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On entend fréquemment parler de « Bidenomics » pour désigner la politique économique du Président Biden. Ce néologisme laisse à penser que, comme il y a quarante ans avec les « Reaganomics », nous assistons à un tournant majeur. Vous êtes l’un des principaux architectes de la politique économique de l’administration Biden. Quels sont, selon vous, les principales évolutions qui caractérisent les Bidenomics ?
Vous avez raison de commencer par la juxtaposition des Bidenomics et des Reaganomics. Les Reaganomics sont une doctrine économique qui est apparue au milieu des années 1980 et qui a joué un rôle important dans le discours économique américain au cours des quarante dernières années. Au cœur de cette philosophie se trouve l’idée que l’implication du gouvernement dans l’économie est dommageable et que, par conséquent, l’investissement public constitue un gaspillage. En conséquence, les États-Unis ont réduit leur investissement dans des domaines tels que la recherche et développement (R&D) ou les infrastructures.
L’un des changements les plus importants des Bidenomics est la reconnaissance sans équivoque du rôle que joue l’investissement public dans une stratégie économique visant à corriger les défaillances du marché et à jeter les bases d’une croissance plus forte et plus inclusive. Il s’agit d’un changement très important par rapport aux fondements philosophiques de la pensée économique reaganienne. Les Bidenomics reposent sur une compréhension plus raisonnable du rôle constructif que le secteur et l’investissement publics peuvent jouer.
Voulez-vous dire que les précédentes administrations démocrates, celles des présidents Clinton et Obama, ne jugeaient pas l’investissement public comme nécessaire au développement de l’économie américaine ? En d’autres termes : l’administration Biden se situe-t-elle en rupture par rapport aux mandats de Clinton et d’Obama ?
Il ne faut pas trop exagérer les différences. Sous l’administration Obama, que j’ai servie, les objectifs poursuivis et les principales réalisations, en particulier l’Affordable Care Act étaient clairement basés sur une philosophie très différente de celle du Président Reagan. Néanmoins, deux choses ont réellement changé avec les Bidenomics. La première est la reconnaissance et l’acceptation politiques de l’échec de la philosophie reaganienne. La seconde, c’est la transformation du contexte mondial avec l’augmentation des inégalités, la crise climatique et la montée en puissance de la Chine sur le plan économique.
Comment cette nouvelle philosophie économique a-t-elle pu devenir le programme du parti démocrate ?
Au cours de la dernière décennie, les penseurs économiques progressistes se sont livrés à un véritable examen de conscience. Nous avons élargi la boîte à outils et les objectifs de la politique économique. Ce processus s’est concrétisé lors des primaires démocrates de 2020, qui ont été l’occasion de rechercher des perspectives politiques constructives. Il y avait alors une grande diversité et un large et riche ensemble d’idées qui furent propagées et soumises au débat politique.
En 2019 et 2020, l’équipe qui travaillait pour le candidat Joe Biden et le conseillait — des personnes comme Ron Klain, Jake Sullivan et moi-même — a travaillé pour élaborer ce qui est finalement devenu, à l’été 2020, la plateforme Build Back Better. À la suite de cela, le candidat Biden a prononcé une série de trois discours au cours de l’été 2020 qui constitue l’articulation la plus claire de la philosophie économique de son administration. Il s’agissait d’une distillation d’un travail politique très créatif et ambitieux.
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Comment résumeriez-vous sa vision ?
La philosophie économique de Joe Biden est façonnée par son vécu et ses quarante années d’expérience en tant que responsable politique. Elle est centrée sur les réalités vécues par les travailleurs — il ne s’agit pas seulement de leur influence économique sur le marché, mais de la manière dont cela se traduit dans leur vie. L’un des principes directeurs du président dans l’élaboration de sa stratégie économique est qu’elle doit aboutir à un certain degré de dignité pour les travailleurs et leurs familles.
