« Il ne fait aucun doute que Marine Le Pen fait bien partie de l’extrême droite », une conversation avec Jan-Werner Müller
À quelques jours du second tour de la présidentielle française et à l'occasion de la sortie en France de son dernier livre Liberté, égalité, incertitude, nous sommes revenus avec le politologue Jan-Werner Müller sur les principales menaces qui pèsent sur la démocratie – et les pistes les plus crédibles pour y répondre.
Quelle est votre lecture du premier tour de l’élection présidentielle en France ?
Je ne ferai qu’une seule observation : la normalisation de l’extrême droite se poursuit – l’adoption par Valérie Pécresse des thèmes et de la rhétorique de l’extrême droite n’est qu’un exemple au sein d’une tendance européenne plus large. Comme souvent, le jour du scrutin, la copie fait moins bien que l’original. Mais la copie légitime l’original. Pour une culture politique, cela a des conséquences à long terme.
Ces jours-ci en France, on entend beaucoup Marine Le Pen et ses soutiens affirmer que la candidate du RN ne serait « pas d’extrême droite ». Cet élément de langage est par ailleurs repris par des intellectuels comme Marcel Gauchet. Pouvez-vous rappeler à quelle tradition elle appartient ?
Il me semble que Le Pen a bénéficié de la présence de Zemmour dans la course à la présidence : en comparaison, elle est apparue moins extrême.
Mais il ne fait aucun doute qu’elle fait bien partie de l’extrême droite – il suffit de penser à sa dernière proposition sur l’interdiction du voile dans l’espace public.
Cela dit, si elle perd à nouveau, elle devra probablement faire face à des réactions contre toute sa stratégie de dédiabolisation. Des représentants de l’extrême droite l’accuseront d’avoir en quelque sorte conduit à la péremption, à la dilution de cette marque en ayant fait trop de compromis…
Vous affirmez qu’il faut réaliser un retour à l’origine de la démocratie, à ses fondamentaux pour mieux la comprendre. Quel est donc ce fondement de la démocratie ?
Certes, l’Athènes démocratique ne peut pas vraiment nous servir d’exemple. Cela étant, pour clarifier les choses, il reste nécessaire de s’intéresser à des questions fondamentales comme la différence entre les élections et le tirage au sort, la justification des règles et du processus démocratique.
Depuis quelques années, avec la montée en puissance du discours autour de la crise de la démocratie, on a eu tendance à ne parler que du processus, à ne parler que du fait qu’il fallait accepter les normes et les règles du jeu démocratique. On a cessé de se demander pourquoi ces règles existent – pourquoi le processus et les valeurs fondamentales comme la liberté, l’égalité, sont essentielles et comment exactement ces valeurs peuvent justifier des règles spécifiques.
Loin de moi l’idée de remplacer la fraternité ou la solidarité par l’incertitude. Il s’agissait, avec ce titre, de souligner deux choses. D’abord, si dans une démocratie les résultats politiques sont incertains, le processus, lui, reste fiable. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas le modifier, bien sûr, mais c’est une différence fondamentale avec les autocraties, où les résultats sont toujours assez prévisibles et où, au contraire, le processus électoral n’est pas fiable. Prenons les élections parlementaires en Russie l’année dernière : on a changé les règles à la dernière minute pour contrer la stratégie de Navalny.
J’ai adapté dans ce livre la pensée de Claude Lefort sur le caractère ouvert, dynamique de la démocratie. Il ne faut pas perdre de vue que l’incertitude est une dimension fondamentale de la démocratie.
Il y a une tension entre deux valeurs fondamentales en démocratie : l’égalité et la liberté, mais c’est pourtant l’alliance des deux qui établit la démocratie. Pourriez-vous revenir sur ce paradoxe ?
