Doctrines de la Chine de Xi Jinping

Wang Hui et la Nouvelle Gauche

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 17

Leader de la Nouvelle Gauche chinoise et de la revue intellectuelle la plus influente du pays, Wang Hui est une voix éminente dans les discours académiques, culturels et politiques en Chine. Autrefois chapelle idéologique incarnant les critiques des réformes économiques du Parti, la Nouvelle Gauche a largement abandonné sa position critique vis-à-vis de l'État pour devenir une caisse de résonance du régime actuel. Pour témoigner de ce changement de paradigme, Hui propose ici une réécriture de l'ascension de la Chine — beaucoup plus proche des lignes du Parti.

Auteur
David Ownby
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© Zhang Kechun, «The Yellow River»

Même s’il refuse cette étiquette, Wang Hui (汪晖, né en 1959) est considéré comme le leader de la Nouvelle Gauche chinoise. Professeur de langue et de littérature chinoises à l’université de Tsinghua de Pékin, il a d’abord travaillé sur Lu Xun 鲁迅 (1881-1936), l’écrivain moderne le plus célèbre de Chine. Mais Wang a aussi publié sur un large éventail de sujets, notamment l’histoire, la philosophie, la géopolitique et l’économie, ainsi que la littérature, à l’instar des chercheurs post-modernes engagés en Occident. Son domaine, au sens le plus large, est le « discours ». Il existe des traductions en anglais de certaines de ses œuvres majeures1, mais beaucoup reste encore à traduire, notamment son influent ouvrage en quatre volumes intitulé The Rise of Modern Chinese Thought2(现代中国思想的兴起). 

La Nouvelle Gauche est née dans les années 1990 comme une forme de résistance au néolibéralisme. Une grande partie de cette résistance était purement intellectuelle, suscitée par l’arrogance perçue d’ouvrages comme La Fin de l’histoire et le Dernier Homme de Francis Fukuyama, qui partait du principe que la « victoire » occidentale dans la Guerre froide signifiait que le capitalisme démocratique libéral avait gagné, qu’il n’y avait pas d’autres options pour l’humanité. L’affront a été rendu d’autant plus réel par les réformes du marché en cours en Chine dans les années 1990, réformes qui menaçaient d’écarter l’héritage socialiste du pays dans une poursuite effrénée du développement à tout prix. Pour beaucoup, le « socialisme aux caractéristiques chinoises » ressemblait étrangement au capitalisme, qui semblait mettre en péril à la fois le parti, corrompu par les nouvelles possibilités d’argent rapide, et le peuple, trop souvent laissé sur le bord de la route.

La Nouvelle Gauche était « nouvelle » en ce qu’elle était différente d’une « gauche » plus ancienne et plus conservatrice qui n’avait jamais vraiment approuvé le programme de réforme de Deng Xiaoping ou l’ouverture à l’Ouest. La Nouvelle Gauche — un surnom qui a été choisi par leurs adversaires libéraux pour tenter de les discréditer — était au contraire moderne voire post-moderne et internationalisée. Pratiquement tous les membres éminents du groupe ont profité de l’engagement de la Chine dans le monde pour étudier en Occident — le plus souvent aux États-Unis — et ils ont été attirés par divers courants de la théorie critique populaire dans la gauche universitaire de l’époque : post-modernisme, post-colonialisme, post-structuralisme — souvent abrégé en « post-isme » en Chine. Ils se sont rapidement appropriés ce vocabulaire et l’ont appliqué à la situation de la Chine.

Trois caractéristiques fondamentales ont défini la Nouvelle Gauche chinoise dans les années 1990 et la majeure partie des années 2000. Premièrement, ses représentants étaient opposés au néolibéralisme, à la fois dans son discours hégémonique de « fin de l’histoire » et en raison du défi qu’il représentait pour l’héritage du socialisme chinois au niveau de la base. Deuxièmement, les penseurs de la Nouvelle Gauche ont fait preuve d’une grande créativité en recherchant dans le canon socialiste, en Chine et ailleurs, de nouvelles possibilités. S’ils étaient bien sûr des nationalistes chinois, ils ont relu Marx, Proudhon, John Stuart Mill, James Meade, Antonio Gramsci, Roberto Unger… et Mao Zedong, pour tenter de suggérer que d’autres visions du monde que celle du néolibéralisme étaient non seulement souhaitables mais possibles. Les expériences de grande envergure entreprises sous la direction de Bo Xilai (薄熙来, né en 1949) à Chongqing, qui prétendaient combiner développement rapide et service au « peuple » — c’est-à-dire aux moins fortunés — ont à la fois inspiré et ont été inspirées par la Nouvelle Gauche. Cui Zhiyuan (崔之元, né en 1963), un autre membre éminent de la Nouvelle Gauche, a pris congé de son poste de politologue à l’Université de Tsinghua pour travailler dans l’administration de Chongqing. Enfin, la Nouvelle Gauche a, au cours de cette période, souvent été véritablement critique à l’égard des résultats de la politique de réforme et d’ouverture, dénonçant la corruption de ce qu’ils considéraient comme un capitalisme de connivence et soulignant l’érosion constante des protections pour les pauvres.

C’est à cette époque que, de professeur, Wang Hui gagne en notoriété pour devenir un intellectuel public. De 1996 à 2007, il sera rédacteur en chef de la revue littéraire la plus importante de Chine, Dushu (读书). Il a publié sur une variété étonnante de sujets, notamment la littérature — par des articles sur Lu Xun3et Mao Dun4— l’histoire — à travers des articles sur Liang Qichao5 et le mouvement du 4-Mai6— la nature de la modernité chinoise — et de la modernité en général7— et l’identité asiatique8, ainsi que les problèmes liés au programme de réforme de la Chine contemporaine9

Cependant, la popularité de Wang Hui n’est pas unanime. Il s’est inévitablement fait des ennemis, et son ton critique s’est aiguisé à la suite d’âpres débats avec les libéraux au cours des années 1990 et 2000. Il a été accusé de s’être attribué le prix Cheung Kong Dushu de littérature en 2000, parce qu’il était le rédacteur en chef de la revue qui décernait le prix10. Il a été accusé de plagiat et de mauvaise érudition.

Le texte traduit ici11signale une évolution importante de la pensée de Wang Hui et de celle de la Nouvelle Gauche en général : au cours de la dernière décennie, la Nouvelle Gauche a largement abandonné sa position critique vis-à-vis de l’économie politique et de l’État chinois et est devenue une sorte de simple relais du régime actuel et de ses politiques. Ce processus ne s’est pas déroulé sans heurts. Comme mentionné plus haut, la Nouvelle Gauche était une ardente défenderesse du modèle de Chongqing, et lorsque Bo Xilai est tombé du pouvoir en 2012, Wang Hui a publié un article critique dénonçant les machinations néolibérales à l’origine des événements12. Le texte ci-dessous a été publié en 2010, ce qui suggère que Wang faisait déjà sa paix avec le régime. Les deux événements qui ont incité Wang à changer d’avis sont la montée de la Chine au rang de grande puissance — et le déclin apparent de l’Occident — et l’ascension de Xi Jinping à la présidence.

L’ascension de la Chine au rang de grande puissance a donné de la consistance à la notion qui autrefois plus fantaisiste d’un « modèle chinois ». Si le modèle chinois est une réalité, alors l’hégémonie du néolibéralisme, tout comme le Consensus de Washington et l’école de Chicago d’économie de marché ne sont plus des paradigmes universels. Pour Wang, c’est un changement radical, un changement de paradigme, un moment historique. En outre, Xi Jinping semble déterminé à ce que le socialisme reste un élément crucial du rêve chinois à l’avenir, même si ce qu’il entend par socialisme n’est pas tout à fait clair. Compte tenu de ces changements, protéger la Chine du néolibéralisme ne peut plus être le principal objectif de Wang, et son texte doit être lu comme sa tentative de formuler une nouvelle compréhension du passé, du présent et de l’avenir de la Chine à la lumière du déclin du péril néolibéral.

À mon sens, cela explique l’étrange gravité du texte de Wang, ses silences et ses pauses. Wang essaie sincèrement de travailler à une nouvelle façon de voir le monde après la crise du néolibéralisme. Bien sûr, une grande partie du texte reste une dénonciation du néolibéralisme, mais c’est parce qu’il doit formuler un nouveau récit de la réussite de la Chine sur fond de l’ancien paradigme.

Le succès de la Chine, insiste Wang, dépend avant tout de son accession à la souveraineté, qui a permis à la Chine de suivre sa propre voie, malgré les pressions des hégémonies de gauche et de droite. Jiang Shigong avance un argument similaire dans son ouvrage Philosophie et histoire. Deuxièmement, l’importance de la théorie et de la pratique. Ici, Wang affirme ses racines marxistes et maoïstes, et insiste sur le fait que l’histoire politique du mouvement communiste en Chine doit être lue non pas comme une histoire de lutte entre factions, mais comme une série de débats théoriques résolus par la « pratique » — un euphémisme pour parler du Grand Bond en avant… Troisièmement, à un autre niveau discursif, Wang se fait l’écho de Wang Shaoguang en citant des preuves que le leadership post-Mao, après avoir flirté avec le néolibéralisme, est revenu au peuple. Concrètement, cela fait référence à un certain nombre de réformes habituellement associées à la période Hu-Wen (2002-2013) : les trois questions rurales, la réforme des soins de santé, la réforme du système des entreprises d’État. Ces mesures suggèrent un engagement socialiste renouvelé, et lorsqu’elles sont associées à la compétence dont aurait fait preuve le régime pour négocier la crise financière de 2008 — en plus du tremblement de terre de Wenchuan et des émeutes tibétaines — elles donnent à Wang un grand espoir pour l’avenir.

