Tout politicien européen qui se gargarise à outrance « d’autonomie stratégique » ou de « souveraineté technologique » devrait commencer par se rendre dans une petite ville des Pays-Bas appelée Veldhoven — le siège et quartier général d’ASML. En paroles, les Européens sont en fait les champions du monde de la politique industrielle : pendant de trop nombreuses années, alors que les autres — Américains, Chinois, Coréens, Japonais, Vietnamiens et bien d’autres — agissaient, les Européens se sont consacrés à l’onanisme intellectuel. Plus précisément : ils n’ont eu de cesse d’élaborer des formules sans fin pour décrire leur souveraineté, au lieu de la pratiquer.

Pourtant, sous le bruit de cet interminable concours de rhétorique — qui dure manifestement encore aujourd’hui — une production silencieuse d’innovation a eu lieu. Son symbole est un leader mondial de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs qui aime à se décrire comme « l’entreprise la plus importante dont vous n’avez jamais entendu parler ». Pour comprendre son histoire, il faut quitter les grandes capitales européennes. Pour entrer dans son monde, il faut se rendre à Veldhoven.

Peu de choses sont plus nécessaires aujourd’hui en Europe que de comprendre le succès d’ASML et d’en tirer des leçons.

Alessandro Aresu

Municipalité d’un peu plus de 40 000 habitants, faisant partie de l’aire métropolitaine d’Eindhoven, Veldhoven est née en 1921 de la fusion de trois municipalités (Veldhoven-Meerveldhoven, Zeelst et Oerle), issues de la réorganisation de l’époque napoléonienne. Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le développement industriel de sa région était lié à la production de cigares : rien n’indiquait que cette périphérie deviendrait le centre de la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine. Or peu de choses sont plus nécessaires aujourd’hui en Europe que de comprendre le succès d’ASML et d’en tirer des leçons. Grâce aux contributions fondamentales d’auteurs à cheval entre le journalisme, la recherche universitaire et l’entreprise, tels que René Raaijmakers et Jorijn van Duijn1, il est possible aujourd’hui de se pencher sur ce succès méconnu.

Arthur Del Prado dans le creuset de Philips

L’incroyable histoire d’ASML commence dans le laboratoire de physique de Philips, le Natuurkundig Laboratorium, connu sous le nom de NatLab, créé en 1914 par les frères Gerard et Anton Philips, fondateurs de la société du même nom. Au début des années 1960, Philips est dirigée par Frits, le fils d’Anton. C’est une entreprise mondiale comptant 230 000 employés et réalisant un chiffre d’affaires de 2 milliards de dollars. Les activités du NatLab sont intégrées dans son portefeuille de produits. Dans les années 1960, comme beaucoup d’autres de leurs pairs, les physiciens et les ingénieurs du laboratoire s’intéressent à la lithographie, un procédé de fabrication de semi-conducteurs qui consiste à imprimer sur des micropuces les canaux et les ports de plus en plus petits qui forment le circuit intégré, au moyen d’un gabarit (masque) qui définit le schéma du circuit. La plaquette de silicium est recouverte d’un matériau spécial et la machine est utilisée pour projeter le circuit intégré sur la plaquette. Le rythme de l’innovation est déterminé par les capacités de ces machines et la technologie qu’elles utilisent, pour des processus d’impression toujours plus précis, sûrs et manifestement miniaturisés.

Le fondateur et PDG de la société est Arthur Del Prado, l’un des acteurs les plus importants de l’histoire européenne des semi-conducteurs.

Alessandro Aresu

Pour suivre ces processus — sur lesquels elle n’était pas prête à investir beaucoup de ressources — Philips entame un partenariat avec Advanced Semiconductor Materials (ASM), une petite entreprise qui réalise à l’époque un chiffre d’affaires de 50 millions de dollars en 1980 et une forte empreinte internationale — avec ASMPT à Hong Kong et ASM America dans les années 1970, rejointe par ASM Japan en 1982. Le fondateur et PDG de la société est Arthur Del Prado, l’un des acteurs les plus importants de l’histoire européenne des semi-conducteurs.

