse pour les responsables du parti et constituera une tâche considérable à l’avenir. En 2022, le pays a annoncé des plans pour réglementer l’IA générative afin de s’attaquer à ce problème5. En tant que tel, l’avantage d’une plus grande collecte de données en Chine pourrait être contrebalancé par la nécessité de la censure. Le PCC est peut-être prêt à échanger les données de ses citoyens contre la croissance économique, mais il ne troquera pas son propre pouvoir pour obtenir ce résultat. 

Les manifestations de l’année dernière contre la politique draconienne de zéro-Covid démontrent que l’autorité du Parti est négociée, pas absolue.

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Il sera donc difficile de concilier une croissance économique alimentée par les progrès technologiques tout en garantissant la stabilité du pouvoir politique. Il est actuellement envisagé d’obliger les entreprises à demander des licences avant de publier des modèles d’IA générative, mais il reste à voir comment ces mesures pourraient être mises en œuvre sans étouffer le développement technologique6. Au-delà de la réglementation, les innovateurs technologiques chinois ont d’autres préoccupations : on a longtemps supposé que la décision de bloquer la tentative d’introduction en bourse d’Ant Group et la disparition quasi totale de son propriétaire Jack Ma de la scène publique en 2020 étaient dues aux craintes du PCC quant à son influence croissante. D’autres milliardaires chinois du secteur technologique ont également disparu. Bao Fan est qu’un exemple7.

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Ceux qui craignent que la ferveur réglementaire de l’UE et des États-Unis ne leur fasse perdre la course à la technologie doivent savoir que la Chine a une approche tout aussi interventionniste et réglementaire, quand bien même ses priorités seraient différentes. La différence fondamentale ? D’un côté, un groupe de décideurs politiques freine le progrès technologique pour protéger les droits des citoyens ; de l’autre, il protège sa propre autorité ; dans les deux cas, aucun avantage décisif ne ressort de cette stratégie. En bref, les applications chinoises des technologies émergentes sont peut-être plus approfondies et l’accès de ses entreprises aux données plus large, mais suggérer que le pays dispose ainsi d’un avantage incontestable dans l’espace technologique revient à méconnaître les limites imposées par la structure politique et par l’État.

À mesure que les systèmes d’Intelligence artificielle deviennent plus avancés, en particulier l’IA générative, il existe un risque qu’ils produisent des contenus contraires à la ligne du Parti.

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De l’imitation à l’innovation

La Chine a aussi des préoccupations d’un autre ordre. Une grande partie de la croissance spectaculaire de la productivité et des progrès technologiques du pays a été facilitée par la copie et l’application des avancées du reste du monde. Des années 1950 au début des années 2000, elle a été en mesure d’assurer une forte croissance de la productivité grâce à cette technique du copier/coller. Au tournant du millénaire, un nouvel élément est venu s’ajouter : l’acquisition de savoir-faire à la frontière technologique par le biais d’investissements à l’étranger.

Acquérir des connaissances auprès d’autrui a permis à la Chine de rapidement croître économiquement, mais maintenant que le pays a atteint le statut de pays à revenu intermédiaire, cette stratégie est plus difficile à mettre en œuvre. Les pays qui ont réussi à passer du statut de pays à revenu intermédiaire à celui d’économie avancée disposaient généralement d’institutions démocratiques ou d’importantes ressources naturelles (principalement des réserves de pétrole bon marché et accessibles). La Chine ne dispose ni des unes ni des autres. 

Dorénavant, elle devra accroître sa propre capacité d’innovation si elle veut continuer à combler le fossé qui la sépare du niveau de productivité des États-Unis. Mais cette tâche se complique déjà, car les liens économiques, les flux de capitaux et les flux de connaissances entre la Chine et les innovateurs étrangers sont de plus en plus réduits par les États-Unis et l’Union européenne dans le but de limiter la compétitivité chinoise, que ce soit par la copie ou l’acquisition d’innovations étrangères, ou par la formation de ses talents dans des institutions occidentales de premier plan.

Les liens économiques, les flux de capitaux et les flux de connaissances entre la Chine et les innovateurs étrangers sont de plus en plus réduits par les États-Unis et l’Union européenne dans le but de limiter la compétitivité chinoise.