Wang conserve un esprit critique, et s’abstient d’annoncer un nouveau paradigme audacieux. Si elles sont justes, ses critiques sont familières. La Chine doit s’éloigner de son économie axée sur les exportations et créer un marché intérieur. La Chine doit accorder une attention particulière à ses problèmes environnementaux, qui sont également des problèmes mondiaux. Lorsque Wang demande « Quelle sorte de démocratie la Chine devrait-elle avoir ? », son ton est sérieux. Il a longtemps averti que la démocratie néolibérale n’était pas démocratique du tout, mais c’est une chose de dénoncer son adversaire, une autre de vanter son propre modèle. Alors qu’il réimagine le passé, le présent et l’avenir de la Chine à la lumière de l’échec du néolibéralisme, il ne sait pas encore quelle forme concrète devrait prendre l’engagement de la Nouvelle Gauche envers la démocratie. Mais il a apparemment décidé qu’il aurait plus d’influence au sein des instances du Parti — en faisant partie de l’équipe de Xi Jinping —  et accomplissant le rêve chinois de l’intérieur.

Le développement de l’économie chinoise a défié de nombreuses prédictions. Depuis 1989, l’effondrement de la Chine a été prédit à maintes reprises, mais la Chine ne s’est pas effondrée. Au contraire, les théories d’effondrement se sont effondrées. Pour cette raison, les gens ont commencé à chercher une explication pour savoir pourquoi la Chine non seulement ne s’est pas effondrée, mais a continué à se développer. Dans le processus de réforme et d’ouverture, il y a eu de nombreux débats en faveur et contre la réforme, et ces débats ont souvent porté sur la façon d’évaluer les questions liées à l’ère socialiste et à l’ère de la réforme. De plus en plus de personnes pensent que, quelle que soit la manière dont nous évaluons les réalisations et les difficultés de la période socialiste et de la période de réforme et d’ouverture, l’économie chinoise a été construite sur la base de ces deux traditions. Dans le même temps, la crise financière mondiale actuelle et les contradictions accumulées sur une longue période indiquent également que la Chine ne peut et ne doit pas simplement revenir au modèle de développement du passé, que l’on entende par là le modèle traditionnel d’économie planifiée ou le modèle développementaliste dont le seul objectif était la croissance du PIB. Nous devons trouver une nouvelle façon de penser l’expérience de la Chine au cours des 60 dernières années.

Le caractère souverain indépendant et sa signification politique

Dans les discussions sur le modèle chinois, de nombreux universitaires mettent l’accent sur la stabilité du développement de la Chine, arguant qu’il n’y a pas eu de grande crise. Ceci est incorrect. Au cours des trente années de réforme et d’ouverture, la plus grande crise de la Chine a été celle de 1989. La Chine a survécu à cette grande crise, mais les traces de cette issue malheureuse peuvent encore être trouvées dans différents domaines. Cette crise avait également un aspect international, bien qu’elle ait été politique et non économique. La crise de la Chine peut être considérée comme le prélude à la crise de l’Union soviétique et de l’Europe de l’Est. Comme la Chine, ces pays étaient également des pays socialistes dirigés par des partis communistes, alors pourquoi la Chine n’a-t-elle pas chuté comme eux ? Quelles sont les caractéristiques qui ont maintenu la stabilité de la Chine et alimenté la croissance rapide de la Chine ? Après 30 ans de réformes, comment les conditions qui ont rendu cela possible ont-elles changé ? Si nous voulons discuter de la voie chinoise ou du caractère unique de la Chine, c’est la première question à laquelle nous devons répondre.

L’effondrement de l’Union soviétique et de l’Europe de l’Est avait des causes historiques complexes et profondes, notamment l’opposition entre le bureaucratisme et les masses, la politique autoritaire de l’époque de la guerre froide et les difficultés de subsistance du peuple causées par une économie de pénurie, entre autres. A titre de comparaison, la capacité d’auto-renouvellement du système chinois s’est avérée beaucoup plus forte. Même après les conflits de la Révolution culturelle, au cours de laquelle des fonctionnaires de haut niveau de l’État et du parti ont été envoyés par Mao Zedong pour travailler et vivre au niveau de la base de la société, l’État a fait preuve de réactivité face aux besoins de la société de base lorsque ces mêmes fonctionnaires ont repris le pouvoir à la fin des années 1970. Ce n’était pas le cas en Union soviétique et en Europe de l’Est. Mais je ne m’engagerai pas ici dans une discussion détaillée des tenants et aboutissants de ces questions. Mon propos principal est de souligner la différence entre le système chinois et ceux de l’Union soviétique et de l’Europe de l’Est, à savoir que la Chine a cherché de manière indépendante et autonome sa ligne de développement social, et a créé sur cette base sa position souveraine unique.

Dans ses mémoires, Egon Krenz (né en 1937), le dernier secrétaire général du parti communiste de l’ancienne Allemagne de l’Est, a expliqué les raisons de l’effondrement du pays après 1989, et a mentionné de nombreux facteurs, dont les plus importants étaient les changements internes au sein de l’ensemble du bloc URSS-Europe de l’Est provoqués par les changements en Union soviétique. Pendant la guerre froide, les économistes occidentaux ont souvent utilisé la notion de « règle Brejnev » pour se moquer de la « souveraineté incomplète » des pays d’Europe de l’Est. Selon les termes du « Consensus de Washington », les pays d’Europe de l’Est n’avaient pas une souveraineté totale, mais étaient sous le contrôle de l’Union soviétique, de sorte que si l’Union soviétique avait des problèmes, l’ensemble du système URSS-Europe de l’Est s’effondrerait. 

Après la Seconde Guerre mondiale, le système de la souveraineté nationale a été affirmé, mais, dans le monde de l’époque, très peu de pays possédaient une véritable souveraineté. C’était vrai non seulement des pays du bloc soviétique, mais aussi de ceux de l’alliance occidentale. En Asie, la souveraineté de pays comme le Japon et la Corée dans la structure de la guerre froide était soumise à la stratégie mondiale américaine, ce qui signifie qu’ils n’étaient pas des nations totalement souveraines. Dans le cadre de la structure de la guerre froide, les deux camps étaient des systèmes de nations alliées, et si l’hégémon de l’un ou l’autre camp subissait un changement ou une transformation politique, les autres pays en seraient nécessairement profondément affectés.

À la fin de la guerre civile en Chine, la RPC a été établie. Au début de l’histoire de la RPC, la Chine se situait du côté socialiste du système bipolaire de la guerre froide, et le conflit entre les Etats-Unis et la Chine en Corée au début des années 1950 n’a fait qu’accroître l’antagonisme entre la Chine et les Etats-Unis et leurs alliés. Au cours de cette période, et surtout pendant la période du premier plan quinquennal (1953-1957), le développement industriel de la Chine, sa reconstruction d’après-guerre et son statut international ont tous reçu une aide immense de l’Union soviétique, et dans un certain sens, on peut dire que la Chine était dans une relation de dépendance avec l’URSS. 

Néanmoins, tout comme le processus révolutionnaire chinois a eu sa propre voie unique, la Chine a finalement cherché sa propre voie de développement unique également. À partir du milieu des années 1950, la Chine a soutenu activement le mouvement des non-alignés, et plus tard, elle a également développé des différends ouverts avec l’Union soviétique, non seulement sur des questions politiques, mais aussi sur des questions économiques et militaires, et s’est progressivement détachée de ce que certains universitaires ont appelé sa « relation de lignée » (宗主关系) avec l’URSS, établissant sa propre position indépendante dans le système socialiste et dans le monde. 

Malgré la division du détroit de Taiwan, le caractère politique de la nation chinoise est souverain et hautement indépendant et autonome, et les systèmes économiques et industriels nationaux façonnés sous la direction de ce caractère politique sont également hautement indépendants et autonomes. Sans cette autonomie comme condition préalable, il est très difficile d’imaginer la voie de l’ouverture et de la réforme de la Chine, et il est également très difficile d’imaginer le destin de la Chine après 1989. Au début du processus de réforme et d’ouverture, la Chine disposait déjà d’un système économique national indépendant et autonome, ce qui était une condition préalable à la réforme. La réforme de la Chine a sa propre logique interne ; c’est une réforme autonome, une réforme dynamique et non passive, qui est complètement différente des diverses « révolutions de couleur » d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient et de leurs contextes complexes. 

Le développement de la Chine n’est pas seulement différent des économies dépendantes d’Amérique latine, il est également différent du modèle est-asiatique tel que représenté par les expériences du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan — même si en termes de rôle joué par l’État, de politique industrielle gouvernementale et sur certaines stratégies de développement, il existe des similitudes et des interactions. Mais d’un point de vue politique, la condition préalable à la réforme de la Chine était l’autonomie, alors que dans une large mesure, le développement de ces pays peut être considéré comme dépendant — la différence avec l’Amérique latine est que les relations de dépendance de la guerre froide sont devenues la condition préalable politique du développement.

Cette nature souveraine relativement indépendante et complète a été créée par la pratique d’un parti politique, et c’est une caractéristique remarquable de la politique du vingtième siècle. Peu importe le nombre d’erreurs théoriques ou de pratique commises par le Parti communiste chinois, son anti-impérialisme et son débat ultérieur avec l’Union soviétique ont été les éléments de base qui ont abouti à la souveraineté de la Chine, et sur ces questions, on ne peut pas porter un jugement limité basé sur des détails mineurs. Grâce à son débat ouvert avec le Parti communiste de l’Union soviétique, la Chine s’est d’abord débarrassée de la relation lignagère entre les deux partis, puis de la relation lignagère entre les deux pays, devenant ainsi un nouveau modèle indépendant. 

En d’autres termes, les racines de cette souveraineté sont politiques, une indépendance politique particulière développée au cours des relations entre les partis politiques et des progrès politiques, et exprimée dans les domaines de l’État et de l’économie, entre autres. Il est difficile de comprendre la signification de l’indépendance et de l’autonomie à partir des notions standard de souveraineté. Dans l’histoire du colonialisme, les notions standard de souveraineté n’avaient peut-être aucun rapport avec l’indépendance et l’autonomie ; par exemple, les pays qui signaient des traités inégaux étaient, du point de vue du droit international, des nations souveraines, mais cette souveraineté n’avait rien à voir avec l’indépendance et l’autonomie. En fait, la dissolution progressive de la structure extrêmement polarisée de l’époque de la guerre froide est liée à la critique constante de la Chine et à sa lutte contre cette structure bipolaire ; si la Chine n’était pas entrée en scène, la possibilité que les États-Unis et l’URSS s’engagent dans une résistance directe aurait été beaucoup plus grande.  