C’est ce qui sous-tend ce que le président appelle « Bâtir une économie à partir de la base et de la classe moyenne ». Cela requiert des investissements publics dans les principaux moteurs de la croissance, là où le secteur privé n’est pas en capacité d’investir suffisamment. Il est également nécessaire que le gouvernement joue un rôle plus actif dans la promotion de la concurrence au sein de notre économie. Enfin, et c’est peut-être le plus important, il nous faut soutenir les énergies propres et accélérer le développement et le déploiement de solutions permettant de faire face à la crise climatique.
Quelles sont les principales influences historiques et théoriques de ce programme ? Doit-on comprendre les Bidenomics comme un retour du keynésianisme, le gouvernement essayant d’assurer un niveau d’emploi élevé en gérant la demande en conséquence ?
Dans notre réflexion sur la stratégie économique, Keynes joue bien sûr un rôle important. Son œuvre est intimement liée à l’idée d’un retour de balancier — ici, tourner la page de la logique extrême des Reaganomics — et à la reconnaissance du rôle central de l’investissement public pour surmonter les défaillances du marché, à travers les cycles économiques.
La tradition américaine hamiltonienne d’un gouvernement actif dans l’économie exerce également une influence. L’approche économique d’Alexander Hamilton, que l’on peut trouver dans ses essais et ses rapports sur l’industrie manufacturière, met en avant l’idée qu’il est nécessaire de disposer d’un patrimoine industriel fort aux États-Unis pour obtenir un succès économique important et durable au sein de l’économie mondiale. Pour ce faire, il fallait être prêt à utiliser des outils, qu’il s’agisse de subventions ou, dans son cas, de droits de douane, afin de créer des opportunités économiques.
Dans un pays profondément divisé, Lincoln a prononcé son deuxième discours fondateur en faisant valoir que le renforcement de la capacité industrielle serait un élément important de la réunification du pays. Naturellement, dans l’ère de l’après-guerre civile, cela a conduit à d’importants investissements, de la création de nombreuses universités grâce aux terrains donnés par l’État fédéral au chemin de fer transcontinental. C’est une approche que l’on retrouve également chez Théodore Roosevelt et Dwight Eisenhower. Ironiquement pourtant, jusqu’à il y a environ 70 ans, on trouvait la plupart des exemples de cet arc historique sous des présidents républicains.
Pensez-vous que les États-Unis aient besoin d’un État stratège ?
Ce dont l’Amérique a besoin, c’est d’une vision et d’une stratégie explicites sur la manière de construire une capacité industrielle, car l’industrie privée ne va pas, à elle seule, mobiliser les investissements nécessaires pour satisfaire aux intérêts fondamentaux de notre pays en matière d’économie et de sécurité nationale. Avec la stratégie industrielle définie par le Président Biden, nous avons identifié trois grands domaines dans lesquels nous pensons que cela se vérifie : les infrastructures, l’innovation et les énergies vertes. Plutôt que d’accepter cela comme le résultat naturel du marché libre, nous nous engageons dans une campagne d’investissements stratégiques qui vise à faire levier sur l’investissement public pour attirer des capitaux privés dans ces secteurs. Afin de renforcer notre capacité d’innovation, nous ciblons en particulier des domaines qui, traditionnellement, ne sont pas considérés comme relevant de la politique industrielle, tels que la R&D. C’est dans la création d’infrastructures publiques ou dans l’incitation faite au secteur privé de développer des infrastructures que se trouvent les bases d’une industrie américaine plus solide.
Dans le cadre de cette vaste stratégie, l’octroi de subventions en faveur des capacités privées — au sens de la politique industrielle traditionnelle — s’avère, dans certains domaines, l’outil le plus adapté. Il peut s’agir, par exemple, à la fois d’investir dans la R&D de base pour la microélectronique, tout en accordant des subventions aux entreprises pour qu’elles construisent des usines de semi-conducteurs de pointe.
Mais il ne s’agit absolument pas de faire en sorte que le gouvernement choisisse les gagnants et les perdants. La majeure partie de l’investissement public dans les trois grands textes législatifs — Infrastructure Investments and Jobs Act ; CHIPS and Science Act ; et Inflation Reduction Act — est consacrée aux infrastructures publiques, à la R&D ou aux incitations fiscales à long terme qui sont accessibles à toutes les entreprises. Bien que dans certains domaines spécifiques — semi-conducteurs, fabrication de batteries — nous utilisions des outils de politique industrielle, il serait erroné de considérer que l’ensemble de la stratégie se résume à ces interventions.
