Key Points
  • On peut tendanciellement repérer deux polarités  : les candidats situés à gauche analysent la laïcité comme un instrument de préservation de la liberté de conscience  ; les candidats relevant de la droite la voient bien davantage comme un dispositif d’affirmation de l’identité nationale. 
  • Une analyse statistique de la distribution du terme dans les programmes met en évidence la dominance, dans la hiérarchie des promoteurs de la sémantique laïque, des gauches traditionnelles et, depuis le rapport Baroin de 2003 en faveur d’une «  nouvelle laïcité  », de la droite classique.
  • Mais l’arc des positions des 12 candidats est en réalité plus complexe. Il laisse apparaître deux droites et deux gauches – quatre modèles dans lesquels se répartissent les candidats : inclusiviste, séparatiste, intégrationniste et assimilationniste.

Le premier XIXe siècle ne connaissait pas la notion de programme politique  : le vote, souvent censitaire, témoignait alors d’une relation de confiance personnalisée entre l’électeur et le notable appelé à le représenter1. Avec l’avènement de la Troisième République, l’élection change de nature  : elle s’organise désormais, sans cesse davantage, sur l’assise de la confrontation des projets que portent les candidats en compétition. La société contemporaine demeure attachée à ce modèle. Sans doute la «  démocratie du public  », qui s’est substituée depuis les années 1970 à la «  démocratie de partis  », accorde-t-elle, du fait de l’importance croissante des médias et des sondages en son sein, une place centrale à la personnalité des leaders. Ce tournant n’empêche pas les postulants d’appuyer leur candidature sur la «  promesse de politiques déterminées  »2. L’élection présidentielle de 2022 s’inscrit évidemment dans cette perspective  : elle dessine un «  marché  » sur lequel se font concurrence des offres différenciées.

Dans ce cadre, les douze candidats retenus par le Conseil constitutionnel présentent des programmes à large spectre abordant la plupart des problèmes auxquels se sent confrontée la société actuelle  : parmi d’autres, la question écologique, le problème du pouvoir d’achat, le défi de la sécurité, la politique internationale, les droits des familles, la place de la ruralité. Bien entendu, les prétendants n’articulent pas toutes ces thématiques de la même manière. Certains accordent à l’écologie une place suréminente  : c’est le cas de Yannick Jadot. D’autres, sans faire l’impasse sur les enjeux liés à l’épuisement des ressources naturelles ou à la détérioration de l’environnement, accordent une priorité à la question sociale. Anne Hidalgo, Fabien Roussel, Jean-Luc Mélenchon, Philippe Poutou, Nathalie Arthaud vont clairement en ce sens. D’autres enfin, comme Marine Le Pen, Valérie Pécresse, Eric Zemmour, Nicolas Dupont-Aignan, réservent à la sécurité une place essentielle. Jean Lassalle se positionne sur la défense des territoires ruraux. Emmanuel Macron, tard venu dans la campagne, propose quant à lui, selon la logique reconduite du «  en même temps  », un triple pacte, «  social  », «  productif  » et républicain  », dont il estime qu’il nous permettra de «  reprendre le contrôle de notre destin comme Nation et de nos vies comme citoyens  ».

L’élection présidentielle de 2022 s’inscrit évidemment dans cette perspective  : elle dessine un «  marché  » sur lequel se font concurrence des offres différenciées.

Philippe Portier

À l’exception de Jean Lassalle qui ne l’évoque nullement, les compétiteurs abordent tous la question de la laïcité, dont ils placent le concept au principe du pacte social. Certains d’entre eux font référence d’ailleurs à l’article 1er de la Constitution de la Ve République  : «  La France est une République laïque  ». Il reste que, sur ce terrain non plus, le consensus n’existe pas  : si les programmes font emploi du mot (ou référence à l’idée), ils ne lui donnent pas la même signification. On a, dans certains travaux récents, réhabilité, alors qu’on estimait qu’il ne faisait plus sens, la valeur prédictive du clivage droite/gauche, en particulier sur les questions relatives à l’économie ou à l’immigration. Telle est la conclusion d’une étude récente de Pierre Bréchon, Bruno Cautrès et Gilles Ivaldi  : «  Les données montrent que le clivage gauche-droite, s’il (…) a perdu de sa signification aux yeux d’un nombre important de citoyens, continue de structurer de manière significative les attitudes et les valeurs des Françaises et des Français, dans le domaine économique comme sur les questions culturelles ou les grands enjeux de société3 ».

La même analyse peut s’appliquer dans le domaine de la laïcité. Le positionnement sur l’arc politique apparaît, sur ce point aussi, éminemment distinctif. On peut tendanciellement repérer deux polarités  : les candidats situés à gauche analysent la laïcité comme un instrument de préservation de la liberté de conscience  ; les candidats relevant de la droite la voient bien davantage comme un dispositif d’affirmation de l’identité nationale. 