Dans les domaines de l’économie, de la politique et de la culture, les explorations de la Chine sur la voie du socialisme et ses expériences de réforme ont produit toutes sortes d’erreurs, de problèmes et même de résultats tragiques, mais au cours des années 1950, 1960 et 1970, le gouvernement et le parti politique chinois ont continuellement ajusté leurs politiques. Ces ajustements n’étaient pas dirigés par des forces extérieures, mais étaient pour la plupart des auto-ajustements basés sur les problèmes rencontrés au cours de la pratique. En tant que mécanisme par lequel un parti politique corrige sa trajectoire, les débats théoriques, et surtout les débats théoriques ouverts, ont joué un rôle important dans le processus d’auto-ajustement et d’auto-réforme dans lequel le parti et la nation étaient engagés. En raison de l’absence de mécanisme démocratique au sein du PCC, les luttes de ligne peuvent souvent se transformer en luttes de pouvoir alimentées par des attaques impitoyables, mais ces facteurs ne doivent pas occulter l’importance historique des débats sur la ligne ou la théorie. 

Dans cette perspective, nous devons repenser certaines interprétations habituelles de l’ère de la réforme, par exemple l’idée que la réforme ne possédait pas de modèle ou de stratégie préconçue, que nous avons « traversé la rivière en tâtant les pierres. » C’est évidemment exact, mais en fait, l’absence de modèle préconçu est la caractéristique particulière de toute la révolution chinoise, et Mao Zedong a dit quelque chose à cet effet dans « Sur la contradiction ». Sur quoi nous appuyons-nous lorsque nous n’avons pas de modèle ? Nous nous appuyons sur le débat théorique, sur la lutte politique, sur la pratique sociale. Sur ce que nous appelons « de la pratique à la pratique ». 

Mais la conclusion de Mao concernant la pratique est en soi théorique ; la pratique ne peut pas ne pas posséder de conditions préalables et d’orientations. En l’absence d’orientations de valeurs fondamentales, nous ne saurions pas où nous allons lorsque nous « traversons la rivière en tâtant les pierres ». Dans « Sur la pratique », Mao Zedong cite un passage de Lénine : « Sans théorie révolutionnaire, il n’y aurait pas de mouvement révolutionnaire. » La création et la promotion de la théorie révolutionnaire jouent également un rôle décisif à certains moments clés. Lorsqu’il y a quelque chose à faire (et peu importe quoi) en l’absence d’un programme, d’une méthode, d’un plan ou d’une politique, la façon dont vous vous y prenez pour décider d’un programme, d’une méthode, d’un plan ou d’une politique est d’une importance décisive. Lorsque la politique, la culture, la superstructure, etc., entravent le développement de la base économique, alors la politique et la culture sont les éléments centraux et deviennent les choses les plus décisives.

© Zhang Kechun, «  The Yellow River  »

Dans le processus de révolution et de réforme de la Chine, le débat théorique a joué un rôle très important. Les origines des théories relatives à la réforme se trouvent dans les idées liées à l’économie socialiste de la marchandise, ce qui signifie qu’elles se sont développées à partir de discussions sur des notions telles que les marchandises, l’économie de la marchandise, les lois de la valeur et les droits bourgeois, tout comme elles ont été modelées par la pratique socialiste. La discussion de la question de la loi de la valeur est apparue dans les années 1950 avec la publication des essais de Sun Yefang (孙冶方, 1908-1983) et de Gu Zun (顾准, 1915-1974), dans le contexte plus large de la scission sino-soviétique et de l’analyse par Mao Zedong des contradictions au sein du socialisme chinois. La même question est redevenue un sujet central dans les débats internes du Parti au milieu des années 1970. 

Sun Yefang était un éminent économiste chinois qui a encouragé les réformes du marché bien avant que le Parti ne mette finalement en œuvre de telles réformes. Gu Zhun était une figure majeure dans le développement de la discipline de la comptabilité en Chine durant la période républicaine, qui s’est ensuite tourné vers le marxisme et finalement vers le libéralisme économique lorsqu’il a été emprisonné pour avoir dit ce qu’il pensait dans les années 1950. La publication posthume de ses journaux de prison dans les années 1990, qui illustraient sa « réinvention » des principes d’une économie libérale, a fait grand bruit.

En l’absence de tels débats théoriques, il est très difficile d’imaginer comment les réformes ultérieures ont pu se développer selon la logique de la loi de la valeur, de la répartition selon le travail, de l’économie socialiste de la marchandise et même de l’économie socialiste de marché. Aujourd’hui, les débats sur la voie de développement à suivre ne se limitent plus, comme par le passé, aux débats internes aux partis, mais l’importance des débats théoriques pour les ajustements de la ligne politique reste très importante. S’il n’y avait pas eu de critiques et de résistance au développementalisme pur axé sur le PIB de l’intérieur et de l’extérieur de l’establishment dans les années 1990, l’exploration du nouveau modèle de développement scientifique 科学发展模式[16] n’aurait jamais été à l’ordre du jour.

Par « développementalisme », Wang Hui fait référence à une vision néolibérale de la croissance économique qui met l’accent sur le développement. Le nouveau modèle de développement scientifique a été approuvé par les autorités du PCC en octobre 2005, lors de la réunion du cinquième plénum du 16e Comité central, et devait être un correctif au « développementalisme aveugle ».

Dans les années 1990, à la suite du changement de la structure politique de la Chine, les débats dans les cercles intellectuels chinois ont partiellement remplacé la fonction de ce qui était jusqu’alors des débats internes au parti sur la ligne, et ont eu des impacts importants sur les ajustements de la politique nationale sur les trois questions rurales (三农) des années 1990, sur les réformes médicales (医疗改革) après 2003, sur la réforme des entreprises publiques (国企改革) et les droits du travail (劳动权利) en 2005, et sur la théorie, la propagande et les mouvements sociaux liés à la protection de l’environnement. 

De nos jours, les gens parlent souvent de la démocratie comme d’un mécanisme correcteur, mais en fait, les débats théoriques ou les débats sur la ligne du parti sont également des mécanismes correcteurs, des mécanismes correcteurs pour le PCC. En raison de l’absence de mécanismes démocratiques au sein du PCC, dans l’histoire du vingtième siècle, les débats sur la ligne du parti ont souvent produit de la violence et de l’autoritarisme, et nous devrions y réfléchir longuement, mais la critique de la violence qui a caractérisé la lutte interne au parti ne devrait pas nous amener à nier la lutte théorique ou la lutte sur la ligne du parti, car en fait, ces dernières servent de mécanisme nous permettant de nous débarrasser de l’autoritarisme et de trouver la voie de l’autocorrection. Le slogan « la pratique est le seul test de la vérité » affirme l’importance absolue de la pratique, mais cette question fondamentale est elle-même théorique, et nous ne pouvons comprendre l’importance de ce slogan qu’en saisissant l’importance du débat théorique.

Le dynamisme paysan

Que ce soit dans les premières luttes révolutionnaires ou pendant l’ère de la construction et des réformes socialistes, les sacrifices et les contributions de la classe paysanne ont été énormes, et son esprit dynamique et sa créativité ont été profondément impressionnants. Par rapport à d’autres pays du tiers monde, au cours du vingtième siècle, la mobilisation de la société rurale chinoise et les réformes organisationnelles de la société rurale ont été révolutionnaires et sans précédent. Dans le sillage de la révolution et de la réforme agraire, l’ordre rural tout entier a été réorganisé en profondeur. 

Cette longue et intense période de réforme rurale a produit trois résultats importants : tout d’abord, la classe paysanne a obtenu un fort sentiment de conscience politique ; même en Europe de l’Est ou en Union soviétique, nous avons rarement vu une lutte armée et une révolution agraire aussi durables. En l’absence de ce contexte, la mobilisation paysanne de longue durée, avec les relations foncières et la réforme au cœur, aurait été impossible. Par rapport à de nombreux pays socialistes et post-socialistes, la valeur de l’égalité est plus profondément ancrée dans le cœur du peuple chinois.

Deuxièmement, si nous voulons vraiment comprendre la relation entre les mouvements socialistes chinois et les mouvements paysans, nous devons également comprendre le rôle du parti révolutionnaire chinois. La création du PCC était un produit du mouvement communiste international, mais ce qui était différent, c’est que la mission principale de ce parti socialiste était de mobiliser les paysans, et par la mobilisation des paysans de créer une nouvelle politique et une nouvelle société. Après trente ans de révolution armée et de lutte sociale, ce parti a fini par être lié aux mouvements sociaux au niveau le plus élémentaire, et sa nature populaire et sa capacité d’organisation et de mobilisation sont très différentes de celles des partis des pays socialistes d’Europe de l’Est. 

Les médias et les commentateurs d’aujourd’hui attribuent trop souvent le succès ou l’échec de la révolution chinoise à telle ou telle figure de proue, et omettent de discuter pleinement du processus révolutionnaire lui-même. Et à cause des réflexions sur la violence qui s’est produite au cours de la révolution, ils ignorent ou même nient que le processus a produit un nouvel organisme social.  Pour mener à bien la révolution socialiste dans une société composée principalement de paysans, nous devons accorder une importance cruciale au dynamisme subjectif, à la volonté subjective des dirigeants, mais ne considérer que cet aspect nous rend incapables de comprendre l’histoire.

Troisièmement, les nouvelles relations foncières produites par la révolution chinoise et la reconstruction ont fourni la condition préalable aux réformes. S’ils n’avaient pas connu ce genre de transformation sociale profonde, il est difficile d’imaginer que les paysans traditionnels et leur organisation sociale auraient pu faire preuve de ce genre de dynamisme. Sur ce point, il suffira de jeter un coup d’œil aux conditions des sociétés paysannes ou des sociétés de marché en Asie — en particulier en Asie du Sud — et en Amérique latine pour comprendre clairement que dans ces sociétés où, même aujourd’hui, elles n’ont pas connu de réformes foncières aussi intenses, les paysans restent pour la plupart dépendants des propriétaires terriens ou de l’encomienda, et ils n’ont pas et ne peuvent pas développer un fort sentiment d’autonomie. Le processus de réforme agraire est intimement lié à la diffusion de l’éducation rurale et à l’augmentation de l’alphabétisation, ainsi qu’à la croissance de la capacité d’auto-organisation et des capacités techniques. Dans les conditions de la réforme du marché, l’héritage de ces expériences antérieures a été transformé, devenant les conditions préalables d’une économie de travail mature.

