Les dirigeants ont besoin de disciples. Le mois dernier, le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a prononcé un discours décrivant la politique économique internationale de l’administration Biden à l’Institut Brookings de Washington. Le « Nouveau consensus de Washington » ne s’adressait pas aux citoyens, mais aux capitales étrangères. En s’attaquant à la montée en puissance du trumpisme global, le discours de Jake Sullivan a abordé une question que se posent les sociaux-démocrates du monde entier : pourquoi le centre ne tient-il plus ? Selon lui, l’érosion de la légitimité est au cœur du problème. Face à l’accumulation des crises — stagnation économique, polarisation politique et urgence climatique — un nouveau programme de reconstruction est nécessaire.
Mais hégémoniser n’implique pas nécessairement d’établir un rapport de domination. L’hégémonie désigne bien plutôt la capacité à dicter l’agenda en suscitant chez autrui — parfois sous la contrainte — la volonté de suivre. Le discours de Jake Sullivan présente une communauté de problèmes auxquels les pays sont confrontés en proposant un programme de solutions : plein emploi, exigences en matière de production interne, subventions aux fabricants, garanties de prêts, incitations locales, dispositions en faveur du travail, recherche et développement financée de manière publique, imposition des riches pour que les autres puissent s’adapter de manière créative à leurs économies politiques nationales, etc.
Les shibboleths des précédentes administrations américaines qui prônaient le libre-échange, l’ouverture des flux de capitaux et la discipline budgétaire sont oubliés. Un interventionnisme étatique « dé-risqué », à l’échelle globale, est en train d’émerger. La secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a exposé sa logique de « l’économie moderne axée sur l’offre », tandis que l’ancien conseiller économique principal de Joe Biden, Brian Deese, a déclaré que l’administration n’accepterait pas « que les décisions individuelles de ceux qui ne pensent qu’à leurs résultats personnels nous fassent prendre du retard dans des secteurs clés ». Puisque ni le climat, ni les inégalités, ni la montée en puissance de la Chine ne peuvent être traités par le marché, a-t-il ajouté, « l’État doit intervenir ».
Le 19 mai, les dirigeants du G7 se sont réunis à Hiroshima. Un an après l’entrée en vigueur aux États-Unis des lois Infrastructure Investment & Jobs Act, CHIPS & Science Act et Inflation Reduction Act, les règles d’éligibilité aux crédits d’impôt sont vigoureusement contestées — alors que les entreprises se régalent de ces subventions. La Maison Blanche a annoncé le mois dernier que de vastes investissements avaient déjà été obtenus, dont plus de 225 milliards de dollars dans les énergies propres et les véhicules électriques, 200 milliards de dollars dans les puces électroniques et environ 15 milliards de dollars dans la biofabrication. De nombreux rapports font état d’entreprises européennes et d’Asie orientale qui courent après ces subventions en délocalisant leurs installations aux États-Unis. Washington a tiré les leçons des sanctions contre la Russie : dans un monde cassé, les États-Unis se coordonnent avec le Japon et d’autres alliés pour « dérisquer » leurs relations avec la Chine en négociant des contrôles à l’exportation sur les puces et en diversifiant les chaînes d’approvisionnement sensibles, par exemple pour les minéraux de transition.
Alors que ce nouveau consensus de Washington offre aux alliés carte blanche sur les outils économiques interventionnistes qu’ils cherchent à appliquer au niveau national, c’est à eux qu’il incombe d’attirer les investissements privés et de trouver une marge de manœuvre budgétaire. Ce faisant, la stratégie industrielle verte de Biden donne la priorité à la résolution des inégalités nationales plutôt qu’à celle des inégalités mondiales. Sa priorité est d’utiliser le pouvoir de l’État pour orienter activement des marchés qui se sont révélés incapables de fournir des biens publics et une croissance généralisée.
La « politique étrangère pour les classes moyennes » continue à constituer le point d’ancrage de l’agenda du président américain. La base de ce cadrage provient d’un rapport de 2020 basé sur un projet de deux ans mené par la Fondation Carnegie pour la paix, qui a interrogé des Américains dans le Colorado, le Nebraska et l’Ohio. Le temps de publier le rapport, Jake Sullivan et plusieurs autres de ses coauteurs, dont Jennifer Harris, Salman Ahmad et William Burns, étaient déjà devenus des hauts fonctionnaires de la Maison Blanche sous l’administration Biden.
Le rapport Carnegie remettait en question un présupposé tenace dans la bulle washingtonienne : l’idée que la politique étrangère et la politique intérieure devaient être parfaitement séparées. Il suggérait au contraire que les deux domaines peuvent en réalité se renforcer mutuellement. Pour « affirmer de manière crédible son leadership mondial », les États-Unis doivent « mettre de l’ordre chez eux ».