Dire, comme le font les populistes, que des minorités ou d’autres personnes sont des citoyens de deuxième classe, voire qu’ils n’appartiennent pas vraiment au peuple, c’est sortir du territoire de la démocratie. On ne peut pas envisager que certains citoyens n’appartiennent simplement pas au peuple, ni en tant qu’adversaires, ni en tant que partenaires. Entre le respect d’autrui et la liberté, il n’y a pas de contradiction.
Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’en démocratie, pour reprendre une idée d’Hannah Arendt, chacun doit avoir la possibilité de prendre la parole, de proposer quelque chose de neuf. Cela crée presque automatiquement des inégalités : si une personne s’engage et une autre non, cela génère une différence que l’on peut considérer comme une inégalité. Mais pour la supprimer, il faudrait supprimer la liberté… Pour faire bref, l’égalité d’influence dans une démocratie est inatteignable.
La dernière caractéristique centrale pour une démocratie est donc l’incertitude, mais une incertitude institutionnalisée, un désordre contenu. Pouvez-vous définir cette incertitude ?
Il ne s’agit pas de n’importe quelle incertitude, bien évidemment. Nous avons eu beaucoup d’incertitudes durant la pandémie, et personne ne s’en est réjoui. Ce dont je parle, c’est de l’incertitude des résultats politiques et de la certitude des processus qui y mènent. L’autocratie, comme je l’ai dit, se distingue de la démocratie en ce qu’on peut sans cesse y modifier ces processus. Pour reprendre Claude Lefort, on a perdu, après la Révolution française, les repères de la théologie et de la tradition. Aujourd’hui, notre avenir est ouvert. Cela ne va pas sans difficultés, mais c’est une dimension importante de la démocratie.
Pour vous, la lotocratie et la méritocratie laissent de côté des aspects essentiels de la démocratie : le tirage au sort ou le gouvernement des meilleurs ne seraient finalement pas une bonne solution.
Théoriquement, une méritocratie idéalisée ou même une technocratie pourrait produire de meilleurs résultats – des résultats économiques par exemple – qu’une démocratie. Mais la justification des systèmes politiques ne tient pas seulement sur des considérations instrumentales. Le respect entre citoyens reste essentiel ; cela, la méritocratie ou, par exemple, la Chine d’aujourd’hui, ne peuvent pas le produire. Il faut que l’égalité et le respect entre citoyens se retrouvent à l’échelle des institutions ; il faut qu’un citoyen vale une voix ; j’ajouterais, dans la lignée de John Dewey, qu’il faut aussi voir la démocratie comme une manière de vivre au quotidien. Évidemment, nos démocraties, en Europe par exemple, ne sont pas des modèles parfaits de ces valeurs…
Autrement dit, si notre modèle démocratique est loin d’être idéal, il y a une différence entre une situation où la domination peut être totale – comme dans les autocraties – et d’autres où l’on dispose d’instruments pour résister. Cela ne signifie pas que dans des régimes populistes et autoritaires d’aujourd’hui, on assiste seulement au chaos et à la violence – cela ne se déroule pas ainsi dans beaucoup de pays – mais il existe des lignes rouges pour ce qui concerne la liberté des citoyens. Et on ne peut jamais être certain – c’est une incertitude dans un sens négatif – de ce que le régime va faire : c’est lié à l’absence d’État de droit mais aussi à l’absence de démocratie. Il y a l’idée que le fait d’être égaux et libres n’existe tout simplement pas.
Beaucoup de chercheurs sont prêts à vendre la Chine comme une méritocratie. Il paraît absolument évident qu’il s’agit de propagande.
Un danger pour la démocratie est la sécession de la partie riche de la population. En quoi consiste cette sécession est pourquoi est-elle un danger ?
Cette idée d’une double sécession réside dans le fait que, pour faire bref, les ultra-riches ne souscrivent plus vraiment au contrat social. On peut parler d’ « oligarchie » : l’utilisation du financement pour protéger ses propres intérêts mais aussi pour influencer le système politique et médiatique n’est pas seulement une réalité en Russie. La situation en France – pensez à Bolloré – est assez exemplaire de ce point de vue. C’est un vrai danger.
