L’attaque de la Russie contre l’Ukraine a contraint l’Allemagne et l’Europe à s’adapter en profondeur aux nouvelles réalités géopolitiques d’un monde devenu plus rugueux et brutal. La dépendance vis-à-vis des importations d’énergie russe a été réduite d’une manière rapide et forcée.
Aujourd’hui se pose la question de la réorganisation des relations commerciales de l’Europe, un sujet qui mérite la plus grande attention. Car les nombreuses dépendances existantes — notamment vis-à-vis de la Chine — pourraient rapidement devenir un problème pour les Européens en cas d’escalade des tensions sino-américaines.
Puisque les échanges économiques avec la Chine deviennent une activité de plus en plus risquée, l’Europe gagnerait à développer des relations commerciales alternatives, en s’ouvrant à d’autres espaces et à d’autres secteurs. Dans le domaine en forte croissance de la transition énergétique, l’ouverture de nouveaux marchés constitue une grande opportunité de diversification. Là où s’ouvrent de nouvelles perspectives d’investissement, il n’est pas nécessaire de couper les liens existants dans le cadre de la diversification.
La doctrine économique de Biden et de son conseiller Jake Sullivan montre que les États-Unis souhaitent désormais limiter leurs relations commerciales avec le reste du monde. Dans ce contexte, l’Union peut et doit envoyer des signaux différents dans les domaines où la politique commerciale a des effets positifs sur la prospérité et le bien-être. Il ne s’agit pas là d’une vue de l’esprit à contre courant, mais d’une vision profondément réaliste. Car contrairement aux États-Unis, nous ne pouvons en aucun cas miser sur une réduction des dépendances en renforçant uniquement nos capacités nationales. Si aux Etats-Unis cette stratégie risque d’être particulièrement coûteuse, en Europe, nos capacités de production énergétique verte ainsi que les matières premières à notre disposition sont tout simplement insuffisantes. Les économies ouvertes de l’Union ont donc besoin d’échanges internationaux pour prospérer et générer durablement des ressources suffisantes pour renforcer la sécurité énergétique et la capacité de défense. Au lieu de faire du reshoring, il s’agirait donc de renforcer notre résilience dans les relations commerciales.
Les possibilités de diversifier les relations commerciales sont nombreuses, mais la négociation de grands accords prend souvent des années, voire des décennies. L’Union négocie actuellement de nombreux accords avec des pays industrialisés et émergents de la région de l’ANASE, de l’Indo-Pacifique et de l’Amérique latine.
Un accord commercial a été signé récemment avec la Nouvelle-Zélande. En juin 2019 déjà, après près de 20 ans de négociations, un accord a été trouvé avec les pays du Mercosur dans le domaine commercial.
Celui-ci devrait maintenant être ratifié rapidement. En tant qu’accord commercial déjà négocié mais pas encore ratifié, il constitue une opportunité immédiate d’augmenter au plus vite la résilience géopolitique de l’Europe face à la Chine.
L’Espagne, dont la présidence du Conseil de l’Union européenne au second semestre 2023 coïncidera avec la présidence tournante du Brésil au sein du Mercosur, s’était engagée, avec le chef du gouvernement brésilien Lula, à faire avancer la conclusion de l’accord sur le Mercosur. Comme l’a écrit le Ministre Albares dans ces pages : « L’Espagne considère l’Amérique latine et les Caraïbes comme la région la plus ‘eurocompatible’ de la planète, en raison des valeurs que nous partageons et des intérêts qui nous unissent ». Il y a donc de bonnes raisons de profiter de la fenêtre de tir de la présidence espagnole pour conclure l’accord. Par la suite, le contexte sera moins facile : les élections européennes auront lieu à la mi-2024 après quoi la Hongrie prendra la présidence du Conseil (juillet-décembre 2024).
Grâce à l’accord Union-Mercosur, les entreprises européennes auraient accès à un marché de plus de 260 millions de consommateurs. Les droits de douane élevés des quatre pays du Mercosur — en particulier du Brésil et de l’Argentine — seraient massivement réduits. Cela concernerait des secteurs comme l’automobile, les machines et les technologies de l’information et de la communication. Parallèlement, les droits de douane sur les produits agricoles, qui atteignent parfois 20 à 35 % pour les vins, les spiritueux et les fromages, seraient réduits. D’autres mesures importantes concerneraient, entre autres, la réduction des obstacles non tarifaires au commerce des marchandises, la suppression des régimes fiscaux discriminatoires à l’importation, l’amélioration des possibilités d’établissement pour les services et de l’accès aux marchés publics.