Face au néolibéralisme, la société chinoise, par rapport à d’autres sociétés, a été plus forte pour exiger l’égalité et rejeter la corruption, et pour cette raison, les classes inférieures ont joué un rôle fort en tant que freins et contrepoids. Cette situation est différente de celle du début des années 1990, lorsque plusieurs pays ont évolué rapidement vers l’oligarchie, et la raison de cette évolution n’a pas seulement à voir avec le pays ou le Parti, mais doit également être expliquée sous l’angle de la force sociale. À la fin du vingtième siècle, les questions liées aux trois problèmes ruraux et à la main-d’œuvre migrante, telles que la manière de traiter les problèmes urbains-ruraux dans une économie de marché, ou la manière de résoudre le problème des terres, sont redevenues des sujets de discussion dans la Chine contemporaine. En raison du degré élevé de dépendance de l’économie rurale à l’égard de l’économie urbaine et du processus de commercialisation, de nombreux paysans ont migré, devenant une nouvelle classe ouvrière urbaine, et une paysannerie autrefois ancrée dans les relations foncières rurales est transformée en une source de main-d’œuvre à bas prix pour les zones côtières et pour l’industrie et le commerce urbains. Ce processus a une relation profonde avec la crise contemporaine des zones rurales.

Le rôle de l’État

Un autre élément crucial pour comprendre la Chine de l’ère des réformes est de comprendre la nature de l’État chinois et sa transformation. Comme l’ont démontré de nombreux historiens, l’Asie de l’Est possède une riche et ancienne tradition d’États et de relations étatiques. Par exemple, Giovanni Arrighi (1937-2009) a soutenu dans son récent livre, Adam Smith in Beijing, que : « Dans le contexte des États-nations et des systèmes interétatiques, l’économie nationale n’est pas une invention de l’Occident… Pendant tout le XVIIIe siècle, le marché national le plus important du monde ne se trouvait pas en Europe mais plutôt en Chine. » Il analyse ensuite les raisons du développement de l’économie chinoise contemporaine, et notamment son attrait pour les capitaux extérieurs, et affirme que « Le principal attrait de la RPC pour les capitaux étrangers n’est pas ses riches ressources en main-d’œuvre bon marché….mais plutôt la qualité élevée de cette main-d’œuvre en termes de santé, d’éducation et de capacité d’autogestion, associée à l’expansion rapide de la capacité de production de l’économie nationale chinoise. » Dans sa conception, Adam Smith n’était pas un chef de file dans la création de l’ordre du marché, mais plutôt un penseur aux idées pénétrantes sur la nature de la régulation du marché par l’État. Suivant généralement cette ligne d’analyse, l’économiste de l’Université de Pékin Yao Yang 姚洋 (né en 1964), dans un résumé des conditions à l’origine du développement économique de la Chine, a soutenu qu’un gouvernement neutre ou un État neutre constituait les conditions préalables au succès des réformes de la Chine.

La capacité de l’État est une question importante dans le contexte des réformes. J’ai deux observations à faire pour compléter les propos d’Arrighi et de Yao Yang. Le point de vue d’Arrighi est construit sur un récit dans lequel les marchés nationaux chinois et asiatiques ont une longue tradition. Pourtant, en l’absence de la révolution chinoise et de sa réorganisation des relations sociales, il est difficile d’imaginer que le « marché national » traditionnel se transforme automatiquement en un nouveau marché national. Les efforts déployés par les Qing tardifs pour bâtir une force militaire et un système commercial grâce à la force de l’État, et les efforts inlassables de réforme agraire après la révolution de 1911 ont créé un marché national différent de celui des temps traditionnels, nouvellement configuré sur le plan intérieur et dans les relations avec les pays étrangers. 

En critiquant le « Plan de développement national » de Sun Yat-sen, Lénine a souligné que la révolution agraire et un nouveau programme national aux accents socialistes ou de bien-être populaire rempliraient les conditions préalables au développement du capitalisme agricole. En discutant de la nature de l’État chinois moderne, nous ne pouvons pas l’abstraire des conditions préalables des relations foncières apportées par la révolution chinoise et le changement de statut de la paysannerie. Par exemple, les gens critiquent l’expérience du Grand Bond en avant, mais notent rarement que cette même expérience était le résultat des changements continus des relations foncières dans la Chine moderne. D’une part, la petite économie paysanne des lignages et des familles a pris fin, et d’autre part, la propriété familiale, le lignage et les relations territoriales ont été réorganisés en un nouvel ensemble de relations sociales. Les réformes villageoises étaient des réformes du système communal, mais en même temps, elles étaient aussi construites sur la base des relations sociales créées par cette expérience. Les premières réformes villageoises ont été menées à l’initiative de l’État, un mouvement de réforme impliquant de nombreux efforts pour gérer et ajuster les prix des produits ruraux. Ce mouvement de réforme a en fait hérité de nombreux éléments, et le développement de l’industrie des townships vers les entreprises des townships s’est déroulé selon une logique qui n’était pas celle du néolibéralisme. 

Sur ce thème, on peut renvoyer à l’ouvrage de Barry Naughton, Chinese Institutional Innovation and Privatization from Below, The American Economic Review 84.2, mai 1994, notamment les pages 266-270.

Quant à l’argument de Yao Yang selon lequel l’histoire de la révolution moderne et du socialisme a produit un gouvernement neutre, la condition préalable à cela n’était en fait pas la neutralité. La pratique socialiste de la Chine s’est consacrée à la création d’un État qui représenterait les intérêts universels de la majorité du peuple, et la condition préalable à cela était une rupture avec la notion selon laquelle l’État ou le gouvernement serait lié à des intérêts particuliers. D’un point de vue théorique, cette pratique de l’État socialiste a été produite par une révision précoce de la théorie marxiste, et des textes comme « Sur les dix grandes relations » et « Sur le traitement correct des contradictions au sein du peuple » de Mao Zedong constituent la base de cette nouvelle théorie de l’État. Parce qu’un État socialiste prend pour mission la représentation des intérêts de la majorité, alors dans les conditions du marché, il est plus libre que d’autres formes d’État des liens avec les groupes d’intérêts. Ce n’est qu’en ce sens que nous pouvons le décrire comme un État neutre. 

© Zhang Kechun, «  The Yellow River  »

C’est un élément clé du succès des premières réformes, et c’est la base de la légitimité des réformes. Sans cette condition préalable, les différentes couches sociales auront du mal à croire que la réforme poussée par l’État représente les intérêts de cette couche. En outre, le terme technique « neutre » camoufle son contenu réel, à savoir que le caractère universel des intérêts représentés par l’État est construit sur la base de la révolution chinoise et de la pratique socialiste. Au moins dans la première période de la réforme, la légitimité du programme provenait précisément du fait que les intérêts représentés par l’État socialiste étaient universels. 

Il est difficile de définir la nature de l’État chinois sur la base d’une seule formule car il contient en lui de nombreuses traditions. Dans le processus de réforme, les gens ont souvent utilisé des étiquettes telles que « réforme » et « anti-réforme », « progressiste » et « conservateur », pour décrire les contradictions et les luttes entre ces traditions, du point de vue de l’histoire des tendances de développement, les tensions, les contrepoids et les contradictions entre les traditions ont également joué un rôle important. Au cours de la période socialiste, nous avons vu deux, voire plusieurs forces qui se sont mutuellement alimentées, ainsi que la sublimation de l' »extrême gauche » et de l' »extrême droite » ; lorsque les réformes du marché sont devenues le courant dominant, s’il n’y avait pas eu les freins et contrepoids de la force socialiste au sein de l’État, du parti et de tous les domaines sociaux, l’État aurait rapidement été monopolisé par les groupes d’intérêt. Au milieu des années 1980, des appels à la privatisation ont été lancés, mais contre une forte résistance de la part de l’establishment et de l’extérieur, l’idée d’établir d’abord le mécanisme du marché a prévalu. C’est la clé qui a permis à la Chine de résister au traitement de choc à la russe. 

En d’autres termes, le capital social accumulé pendant la période socialiste a constitué un frein à la politique sociale à ce moment clé de la transformation. Même dans ce sens, il nous est difficile de définir ces forces critiques comme opposées à la révolution. En fait, dans les débats idéologiques qui ont éclaté dans les années 1990, nous pouvons trouver un phénomène similaire. La critique du développementalisme a finalement stimulé l’émergence d’idées liées au développement scientifique ou à d’autres types de développement. La condamnation universelle de la société chinoise et sa résistance à la corruption ont également été une force poussant à la réforme du système. La neutralité de l’État est née de l’interaction mutuelle entre les forces non neutres susmentionnées.

Il y a de nombreuses leçons à tirer de la réforme, telles que le talent et la stratégie humaine, la réforme de l’éducation et d’autres politiques et mesures économiques, mais j’ai le sentiment que les points évoqués ci-dessus sont fondamentaux et que, pour cette raison, ils sont souvent négligés. Ces points font partie des caractéristiques les plus uniques de l’expérience chinoise du vingtième siècle. 

Changements dans la structure de la souveraineté

Dans les nouvelles conditions de la mondialisation, de la régionalisation et de la commercialisation, toutes les conditions évoquées ci-dessus sont confrontées à un défi important : les bases des relations sociales, des activités économiques et des sujets politiques subissent des changements. Si nous ne parvenons pas à saisir les nouvelles conditions historiques et la direction dans laquelle elles évoluent, il sera difficile de parvenir à des mécanismes et des politiques nouveaux et efficaces. Pour comprendre ces changements, nous devons ajouter quelques remarques sur certaines nouvelles tendances du monde contemporain.