Comment avez-vous élaboré votre boîte à outils de politique industrielle ? Pouvez-vous la décrire, notamment la classification des instruments ?
Cette question est de la plus haute importance, surtout parce qu’il s’agit d’un nouveau domaine dans lequel les décideurs politiques sont pour l’instant relativement inexpérimentés. Nous avons besoin de plus de recherches sur la manière de construire et d’améliorer cette boîte à outils stratégique.
Cela étant dit, il est possible de classer en plusieurs domaines les outils de notre stratégie industrielle.
Le premier se concentre sur le soutien à la R&D et à la recherche appliquée, c’est-à-dire sur les mesures d’incitation au déploiement de technologies inédites. Il s’agit d’une branche traditionnelle de l’action gouvernementale sur laquelle nous voulons travailler afin de la rendre plus efficace et performante — en particulier à une époque où la technologie progresse à une vitesse fulgurante.
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Le deuxième volet concerne l’amélioration des infrastructures physiques et numériques afin d’accroître la capacité de production de notre économie. Nous finançons des outils traditionnels et innovants (routes, ponts, ports, aéroports, infrastructures numériques). Pour vous donner un exemple, les États-Unis ont désormais mis en place une stratégie d’investissement public pour parvenir à un déploiement à 100 % de l’internet à très haut débit. Cette stratégie sera fondée sur une interaction importante entre les incitations publiques et le déploiement privé, car ces infrastructures seront dans la plupart des cas détenues et gérées par le secteur privé, mais leur déploiement sera accéléré grâce à des capitaux publics, en particulier en ce qui concerne le dernier kilomètre.
Le troisième domaine vise à faire baisser le coût des technologies d’énergie propre déployées à grande échelle. L’outil principal que les États-Unis utilisent aujourd’hui consiste en des incitations fiscales à long terme, neutres sur le plan technologique, destinées aux entreprises afin qu’elles se dotent d’une capacité de production d’énergie propre.
Enfin, le quatrième outil consiste à privilégier les interventions innovantes conçues pour faire progresser et se développer les marchés qui se heurtent à de multiples obstacles. L’hydrogène en est un exemple. La boîte à outils américaine comprend désormais non seulement des incitations fiscales à la production, mais aussi des incitations au déploiement sur le terrain, en plus du type d’incitations à la demande traditionnellement utilisées dans le domaine des vaccins. Les États-Unis soutiennent la création de pôles de l’hydrogène où les entreprises, les innovateurs et les institutions universitaires collaborent pour résoudre les problèmes de technologie et de déploiement. En outre, comme les clients de l’hydrogène sont rares, le gouvernement sécurise le marché grâce à son mécanisme de soutien à la demande, en s’assurant qu’il sera un acheteur de dernier ressort.
Bien évidemment, nous avons beaucoup à apprendre et nous devons faire preuve de rigueur et de discipline pour tirer autant de leçons des échecs que des réussites.
La politique industrielle fait l’objet de multiples critiques. Il existe notamment un risque de captation du gouvernement et de parasitisme des entreprises. Thomas Piketty met en garde contre le fait que cette politique industrielle pourrait accroître les inégalités, car elle consiste à donner l’argent des contribuables aux entreprises. Cet aspect est-il pris en compte dans votre stratégie industrielle et son financement ?
Il s’agit là de craintes potentielles importantes et nous devons faire preuve d’une grande humilité face au risque que des interventions mal conçues finissent par subventionner inutilement des entreprises ou par exacerber les inégalités, voire les deux. Lors de l’élaboration de la stratégie américaine, nous avons essayé de nous concentrer sur un ensemble de moyens permettant d’atténuer ces problèmes.