Salle d’assemblage. Photographie prise par Bart van Overbeeke dans les laboratoires d’ASML en 2019. © ASML

Né en 1931 — la même année que Morris Chang — à Batavia, capitale des Indes orientales néerlandaises, il est interné dans un camp japonais avant de retourner aux Pays-Bas. Dans les années 1950, il s’installe aux États-Unis pour étudier à la Harvard Business School, mais décide finalement de s’implanter dans la Silicon Valley, où il a eu une rencontre cruciale avec Dean Knapic, qui avait travaillé en étroite collaboration avec William Shockley, lauréat du prix Nobel pour l’invention du transistor, avant de fonder une nouvelle société de matériaux, Knapic Electro-Physics. En 1958, Del Prado retourne en Europe et fonde ASM International dix ans plus tard. En 1968, Del Prado a donc une grande expérience de l’industrie, une perspective internationale et la capacité de gérer les processus d’une manière plus souple et légère par rapport à un géant comme Philips.

De ce curieux mariage naît en 1983 ASM Litographic Systems (ASML), une entreprise commune pour le développement, la production et la vente de machines lithographiques de pointe, qui employait au départ quelques dizaines de personnes. À la tête de la nouvelle société, il place Philips Gjalt Smit, ingénieur aéronautique de formation et, accessoirement, grand amoureux de l’Italie. 

Naît en 1983 ASM Litographic Systems (ASML), une entreprise commune pour le développement, la production et la vente de machines lithographiques de pointe, qui employait au départ quelques dizaines de personnes. 

Alessandro Aresu

Les années 1980 : décennie décisive

On ne peut comprendre le cas d’ASML sans garder à l’esprit la décennie au cours de laquelle son développement a eu lieu : les années 1980. C’est la décennie du défi technologique entre les États-Unis et le Japon : la croissance fulgurante des capacités des conglomérats japonais, l’emballement des États-Unis et les inquiétudes concernant l’appauvrissement de la fabrication. C’est une époque qui, comme l’a montré Chris Miller et d’autres historiens de l’industrie2, offre plusieurs leçons pour la nôtre, notamment en ce qui concerne la relation entre l’économie, le commerce et la technologie. C’est aussi une époque de grande transformation et de dynamisme pour l’industrie — dans tous ses segments — de l’écosystème sans usine (fabless), rendu possible par la révolution de Morris Chang, aux machines.

En quelques années, ASML, en mettant l’accent sur le produit, la qualité et le service à la clientèle, gagne en confiance et en parts de marché tandis que, dans le domaine de la lithographie, le conflit entre les États-Unis et le Japon se poursuit, où Canon et Nikon dominent et semblent inatteignables. Les États-Unis subissent quant à eux le déclin de leur champion, GCA. Le programme public-privé Sematech, selon son dirigeant Robert Noyce, créé dans le but explicite de sauver la lithographie aux États-Unis, n’atteint pas cet objectif. Les années 1980 voient également la naissance de TSMC, qui elle aussi commence son parcours grâce à Philips : la société néerlandaise, déjà active dans les investissements électroniques à Taïwan, accepte d’investir dans la start-up de Morris Chang en faisant confiance à son expertise. Elle diluera ses parts au fil des ans pour, en 2008, se retirer complètement de l’actionnariat3. Malgré son lien avec Philips, TSMC se méfie d’abord d’ASML, qui parvient ensuite à gagner sa confiance. L’entreprise taïwanaise deviendra le principal client d’ASML dès 1989.

Malgré son lien avec Philips, TSMC se méfie d’abord d’ASML, qui parvient ensuite à gagner sa confiance. L’entreprise taïwanaise deviendra le principal client d’ASML dès 1989.

Alessandro Aresu

Les investissements réalisés par ASML au cours de ses premières années d’existence sont considérables. Del Prado doit même, en raison des difficultés financières d’ASM, quitter la société. Mais l’entrée en bourse de la société en 1994 constitue un point décisif. À l’époque, ASML détient déjà 18 % du marché de la lithographie et doit rivaliser avec les géants japonais. La valorisation potentielle semble se situer autour de 250 millions. Mais personne n’écoute ses prédictions, du moins parmi les investisseurs néerlandais traditionnels. Les bénéfices réalisés par l’entreprise en 1995 permettent de revoir l’évaluation à la hausse. Ce processus nous rappelle une leçon de l’histoire d’ASML : une grande ambition. Le groupe de techniciens, d’ingénieurs et de managers ne recule pas devant le défi de la bourse, même dans un scénario difficile. Ils obtiennent des ressources fondamentales pour l’expansion de l’entreprise. Juste après l’introduction en bourse, les employés d’ASML viennent au bureau avec des t-shirts au message sans équivoque : « Nous battrons les Japonais ».