De plus, les pouvoirs intermédiaires, qui permettent aux citoyens de faire usage de leur liberté politique, de se réunir et de s’exprimer, et qui peuvent être particulièrement utiles pour ceux qui n’ont pas beaucoup de ressources, viennent au contraire multiplier les inégalités qui existent déjà dans la société. Le système politique, loin d’offrir une compensation aux inégalités économiques, renforce le problème. Ce n’est pas seulement une question de justice : cela nuit à la démocratie elle-même.
La classe moyenne peut également décider de renoncer à une partie de la démocratie pour assurer son avenir, sa persévérance. Pouvez-vous revenir sur cette idée ?
Je ne suis pas le seul à le dire : Adam Przeworski, par exemple, montre qu’il y a une vraie rupture. Pour la première fois, une majorité de citoyens se révèlent extrêmement pessimistes en ce qui concerne l’avenir de leurs enfants. Peut-être sont-ils alors plus enclins à suivre des partis qui ne sont pas véritablement démocratiques. En même temps, on a trop souvent eu tendance à blâmer le peuple, et à évoquer les masses forcément inertes et irrationnelles (dans la veine de la « psychologie des masses » de Gustave le Bon). Or je crois que ces explications ne fonctionnent pas. Aucune réelle majorité n’émerge qui serait clairement prête à renoncer à la démocratie en faveur de l’autocratie.
La mentalité des gens n’est peut-être pas si importante, finalement…
Une question d’actualité est celle des effets durables de Trump, mais en général de ceux qui « perdent mal », en niant la validité d’un vote. À quel point Trump a-t-il endommagé la démocratie ?
D’une certaine façon, ce qui s’est passé n’était pas tout à fait surprenant. Trump a beaucoup changé le parti républicain ; aujourd’hui ce parti lui voue un véritable culte de la personnalité, tout tourne autour de lui. Normalement, un parti politique doit être durable et doit avoir un vrai programme, au-delà des personnalités spécifiques. On peut perdre une élection, le parti et le programme sont toujours là. Pour citer Gramsci, on peut bâtir un projet d’hégémonie culturelle à long terme. Si tout tourne autour d’une seule personne, qui en plus est très âgée, cela change la donne. Trump n’a pas le temps d’attendre et le parti n’a pas le pouvoir de le contraindre, de le forcer à respecter les résultats et d’attendre de nouvelles élections pour se représenter.
La situation découle aussi du fait qu’il n’y a aucun pluralisme interne dans le parti républicain. Aucune opposition légitime. Personne ne peut se dire authentiquement républicain et, en même temps, critiquer Trump. Liz Cheney est aujourd’hui littéralement exclue du parti, le Wyoming a décidé qu’elle n’était plus républicaine. En temps normal, un tel scénario est inimaginable dans un parti démocratique. Résultat, certains essaient de copier la stratégie de Trump. Bolsonaro est en passe de réitérer ce schéma, qui fait office de stratégie disponible sur le marché. D’ailleurs, Bolsonaro n’a pas de parti, son mouvement se résume à lui – pourquoi ne pas commencer une guerre civile, après tout ? L’avenir ne le concerne pas.
Pour autant, si les partis et les médias sont nécessaires, la pluralité en leur sein même est également fondamentale. N’est-ce pas un paradoxe, quand, pour que les partis remportent des élections, il faut qu’ils présentent une certaine unité ?