Premièrement, le gouvernement doit toujours être indépendant. Le risque de complaisance entre le gouvernement et les principales entreprises va de pair avec le risque de corruption. Il arrive souvent que les PDG critiquent le travail du gouvernement. Et bien sûr, il y a des cas qui méritent d’être critiqués lorsque le gouvernement est trop bureaucratique ou trop lent. Mais dans le contexte de la politique industrielle, le risque de dérive est peut-être plus grand lorsque l’on entend des PDG faire l’éloge du travail du gouvernement. Lorsqu’une telle chose se produit, c’est à ce moment-là qu’il faut commencer à s’inquiéter. Nous avions cette philosophie pendant l’administration Obama, lorsque nous travaillions à la restructuration de l’industrie automobile avec General Motors et Chrysler. Nous avons toujours pensé que si les équipes de direction de ces entreprises jugeaient qu’il était trop facile de travailler avec nous, c’est que nous faisions probablement quelque chose de travers parce que nos objectifs respectifs ne devraient pas être strictement les mêmes. Il faut toujours s’inquiéter si l’intimité devient excessive.
Deuxièmement, le gouvernement a l’obligation d’être clair sur les objectifs d’intérêt général poursuivis par ses politiques. Celles-ci doivent explicitement tenir compte du risque d’accroissement des inégalités. C’est ce que nous avons fait dans le cadre de l’IRA en intégrant dans les crédits d’impôt un biais en faveur de l’investissement dans les régions du pays qui étaient en difficulté économique et qui dépendent des formes traditionnelles d’énergie comme source de croissance économique. En ce qui concerne les interventions de la stratégie industrielle, nous les avons explicitement conçues pour encourager les investissements dans les régions du pays qui ont été exclues des précédentes phases d’expansion économique.
Deux ans et demi après le début du mandat de Joe Biden, quel bilan tirez-vous de son action en matière économique ?
Jusqu’à présent, je juge qu’elle dépasse les attentes. Nous assistons à des progrès extraordinaires que beaucoup considéraient comme impossibles ou invraisemblables. Toutefois, les conséquences les plus importantes sont encore à venir et l’histoire n’a pas encore été écrite. J’ai beaucoup de modestie quant à la capacité de chacun d’entre nous à prédire l’avenir, mais en ce qui concerne les progrès réalisés jusqu’à présent, je dirais qu’ils sont très grands.
Au niveau macroéconomique, les États-Unis connaissent la reprise économique la plus forte de tous les pays développés. Au cours de l’année écoulée, l’inflation a ralenti plus rapidement que dans la plupart des économies industrialisées, tandis que l’évolution des salaires réels de la plupart des travailleurs américains est devenue positive. Cela s’est produit alors que le marché du travail américain a enregistré des gains historiques, avec un taux de chômage inférieur à 4 % pendant dix-sept mois consécutifs et un taux de participation à la population active parmi les Américains en âge de travailler qui n’a jamais été aussi élevé depuis plus de vingt ans. De plus, nous sommes au début d’un important boom de l’investissement aux États-Unis. Les investissements réels dans la construction manufacturière ont doublé depuis la fin de l’année 2021.
Toutes ces tendances sont de bon augure pour le potentiel à long terme de cette reprise, qui nous permettra de sortir d’une situation de faible croissance, de faible investissement et de faible rémunération, et de nous rapprocher d’une situation de plus forte croissance, de plus forte rémunération et de plus forte productivité. D’une certaine manière, c’était l’objectif principal du programme de Joe Biden.
Quels seraient les principaux défis d’un éventuel second mandat ? La dette américaine est-elle l’un d’entre eux ?
Nous avons conçu la stratégie industrielle et les trois principaux textes législatifs en gardant à l’esprit les défis budgétaires du pays. Dans le cas de la loi sur l’IRA, les investissements ont été plus que compensés par des mesures relatives aux dépenses en médicaments sur ordonnance et par des réformes fiscales. Si je puis me permettre, il s’agit là d’un modèle de réflexion sur la politique budgétaire en matière d’investissements stratégiques. Il en résulte une plus grande productivité de l’économie et une plus grande réduction des déficits au fil du temps.
Cela dit, il reste trois grands défis économiques à relever au cours du second mandat.
Tout d’abord, l’administration doit mettre en œuvre efficacement ces trois grandes lois afin de continuer à obtenir ces résultats économiques plus larges.