«  Cette séquence montre le trajet complet de la lumière, de la source EUV à la plaquette de silicium. La lumière est générée dans la source (en bas à droite), envoyée dans l’illuminateur (au milieu à droite) qui contrôle le faisceau lumineux, se réfléchit sur le masque avec le motif de la puce (en haut), avant d’être focalisée dans l’optique de projection (au milieu à gauche) et d’exposer la tranche de silicium (au milieu en bas).  » © ASML

Zeiss, Trumpf, Imec

Comment cela s’est-il produit ? Comment ASML a-t-elle finalement « battu les Japonais » et construit sa position de leader, que l’actuel CEO, Peter Wennink, a candidement décrite comme « un monopole des machines les plus avancées, celles basées sur la lithographie par ultraviolets extrêmes » ?

Juste après l’introduction en bourse, les employés d’ASML viennent au bureau avec des t-shirts au message sans équivoque : « Nous battrons les Japonais ».

Alessandro Aresu

Depuis sa création, ASML a réussi, de manière originale pour une entreprise européenne, à réaliser la quadrature du cercle : une articulation entre la capacité de recherche et la performance commerciale. Elle associe en effet la capacité scientifique et l’accent mis sur la performance commerciale à grande échelle. Comment ? Les processus d’entreprise reposent sur une attention particulière portée aux clients et aux fournisseurs. La « vague politique » actuelle dans l’industrie des semi-conducteurs tend en effet souvent à sous-estimer l’importance et la cohérence des relations avec les clients et les fournisseurs, basées sur la confiance mutuelle et la qualité et la fiabilité des produits et du support technique. Or dans sa phase de croissance, ASML est petit à petit devenue le point central d’un quadrilatère européen, avec deux sociétés allemandes, Zeiss et Trumpf, et un centre de recherche belge, l’IMEC.

Zeiss, comme l’a dit Angela Merkel il y a quelques années, est l’entreprise qui symbolise le plus l’économie sociale de marché, la doctrine économique et politique allemande implantée dans l’Union européenne. Cette société spécialisée dans l’optique, fondée au XIXe siècle et admirée par Adriano Olivetti, a été scindée en deux pendant la Guerre froide. Le long conflit juridique entre les deux branches de Zeiss ne fut réglé que dans les années 1980. La Zeiss de l’Ouest était déjà active dans la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs depuis les années 1970, avec des optiques de soutien à la lithographie pour des entreprises telles que l’américaine GCA. En 1983, Zeiss n’accepte pas, dans un premier temps, de travailler pour ASML, qui n’a d’autre choix que de se tourner vers les Français de CERCO —  que Gjalt Smit n’aime pas. Comme le rapporte René Raaijmakers, il parle de ses représentants comme « des gens aimables, bons pour aller dîner et discuter de Debussy et de Rousseau, mais mauvais pour investir notre argent. » Mais le directeur d’ASML ne se décourage pas. Il retourne à Oberkochen — siège de la Zeiss de l’Ouest — et parvient à convaincre l’entreprise. Les ingénieurs des deux groupes finissent par nouer de solides relations, sous l’impulsion d’un brillant diplômé en génie électrique et en physique, Martin van den Brink, destiné à devenir président et directeur de la technologie d’ASML.

Depuis sa création, ASML a réussi, de manière originale pour une entreprise européenne, à réaliser la quadrature du cercle : une articulation entre la capacité de recherche et la performance commerciale.