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Les États-Unis ont commencé à réduire les flux financiers des investisseurs chinois, une politique qui devrait jouer en leur faveur mais qui n’est pas sans coût. L’Union européenne a commencé à suivre le même chemin. L’investissement direct étranger, malmené par la crise de confiance des investisseurs étrangers depuis la fin de la politique zéro-Covid a joué un rôle clé dans le développement de la Chine, en partie pour surmonter la limitation imposée aux flux de connaissances dans les pays autocratiques. L’acquisition d’entreprises étrangères a été un moyen pour le pays de gagner en savoir-faire. Cet effort se reflète en particulier dans l’augmentation des investissements ciblés dans les semi-conducteurs et la biotechnologie. La part de ces dernières dans le total des acquisitions de la Chine auprès d’entreprises américaines a fortement augmenté, ce qui laisse penser qu’il s’agit d’un domaine dans lequel la Chine présente des lacunes.

Le gel de ces flux financiers nuira à la Chine, mais aura également des conséquences négatives pour d’autres puissances. En effet, au cours de la dernière décennie, la Chine a été l’un des principaux investisseurs dans les entreprises américaines et européennes, et il sera difficile de remplacer ce financement — même si les mesures de relance américaines, sous la forme du CHIPS Act et de l’IRA, peuvent être considérées comme une tentative. Néanmoins, le préjudice causé à la Chine devrait être plus grand encore : en d’autres termes, même s’il ne s’agit pas d’une victoire absolue pour l’Union et les États-Unis, il s’agit tout de même d’une victoire relative. Récemment, les États-Unis ont également introduit des restrictions sur les investissements américains dans les secteurs de haute technologie en Chine, cherchant à limiter le flux de financement et de savoir-faire par cette voie également.

Les politiques des États-Unis et de l’Union auront un impact supplémentaire sur l’innovation nationale chinoise si elles parviennent à limiter les transferts de connaissances par le biais des institutions universitaires. Le nombre de visas d’étudiant délivrés aux ressortissants chinois pour étudier aux États-Unis a d’ores et déjà diminué. Si certains se tournent vers l’Europe, les relations universitaires y sont également de plus en plus tendues. Le Royaume-Uni limite, par exemple, le nombre d’étudiants chinois dans les matières scientifiques et technologiques et le gouvernement néerlandais envisage d’introduire une législation pour contrôler les étudiants étrangers de troisième cycle en technologie afin de détecter les risques en matière de sécurité. 

En Chine, le taux de chômage des jeunes est élevé et ne cesse de croître, ce qui a poussé le gouvernement chinois à ne plus publier les chiffres du chômage des jeunes depuis juillet 2023. Il est déjà source de mécontentement, une situation aggravée par un ratio entre prix de l’immobilier et revenu qui rend l’accès au logement inaccessible, tandis que se renforce la dépendance à l’égard des personnes âgées sur fond de détérioration des perspectives économiques. L’assombrissement des perspectives pour les jeunes Chinois contribue à l’émergence à une forme d’indifférence, qualifiée de « laisser-aller ». En réponse, Xi a encouragé les jeunes chômeurs à travailler dans les campagnes et à « avaler leur amertume » — une expression chinoise qui désigne le fait d’endurer des difficultés — afin de « créer une Chine meilleure »8.

En Chine, le taux de chômage des jeunes est élevé et ne cesse de croître, ce qui a poussé le gouvernement chinois à ne plus publier les chiffres du chômage des jeunes depuis juillet 2023.

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Les États-Unis ont aussi commencé à limiter leurs collaborations avec la Chine dans le domaine de la recherche, un autre vecteur essentiel dans la circulation des connaissances innovantes9. Si ces collaborations transfrontalières sont importantes pour stimuler l’innovation de toutes les parties, l’impact de la limitation de la collaboration sera probablement plus important pour la Chine. Une étude de Fathom Consulting montre que la connaissance circule plus facilement dans les pays ayant des liens économiques étroits et dans les démocraties10. La Chine n’étant pas une démocratie et comme les pays à la pointe du développement technologique — des États-Unis à certains membres de l’Union européenne — prennent de plus en plus leurs distances, le flux de savoir-faire devrait se ralentir. 

Des soldats chinois défilent lors d’une parade commémorant le 70e anniversaire de la capitulation du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale devant la porte de Tiananmen à Pékin, le 3 septembre 2015. © Ng Han Guan/AP/SIPA

Cela n’est pas entièrement unidirectionnel, car il est probable que les efforts de l’Union et des États-Unis pour limiter la collaboration avec la Chine détérioreront les résultats économiques du secteur technologique mondial dans l’absolu ; mais, une fois encore, ils devraient permettre aux États-Unis et à l’Union de rester dans la course technologique avec la Chine.