Premièrement, avec la tendance de la mondialisation, la souveraineté traditionnelle subit actuellement une grande transformation. Le processus actuel de mondialisation s’exprime de deux manières fondamentales. La première est la mondialisation des mouvements transnationaux de capitaux, qui entraîne une production, une consommation et des déplacements transnationaux, impliquant de nombreux migrants dans une relation de dépendance vis-à-vis des marchés créés par le commerce et les investissements et les dangers qui y sont associés. La seconde est constituée par les nouvelles agences internationales de régulation créées pour gérer et répondre aux mouvements transnationaux de capitaux et à leurs dangers, comme l’OMC, l’Union européenne et d’autres organisations nationales ou régionales. Le premier type de mondialisation s’apparente davantage à une force non gouvernementale, tandis que le second est un mécanisme conçu pour coordonner et contrôler cette force non gouvernementale, et les deux fonctionnent simultanément.

Dans le sillage de ces changements importants, la forme de la souveraineté de l’État a nécessairement aussi évolué : dans le contexte des mouvements mondiaux de capitaux, à partir du début des années 1980, l’économie chinoise s’est progressivement orientée vers un mode axé sur l’exportation, la production transnationale ayant fait de la Chine « l’usine du monde », ce qui était complètement différent de la relation passée entre le travail et le capital, entraînant également des changements sous la forme de nouvelles relations entre les zones côtières et intérieures et entre les villes et les zones rurales. Avec l’ouverture progressive du système financier, les réserves étrangères de la Chine ont bondi pour atteindre la première place mondiale, et l’économie est devenue très dépendante des marchés internationaux, en particulier du marché américain. L’idée de « Chimerica » est peut-être exagérée, mais étant donné la transformation de l’économie nationale relativement indépendante en une forme contenant une dépendance considérable — des marchés extérieurs — le terme délivre néanmoins un message puissant.

« Chimerica » est un concept inventé par l’historien Niall Ferguson qui fait référence à la relation économique symbiotique et codépendante entre la Chine et les États-Unis. On pourra se reporter à son ouvrage de référence The Ascent of Money : A Financial History of the World, Allen Lane, 2008.

Dans le contexte des nouvelles agences de régulation, la Chine a adhéré à l’OMC et à d’autres traités et accords internationaux et participe activement aux organisations régionales, à tel point qu’il est difficile de discuter de la structure de la souveraineté de la Chine d’un point de vue traditionnel. La crise financière actuelle a révélé que la racine de la crise elle-même réside précisément dans la menace pour l’autonomie sociale, en d’autres termes, une crise n’importe où peut devenir notre propre crise. Et nous ne pouvons pas résoudre la crise en utilisant simplement les anciens outils de la souveraineté (par exemple, lorsque les pratiques commerciales internationales de la Chine sont accusées de dumping, de subventions ou de protectionnisme spécial, la Chine ne peut pas résoudre le problème en utilisant simplement la souveraineté nationale, mais doit plutôt passer par une médiation internationale ; les dangers des réserves de change élevées ne peuvent pas non plus être résolus par les outils de la souveraineté nationale, mais doivent à nouveau passer par des traités et une protection internationaux ; les maladies contagieuses et leur prévention sont désormais des questions internationales également). La coopération internationale est un choix inévitable. C’est pourquoi, dans les conditions de la mondialisation, dans les réseaux internationaux ouverts, comment façonner une nouvelle forme de souveraineté autonome est une nouvelle question qui exige de consulter l’histoire et d’engager une réflexion renouvelée.

Ensuite, non seulement dans le domaine de la mondialisation, mais aussi sur le plan intérieur, la nature de l’État change également. Décrire simplement la Chine comme un « État extrêmement souverain » revient trop souvent à confondre le côté positif et le côté négatif. Contrairement à la Russie, les réformes de la Chine ne sont pas passées par la thérapie de choc, et la capacité de l’État à guider l’économie reste assez forte. Le système financier chinois est relativement stable, car la Chine n’a pas complètement emprunté la voie néolibérale ; les terres chinoises n’ont pas été privatisées — même si les terres peuvent facilement changer de mains pour répondre aux demandes du marché — ce qui a non seulement fourni la base pour la préservation de la nature peu coûteuse de la société rurale chinoise, mais a également rendu possible les organisations nationales utilisant les ressources foncières pour initier et faire avancer les certificats fonciers. 

Les certificats fonciers sont associés à la Nouvelle Gauche et sont considérés comme des moyens de dédommager les paysans pour les terres indésirables, leur permettant de migrer vers les villes et permettant à l’État de restructurer le secteur rural. Voir Cui Zhiyuan, « Partial Intimations of the Coming Whole : The Chongqing Experiment in the Light of the Theories of Henry George, James Meade, and Antonio Gramsci », Modern China, 37.6, 2011, pp. 646-660.

Tous ces sujets sont liés à la capacité de l’État et à sa signification. L’État chinois doit assumer ses responsabilités, par exemple en résolvant activement la crise rurale, en reconstruisant le système de sécurité sociale, en protégeant l’environnement, en augmentant les investissements dans l’éducation et en réformant le système éducatif. Sur ces fronts, le gouvernement chinois doit transformer sa posture de gouvernement de développement en gouvernement de protection sociale, une transformation qui obligera également l’économie chinoise à ne plus dépendre excessivement des exportations et à se tourner vers une économie tirée par la demande interne.

La possibilité de mener à bien ces politiques sociales positives ne dépendra pas uniquement de la volonté de l’État. Après 30 ans de réforme et les efforts de ceux qui poussent aux réformes du marché, les organes de l’État sont profondément impliqués dans les activités du marché au point qu’il n’est plus approprié de décrire les différents bureaux et ministères de l’État comme « neutres ». L’État ne fait pas cavalier seul, mais est intégré dans la structure sociale et en relation avec les groupes d’intérêt. La question de la corruption aujourd’hui n’est pas uniquement une question de corruption de fonctionnaires individuels, mais est également liée aux politiques sociales, aux politiques économiques et à la question des intérêts particuliers. 

Par exemple, le développement de l’industrie à forte teneur en carbone et des projets énergétiques a souvent été dominé, voire monopolisé, par certains groupes d’intérêt. Les efforts visant à contenir ces groupes par le biais de la politique publique comprennent des discussions publiques, des mouvements de protection sociale et différentes traditions au sein de l’État et du parti. À la fin des années 1990, par exemple, le grand débat sur les « trois problèmes ruraux » a entraîné un ajustement de la politique rurale nationale ; en 2003, la crise du SRAS a donné lieu à un grand débat sur le système de soins de santé et a conduit à des changements ; en 2005, le débat sur la réforme du système des entreprises d’État et un mouvement ouvrier à grande échelle ont conduit à une série de politiques connexes ; les appels provenant de l’intérieur du système de l’État exigeant la fin de la corruption et une discipline stricte du parti ont donné l’impulsion aux mouvements de lutte contre la corruption. Mais les relations d’intérêt nationales et internationales ont pénétré les mécanismes de l’État à un degré sans précédent, au point que même le processus d’élaboration des lois, la question de savoir comment garantir que l’État et ses politiques publiques représentent des intérêts larges et non les intérêts de groupes d’intérêt minoritaires, est déjà devenu un problème pressant.

Cet ensemble de politiques menées par le régime Hu-Wen a signalé un regain d’intérêt de l’État pour les moyens de subsistance de base de la population.

© Zhang Kechun, «  The Yellow River  »

Changements dans la structure de la souveraineté

Une discussion sur l’État a une incidence directe sur la question du développement des mécanismes démocratiques. Les discussions sur la question de l’État chinois doivent affronter un paradoxe fondamental : d’une part, en comparaison avec les gouvernements de nombreux autres États, la capacité du gouvernement chinois est largement reconnue, comme en témoigne la mobilisation de l’aide à la suite du tremblement de terre de Wenchuan (汶川大地震) qui s’est produit en mai 2008, l’élaboration rapide de plans de sauvetage du marché après la crise financière, l’organisation réussie des Jeux olympiques de 2008 et l’efficacité de divers gouvernements locaux en termes de développement organisationnel et de résolution des crises — tous ces éléments signalent les avantages exceptionnels de la capacité de l’État chinois. 

Pourtant, d’un autre côté, même si les sondages d’opinion montrent que le peuple est globalement satisfait des performances du gouvernement, il n’en reste pas moins que, dans certaines régions et à certaines périodes, les contradictions entre les fonctionnaires et le peuple sont très aiguës, et que la capacité de mise en œuvre des politiques des différents niveaux de gouvernement ainsi que leur niveau d’honnêteté sont souvent sujets à caution. La question la plus cruciale est que ces types de contradictions déclenchent souvent une crise de légitimité. En revanche, dans certains pays, même si la capacité de l’État est faible et le gouvernement inefficace, l’économie à la traîne et les politiques sociales non impliquées, il n’existe toujours pas de crise politique systémique. Cette question est intimement liée à la démocratie en tant que source de légitimité politique.

Dans les années 1980, la question de la démocratie semblait assez simple. Après avoir traversé 20 ans de mobilisation démocratique, d’une part, la démocratie était toujours la source la plus importante de légitimité politique ; d’autre part, la simple importation des méthodes démocratiques occidentales dans la région asiatique dans les années 1980 et 1990 semblait moins attrayante. Après la crise des nouvelles démocraties et l’essoufflement des « révolutions de couleur », les mouvements démocratiques en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et dans d’autres régions ont connu un déclin après 1989. 