Alessandro Aresu

En 2001, le groupe Zeiss crée une société dédiée à l’industrie des semi-conducteurs, Carl Zeiss SMT (Semiconductor Manufacturing Technology). L’entreprise, basée à Oberkochen, est le principal partenaire commercial d’ASML pour l’optique de ses machines, et notamment les miroirs utilisés dans les machines les plus avancées. En 2016, afin de fournir les énormes ressources en recherche et développement nécessaires à la commercialisation de la lithographie dans l’ultraviolet extrême, ASML achète 24,9 % de Carl Zeiss SMT pour 1 milliard d’euros et accepte de soutenir la recherche et le développement ainsi que les investissements en capital pour un montant supplémentaire de 760 millions d’euros sur six ans4.

Photographie de Bart van Overbeeke dans les laboratoires de la société à Veldhoven en 2019. © ASML

Mais cela ne s’arrête pas là. La connexion européenne d’ASML parvient également à toucher un autre champion allemand : il s’agit de Trumpf, une entreprise de Ditzingen, à quelques kilomètres de Stuttgart, qui réalise un chiffre d’affaires de plus de 4 milliards d’euros. Fondée en 1923, Trumpf est une entreprise de machines qui a développé une présence significative aux États-Unis depuis la fin des années 1960. Son fondateur, Christian Trumpf, n’ayant pas d’enfant, s’est choisi comme successeur dans les années 1960 un brillant ingénieur et gestionnaire qui a commencé sa carrière dans l’entreprise en tant qu’apprenti, Berthold Leibinger. Leibinger supervise la diversification des activités de l’entreprise vers les technologies laser dans les années 1980 et 1990. Les capacités de Trumpf sont donc utilisées pour la lithographie dans l’ultraviolet extrême.

En 2016, afin de fournir les énormes ressources en recherche et développement nécessaires à la commercialisation de la lithographie dans l’ultraviolet extrême, ASML achète 24,9 % de Carl Zeiss SMT pour 1 milliard d’euros.

Alessandro Aresu

Un autre acteur clef de ce réseau est le centre IMEC (Interuniversity MicroElectronics), créé en Belgique en 1984 et financé par le gouvernement flamand. Basé à Louvain, il est présent dans le monde entier : en Europe, en Amérique du Nord et en Asie, avec sept laboratoires de recherche et plus de quatre mille chercheurs de cent nationalités différentes. Le grand laboratoire de 300 mètres carrés de l’IMEC attire un réseau articulé de fournisseurs. Ses partenaires — plus de six cents agences gouvernementales, gouvernements, universités et entreprises — peuvent expérimenter dans ces domaines. Et le modèle commercial réussit à engager des entreprises concurrentes dans des espaces adjacents, sans butter sur des problèmes de propriété intellectuelle. L’IMEC est également un exemple de réussite de chercheurs/gestionnaires européens : le centre démarre avec un soutien public substantiel du gouvernement flamand, obtenu grâce aux compétences des fondateurs puis, au fil des années, réussit à obtenir de plus en plus de revenus du secteur privé par le biais de programmes conjoints tels que ceux menés avec ASML. Mais même l’IMEC devra ensuite se soumettre à la macro-tendance : la guerre technologique entre les Etats-Unis et la Chine. Elle a en effet cessé aujourd’hui sa collaboration avec des entités chinoises, comme la fonderie SMIC.  

Gordon Moore et le secret américain d’ASML

L’énigme du succès d’ASML commence à devenir un peu plus claire : des chercheurs ambitieux capables de penser comme des managers ; des laboratoires de grandes entreprises qui rejoignent de petites entreprises internationalisées ; des réalités manufacturières qui savent parier sur de nouvelles lignes d’affaires ; des ressources financières importantes pour la croissance ; des centres de recherche qui commencent par des investissements publics mais qui savent activer des revenus privés et des collaborations. Entre autres. Mais cela ne suffit pas à expliquer les plus de 21 milliards de revenus d’ASML en 2022 et une marge brute d’exploitation de plus de 50 %.

Pour compléter le puzzle ASML, il faut inclure la pièce américaine — fondamentale pour son grand pari technologique : la lithographie à ultraviolets extrêmes.