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Deuxièmement, nous devons trouver d’autres moyens d’accroître les capacités et l’offre de l’économie américaine. Actuellement, trop de gens se contentent de contempler les défis auxquels nous sommes confrontés plutôt que de promouvoir des politiques qui permettraient d’y répondre. De nombreuses politiques traditionnellement transpartisanes qui devraient être au cœur de notre politique de soutien à la reprise de notre économie — de l’extension de l’offre de logements abordables à celle de l’offre de main-d’œuvre qui permettrait de faire entrer davantage de parents et de femmes sur le marché du travail, en passant par la réforme de l’immigration.
Troisièmement, nous devons nous assurer que nous agissons dans un cadre budgétaire viable à long terme. La première date à l’horizon pour les décideurs politiques est 2025, car de nombreuses dispositions fiscales qui ont été mises en place par l’administration Trump en 2017 expirent à cette date. Cela a été fait à dessein, afin de minimiser le coût réel des réductions d’impôts mises en place par Trump. L’année 2025 sera donc le moment de faire le point sur l’avenir de la fiscalité américaine. Il est évident que nous serons confrontés à des défis budgétaires à long terme. Nous avons besoin de réformes fiscales qui permettent d’augmenter les recettes et de créer un système plus soutenable. Heureusement, il existe de nombreux moyens d’y parvenir, tout en maintenant les incitations à la croissance économique. D’un point de vue technique, c’est faisable. Sur le plan politique, le défi est évident.
La question qui se pose est au fond celle de l’avenir du Code fiscal américain : envisagez-vous d’augmenter l’impôt sur le revenu ? Pourquoi ne pas introduire un impôt sur la fortune, comme le préconisent Elizabeth Warren et Bernie Sanders ?
J’ai beaucoup d’idées à ce sujet, mais nous pourrions commencer par en aborder deux.
Premièrement, nous avons besoin d’une assiette de l’impôt sur les sociétés plus solide aux États-Unis, qui nous permette de relever le montant des recettes d’impôt sur les sociétés à un niveau qui soit plus aligné avec la contribution historique, en point de PIB, des entreprises. Nous devrions commencer par ratifier l’accord de l’OCDE sur un impôt minimum mondial sur les sociétés, qui contribuerait à endiguer l’évasion fiscale à l’échelle mondiale. Nous devons également fixer un taux d’imposition des sociétés plus réaliste. Il a été excessivement abaissé par l’administration Trump.
Enfin, nous avons également besoin d’un nouveau cadre dans lequel les personnes à très hauts revenus paient un taux d’imposition raisonnable. Bien que de multiples idées soient de discussion, j’ai une préférence pour une approche hybride, telle que proposée par l’administration Biden et dénommée « impôt minimum pour les milliardaires ». Cette approche taxe les très hauts revenus en tenant compte du fait que la plupart de leurs revenus sont générés par des actifs et des revenus non réalisés.
Nous devrons faire plus, mais nous devons commencer par ces premières étapes. Autrement les Américains n’auront pas confiance en notre capacité à créer un système fiscal un tant soit peu équitable.
L’IRA a suscité de vives réactions en Europe et dans d’autres parties du monde, où il a été qualifié de mesure protectionniste. Comprenez-vous cette réaction ? Comment l’interprétez-vous ?
Ayant travaillé avec nombre de mes homologues européens, je comprends leur inquiétude. Au cours des six mois qui ont suivi l’adoption de l’IRA, nous avons fait des progrès significatifs pour séparer la rhétorique de la politique, afin d’expliquer réellement ce que nous faisions et les domaines dans lesquels nous pouvions travailler ensemble pour trouver des solutions appropriées.
Vers la fin de l’administration Obama, dans le contexte des négociations de l’Accord de Paris, j’ai travaillé en étroite collaboration avec de nombreux homologues européens sur le changement climatique. Pendant des décennies, ils nous ont exhortés — parfois en nous critiquant, parfois en nous suppliant — d’accroître notre ambition en matière d’énergie propre et de climat. Il a toujours été largement reconnu que le modèle américain de transition verte serait forcément différent. Les dirigeants européens nous ont dit, à juste titre, que nous devions d’abord mettre en place un cadre durable pour l’ambition climatique afin de pouvoir ensuite travailler ensemble et la faire progresser. C’est cela l’IRA.