On peut toujours craindre de donner une impression de désordre et de rivalités personnelles : seules les ambitions personnelles comptent, le parti n’a pas de cohérence. Mais aucun programme ne peut aller de soi. Ou plutôt tout programme doit toujours être discuté, au moins pour débattre de ce que l’on veut faire. Un désaccord donne un avantage épistémique. Et cela n’empêche pas de trouver un programme commun. Il est vrai cependant qu’il y a une tendance à dénigrer l’importance de cette démocratie interne ou de dire qu’elle est seulement pour des militants, des gens qui s’engagent tout le temps, et peut-être qu’à cause de cela les partis perdent leur caractère pluraliste pour se radicaliser. Mais l’exemple de Trump montre clairement ce qu’il se passe lorsque le pluralisme a disparu, car il y a un vrai lien entre la trajectoire du parti républicain et l’attaque du Capitole. Cela s’explique très clairement par le déclin de l’institution qu’est le parti.
Vous revenez sur l’importance des médias et des partis pour la démocratie : les partis donnent une « vision des divisions » tandis que les médias peuvent donner à voir les partis. Pouvez-vous revenir sur cette idée ?
La première idée – qui n’est pas nouvelle car Tocqueville a déjà tout dit au XIXe siècle –, c’est que la démocratie représentative a besoin des institutions qui nous permettent de multiplier nos pouvoirs de communication. Les libertés fondamentales comme se réunir, s’associer, s’exprimer en dépendent. D’autres organisations sont importantes, comme les syndicats et les associations, mais sans médias et sans partis politiques, la démocratie représentative ne fonctionne simplement pas.
L’autre idée, c’est qu’il faut d’une certaine façon produire, représenter et même dramatiser les conflits. C’est le cas des mesures politiques durant la pandémie, par exemple. Mais la traduction de ces frustrations dans le système politique n’est pas évident ; il faut des gens créent des liens entre ces sentiments et des valeurs et des groupements spécifiques. Autrement dit, les logiques de regroupements autour de valeurs, de principes, d’intérêts, d’idées et d’identités ne sont jamais objectivement données. Il y a toujours un créateur. C’est tout à fait évident avec les partis – c’est leur rôle – et les médias. Je crois que ce n’est pas forcément un problème si les médias sont partisans ou s’ils affirment avoir découvert des problèmes dans la société et que leur mission et de faire campagne autour de ces problèmes. Il n’y a rien là que de très banal.
Ce qui l’est moins, c’est que le conflit doit respecter quelques frontières. La démocratie n’est pas le consensus, mais encore faut-il que les conflits qui l’animent soient compatibles avec ses principes. Cela implique de respecter le statut des autres et de ne pas faire ce que font les populistes, à savoir traiter certains citoyens comme des sous-citoyens. Pour reprendre une idée de Chantal Mouffe, l’autre est un adversaire – c’est normal en politique – mais il n’est ni un ennemi ni un traître. On peut avoir l’espoir que, d’une certaine façon, le conflit produise ou même renforce la cohésion. Ce n’est pas nouveau : on trouve déjà cette idée chez Machiavel, Georg Simmel et d’autres philosophes qui montrent que le conflit est un instrument pour renforcer la cohésion de la société.
L’autre frontière dure concerne le respect les faits. La ligne entre les faits et l’opinion n’est pas évidente mais si, lors d’une discussion sur la crise climatique, l’un des interlocuteurs affirme qu’il s’agit d’un complot, alors il n’est plus possible de se traiter comme partenaires d’un conflit : l’idée que le conflit puisse produire de la cohésion disparaît car il n’y a plus rien à dire. On retrouve les pouvoirs intermédiaires et leur rôle spécifique de produire, présenter et dramatiser les conflits pour renforcer la démocratie.
Qu’est-ce que la démocratie militante dont vous parlez ? Le fait d’interdire, de limiter la possibilité de personnes qui menacent la démocratie d’accéder au pouvoir n’est-elle pas antidémocratique ?
C’est une question très complexe. À l’évidence, il n’y a pas de panacée, pas de solution miracle : presque tout dépend du contexte. Je sais bien que ce n’est pas une bonne réponse. En général, d’un point de vue normatif, on ne peut créer une situation où l’on dit à quelqu’un qu’il est complètement en dehors de la démocratie, qu’il a perdu tous ses droits. Comme chez les Grecs avec l’ostracisme, il faut toujours avoir la possibilité de réhabiliter, de se réhabiliter, de changer son programme, sa rhétorique.