Il s’agit d’une technologie développée dans les années 1990 par le ministère américain de l’énergie, en collaboration avec quelques entreprises privées, dont Intel. En 1997, le groupe a pris le nom d’EUV LLC et s’est engagé à investir 250 millions de dollars de fonds privés sur trois ans, en vue de commercialiser la technologie. EUV LLC reçoit le soutien d’entités gouvernementales et privées telles que la DARPA, SIA, Sematech, ainsi que de fournisseurs de technologie tels que 3M, Integrated Solutions, Northrop Grumman, (SIA), Tinsley Laboratories, TRW ; les sociétés d’équipement ASML, Nikon, Silicon Valley Group (SVG) et Ultratech Steppers.

Pour compléter le puzzle ASML, il faut inclure la pièce américaine — fondamentale pour son grand pari technologique : la lithographie à ultraviolets extrêmes.

Alessandro Aresu

Les possibilités offertes par cette technologie sont exposées lors d’une conférence téléphonique organisée le 11 septembre 19975 par Federico Peña, alors Secrétaire américain à l’Énergie, et Gordon Moore, président honoraire et cofondateur d’Intel, surtout connu pour avoir créé en 1965 la « loi de Moore », le métronome du marché des semi-conducteurs. Pour Moore, qui consacre un article essentiel de 1995 à la lithographie extrême ultraviolet, cette nouvelle technologie est l’occasion de faire progresser les capacités de l’industrie au-delà de limites apparemment insurmontables. Mais tout cela a des conséquences politiques. La première question que Peña et Moore reçoivent des journalistes est significative :

Pourriez-vous nous dire quelles mesures vous prenez pour vous assurer que ce sont les fabricants américains de machines qui bénéficient de ce programme et qu’il ne sert pas à perpétuer la domination des fabricants japonais dans le domaine de la lithographie ? Le Congrès semble très préoccupé par ce point.

C’est un point décisif sur le chemin entre la technologie, l’économie et la politique dans l’industrie des semi-conducteurs. Les acteurs publics — du Pentagone au Département de l’Énergie — et privés — comme Intel — des États-Unis ont financé une technologie qui pouvait aider l’adversaire de l’époque, le Japon. Les entreprises américaines du secteur ont fait faillite et sont entrées en crise. Une entreprise se retrouve alors au bon endroit, au bon moment : l’entreprise de Veldhoven, ASML.

Nous indiquons dans le tableau supra certaines des acquisitions les plus importantes d’ASML. Rappelons que l’acquisition d’entreprises aux États-Unis par des sociétés étrangères, en particulier dans des secteurs aussi sensibles, nécessite l’approbation du gouvernement par le biais du processus du Comité sur l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) — dont le champ d’application a été encore élargi par une loi bipartisane de 2018, le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA). L’autorisation du CFIUS a toutefois toujours été nécessaire pour ce secteur, ses pouvoirs ayant été développés dans le contexte même du conflit américano-japonais sur les semi-conducteurs dans les années 1980, avec l’amendement Exon-Florio de 1988.

Les entreprises américaines du secteur ont fait faillite et sont entrées en crise. Une entreprise se retrouve alors au bon endroit, au bon moment : l’entreprise de Veldhoven, ASML.

Alessandro Aresu

Quelques tournants décisifs ont scandé l’histoire d’ASML. Tout d’abord, le rachat du Silicon Valley Group (SVG) pour 1,6 milliard de dollars entre 2000 et 2001. Cette acquisition allait faire d’ASML le plus grand fabricant d’équipements de lithographie au monde, capable même de dépasser Nikon.

Photographie de Ben Winters et Renee d’Hooge de la «  cleanroom  » d’ultraviolets extrêmes à Veldhoven, Pays-Bas, en 2020 © ASML