Les technologies innovantes n’existent pas dans le vide : quel que soit leur degré de numérisation, un support matériel est toujours nécessaire. Les semi-conducteurs constituent un point de tension majeur : les États-Unis et l’Europe peuvent être en pointe dans la conception des puces, mais la fabrication est dominée par l’Asie de l’Est, ce qui offre un levier potentiel à la Chine en tant que puissance hégémonique à l’échelle régionale. Cette tension se manifeste actuellement car juste après que les Pays-Bas ont annoncé de nouvelles restrictions sur l’exportation de machines de fabrication de semi-conducteurs vers la Chine, la Chine a menacé de prendre des mesures de rétorsion en contrôlant les exportations de minéraux nécessaires à la fabrication de panneaux solaires, de semi-conducteurs et d’autres technologies de pointe.

Il est probable que les efforts de l’Union et des États-Unis pour limiter la collaboration avec la Chine détérioreront les résultats économiques du secteur technologique mondial dans l’absolu.

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Des préoccupations fondamentales

Même avec toutes ces difficultés, la Chine est confrontée à un autre problème : elle devra faire face à un déclin spectaculaire de sa population. Les Nations unies prévoient que la population chinoise en âge de travailler diminuera de 60 % avant la fin du siècle. Or la croissance économique de la Chine au cours des dernières décennies a été facilitée par son énorme potentiel de main-d’œuvre. À la fois disponible et bon marché, elle a été déplacée des zones rurales vers les zones urbaines, facilitant ainsi la transformation de la Chine en une puissance manufacturière. En réalité, le pays est sur le point de perdre rapidement une grande partie de sa capacité de production, à moins qu’il ne trouve une solution de remplacement.

Pour des pays comme les États-Unis, le déclin ou le plafonnement des taux de natalité peut être compensé par l’immigration. Pour de nombreux migrants potentiels, l’Amérique est le pays de destination privilégié ; ce flux de main-d’œuvre disponible n’est pas près de s’arrêter, ce qui permet aux États-Unis d’être très sélectifs11. Grâce à cette sélectivité, une forte proportion d’immigrants aux États-Unis deviennent des fondateurs ou des PDG dans des secteurs clés — en particulier la technologie — et ont ainsi un effet d’entraînement sur la croissance de la productivité.

Pour des raisons démographiques, le pays est sur le point de perdre rapidement une grande partie de sa capacité de production, à moins qu’il ne trouve une solution de remplacement.

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La Chine, en revanche, est constamment confrontée à un solde migratoire négatif. Même si elle le souhaitait, elle ne pourrait donc pas emprunter cette voie pour soutenir sa production. Elle devra plutôt compter sur l’innovation pour accroître la productivité de ses travailleurs, voire les remplacer entièrement par l’automatisation. Dans cette situation, l’innovation n’est pas une commodité, mais une nécessité absolue. Rester à la pointe de l’innovation est donc particulièrement important pour des technologies telles que l’IA et la robotique, qui ont le potentiel d’automatiser à la fois le travail manuel et le travail cognitif. 

Le PCC en est bien conscient et vise une plus grande automatisation et la production de produits de haute technologie — la robotique en particulier était l’un des domaines clés visés par le plan « Made In China 2025 ». La Chine semble avoir fait quelques progrès vers cette ambition, mais elle reste fortement dépendante du matériel importé, y compris du Japon. 

En fait, si la Chine a progressé au cours des vingt dernières années, on peut affirmer que les obstacles auxquels elle est aujourd’hui confrontée sont plus grands. Bien qu’elle soit aujourd’hui le plus grand exportateur de biens dans les secteurs visés par le plan « MiC 2025 », les exportations de ces produits ne représentaient encore que 18,5 % du total des exportations de biens de la Chine en 2021. Ce pourcentage est significativement inférieur à celui des pays que la Chine tente d’imiter, comme l’Allemagne (23,7 %), le Japon (23 %) et les États-Unis (22,8 %). 

Dans la mesure où les États-Unis et l’Union européenne restreignent l’accès du pays au savoir-faire technologique, la voie du développement économique du PCC sera entravée. Sans la possibilité de copier et d’acquérir des technologies, la Chine doit compter sur sa propre capacité d’innovation : ce ne sera pas une mince affaire.