Ce que je dis également dans mon livre, c’est que c’est une question de jugement. Si les interdictions sont presque mécaniques, comme en Turquie par exemple, c’est un problème. Beaucoup de partis ont été interdits : dès que l’on parle des Kurdes, on est antidémocratique ; c’est un vrai danger : ce n’est clairement pas une bonne solution pour une démocratie. Il est certainement possible d’être contre l’immigration sans dire des choses pleinement racistes ou xénophobes : c’est très difficile, la ligne n’est pas toujours claire, mais si l’on se place d’un point de vue modéré, qui permet la discussion, cela reste favorable à la démocratie. Mais si l’on commence à dire qu’il faut se méfier des gens qui sont déjà là car leur culture n’est pas compatible avec la nôtre, on change de registre.
Il y a ici un vrai paradoxe : les démocraties qui ont véritablement besoin de ce type d’interdictions sont probablement incapables d’atteindre un consensus autour d’un tel modèle car on s’y méfie des autres et on peut toujours craindre que l’arme soit utilisée contre nous. Par exemple, on pourrait probablement dire aujourd’hui qu’en Allemagne, la République aurait survécu sans l’interdiction du parti néonazi et du parti communiste dans les années cinquante. La culture démocratique, sans être parfaite, était probablement assez forte pour qu’il que ces interdictions ne soient pas nécessaires. Le paradoxe, c’est que si l’on a vraiment besoin d’un tel modèle, il est probablement impossible de le bâtir ; si l’on n’en a pas vraiment besoin, il est possible de le bâtir, mais il est inutile.
L’idée que les partis sont en déliquescence est-elle justifiée ? Assiste-t-on à la « fin des partis » ?
Je ne crois pas, car on a vu beaucoup de nouveaux partis émerger. En Espagne par exemple, Podemos a été capable de remobiliser beaucoup de jeunes gens qui, au moment de la crise de l’euro, étaient complètement désespérés et ne voulaient plus participer à la vie politique. La naissance de ce nouveau parti politique a presque relevé du miracle pour eux. Au cours des années 1970, des jeunes avaient considéré que le système politique était tout à fait fermé et avaient décidé d’employer la violence pour changer les choses. Ce n’est pas ce qu’on a vu en Europe du Sud.De manière générale, les partis ont perdu beaucoup de leurs membres. Mais la France insoumise, en France, compte 500 000 adhérents. Il est donc difficile de dire que les gens ne s’intéressent plus du tout à la politique.
On assiste, dans les temps de guerre, non seulement à un sentiment d’unité mais surtout à une injonction à l’unité, dont le cas paradigmatique est bien évidemment 1914. Ce consensus limite-t-il le caractère démocratique d’une société ? Faut-il parfois renoncer à une partie de la démocratie, en temps de crise, ou au contraire est-elle plus fondamentale que jamais dans ces temps ?
Ce consensus ne se fait pas nécessairement au détriment de la démocratie. Mais encore une fois, la démocratie n’est pas le consensus. Dans de nombreux pays, on a vu la pandémie sous cet angle, comme un défi sans précédent qui devait nous amener à renforcer le vivre ensemble. Pourtant, on a presque aussitôt constaté que les conflits n’avaient pas disparu. L’injonction « Follow the science », par exemple – qui est une phrase véritablement apolitique, même anti-politique – a laissé un grand espace aux désaccords. Lorsque je parle des frontières normatives, je ne veux pas dire que les partis politiques ont une fonction policière ; je veux dire qu’il faut distinguer les conflits fonctionnels pour la démocratie, les conflits qui peuvent renforcer la démocratie, de ceux qui ne le sont pas.