SVG n’est pas n’importe quelle entreprise. À travers sa filiale, Tinsley Laboratories, elle fournit des instruments optiques aux satellites espions américains. Selon le PDG de SVG, si ce lien avec le Pentagone est resté inactif pendant des années, il ne va pas sans de profondes répercussions politiques. Lorsqu’ASML et SVG notifient conjointement le CFIUS le 5 février 2001 en vue d’un projet de fusion, la presse fait état d’un accord possible selon lequel ASML s’engagerait à investir aux États-Unis et à mettre les produits de Tinsley à la disposition du Pentagone, sans pouvoir en transférer la technologie à l’étranger. Mais la politique s’invite dans le processus, un certain activisme alimentant l’opposition du Pentagone. Une autre entreprise de la Silicon Valley, Ultratech, fait quant à elle pression pour que le CFIUS bloque la transaction et force la vente de Tinsley Laboratories. De l’autre côté, Intel a besoin de SVG comme fournisseur et entretient des relations étroites avec ASML. Finalement, le CFIUS finira par autoriser l’acquisition, mais en obligeant ASML à garantir des investissements importants dans la recherche et le développement et à vendre Tinsley. L’achat de SVG, annoncé en 2000, n’est finalisé que le 3 mai 2001. L’intégration est très réussie. Des entreprises comme Brion et Cymer sont d’autres acquisitions clefs qui marqueront l’identité américaine d’ASML.

Dans le parcours coûteux et les dividendes extraordinaires de la commercialisation de la lithographie extrême ultraviolet, ces étapes ne peuvent pas être sous-estimées. Ce sont également ces acquisitions qui rendent possibles les machines les plus avancées, TWINSCAN NXE:3400C et TWINSCAN NXE:3600D. Leur prix catalogue dépasse les 200 millions de dollars et leur transport nécessite 40 conteneurs, 20 camions et trois Boeing 747. Aujourd’hui, le géant de Veldhoven compte 4 700 fournisseurs, dont 800 sont liés à la production et représentent 70 % des dépenses. Les fournisseurs critiques sont au nombre de 200 environ et représentent 92 % des dépenses. Mais dans cette merveille du contemporain, dans ce triomphe de la civilisation de la machine, la politique revient — inévitablement — frapper à la porte.

Dans cette merveille du contemporain, dans ce triomphe de la civilisation de la machine, la politique revient — inévitablement — frapper à la porte.

Alessandro Aresu
«  Le TWINSCAN NXE:3400B supportera la production de volume EUV aux nœuds de 7 et 5 nm. Combinant productivité, excellente résolution d’image, superposition adaptée aux outils EUV NXE et ArFi NXT et performance de focalisation, le TWINSCAN NXE:3400B offre une capacité de lithographie complémentaire à la technologie ArFi d’ASML. Les améliorations apportées à l’industrialisation de la source EUV, à la superposition et à la focalisation permettent d’obtenir une solution robuste pour une production en volume rentable à partir de 2018/2019.  » © ASML

L’ombre chinoise et la tempête géopolitique

Imaginez : vous êtes un juriste travaillant pour le Bureau de l’industrie et de la sécurité du ministère américain du Commerce. Après une brillante carrière dans une université Ivy League, puis dans un cabinet d’avocats prestigieux, vous vous retrouvez dans l’un des centres de la politique mondiale actuelle, où se gère la concurrence entre les États-Unis et la Chine. Vous travaillez pour l’agence de Washington qui administre et supervise les contrôles à l’exportation et intervient dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Vous avez étudié le droit, donc. Pourtant, au quotidien, vous devez vous familiariser avec la gravure au plasma, le dépôt, le « dopage », l’épitaxie et tous les processus obscurs de l’industrie des semi-conducteurs. Parce qu’au sommet de votre pile de dossier, il y a ASML — et en particulier sa relation avec la Chine.

ASML a commencé ses activités en Chine en 2000 et compte au total plus de 1 000 employés dans la République populaire. En 2022, la Chine est le troisième plus grand marché pour les ventes de l’entreprise avec environ 3 milliards, derrière Taiwan et la Corée du Sud avec 8 et 6 milliards respectivement, et devant les États-Unis et le Japon avec 2 et 1 milliard respectivement.

En 2018 a commencé une véritable campagne américaine visant à bloquer la vente des machines les plus avancées d’ASML à la Chine. Pour comprendre cette campagne, il faut se rappeler que les autorisations d’exportation de matériel lié à la sécurité nationale, même dans le contexte européen, relèvent de la compétence nationale, bien qu’il existe des systèmes de coopération et d’échange d’informations. Par conséquent, ASML a besoin d’une autorisation gouvernementale pour exporter ses machines vers ses clients. Or la Chine est devenue un client de plus en plus important. Assez logiquement, une entreprise chinoise, probablement SMIC, finirait par demander l’une des machines avancées. Lorsque c’est arrivé, les États-Unis ont alors fait pression sur le gouvernement néerlandais pour qu’il n’accorde pas d’autorisation. Lors de la visite officielle du Premier ministre Rutte aux États-Unis en juillet 2019, un rapport des services de renseignement sur les répercussions de l’acquisition par la Chine de la technologie d’ASML lui est présenté. Et le gouvernement néerlandais suit les instructions de Washington.