Plus nous arrivons à séparer la rhétorique de l’action publique, plus il devient évident qu’il existe des moyens pratiques de collaborer et de travailler ensemble. La déclaration du Président Biden et de la Présidente Von der Leyen, les accords entre les États-Unis et le Japon, entre les États-Unis et le Canada, et enfin le sommet du G7 en juin, montrent clairement que tous ces pays s’engagent à collaborer afin d’accélérer la lutte contre le changement climatique et de mettre en place des chaînes d’approvisionnement en énergie plus résistantes et plus propres. L’IRA fournit une base unique pour de nouveaux partenariats.
Quel pourrait être le cadre concret de la collaboration entre l’Europe et les États-Unis ?
Bien qu’il existe plusieurs possibilités, dans l’immédiat, l’opportunité de collaborer dans le domaine des minéraux et métaux rares est particulièrement importante. Les États-Unis ont déjà accepté d’essayer de parvenir à un accord qui permettrait à l’Union de bénéficier des subventions prévues dans le domaine des minerais essentiels par la loi sur sur la réduction de l’inflation. Au-delà de l’IRA, il est impératif que l’Union européenne et les États-Unis travaillent étroitement ensemble et réfléchissent aux vulnérabilités futures de la chaîne d’approvisionnement en matières premières critiques.
Une initiative euro-américaine visant à développer les technologies vertes dans les Suds pourrait-elle voir le jour, comme semblait le laisser entendre Jake Sullivan dans son discours à Brookings ?
Tout à fait. Les stratégies d’investissement public conçues pour accélérer massivement la réduction des coûts des technologies d’énergie propre sont peut-être les initiatives les plus importantes et les plus significatives pour aider les économies de marché en développement à déployer de l’énergie propre à grande échelle. C’est quelque chose que beaucoup n’ont pas compris à propos de l’IRA et des actions correspondantes du Pacte vert pour l’Europe. C’est pourquoi il est erroné de percevoir l’IRA sous le seul angle d’une concurrence transatlantique en matière de subventions. Il contribuera à réduire le coût du déploiement des énergies propres en Inde, en Indonésie, au Brésil, en Afrique du Sud et sur l’ensemble du continent africain : il pourrait réduire de 150 milliards de dollars le coût du déploiement de l’énergie propre dans les pays du Sud. Cette loi pourrait s’avérer être plus importante que toute autre intervention politiquement réalisable au cours de la prochaine décennie. Elle n’est pas suffisante, mais elle est absolument nécessaire. Nous devons à présent déterminer comment tous les pays du G7 peuvent collaborer et utiliser leurs programmes d’investissement nationaux pour accélérer l’adoption de technologies de production d’énergie propre à faible coût dans les pays du Sud.
Vous avez mentionné l’Indonésie, dont le gouvernement était mécontent de l’IRA, qu’il percevait comme une menace pour le développement de son secteur des batteries et des véhicules électriques, étant donné que ces secteurs ont bénéficié d’investissements chinois et que l’Indonésie n’a pas encore conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis.
Cela me permet de parler de la mise en œuvre de cette initiative. Il y a deux défis à relever : (1) la Chine et les chaînes d’approvisionnement chinoises ; et (2) la structure de l’IRA et l’accord de libre-échange.
Sur ce dernier point, l’administration américaine s’est montrée disposée et ouverte à travailler avec des amis et des partenaires afin de mettre en place des accords. Dans le contexte du cadre économique indo-pacifique pour la prospérité, cette administration travaille en fait avec les gouvernements indonésien et vietnamien afin de trouver une approche de haut niveau permettant un plus grand partenariat.
Il s’agit d’une question distincte de celle de la Chine, à l’égard de laquelle il existe une reconnaissance commune du fait qu’une partie de l’effort global doit consister en une diversification puisque, à l’heure actuelle, l’économie mondiale dépend toujours d’un fournisseur unique et dominant, qu’il s’agisse d’intrants ou de produits finis en provenance de la Chine. Ce sera un défi à bien des égards, mais heureusement, les membres du G7 s’accordent sur la nécessité de l’aborder.