Je ne suis pas voyant mais si la guerre continue, et c’est tout à fait probable, les questions portant sur ce qu’il faut faire, s’il faut continuer avec des sanctions malgré l’augmentation du prix du carburant, s’il faut baisser les impôts, etc., vont se renforcer… Ce sont des conflits tout à fait normaux. Si on en appelle à une « Union sacrée », cela peut ressembler à une forme de chantage : c’est une manière de dire que le désaccord n’est plus permis, ce qui est évidemment un problème car la démocratie existe précisément pour permettre un conflit sans fin.
Volodymyr Zelensky est finalement un grand chef, alors même qu’il était vivement critiqué pour son incompétence et l’absurdité de sa présence au pouvoir. Y a-t-il des leçons à en tirer ?
C’est un argument que je mentionne dans l’ouvrage. Selon la théorie très importante de Bernard Manin sur la représentation dans la démocratie moderne, ce qui est important, c’est que chaque individu soit libre dans le choix de ses critères d’élection. On peut critiquer l’élection de Zelensky, mais on peut aussi comprendre pourquoi, après Porochenko, on a élu quelqu’un de vraiment différent. Je ne suis pas spécialiste de l’Ukraine, je ne peux pas vraiment expliquer comment les choses se sont produites, mais je peux dire que cela relève précisément de cette liberté de choisir les critères qui nous semblent les meilleurs.
Pour le dire autrement, ce n’est pas l’élection de Trump qui a causé la crise de la démocratie américaine, mais sa manière d’agir, ce qu’il a fait et dit, particulièrement en 2020. Le problème ne vient pas du fait qu’une personne qui n’a pas fait carrière dans la politique soit élue.
De même que pour les médias, vous affirmez que les effets d’Internet peuvent être préjudiciables à la démocratie. Internet a-t-il remplacé les médias traditionnels en dépit de la stabilité que ces derniers pouvaient apporter ?
Aujourd’hui, nous savons, plus qu’en 2016 par exemple, quels sont les effets d’Internet. À l’époque, tout le monde était prêt à dire qu’il s’agissait de bulles, et que cela favorisait le complotisme. Aujourd’hui, grâce aux études empiriques, on s’aperçoit que si ces bulles existent bel et bien, notre vie en ligne est peut-être plus hétérogène que notre vie quotidienne. Si l’on regarde la situation aux États-Unis, c’est très clair : l’existence d’un monde de droite tout à fait fermé n’est pas directement lié à Internet. Ce monde est – notamment – né des décisions de régulation dans les années 1980, des décisions prises sous Reagan au sujet des chaînes de télévision et de radio et d’autres moyens de communication, et cela a créé des structures vraiment problématiques. Mais ce n’est pas la technologie et Internet le problème. Il faut se méfier d’un déterminisme technologique.
À mes yeux, le défi – et il est radicalement nouveau —, c’est celui des plateformes. Les plateformes sont différentes des médias ou des partis politiques. Une plateforme ne détient pas les moyens de production, mais les moyens de connexion : l’accès lui-même. Or ces plateformes manquent de transparence, ce sont des boîtes noires. Tout cela est bien connu. En guise de solution, on avance souvent qu’il faudrait davantage de concurrence, car il n’est pas acceptable d’avoir des monopoles comme Facebook. On dit aussi qu’il faudrait plus de droits pour les individus, et plus de transparence. Mais ce sont des solutions archi-classiques, qu’aurait proposées n’importe quel libéral au XIXe siècle. Peuvent-elles vraiment suffire ?
Peut-être ces plateformes fonctionnent-elles selon une logique véritablement différente de ce que l’on a pu connaître, et que l’on a toujours pas comprise. Dans ce cas, ces recettes ne fonctionneront pas. Voilà à mes yeux une discussion vraiment intéressante. Cela nécessite de se réorienter vers des questions structurelles, de repenser la logique des institutions. Le conspirationnisme a toujours existé, même s’il prend des formes nouvelles. La question qui se pose, c’est celle de la régulation des plateformes.