L’accord renforcerait considérablement l’alliance avec le marché sud-américain et offrirait aux entreprises européennes un meilleur accès aux marchés et surtout à la coopération avec les acteurs locaux.
Il implique par ailleurs l’acceptation par nos partenaires des normes européennes, ce qui renforcerait d’une manière substantielle l’influence géopolitique de l’Union. Avec 770 millions de consommateurs, cet accord dessinerait la deuxième plus grande zone commerciale du monde. Il ne faut pas sous-estimer ce potentiel : la création de nouveaux espaces commerciaux permet d’amorcer une diversification du commerce européen qui pourrait réduire durablement notre dépendance vis-à-vis de la Chine.
Il faciliterait également l’accès à de nouveaux marchés clefs dans le cadre de la transition vers la neutralité climatique. En collaboration avec des partenaires régionaux, l’extraction et la transformation de matières premières critiques devraient être facilitées, ce qui permettrait à l’Union de trouver des alternatives à la Chine en tant que fournisseur.
L’Amérique latine est l’un des principaux producteurs de cuivre et possède les plus grandes réserves de lithium connues au monde. L’élimination des monopoles d’exportation et la réduction ou l’abolition des taxes à l’exportation que l’Argentine, par exemple, continue d’appliquer au cuivre et au lithium, favoriseraient le commerce et la diversification dans ces domaines cruciaux. D’autant plus que le Brésil avait déjà envisagé des taxes à l’exportation similaires à celles de l’Argentine.
Un renforcement de la coopération dans le domaine des matières premières critiques sur la base de l’accord pourrait stimuler une dynamique d’investissement positive dans le secteur des matières premières et ainsi contrer les ambitions de la Chine en Amérique du Sud. Ces dernières années, la Chine a massivement développé son commerce et ses investissements avec l’Amérique latine, notamment pour s’assurer des matières premières. Le stock d’investissements directs étrangers de l’Union en Amérique latine est certes aujourd’hui 3,5 fois plus important que celui de la Chine. Toutefois, depuis 2000, les investissements directs chinois augmentent nettement plus vite que ceux de l’UE. Si les entreprises occidentales sont aujourd’hui encore leaders dans l’exploitation du lithium en Argentine, les entreprises chinoises ont récemment investi des milliards dans l’exploitation du lithium en Argentine. En ce qui concerne les nouveaux investissements, la Chine est clairement en tête, de sorte que la situation risque de s’inverser.
L’importation d’hydrogène et de sources d’énergie verte à base d’hydrogène d’Amérique du Sud vers l’Union devrait également s’accélérer considérablement avec la conclusion de l’accord UE-Mercosur. Au vu des grandes quantités de matières premières critiques et d’énergie climatiquement neutre dont l’Allemagne a besoin à court terme, cela semble absolument nécessaire. C’est précisément pour ces nouveaux besoins que nous devrions commencer à diversifier nos importations maintenant, lorsque les marchés sont encore en plein essor. À cet égard, l’approfondissement des relations commerciales avec le Mercosur peut constituer un précieux contrepoids à la Chine (pour les matières premières critiques) et à l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (pour l’énergie).
Reste la question de savoir ce que l’accord signifie pour la protection de l’environnement et la forêt tropicale. Il est souvent avancé que des échanges commerciaux supplémentaires se feraient au détriment de l’environnement. Des forces importantes au sein du Parlement européen et de la société civile demandent donc soit de suspendre complètement l’accord, soit d’adopter au moins un accord complémentaire pour la protection de la forêt tropicale.
L’Europe ne doit pas se faire d’illusions sur ce sujet. Pour mettre en œuvre leurs intérêts stratégiques, des pays comme le Brésil ne se tournent pas seulement vers l’Europe ou les États-Unis : le Brésil exporte aujourd’hui pour environ 28 milliards de dollars de minerai de fer vers la Chine. Cela permet à Pékin d’augmenter à grande échelle et à bas prix les surcapacités mondiales de production d’acier. Cet acier est à son tour un moteur important du changement climatique et les prix chinois bon marché signifient qu’il est de plus en plus utilisé dans le monde entier. L’acier vert a donc beaucoup plus de mal à conquérir des marchés. En outre, il apparaît régulièrement que les investissements massifs de la Chine dans le domaine des matières premières critiques sont liés à des risques environnementaux considérables.