ASML a commencé ses activités en Chine en 2000 et compte au total plus de 1 000 employés dans la République populaire.

Alessandro Aresu

Mais l’autre bout du spectre n’est pas moins actif. Au cours des dernières années de guerre technologique, des campagnes chinoises visant à acquérir la propriété intellectuelle d’ASML ont également vu le jour. Dans le procès ASML contre XTAL, il est démontré que l’entreprise chinoise a volé des logiciels à Brion, l’une des entreprises américaines acquises par les Néerlandais. En 2023, une autre accusation de vol de données par un employé chinois est rendue publique… Mais ces événements doivent être replacés dans un cadre plus large.

Premièrement, les contrôles à l’exportation approuvés par le Bureau de l’industrie et de la sécurité du ministère américain du commerce le 7 octobre 2022, qui ont frappé de plein fouet l’industrie chinoise des semi-conducteurs, et l’annonce importante des gouvernements du Japon et des Pays-Bas, essentiels pour la chimie et les machines de la chaîne d’approvisionnement, d’adhérer à des contrôles similaires, bien que non spécifiés et, pour des raisons diplomatiques, non organisés avec un langage anti-chinois aussi explicite que celui tenu par les États-Unis. Deuxièmement : la volonté d’ASML de maintenir une présence en Chine. S’il y a certainement un processus de de-risking des fournisseurs et des clients chinois par l’entreprise, ASML — comme d’autres entreprises — ne peut pas adhérer à une vision selon laquelle la Chine, cruciale non seulement en tant que marché mais aussi pour certains nœuds de semi-conducteurs matures, puisse être complètement coupée du reste de l’écosystème commercial. Troisièmement, la position d’ASML est assez sûre : l’entreprise a tellement d’avance qu’elle considère comme peu probable qu’une société chinoise ou américaine lui fasse perdre ses avantages concurrentiels. Il est essentiel de comprendre que, aussi élaborés que puissent être les projets de vol de la propriété intellectuelle d’ASML, ils ne peuvent conduire à la reproduction pure et simple de ses machines. En effet, sa technologie est trop compliquée et les quelques annonces grandiloquentes, comme celles concernant Huawei et Applied Materials ces derniers mois, n’effraient pas le géant de Veldhoven. L’innovation continue. Jensen Huang de NVIDIA a dévoilé en mars 2023 cuLitho, un ensemble d’outils et d’algorithmes permettant d’accélérer la lithographie computationnelle grâce à l’utilisation de GPU, dans certains cas jusqu’à 40 fois. L’entreprise collaborera avec ASML, TSMC et Synopsys. Parfois, la pente est rude. Mais dans le difficile croisement de l’offre et de la demande, l’industrie des semi-conducteurs reste cyclique. L’entreprise se prépare donc à une baisse de ses prix, mais aussi de ses comptes et de la croissance stratosphérique qu’elle envisageait — de 44 à 60 milliards en 2030.

Dans le difficile croisement de l’offre et de la demande, l’industrie des semi-conducteurs reste cyclique. L’entreprise se prépare donc à une baisse de ses prix, mais aussi de ses comptes et de la croissance stratosphérique qu’elle envisageait — de 44 à 60 milliards en 2030.