Au même moment, dans les démocraties occidentales et du tiers-monde — comme l’Inde — le vide de la démocratie devenait une crise universelle. La crise de la démocratie est intimement liée aux conditions de la marchandisation et de la mondialisation : 

  • La principale forme de démocratie politique dans la période d’après-guerre était le système parlementaire multipartite ou bipartite, mais dans les conditions de la commercialisation, les partis politiques ont progressivement perdu la capacité qu’ils avaient dans la période précédente de représenter le peuple, et afin d’obtenir des votes, les valeurs politiques des partis politiques sont devenues de plus en plus ambiguës, ce qui a conduit à l’éclipse de la démocratie représentative, sauf de nom. 
  • La relation entre la démocratie et l’État dans les conditions de la mondialisation a également été confrontée à un défi : parce que les relations économiques ont de plus en plus transcendé le domaine de l’économie nationale traditionnelle, échappant ainsi au contrôle de l’État, tous les États ont dû façonner leurs arrangements politiques en conformité avec les exigences du système international ;
  • Suite à la conversion des partis politiques en groupes d’intérêt, voire à l’émergence d’oligopoles, les démocraties formelles sont progressivement devenues des structures politiques déconnectées des niveaux de base de leurs sociétés, de sorte que les demandes des groupes dépossédés n’ont pu être représentées dans le domaine politique, ce qui a conduit ces groupes à recourir à des moyens de protection non gouvernementaux — comme la montée de Mao Zedong en Inde. Dans ces conditions, non seulement la démocratie formelle, mais parfois même l’État lui-même ont fini par être vidés de leur substance dans de nombreux endroits.
  • Étant donné que le processus électoral repose sur de grandes quantités d’argent et de puissance financière, il existait dans différents pays démocratiques des formes légales et illégales de corruption électorale, qui ont entamé la confiance du public dans les élections.

Sur la montée de Mao Zedong en Inde, on pourra utilement consulter : Tilak P. Gupta, « Maoism in India : Ideology, Programme and Armed Struggle », Economic and Political Weekly 41.29 (22-28 juillet 2006), pp. 3172-3176.

Je ne veux pas dire par là que la valeur de la démocratie a disparu. La question est la suivante : de quel type de démocratie avons-nous besoin et quelle forme doit-elle prendre ? Comment pouvons-nous faire en sorte que la démocratie soit plus qu’une simple forme vide, qu’elle ait un véritable contenu ?

Le système politique chinois connaît également d’importants changements, dont l’un est le changement de la nature du Parti. Dans les années 1980, l’objectif de la réforme politique était la séparation du Parti et du gouvernement. Après les années 1990, ce n’est plus un slogan populaire, et dans la pratique concrète et les arrangements institutionnels, l’unité du Parti et du gouvernement est devenue un phénomène plus couramment observé. J’appelle cela la stabilisation du Parti. 

Les origines de cette tendance méritent une analyse approfondie. Selon la théorie politique traditionnelle, un parti politique représente les intérêts de la masse, et à travers les luttes et les débats au Parlement, autrement dit à travers la démocratie procédurale, cela devient l’intérêt commun de l’État, l’expression de la volonté publique souveraine. En Chine, le système coopératif multipartite dirigé par le PCC est également basé sur la nature représentative des partis. Mais dans les conditions de la société de marché, lorsque les organes de l’État participent directement aux activités économiques, les différentes branches du gouvernement finissent par se mêler aux intérêts particuliers, et l' »État neutre » du début de la période de réforme est actuellement en cours de transformation. 

Bien que la Chine soit couramment qualifiée « d’État à parti unique », il existe en fait un certain nombre de petits partis politiques légaux, dont la plupart sont des vestiges de la période républicaine. Aucun de ces partis ne possède cependant de pouvoir réel.

Puisque le Parti peut garder une certaine distance par rapport à l’activité économique, il peut, depuis une position « neutre » relativement autonome, exprimer la volonté de la société. Par exemple, les activités de lutte contre la corruption reposent principalement sur les mécanismes du Parti pour une mise en œuvre efficace. Depuis les années 1990, la volonté nationale prend essentiellement forme à travers les objectifs du Parti, comme c’était le cas avec les « Trois représentations », la « société harmonieuse » ou le « développement scientifique ». Ces slogans n’expriment plus directement la nature représentative particulière du Parti, mais plaident directement pour les intérêts de l’ensemble du peuple. En ce sens, le Parti est devenu le noyau interne de la souveraineté.

Pourtant, la stabilisation du Parti comporte deux défis. Tout d’abord, si la frontière entre le Parti et l’État disparaît complètement, quelle force ou quel mécanisme peut garantir que le Parti ne sera pas – comme l’État – capturé par les intérêts de la société de marché ? En outre, la représentativité universelle du Parti traditionnel — y compris le caractère neutre des premiers pays socialistes — a été obtenue grâce à ses valeurs politiques claires, et si le Parti est statique, cela signifie l’affaiblissement et la transformation des valeurs politiques du Parti. 

Si la construction d’un « pays neutre » est étroitement liée aux valeurs politiques d’un parti politique, alors dans les nouvelles conditions, quel est le mécanisme qui garantira que la Chine puisse maintenir sa représentativité ? Comment la voix du peuple trouvera-t-elle à s’exprimer dans la sphère publique ? Comment procéder à l’ajustement de la ligne fondamentale et des politiques de l’État et du Parti par le biais d’une véritable liberté d’expression, de mécanismes consultatifs et d’un échange constant entre les fonctionnaires et le peuple ? Comment absorber largement la force nationale et internationale pour créer le type de démocratie le plus large ? Ce sont des questions qui ne peuvent être évitées dans les discussions sur l’auto-réforme du Parti.

Lorsque nous réfléchissons à la question de la réforme politique en Chine, nous devons considérer ces questions afin d’imaginer la voie démocratique de la Chine. Concrètement, je soutiens qu’il y a trois aspects à considérer : 

Premièrement, au XXème siècle, la Chine a traversé une longue et très profonde révolution, et les demandes de la société chinoise en matière de justice et d’égalité sociale sont très fortes ; comment transformer cette histoire et cette tradition en demandes démocratiques dans les conditions actuelles ? En d’autres termes, qu’est-ce que la ligne de masse ou la démocratie de masse dans la nouvelle ère ? 

Deuxièmement, le PCC est un vaste parti politique qui a subi d’énormes changements, et qui absorbe de plus en plus les mécanismes de l’Etat. Comment rendre ce système autour du Parti plus démocratique ? Comment, alors que le rôle du Parti change, garantir que l’Etat puisse représenter les intérêts universels ? Troisièmement, comment, sur une base sociale, pouvons-nous créer de nouvelles formes politiques permettant à la société de masse d’atteindre une capacité politique et de vaincre les tendances à la « dépolitisation » qui émergent de la commercialisation néolibérale ? La Chine est une société ouverte, mais les travailleurs, les paysans et les citoyens ordinaires manquent d’espace et de garanties adéquates pour la participation publique. Comment la Chine devrait-elle permettre à la voix et aux demandes de la société de s’exprimer dans le contexte de la politique de l’État et ainsi limiter la capacité de monopole et les demandes du capital – c’est là le nœud du problème. Liberté pour le capital ou liberté pour la société ; il y a une grande différence. 

La « dépolitisation » de la politique est un thème que Wang Hui souligne depuis un certain temps. Il fait référence au processus par lequel le pouvoir technocratique remplace le véritable débat politique au détriment de la démocratie et de la représentation. Voir : Wang Hui, « Depoliticized Politics, from East to West », New Left Review, 41 (2006), pp. 29-45.

Ce sont toutes des questions concrètes, mais elles contiennent des embryons de questions théoriques importantes, par exemple : Quelle est l’orientation de la réforme politique de la Chine populaire dans des conditions de mondialisation et de commercialisation ? Comment, dans des conditions d’ouverture, pouvons-nous concevoir l’autonomie de la société chinoise ? Dans le contexte de la crise universelle de la démocratie, l’importance universelle de cette exploration est évidente.

La crise financière et la fin des années 1990

Nous prendrons les performances de la Chine pendant la crise financière comme un moyen d’observer les crises auxquelles la Chine est confrontée. Les spécialistes chinois ont une vision différente des crises financières que les personnes d’autres sociétés. Un débat parmi tant d’autres : En dernière analyse, parlons-nous d’une crise financière ou d’une crise économique ? Bien sûr, les deux ont toujours été liés, mais à un niveau théorique, les distinctions sont importantes. 

Après l’éclatement de la crise financière, la plupart des analyses médiatiques se sont concentrées sur la crise des prêts hypothécaires à risque américains et sur la spéculation financière, mais certains économistes politiques, comme Robert Brenner (né en 1943), ont également fait remarquer qu’il ne s’agissait pas d’une crise financière ordinaire ou d’une question de produits financiers dérivés, mais qu’elle trouvait plutôt son origine dans une crise économique provoquée par la surproduction. La relation entre les crises financières et les crises économiques mérite d’être étudiée. S’il s’agit simplement d’une question de produits financiers dérivés, il s’agit alors d’une question de spéculation excessive et d’un manque de réglementation efficace. S’il s’agit d’une crise économique, cela signifie qu’il y a une crise structurelle du capitalisme, et pas seulement quelques personnes qui se livrent à la spéculation ; c’est une crise créée par des problèmes dans les moyens de production. 

Robert Paul Brenner est un professeur américain d’histoire économique qui travaille dans une perspective marxiste. Il est connu pour ses thèses sur les origines du capitalisme et notamment le débat suscité par son analyse du passage du féodalisme au capitalisme.

En fait, les deux sont liés. La crise financière ne peut être sans rapport avec l’ensemble des moyens de production. La situation chinoise diffère de la situation américaine dans la mesure où, pour les États-Unis, la crise s’est concentrée dans l’économie réelle, la structure économique étant fortement dépendante des marchés internationaux. En revanche, en Chine, la consommation reste drastiquement insuffisante, et bien que le plan de relance de l’État et les réductions d’impôts aient maintenu la croissance économique, en l’absence de réforme économique structurelle, qui ferait croître la demande interne en augmentant la sécurité sociale et l’égalité sociale, il est possible de créer une nouvelle vague de surproduction.

Comme dans le domaine financier, les questions sont intimement liées. Par exemple, les importantes réserves de devises étrangères de la Chine et la sécurité des obligations du gouvernement américain achetées par la Chine sont un sujet d’inquiétude. L’émergence de ce problème, en plus de ses liens avec la forte dépendance de l’économie chinoise aux exportations et la position hégémonique du dollar américain, un autre facteur contributif est l’engagement des spéculateurs internationaux dans la spéculation financière sur la date future de la hausse de la valeur du Renminbi. La crise de l’économie réelle va de pair avec la crise financière, et ne peut être clairement divisée.