L’accord UE-Mercosur contient en revanche des règles contraignantes sur les normes de travail et environnementales ainsi que sur la protection du climat. Sans l’accord avec l’Union, il faut s’attendre à ce que les pays du Mercosur intensifient davantage leur coopération avec la Chine et concluent des accords avec des objectifs de durabilité beaucoup moins ambitieux. L’exigence européenne d’objectifs sanctionnables en matière de protection du climat par le biais d’un accord complémentaire est en revanche rejetée par le Mercosur et notamment par le Brésil.
Une attitude trop agressive de la part de l’Union pourrait même se retourner contre elle et provoquer une résistance politique supplémentaire, qui ferait obstacle à une ratification rapide. Ce serait une évolution inquiétante du point de vue européen : moins de protection du climat, moins de diversification de nos relations commerciales et, en cas de doute, des risques encore plus conséquents lorsqu’il s’agit de l’accès aux matières premières critiques.
La nécessité d’atteindre la résilience nécessaire dans notre transition géopolitique par le biais de la diversification devrait inciter l’Europe à se poser d’urgence comme partenaire fiable des pays démocratiques du monde entier et à conclure des coopérations attrayantes d’égal à égal. Les pays industrialisés occidentaux ont besoin de développer leur puissance économique en coopération avec leurs alliés dans le monde entier afin de maintenir l’équilibre dans l’ordre mondial qui se dessine et qui est davantage axé sur la puissance. Dans ce contexte, il est indispensable de réduire les obstacles au commerce, en particulier avec les grandes économies émergentes.
L’Union européenne, comme l’Allemagne, se positionne de plus en plus de manière critique dans la recherche d’une stratégie unifiée pour la Chine — à juste titre. Mais il est d’autant plus important d’ouvrir de nouveaux espaces commerciaux avec d’autres partenaires. Il est juste de réduire les dépendances vis-à-vis de la Chine dans le cadre d’un « de-risking » — mais la confrontation de la Chine avec cette demande sans créer en même temps de nouvelles alternatives n’est pas crédible et, justement, extrêmement risquée. Ainsi, si l’on peut qualifier la visite du gouvernement chinois à Berlin en juin 2023 d’entretien des contacts, on ne voit pas clairement comment le gouvernement fédéral entend concrètement procéder à un « de-risking ». La stratégie nationale de Berlin pour la Chine est un pas dans la bonne direction. Elle demande de générer, outre le « de-risking », de nouvelles dynamiques de diversification par le biais d’accords commerciaux. Mais il manque jusqu’à présent des mesures concrètes pour impulser de nouvelles dynamiques économiques et renforcer le positionnement de l’Europe face à la Chine dans le monde. Faire confiance aux entreprises ne suffit pas tant que leurs marges de manœuvre ne sont pas élargies politiquement.
Il y a donc des raisons économiques et géopolitiques urgentes à conclure l’accord et à limiter ainsi en même temps les risques climatiques. Le plus souvent, ce sont les intérêts agricoles qui s’opposent à l’accord. En France notamment, c’est le puissant lobby agricole qui craint la concurrence de l’importation facilitée de produits agricoles en provenance du Mercosur. Dans ce cas, il est absolument nécessaire de prévoir des amortisseurs sociaux, qui seraient également fournis par la Politique agricole commune de l’Union. Il faut néanmoins garder en tête qu’un rejet général de l’accord fondé sur ces intérêts particuliers se ferait au détriment de la prospérité et de la résilience de l’Europe entière.
Dans les pays d’Amérique latine, l’Union est souvent décrite comme un modèle mais aussi comme un partenaire difficile. La Chine, au contraire, ne serait pas un modèle, mais un partenaire facile. Il ne tient qu’à nous de démontrer que nous pouvons aussi être un véritable partenaire. Il ne s’agit pas non plus d’abaisser les normes environnementales. Le renforcement de la coopération UE-Mercosur sur la base de l’accord devrait plutôt contribuer davantage à la protection du climat que la perte stratégique du Mercosur au profit de la Chine — un pays dont les normes sont bien plus faibles et les émissions bien plus élevées.