Alessandro Aresu

Mais cette incroyable histoire comporte un autre non-dit. Car peut-être ASML devra-t-elle aussi se méfier des États-Unis qui, avec les nouveaux investissements dans la science et la recherche du Chips & Science Act, pourraient songer à ébranler le roi qu’ils ont contribué à porter sur le trône — avec des chances de réussite réduites. Cela pourrait dès lors trahir un décalage entre les intérêts purement commerciaux d’ASML et son énorme influence technologique, qui conduit également à la diplomatie publique et au lobbying auprès de l’appareil de sécurité néerlandais lui-même. Récemment, l’agence de renseignement néerlandaise a déclaré que la Chine constituait une menace majeure pour la sécurité économique. Le mot « géopolitique » apparaît inévitablement à de nombreuses reprises dans le rapport financier annuel 2022 d’ASML, qui reconnaît la situation géopolitique comme un « facteur sincère de risque et d’incertitude. »

Photographie de Ben Winters et Renee d’Hooge de la «  cleanroom  » d’ultraviolets extrêmes à Veldhoven, Pays-Bas, en 2020 © ASML

Conclusion 

Dans une image publiée sur ses pages de réseaux sociaux en avril, ASML a annoncé avoir accueilli les premiers CEO de l’entreprise, Gjalt Smit et Win Troost, à son siège. Les deux dirigeants, non sans quelques regrets indéniables, « ont réfléchi au parcours d’ASML, qui est passée de modestes débuts avec 31 employés à un leader mondial de l’industrie des semi-conducteurs avec plus de 40 000 employés. »

C’est une histoire incroyable qui réunit tous les éléments que nous avons décrits. Le laboratoire de Philips et d’Arthur Del Prado, les défis des années 1980, la capacité à unir la recherche, l’entreprise et la finance dans une grande ambition, les contraintes politiques des États-Unis dans l’affrontement avec le Japon, les relations étroites de l’Europe avec ses fournisseurs, l’activité des centres de recherche publics et privés, la grande discontinuité technologique et, bien sûr, la géopolitique.

Lorsque l’on pense à ASML, mais aussi à d’autres entreprises méconnues, presque invisibles, qui peuplent le paysage industriel européen, il nous faut être conscients et sévères.

Alessandro Aresu

Lorsque l’on pense à ASML, mais aussi à d’autres entreprises méconnues, presque invisibles, qui peuplent le paysage industriel européen, il nous faut être conscients et sévères. Conscients que même sur ce continent en déclin par rapport à d’autres régions du monde plus dynamiques et désormais plus pertinentes, quelque chose de grave s’est produit. Que quelque chose de grave peut se produire. Sévère aussi, parce que, dans ces conditions, parler d’autonomie stratégique et de souveraineté technologique est littéralement inutile. Cela doit cesser. Pourquoi ne pas essayer d’en finir avec ce bavardage et se concentrer sur les histoires d’entreprises qui ont été réalisées en Europe, sur les ingénieurs, les scientifiques et les gestionnaires qui ont apporté de véritables succès technologiques ? Cela contribuerait certainement à l’éducation des Européens et à une Europe prise au sérieux, plus au sérieux, par le reste du monde.

Sources
  1. René Raaijmakers, ASML’s Architects, Techwatch Books, Nijmegen, 2019 ; Jorijn van Duijn, Fortunes of High-Tech : a History of Innovation at ASM International, Techwatch Books, Nijmegen, 2019.
  2. Chris Miller, Chip War : The Fight for the World’s Most Critical Technology, Scribner’s, 2022 ; Daniel Nenni, Paul McLellan, Fabless : The Transformation of the Semiconductor Industry, SemiWiki.com, 2013.
  3. Dan Nystedt, « Original TSMC Investor Philips Sells off Final Shares », PC World, 14 août 2008, https://www.pcworld.com/article/536451/article-7729.html.
  4. ZEISS et ASML renforcent leur partenariat pour la prochaine génération de lithographie EUV prévue pour le début des années 2020, Veldhoven-Oberkochen, 3 novembre 2016.
  5. Communiqué de presse d’Intel, « Government-Industry Partnership To Develop Advanced Lithography Technology » (Partenariat gouvernement-industrie pour le développement d’une technologie de lithographie avancée), 11 septembre 1997, https://www.intel.com/pressroom/archive/releases/1997/CN091197.HTM
Crédits
Cet essai reprend et intègre largement le chapitre "Veldhoven's Machine Civilisation" de l'ouvrage d'Alessandro Aresu, Il dominio del XXI secolo. La Chine, les États-Unis et la guerre invisible contre la technologie, Feltrinelli, 2022