Un autre débat consiste à savoir si la crise actuelle est cyclique ou structurelle. À l’heure actuelle, là encore, il semble que les deux soient liés. Une crise cyclique est une crise qui peut revenir d’elle-même à la situation antérieure à la crise ; si elle est structurelle, cela signifie qu’elle ne pourra pas sans grande difficulté revenir à sa structure passée, et qu’il y aura un changement structurel. Si l’on regarde les choses maintenant, la situation économique s’est améliorée, ce qui pourrait nous amener à penser que la crise était cyclique, mais cela ne signifie pas nécessairement que la structure reviendra à sa posture passée. 

Par exemple, le système financier peut-il revenir au modèle de la période de haut néolibéralisme ? Dans le processus de réponse à la crise, les structures financières américaines et européennes ont été fortement nationalisées, les gouvernements de tous les pays sont intervenus massivement dans l’économie et le secteur financier, et même si les gouvernements ont commencé à ajuster leurs plans de relance et à se retirer des banques, il est encore peu probable que le secteur financier revienne à son modèle d’origine.

© Zhang Kechun, «  The Yellow River  »

Pour un autre exemple, en raison de la crise environnementale, du problème des ressources naturelles et de la nécessité de restaurer les relations sociales détruites dans la période antérieure de développement, la croissance économique à grande vitesse a créé un style de développement pillard qui sera difficile à maintenir, et nous devrons inévitablement augmenter considérablement la compensation sociale du travailleur moyen et améliorer progressivement l’écologie et l’environnement.  Récemment, l’Amérique a soulevé les questions du réchauffement atmosphérique et des économies d’énergie, et les questions environnementales sont progressivement devenues des sujets importants de la politique internationale, tandis qu’en Chine, certains ont remarqué que cela contenait en son sein la question du néo-impérialisme. Utiliser les questions environnementales pour faire pression sur les pays du tiers monde et permettre aux pays avancés d’échapper à leurs responsabilités est une chose qui se produit effectivement. 

Pourtant, nous ne pouvons pas nier les effets universels du changement climatique. Le réchauffement de la planète est un problème grave et ses effets se manifestent rapidement. Des problèmes tels que la fonte des calottes polaires, la disparition des zones humides, la désertification de certaines régions, la pollution grave des rivières et des lacs, le manque de ressources en eau, signifient que notre mode de vie actuel ne peut être maintenu. Dans son essai, Wen Jiajun (文佳筠), qui fait des recherches sur ces questions depuis longtemps, a cité les exemples des chauffe-eau solaires et des digesteurs de biogaz ruraux pour illustrer le fait que la Chine a fait beaucoup d’efforts en matière d’économie d’énergie et de protection de l’environnement. En outre, la technologie du charbon propre a récemment pris progressivement une position de leader, et l’énergie éolienne se développe également rapidement — bien que certains aient critiqué cela, en disant que les développements récents ont vu des efforts débridés. Mais le problème est que le développementalisme et le consumérisme influencent encore profondément le modèle de développement de la Chine, ce qui se traduit rapidement par une pression environnementale.  

Wen Jiajun était chercheuse à l’Institut Chongyang d’études financières de l’Université Renmin de Pékin. C’est une experte des questions de mondialisation et de changement climatique. 

Dans cette perspective, l’économie axée sur les exportations doit changer. Premièrement, pour éviter les risques économiques à long terme et stimuler la demande intérieure afin de modifier notre dépendance excessive vis-à-vis des exportations, il est nécessaire d’induire un changement structurel de l’économie ; deuxièmement, dans les conditions du marché mondial, l’amélioration des produits d’exportation est également un moyen de répondre à la nouvelle structure mondialisée de l’économie et un choix nécessaire pour transformer l’épuisement excessif de la main-d’œuvre nationale et des ressources naturelles ; troisièmement, avec le déclin progressif de la position de l’économie américaine, il doit y avoir, sur une longue période, une transformation importante des relations économiques mondiales, une transformation qui doit être reflétée dans les relations économiques en Chine. 

Par exemple, les changements de la valeur du dollar américain, et le renforcement de la valeur du RMB dans la comptabilité internationale, ainsi que son importance croissante dans le commerce local, etc. se traduiront tous par des changements dans les structures économiques. Ces changements ne seront peut-être pas des changements réguliers et cycliques, mais plutôt des changements globaux et structurels. Actuellement, l’économie chinoise montre des signes de reprise, mais en l’absence d’ajustements structurels, nous pourrions bientôt rencontrer une autre crise structurelle, surtout si une nouvelle surcapacité crée une instabilité via le système financier et d’autres problèmes sociaux. En réponse à la crise économique, nous devons inévitablement reconstruire l’intégralité du système de sécurité sociale, élever le niveau des projets environnementaux et encourager la mise à niveau continue de l’économie, reconstruire des relations organiques et pacifiques entre la ville et la campagne, réparer et développer les relations sociales endommagées par un développementalisme aveugle. Aucun de ces problèmes n’est à court terme ; tous sont des problèmes structurels à long terme.

D’un point de vue historique, à la suite de crises économiques de grande ampleur, les systèmes sociaux et la pensée sociale connaissent tous des changements correspondants. Outre les nouvelles politiques sociales créées par les crises économiques, la guerre, la révolution et les mouvements sociaux sont également des sous-produits des crises. L’ancien modèle de mouvements sociaux à grande échelle – comme le mouvement paysan ou le mouvement ouvrier ou la lutte des classes – semble avoir changé de forme, et bien qu’il y ait des guerres limitées, il n’y a pas de guerres comme les deux guerres mondiales ; les guerres limitées n’ont pas appelé les révolutions tumultueuses du 20e siècle, mais plutôt de nouvelles formes de résistance. 

En Chine, les conflits causés par la réforme des entreprises d’État s’éternisent depuis des années, faute d’une solution efficace au problème. Certains groupes d’intérêt et des gouvernements de niveau inférieur ont fait passer des plans de privatisation, ce qui a entraîné des luttes sociales et des violences récentes. Les différences régionales, les divisions entre la ville et la campagne, et les divisions entre les riches et les pauvres ont donné lieu à des contradictions croissantes au sein de la population, et la vengeance sociale aveugle a remplacé le modèle des mouvements sociaux d’une période antérieure. 

D’un point de vue politique, la relation entre les crises économiques et les changements politiques n’est pas claire. Par exemple, aux États-Unis, le plan du président Obama pour promouvoir l’assurance maladie a au moins montré une tendance de gauche, indépendamment de son succès ou de son échec, mais les résultats finaux laissent peu de place à l’optimisme. En Europe, la politique se déplace vers la droite, comme l’illustrent les élections de Sarkozy, Merkel et Berlusconi. Le parti travailliste anglais est dans la tourmente, au-delà du fait qu’il n’arrive pas à décider s’il est à gauche ou à droite. Les récents incidents en Corée du Nord et en Iran signalent la poursuite des problèmes politiques régionaux. Comment analyser les changements importants sur cette toile de fond ? Le plus important n’est pas de changer un dirigeant de premier plan, car même si quelqu’un qui semble progressiste se retrouve au sommet, il est difficile de dire quel genre de rôle il pourrait jouer sur le front international. 

Un changement positif provoqué par la crise économique est le déclin du néolibéralisme de sa position dominante. La position hégémonique du néolibéralisme s’est renforcée tout au long des années 1980, atteignant un sommet en 1990, mais après la guerre du Kosovo et après le 11 septembre, le néolibéralisme et l’impérialisme néolibéral ont été remis en question sur la scène mondiale, et face à cette crise, l’hégémonie du néolibéralisme a été contestée. Avec l’arrivée de la crise économique, les théories économiques néoclassiques ne jouissent plus d’une confiance absolue dans de nombreuses sociétés. Cela ne signifie pas que l’influence du néolibéralisme va rapidement s’estomper, ni que ses conséquences malheureuses vont s’évaporer. En fait, les conséquences malheureuses du néolibéralisme nous suivront pendant longtemps, mais sa position hégémonique a été profondément ébranlée, et la recherche d’un nouveau modèle de développement est, dans une certaine mesure, déjà devenue un objectif de la pensée éclairée et des valeurs politiques. Les débats concernant les valeurs fondamentales liées au néolibéralisme se poursuivront, mais ce sont des débats qui accompagnent le processus de déclin.

Un autre changement important peut être observé dans les relations régionales. Les transformations des relations régionales et des rapports de force mondiaux sont des processus à long terme, mais la crise économique a été un événement marquant. Du point de vue de l’histoire du capitalisme, toutes les crises importantes passées ont été suivies de changements dans les relations de pouvoir. Par exemple, la position hégémonique de l’Amérique s’est progressivement établie après la Première Guerre mondiale, et celle de l’URSS après la Deuxième Guerre mondiale. La structure de la guerre froide était le résultat de ces deux hégémonies concurrentes. Avec la montée en puissance de ces deux hégémonies, l’ancien système hégémonique a inévitablement décliné. 

Aujourd’hui, nous ne sommes plus à l’époque du simple impérialisme ou du colonialisme, et nous devons analyser la transformation des nouvelles relations politiques régionales et des rapports de force. Par exemple, la crise financière n’a pas ébranlé en profondeur l’hégémonie du dollar américain, mais celui-ci a été affaibli, et son déclin sera un processus à long terme. Lorsque Hilary Clinton a visité la Chine, le Premier ministre Wen Jiabao (温家宝, né en 1942) a honnêtement exprimé son « inquiétude » pour la sécurité des actifs de la Chine aux États-Unis. Les préoccupations des dirigeants chinois sont réelles, ancrées dans une relation économique de dépendance. Mais vu de l’extérieur, le fait que les dirigeants d’un pays en développement expriment aussi directement à un dirigeant américain leurs préoccupations concernant l’hégémonie du dollar américain est quelque chose qui n’aurait pas pu se produire dix ans plus tôt. Si la foi de la Chine dans le dollar américain vacille, et si la Chine trouve le courage de modifier sa relation de dépendance avec les États-Unis, cela aura certainement un impact à long terme sur la position hégémonique des États-Unis. 