Le rapport s’éloigne du commerce de laissez-faire, de la libéralisation et de la mondialisation, tout en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un repli à la manière de celui que prônait Trump par son slogan « l’Amérique d’abord ». Le commerce en lui-même n’est pas le problème, affirmait alors Sullivan et ses co-auteurs. Le point de friction vient plutôt de la rupture du contrat social entre les entreprises, le gouvernement et les travailleurs pour atténuer le débordement d’un monde façonné par les entreprises mondiales et les technologies permettant d’économiser de la main-d’œuvre. Leur pari était au fond le suivant : les classes moyennes du pays ne seraient probablement pas sensibles au « rétablissement de la primauté des États-Unis dans un monde unipolaire », mais pourraient être plus favorables au renforcement des alliances étrangères qui s’attaquent à un éventail de problèmes « des pandémies aux cyberattaques en passant par les armes de destruction massive non sécurisées et le changement climatique, qui pourraient mettre en péril la sécurité et la prospérité de la classe moyenne ».
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Est-ce trop coûteux ?
Les dirigeants du continent européen ont réagi à l’Inflation Reduction Act par une levée de boucliers, suggérant que la loi entraînerait une course au moins-disant en matière de subventions. Car l’Union se préoccupe avant tout de la stabilité européenne et de la compétitivité entre l’Europe et les États-Unis. Dans ce contexte, le risque d’une fracture transatlantique est réel. L’assouplissement des règles en matière de fiscalité et d’aides d’État pourrait se traduire par une augmentation des subventions accordées aux entreprises françaises et allemandes, avec une perspective délétère : la concomitance d’une réindustrialisation du centre et la poursuite d’une désindustrialisation des pays du sud de l’Union risque de fragmenter le marché unique.
Les États-Unis sont dans une position atypique. En tant que principal émetteur de monnaie de réserve, ils accusent un déficit extérieur, contrairement à de nombreux autres pays. Ils peuvent donc se permettre d’accorder d’importantes subventions, même si le gouvernement américain s’acharne sur la question de la dette. Ils disposent également d’un énorme marché de consommateurs en interne et sont moins liés aux chaînes d’approvisionnement chinoises que certains pays asiatiques — parmi les pays du G7, les États-Unis s’en sont relativement bien sortis au cours des dernières décennies de la mondialisation.
Les politiques américaines ne sont pas radicalement en décalage avec celles des autres pays riches menées ces dernières années. Des traces de Bidenomics sont visibles dans le programme de « nivellement par le haut » du gouvernement conservateur au Royaume-Uni, bien qu’à une échelle beaucoup plus réduite. Le parti travailliste propose quant à lui 280 milliards de livres sterling pour un « plan de prospérité verte » sur une décennie, comprenant une société publique de production d’énergie renouvelable, la Great British Energy, et une banque nationale d’investissement coordonnée avec la Banque d’Angleterre et le Trésor.
L’Union, quant à elle, a commencé à élaborer son propre programme de « pacte vert » avant même la pandémie de Covid-19. Au cours des trois dernières années, des dérogations ont été accordées pour permettre l’émission de dettes communes et le soutien de l’État aux entreprises nationales. Ces dérogations ont marqué un changement dans les règles fondamentales de l’Union, qui garantissent que les États membres sont sur un pied d’égalité. Emmanuel Macron a annoncé une stratégie industrielle verte française, déclarant que son gouvernement s’emparerait des mêmes outils utilisés par les « partenaires et les rivaux » : des crédits d’impôt pour subventionner les investissements dans les technologies propres, des règles de contenu local pour les véhicules électriques et les batteries — plus une subvention de 7 000 euros pour les utilisateurs de véhicules électriques.
Pas de consensus de Washington pour les économies en développement
L’Inde et d’autres grands pays à revenu intermédiaire se trouvent dans une position très différente. Après avoir refusé de soutenir les sanctions occidentales contre la Russie, nombre d’entre eux hésitent à s’aligner sur les États-Unis d’une manière qui menacerait leurs relations économiques avec la Chine. L’élection de Lula au Brésil a entraîné la réapparition de réseaux de solidarité Sud-Sud. Le boom des véhicules électriques a fait naître l’idée d’une « OPEP du lithium » et le Chili propose à présent de nationaliser son industrie du lithium. Depuis des années, l’Indonésie exige des entreprises étrangères qu’elles raffinent son nickel dans le pays pour les batteries des véhicules électriques.