Conclusion

En limitant les liens commerciaux, financiers et universitaires avec la Chine, les autres pays réduisent la menace qu’elle représente. La combinaison de ces mesures avec un effort de développement de la productivité nationale et des avancées technologiques produira les meilleurs résultats pour la croissance économique et l’innovation dans l’Union et aux États-Unis. Jusqu’à présent, les États-Unis ont pris les devants en adoptant des mesures proactives pour protéger leur économie12. La situation en Europe est quelque peu différente. Contrairement aux États-Unis, l’économie de la zone euro a connu une quasi-stagnation depuis la crise financière mondiale. En réalité, la Chine a déjà dépassé la zone euro en termes de production économique — un fossé qui devrait s’élargir considérablement au cours des prochaines décennies.

Récemment, des signes ont montré que les décideurs politiques de l’Union commençaient à prendre conscience de la menace potentielle et cherchaient désormais à ralentir le flux de connaissances et de savoir-faire vers la Chine. Par exemple, de nouveaux contrôles à l’exportation devraient être introduits aux Pays-Bas en septembre. Ils limiteront, entre autres, les ventes de technologies en Chine par la principale société néerlandaise de semi-conducteurs, ASML. La fabrication de puces est un point de pression pour la Chine depuis un certain temps, et le rôle d’ASML dans la fourniture de l’équipement nécessaire à ce processus est largement considéré comme crucial. Plus récemment encore, l’Allemagne a révélé son intention de doubler les investissements dans l’IA et de restreindre les investissements chinois13.

En limitant les liens commerciaux, financiers et universitaires avec la Chine, les autres pays réduisent la menace qu’elle représente. 

Joanna Davies, Andrew Harris, Ella Benson Easton

Cependant, même aujourd’hui, la zone euro ne dispose pas d’une stratégie claire pour une croissance soutenue à moyen terme. L’Union a souffert d’une faible croissance de la productivité depuis la crise financière mondiale et n’a pas de plan clair pour y remédier. Il lui en faut un rapidement, sous peine de se laisser distancer par les autres grandes économies mondiales.

Pour limiter la menace d’être distancé, le bloc doit prendre au sérieux son propre développement technologique et industriel. Il ne suffira pas de chercher à limiter le flux de savoir-faire technologique vers l’extérieur : l’Europe doit maintenant planifier une politique active de relocalisation, sécuriser les chaînes d’approvisionnement et développer l’innovation et la production à l’intérieur de ses frontières. C’est une tâche difficile, sans doute, mais pas impossible.

Sources
  1. Mark Scott, Brendan Bordelon, « Countries push back against US’s anti-China tech policy », Politico, 15 juin 2023. David Matthews, Raffaele Guerini, « Bans, flagships, and a green pivot : the state of EU-China research relations », Science Business, 1er août 2023.
  2. Mirna Alsharif et Cristian Santana, « Detroit woman sues city after being falsely arrested while pregnant due to facial recognition technology », NBC News, 7 août 2023.
  3. « EU : European Parliament adopts ban on facial recognition but leaves migrants, refugees and asylum seekers at risk », Amnesty.org, 14 juin 2023.
  4. Johanna M. Costigan, « China’s new AI rules protect people — and the Communist Party’s power », Rest of world, 16 mai 2023.
  5. Rita Liao, « China’s generative AI rules set boundaries and punishments for misuse », Tech Crunch, 13 décembre 2022. Ryan Morrison, « China’s new generative AI rules are ‘about state control’ not user safety », Tech Monitor, 18 avril 2023. Matt O’Shaughnessy, « What a Chinese Regulation Proposal Reveals About AI and Democratic Values », Carnegie Endowment for International Peace, 16 mai 2023. Yi Wu, « Understanding China’s New Regulations on Generative AI », China Briefing, 23 mai 2023.
  6. Qianer Liu, « China to lay down AI rules with emphasis on content control », Financial Times, 11 juillet 2013.
  7. Laura He, « Chinese star banker Bao Fan detained by country’s top anti-graft body, state media says », CNN Business, 1er juin 2023.
  8. Ivana Davidovic, « ’Lying flat’ : Why some Chinese are putting work second », BBC News, 16 février 2022.
  9. Thomas Brent, « Schisms in research collaboration risk worsening global crises, OECD says », Science/Business, 16 mars 2023. Gisela Grieger, « US approach to research cooperation with China, European Parliamentary Research Service.
  10. « Welcome to the Machine : A comparative assessment of the USA and China to 2035, focusing on the role of technology in the economy », Fathom Consulting, novembre 2022.
  11. Charlotte Edmond, « Which countries do migrants want to move to ? », World Economic Forum, 22 novembre 2017.
  12. Ana Swanson, « Biden to Restrict Investments in China, Citing National Security Threats », The New York Times, 8 août 2023.
  13. « Germany plans to double AI funding in race with China, U.S. », Reuters, 23 août 2023.