Le derisking n’est-il pas précisément un risque pour la transition écologique, dans la mesure où la Chine a investi dans les technologies vertes pendant plus d’une décennie ?
En effet, il y a un risque, mais quelle est l’alternative ? Il est de la plus haute importance de diversifier davantage les secteurs clés de l’économie et/ou de la sécurité nationale. Nous devons le faire en tenant compte des réalités de l’économie mondiale. Il s’agit de dérisquer et non de découpler, ce qui ne serait ni faisable, ni souhaitable.
Si nous voulons atteindre cet objectif de diversification, nos homologues européens et nous-mêmes devons reconnaître que cela nécessitera une diplomatie économique extraordinairement créative et dynamique. L’IRA et le plan industriel vert sont des étapes nécessaires dans cette direction, mais ils ne sont pas suffisants. Nous devons redoubler d’efforts pour utiliser les outils de la diplomatie économique afin de créer des accords d’approvisionnement constructifs pour encourager le développement dans d’autres économies et juridictions. Ce projet pluriannuel est réalisable, mais nous devons être conscients de l’ampleur du défi économique qui nous attend.
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Il sera très difficile de faire émerger l’offre de minerais critiques nécessaire, et cela sans dépendre à 100 % de la Chine. Mais il n’y a pas d’alternative. Nous devons diversifier.
L’Union est en train de reproduire partiellement l’IRA par le biais d’un plan industriel vert. Elle a adopté une loi sur les puces. Quelle est votre perception des politiques industrielles européennes ?
J’encourage mes homologues européens à poursuivre ce type de stratégie. Bien que nous devions veiller à éviter les taux de subvention excessifs, dans le domaine de l’énergie propre, il y a beaucoup plus d’opportunités que de contraintes dans nos stratégies d’investissement respectives.
Dans le même temps, je reconnais et comprends parfaitement que le système européen, au niveau de l’Union et des États membres, fonctionne très différemment et présente des contraintes particulières — budgétaires, juridiques et autres. La stratégie européenne diffère beaucoup — et c’est naturel — de l’approche américaine. Cela dit, dans le contexte de l’économie américaine, nous apprenons que plus les mesures de soutien sont simples et automatiques, plus les capitaux privés sont encouragés à affluer.
Constatez-vous un intérêt de la part des progressistes européens pour les Bidenomics ? Pour revenir au point de départ de cette discussion, dans les années 1980, Jean Marie Le Pen déclarait « Je suis le Reagan français ». Pensez-vous que dans quelques années, nous entendrons des décideurs politiques européens dire « Je suis le Biden français (ou allemand) » ?
Au cours des quinze dernières années passées à travailler dans le domaine de la politique économique aux États-Unis, j’ai appris à faire preuve d’humilité lorsqu’il s’agit de faire des prédictions sur mon propre système politique. Je ne ferai donc aucune projection sur la politique intérieure de la France ou de l’Allemagne.
Ce que je peux dire, c’est que la stratégie américaine découle d’une intuition économique fondamentale : la nécessité d’avoir des stratégies industrielles durables qui renforcent les capacités, en particulier dans le domaine de l’énergie propre, tout en renforçant les opportunités économiques transfrontalières. Cette idée fait son chemin dans les capitales, en Europe et au-delà. Cette philosophie est donc à la fois économiquement et politiquement saine, car elle offre la possibilité de créer de nouvelles coalitions et des alliances originales. Nous pouvons mettre en œuvre un nouvel ensemble de politiques économiques tout en donnant vie à des coalitions politiques durables. Par exemple, deux des trois textes législatifs qui forment la colonne vertébrale de cette stratégie industrielle ont été adoptés avec le soutien des deux partis, républicain et démocrate. Certains des plus fervents partisans de la reconstitution de la capacité américaine en matière de semi-conducteurs sont des républicains de premier plan. Au cours des deux dernières années, nous avons réussi à progresser aux États-Unis en créant des coalitions, différentes des coalitions économiques précédentes, afin de faire face aux défis économiques et de sécurité nationale que pose l’économie mondiale.