Avant la crise, la réforme du système financier chinois tendait vers le néolibéralisme, mais pendant la crise, les banques chinoises sont devenues les banques ayant la plus grande valeur marchande au monde, et le système bancaire chinois s’est également révélé être un système bancaire relativement stable. En d’autres termes, le système économico-financier directement centré sur les États-Unis et l’Europe est actuellement remis en question. La question de savoir si l’économie chinoise a son propre modèle est un sujet qui fait l’objet d’un vif débat à l’heure actuelle, mais ce débat est le résultat de doutes sur les anciens modèles et les anciennes hégémonies, et c’est pourquoi l’enthousiasme pour le modèle chinois est souvent plus grand dans d’autres endroits que la Chine.

© Zhang Kechun, «  The Yellow River  »

Au cours des derniers siècles, le centre du pouvoir mondial a changé plusieurs fois, tout en restant en Occident. Cette fois-ci, c’est différent, car alors que l’Europe et l’Amérique sont confrontées à de forts défis, les positions de l’Asie et en particulier de la Chine ont changé. Les Etats-Unis ont été un hégémon important pendant une longue période, mais ils ne sont plus un hégémon absolu, et vont poursuivre un déclin nécessaire. À long terme, ce changement aura une grande influence sur le monde. Ce qu’il faut noter, c’est que les changements ne se produisent pas seulement en Chine ; récemment, la 2ème conférence du BRIC et la conférence des six pays de Shanghai se sont tenues à proximité l’une de l’autre, et toutes deux ont exprimé leur vision de la mondialisation. Lors des discussions de la conférence du BRIC, les débats et les divisions étaient assez importants, mais la volonté de remettre en question l’ordre ancien était claire. Le pourcentage du commerce de la Chine calculé en RMB est de plus en plus important, et la signification de ce phénomène ne se limite pas aux deux partenaires commerciaux, mais plutôt au monde entier, et constitue un défi à l’hégémonie existante.

Le Shanghai Six était une étape dans le développement de ce qui est maintenant connu sous le nom d’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), un forum qui regroupe plusieurs États eurasiens pour faciliter la discussion de stratégies et de préoccupations communes.

Suite au déplacement de la grande part du développement économique vers la région du Pacifique ou vers l’Asie de l’Est, les relations de pouvoir mondiales connaissent actuellement des changements structurels. Même dans des conditions de crise, la vitesse du développement économique chinois a connu un ralentissement, mais dans un contexte mondial, elle est restée élevée. Cette croissance économique est un facteur positif dans l’économie mondiale, même si la simple croissance économique apporte de nombreux problèmes à l’ajustement structurel de l’économie chinoise. La croissance économique rapide de la Chine n’est pas un phénomène isolé ; si l’on compare avec d’autres régions, toute l’Asie de l’Est connaît une croissance rapide, et l’intégration économique de la région est également rapide. L’essor de la Chine ne signifie pas que la Chine remplacera les États-Unis, mais l’essor de la Chine et de l’Asie de l’Est dans l’ensemble de l’économie mondiale changera la situation du tiers monde traditionnel et contribuera à la création d’un monde multipolaire. Cette crise financière a été un signal, pas une correction de trajectoire normale, mais un maillon d’une transformation structurelle plus vaste.

Ce qui est particulièrement intéressant à noter, c’est que l’ancienne structure de la puissance hégémonique mondiale n’était pas seulement une pure hégémonie économique et une structure économique, mais qu’elle était accompagnée d’un ensemble de relations politiques et sociales et de valeurs culturelles. À l’heure actuelle, les ajustements structurels économiques sont en cours, tandis que les changements culturels et politiques nécessitent un travail plus créatif. Les nouveaux modèles et les nouvelles relations sociales n’émergent pas naturellement d’eux-mêmes, mais doivent être créés par les gens. Si les transformations structurelles engendrées par cette crise ne sont que des transformations des relations régionales, alors elles ne seront rien d’autre que des changements dans les relations hégémoniques. La question qui doit vraiment être débattue aujourd’hui est la suivante : quel type de position internationale la Chine occupe-t-elle aujourd’hui ? Quel type de relations sociales la Chine souhaite-t-elle ? Quel type de culture politique ? En d’autres termes, nous devons réfléchir à la crise économique et à sa relation avec la nouvelle politique et la nouvelle culture. Pendant la Première Guerre mondiale, la Chine a connu le mouvement de la nouvelle culture, qui a également entraîné la création d’une nouvelle politique. De la même manière, nous devons aujourd’hui nous interroger sur la relation entre la crise financière et la politique.

Dans le sillage de sa croissance économique, la Chine a cherché à élargir sa coopération internationale et ses marchés. La présence de la Chine en Afrique et dans d’autres régions a suscité de nombreuses discussions et un certain malaise en Occident. On peut se demander si la Chine, face à la mondialisation économique, peut non seulement créer une autre voie de développement, mais aussi éviter de traiter avec le reste du monde à la manière occidentale ? 

Il s’agit là d’un défi important. La Chine avait autrefois une tradition internationaliste et accordait une grande attention au sort du tiers monde, et la réputation de la Chine en Afrique et en Amérique latine et dans le reste du tiers monde continue de bénéficier de cette tradition. Ces traditions peuvent-elles continuer à être utiles dans les conditions de la marchandisation et de la mondialisation ? Le capitalisme est par nature expansif ; ses besoins en ressources sont expansifs, que ce soit dans un seul pays ou sur la scène mondiale. C’est pourquoi j’estime que les traditions internationalistes modernes de la Chine doivent être remises au goût du jour — non pas l’internationalisme destiné à exporter la révolution, mais celui qui se soucie et respecte véritablement l’existence, le développement et les droits sociaux des pays du tiers monde, et qui cherche une voie vers la paix, la démocratie et le développement commun dans le cadre mondial. Si nous abandonnons l’analyse de la structure de l’hégémonie mondiale, il est impossible de faire une analyse profonde et précise de la position mondiale de la Chine.

Les questions de position internationale sont liées aux changements dans les relations intérieures. Quel type de culture commerciale et de culture politique la Chine veut-elle développer ? En quoi la Chine sera-t-elle différente de l’hégémonie américaine ? La Chine devrait être différente du capitalisme primitif. Le marché joue un rôle important dans la culture et la politique, mais nous ne pouvons pas permettre que la logique du marché devienne la logique dominante. Du point de vue de la structure économique, la position des travailleurs devrait connaître une hausse importante, et l’écologie et l’environnement naturel devraient être améliorés. S’éloigner de l’accent mis sur les relations politiques et économiques est quelque chose qui est rarement discuté. La crise structurelle actuelle est une crise du vieux modèle dominant, et il est temps de créer un nouveau modèle de politique.

Les années 1990 sont terminées. L’année 2008 a été un signal. Ces dernières années, le processus post-1989 a montré des signes de fin, même si l’événement a conservé une certaine importance. Mais ce processus a pris fin en 2008, car la crise a marqué le fait que la ligne économique néolibérale a rencontré un défi important dans le monde entier. En Chine, ce processus a suivi une série d’événements, des émeutes au Tibet — qui ont eu lieu en mars 2008 — au tremblement de terre du Sichuan, en passant par les Jeux olympiques de Pékin et enfin la crise financière. La société chinoise avait sa propre lecture, divergente, de sa propre place dans le monde global, et le mécanisme de gestion des risques de la Chine s’est exprimé différemment. Dans les sociétés occidentales, les discussions sur la montée en puissance de la Chine duraient depuis un certain temps déjà, mais pendant la crise, les gens ont soudainement réalisé que la Chine était un acteur économique auquel il fallait faire face, qui était le deuxième après les États-Unis, et qui affichait une confiance en soi correspondante qui s’était développée plus rapidement que prévu. 

Ce changement est spectaculaire, et dans une certaine mesure le produit de la chance, mais il n’est pas fortuit. Le problème pourrait bien être que la société chinoise ne s’est pas encore adaptée à son nouveau statut dans la société internationale ; les contradictions accumulées par la société chinoise dans le processus de commercialisation et les risques encourus dans le processus de mondialisation étaient également sans précédent. En guise de proposition, disons que la véritable signification de la « fin des années 1990 » est la recherche d’un nouveau type de politique, d’une nouvelle voie et d’une nouvelle direction. 

Sources
  1.  Voir par exemple Wang Hui, China’s New World Order (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2003) ; Wang Hui The End of Revolution : China and the Limits of Modernity (Londres : Verso, 2009) ; Wang Hui, The Politics of Imagining Asia, ed. Theodore Huters (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2011) ; Wang Hui, China from Empire to Nation-State (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2014) ; pour plus de détails, voir https://ccr.ubc.ca/wang-hui/ 
  2. (Beijing : Shenghuo, Dushu, Xinzhi Sanlian Shudian : 2005).
  3. « 20世纪初期的文化冲突与鲁迅的文化哲学, « 中国社会科学 1989年第2期
  4. « 关于<子夜>的几个问题, « 中国现代文学研究丛刊,1989年第1期
  5. « 梁启超的科学观及其与道德, 宗教之关系, » 学人 第2辑,1992
  6. « ‘赛先生’在中国的命运–中国现代思想中的科学概念及其运用, » 学人 第7辑,1992
  7. « 当代中国的思想界状况与现代性问题, » 天涯 1997年第5期
  8.  « 亚洲想象的谱系, « 视界 第8辑, 2002.
  9. « 改制与中国工人阶级的历史命运, « 天涯, 2006年第1 期 ; « 去政治化的政治、霸权的多重构成与六十年代的消失, « 台湾社会研究季刊2006年12月,第六十四期;开放时代2007年第2期.
  10. Voir Barmé, Geremie R. et Gloria Davies, Have We Been Noticed Yet ? Intellectual Contestation and the Chinese Web, dans Edward Gu et Merle Goldman, eds, Intellectuals Between State and Market. (New York : Routledge, 2004) : 75-108.
  11. 汪晖, « 中国崛起的经验及其面临的挑战, » 文化纵横 (Beijing Cultural Review), 2010.2 : 24-35.
  12. « The Rumor Machine : Wang Hui on the Dismissal of Bo Xilai « , London Review of Books, 34.9 (10 mai 2012) : 13-14.
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