Quant à la question de savoir ce que pourrait proposer le G7 pour appâter les pays du Sud, les détails de l’offre restent flous. En septembre dernier, nous avons déjà exposé dans ces pages ce que veulent les pays qui flirtent avec un nouveau non-alignement :
1. Des technologies de base pour alimenter la croissance future ;
2. Du matériel militaire de pointe pour renforcer la sécurité ;
3. L’avantage dans les négociations commerciales avec l’Europe, les États-Unis et le nouveau bloc Russie-Chine ;
4. La possibilité d’acheter des produits de base essentiels tels que les denrées alimentaires, l’énergie, les métaux et les engrais auprès du nouveau bloc russo-chinois ;
5. De meilleures conditions pour restructurer leur dette envers les créanciers occidentaux dans le contexte d’une crise mondiale de la dette en dollars qui menace leur souveraineté.
Le Japon a fait de l’« ouverture au Sud » l’un des objectifs de sa présidence du G7 pour 2023, et certains efforts, certes inégaux, peuvent être observés à cet égard. La réunion des ministres des finances qui s’est tenue à Niigata a débouché sur un communiqué en 26 points qui comporte plusieurs références aux marchés émergents et aux économies en développement. Il souligne l’importance de la restructuration de la dette, des réformes des banques multilatérales de développement et de l’amélioration de la qualité des investissements étrangers directs.
Cela dit, malgré les débats sur « l’apartheid vaccinal » qui ont rythmé ces dernières années, la question du transfert de technologie n’a pas été abordée, pas plus que celle de la sécurité des approvisionnements essentiels, tels que l’alimentation et l’énergie, dans un contexte de chocs géopolitiques sur les marchés des matières premières.
Les ministres des finances du G7 ont toutefois évoqué une nouvelle collaboration avec la Banque mondiale pour « aider les pays en développement à remonter la chaîne d’approvisionnement » des véhicules électriques, des panneaux solaires et des systèmes de stockage. Les échéances sont vagues, mais les orientations politiques encouragent la recherche et le développement conjoints et s’engagent à apporter un soutien non spécifié aux pays à faibles et moyens revenus. Elles mentionnent l’utilisation d’outils tels que « les incitations fiscales, les subventions, les garanties, les prêts et les investissements publics » — exactement ceux qui sont actuellement adoptés par les pays riches.
En l’absence de vastes réformes des institutions de Bretton Woods et d’autres dimensions du système monétaire international, la plupart des pays en développement restent tributaires de sources coûteuses et inconstantes de capitaux d’investissement étrangers, tout en restant exposés à un FMI qui leur impose des mesures d’austérité et des surtaxes punitives à chaque fois qu’ils trébuchent.
Dans son discours, Jake Sullivan assure que les États-Unis s’engagent sans ambiguïté à « ne pas laisser leurs amis de côté ». Alors que les États-Unis « poursuivront sans réserve leur stratégie industrielle chez eux », a-t-il déclaré, « nous voulons qu’ils se joignent à nous ». Mais rien n’indique comment les pays en développement — et en voie de désindustrialisation… — pourraient se joindre aux États-Unis ou à leurs homologues du G7, dont les dirigeants sont préoccupés par le renforcement des sanctions contre la Russie lorsqu’ils se réunissent à Hiroshima. Josep Borrell a déclaré au Financial Times que l’Europe ne pouvait pas tenir pour acquis que les pays en développement étaient de son côté, et qu’elle devait montrer qu’elle soutenait leurs besoins en matière de développement, plutôt que de les forcer à choisir leur camp.
Malgré le discours de Jake Sullivan, il n’existe pas encore d’équivalent au rapport Carnegie 2020 suggérant une voie pour réconcilier les tensions entre la sécurité et l’économie politique intérieure dans le Sud mondial, et ouvrant la voie à un changement substantiel. Le G7 n’a rien fait pour s’attaquer au douloureux fardeau de la dette en Afrique. Son initiative en matière d’infrastructures, le PGII, considérée comme une tentative de contrer les Nouvelles routes de la soie de la Chine, ne dispose pas de ressources suffisantes. Les réformes des quotas de Bretton Woods tournent au ralenti et les droits de tirage spéciaux ne sont pas suffisamment canalisés.
Après le G7, la prochaine fois que le Sud sera à l’ordre du jour, ce sera lors du Sommet pour une nouvelle finance mondiale, qui se tiendra en juin à Paris. Ce sommet s’inspire de l’initiative de Bridgetown, élaborée par la Barbade, qui propose des mesures concrètes pour améliorer l’accès des pays en développement au financement du développement et du climat. Après une certaine confusion sur l’ordre du jour, l’Elysée promet que le sommet permettra de « bâtir un nouveau contrat avec le Nord et le Sud » — il est cependant, explicitement, exempt d’engagements.