Le 4 juin marque l’anniversaire des premières élections semi-libres en Pologne, lorsque, en 1989, le pouvoir communiste a ouvert certains sièges parlementaires à des partis non communistes, tous remportés par Solidarność, amenant progressivement la fin du communisme dans le pays. Des manifestations ont traditionnellement lieu en ce jour symbolique. Cependant, ce trente-quatrième anniversaire prend une tournure encore plus forte puisqu’il conclut une semaine qui a mis à mal les fondements de la démocratie et de l’État de droit en Pologne.

Depuis fin 2022, la Diète polonaise, dont la majorité appartient au parti de droite néonationaliste Droit et justice (PiS) et à ses alliés, cherche à faire voter un projet de loi sur l’influence russe dans la vie publique polonaise. C’était chose faite à la Diète en avril 2023, mais le Sénat s’y était opposé, étant à majorité Plateforme civique — c’est-à-dire le principal parti d’opposition, de centre-droit, dirigé par Donald Tusk. Le vote final pour sortir de l’impasse a eu lieu à la Diète vendredi dernier, le 26 mai, et a rassemblé la majorité conservatrice. L’opposition de centre-droit, centriste et de gauche a voté contre. Les députés de Confédération, parti d’extrême-droite, seul véritable opposant au soutien à l’Ukraine — bien que désormais assez discret sur le sujet — et se concevant comme anti-système, se sont abstenus.

  • De ce fait, la balle était désormais dans le camp du président Duda, officiellement indépendant mais très proche du parti au pouvoir, Droit et justice. Ce lundi 29 mai, Duda a annoncé qu’il signerait la loi — ce qui la rend d’emblée en vigueur — mais demanderait tout de même l’avis du Tribunal constitutionnel, lui-même à majorité proche du pouvoir.

Le projet de loi contesté vise à lancer des investigations sur tous les fonctionnaires et dirigeants politiques qui auraient « agi sous l’influence de la Russie au détriment des intérêts de la Pologne » depuis 2007, c’est-à-dire l’année de l’arrivée au pouvoir de la Plateforme civique. Si la vigilance au sujet de l’ingérence étrangère est assez courante en démocratie — la commission sur le sujet à l’Assemblée nationale française doit bientôt rendre public son rapport — le projet de loi du PiS a rapidement été perçu comme un moyen délibéré de bannir des personnalités de la vie politique polonaise pendant dix ans, en outrepassant le travail des tribunaux. La commission serait composée de membres choisis par la Diète, à majorité PiS.

  • La loi a attiré les foudres de très nombreuses personnalités et organismes, à commencer par le département d’État américain1 ou la Commission européenne2. Toute l’opposition, en Pologne, s’est également érigée vent debout contre la loi et a contribué à rendre le mot-dièse #LexTusk viral sur les réseaux sociaux — considérant que le projet visait, surtout, le principal leader de l’opposition. 
  • Même autour du PiS, certains groupes qui lui sont proches ont émis de sérieux doutes sur le sérieux du projet. Des sondages ont montré que rares étaient les Polonais qui pensait que le but du projet de loi était de vraiment lutter de front contre l’influence russe dans le pays3.
  • Face aux critiques, le président Duda a proposé vendredi plusieurs amendements, inquiet surtout de ses retombées internationales. La commission n’émettrait plus que des avis, sans pouvoir officiellement décider du retrait de la vie politique des personnalités étudiées. Les procédures d’appel seraient simplifiées, les séances seraient publiques et les députés ne pourraient pas siéger dans la commission — bien que les membres de celle-ci soient toujours nommés par les députés. L’opposition n’a pas tardé à tourner en ridicule un Duda qui a changé d’avis en quatre jours, et n’a pas été convaincue par les changements apportés4.

La marche du 4 juin, prévue à Varsovie à l’initiative de la Plateforme civique et de l’opposition, devait initialement être une manifestation importante de la campagne électorale, « contre la cherté, le vol et le mensonge, pour des élections libres et une Pologne démocratique et européenne ». 

  • Elle est rapidement devenue un symbole de la lutte pour la démocratie. Les manifestations qui ont eu lieu aujourd’hui ont été massives, dans toutes les villes de Pologne. À Varsovie, où des bus de la Pologne entière ont convergé, et alors que le traditionnel concert en plein air sur les airs de Chopin dans le parc Łazienki commençait à midi, c’est à une centaine de mètres que se tenait le point de départ de la manifestation. 
  • Tusk a alors entamé un discours, déclarant « La Pologne est là ». Plus symbolique encore, le héros des élections de 1989 et ancien président Lech Wałęsa était également présent, lançant une comparaison entre 2023 et les grèves de Gdańsk de 1980 qui ont marqué le triomphe de Solidarność. À ses yeux, « la plus grande victoire » de cette période a été la séparation des pouvoirs.

À leurs côtés, figuraient également des figures majeures d’institutions indépendantes ou d’ONG travaillant en faveur de la démocratie, des personnalités de la culture, mais également des leaders de tous les autres principaux partis de l’opposition (hors extrême-droite), qu’il s’agisse de Włodzimierz Czarzasty de La Nouvelle Gauche (centre-gauche), d’Adam Szłapka de Nowoczesna (centriste, allié à la PO dans le cadre de la Coalition civique). Les maires de plusieurs villes ont fait le déplacement. Au bout du compte, le chiffre (non vérifié) s’élève à un demi-million de manifestants à Varsovie aujourd’hui.

De leur côté, ni le président Duda ni le Premier ministre Morawiecki ne se sont exprimés. Morawiecki visitait aujourd’hui un jardin d’enfants. Sur Twitter, le PiS cherche péniblement à faire vivre le hashtag #MarszNienawiści (marche de la haine). La députée PiS Anna Milczanowska, a cité le discours de Lech Walesa en déclarant « Le mal perd toujours »5. Quant à la chaîne de télévision publique TVP, très proche du PiS, elle a accumulé les programmes dénonçant la marche, et titrant « L’opposition est unie en faveur de la Russie »6.

Les Polonais voteront dans le cadre des législatives de cet automne, dont la date n’est pas encore connue. À l’heure actuelle, le PiS plafonne autour de 35 % des intentions de vote alors que la coalition dans laquelle il était majoritaire en 2019 l’avait emporté avec 44 %. En face, la Coalition civique, dont la Plateforme civique de Donald Tusk est la principale formation, atteint 28 % des intentions. Mais une coalition de gouvernement élargie à l’alliance Pologne 2050-PSL (13 %) et peut-être à La Gauche (10 %), si elle parvenait à se former sur des bases partagées, pourrait l’emporter. Le parti d’extrême-droite Confédération (10 %), antisystème, ultralibéral en économie, ultraconservateur sur les questions sociales et défavorable au soutien à l’Ukraine, pourrait rendre encore plus difficile la formation d’un gouvernement. La campagne s’annonce longue.