Consolider le pacte social

La question laïque avait affleuré, en 1974 et 1981, sous le prisme particulier du devenir de l’école privée4, dans le cadre d’une société politique qui, depuis les années vingt, avait globalement, y compris du côté des catholiques, accepté la loi de séparation du 9 décembre 1905. Les élections de 1988, 1995, et 2002 ne lui laissent aucune place, en dépit de la controverse autour des «  foulards islamiques  » à partir de l’automne 1988. Il faut attendre 2007 pour que les principaux candidats – Jean-Marie Le Pen, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy – la réintègrent dans leurs programmes respectifs. Le tournant s’accentue en 2012  : tandis que Nicolas Sarkozy persévère dans sa vision culturaliste de la laïcité5, François Hollande approfondit, quant à lui, la tradition séparatiste, en promettant dans son discours du Bourget une constitutionnalisation de la loi de 1905. Le thème est demeuré depuis lors. Les programmes de 2022 en traitent abondamment, en le rapportant le plus souvent à la nécessité de renforcer les fondations – interprétées différemment par les candidats – de la convivialité politique.

On peut tendanciellement repérer deux polarités  : les candidats situés à gauche analysent la laïcité comme un instrument de préservation de la liberté de conscience  ; les candidats relevant de la droite la voient bien davantage comme un dispositif d’affirmation de l’identité nationale.

Philippe Portier

Ce retour s’inscrit dans un contexte nouveau. Trois transformations, qui se cristallisent à partir des années 1980, méritent d’être signalées. La première concerne la scène religieuse6. Le processus de sécularisation qui la marque la France depuis la Révolution française s’est certes amplifié  : il est aujourd’hui bien moins de pratiquants et même de croyants qu’hier. Simultanément cependant, des effervescences inédites se sont affirmées  : dans toutes les familles confessionnelles, les fidèles, au risque de troubler les compromis sociaux construits au cours des décennies antérieures, ont exprimé des demandes de droits particuliers, et parfois même des revendications plus globales visant, comme ce fut le cas avec les mobilisations contre le mariage entre personnes du même sexe ou contre les publications «  blasphématoires  », à recomposer le rapport de la norme positive et de la norme religieuse. Il en est résulté une inquiétude collective qui, pour diverses raisons au centre desquelles figure la question des attentats, s’est noué autour de l’islam. La deuxième mutation concerne la scène idéologique. La controverse intellectuelle s’est longtemps organisée en son sein autour de ce qu’Alain Badiou appelait «  l’hypothèse communiste  »  : il s’agissait de savoir comment, et dans quel régime politique, devaient être distribuées les richesses de l’effort collectif. Depuis les années 1990, avec le tournant libéral de la gauche et la chute du mur de Berlin, le registre n’est plus le même  : l’esprit public s’interroge désormais sur les modes d’articulation possibles de la relation entre appartenance civique et adhérence religieuse  : la question de la gestion de la diversité culturelle tend à se substituer, ou à se superposer du moins, à celle de la production de l’égalité sociale. Le troisième changement touche à la scène politique. Son point d’équilibre s’est déplacé vers la droite. Un populisme conservateur s’est constitué, d’abord autour du Front national, puis du Rassemblement national et de Reconquête, au point d’apparaître comme une alternative gouvernementale, capable de se substituer, comme l’ont montré les résultats électoraux de ses représentants aux élections présidentielles depuis 2002, aux forces (classiques) de droite et de gauche qui se sont succédé au pouvoir depuis la Seconde Guerre mondiale. Or cette mouvance, qui place au premier rang de ses préoccupations la «  protection  » de la France éternelle contre les éléments immigrés, « musulmans  » le plus souvent, qui en menacent la culture, a redéfini l’agenda de ses concurrents : sans leur dire «  comment penser  », elle leur a du moins indiqué «  à quoi penser  »7.

On ne s’étonne donc pas que, comme l’ont bien montré les études lexicométriques, le syntagme «  laïcité  » soit aujourd’hui, souvent en co-occurrence d’ailleurs avec les mots «  islam  » ou «  musulmans  », dix fois plus employé dans les textes publics (livres, presse, discours) que dans les années 1900, après avoir connu une montée en puissance depuis les attentats du milieu des années 1990. Les programmes présidentiels de 2022 expriment, dans leur sphère propre, cette réorientation du débat public autour de la question de la régulation étatique de nos pluralités religieuses et convictionnelles. Il reste que, si l’idée est là, elle n’est pas toujours portée par le mot. C’est le cas pour l’extrême-gauche  : ni Philippe Poutou, ni Nathalie Arthaud, qui s’arrêtent pourtant sur la gestion publique de la croyance, ne se réfèrent explicitement à la laïcité, pas plus qu’ils ne font droit d’ailleurs à la notion de République. Sans doute faut-il voir dans cette exclusion sémantique le produit de la défiance des deux candidats à l’encontre d’une notion parfois enrôlée, ces derniers temps, au service d’un dessein de marginalisation d’une partie – sa part musulmane – de la classe ouvrière. A joué aussi le fait que dans la famille trotskyste, la transformation des structures socio-économiques prévaut sur celle des structures politico-juridiques8, sachant de surcroît, comme le disent de concert Nathalie Arthaud et Philippe Poutou, que «  ces programmes sont des programmes de lutte et non de gestion  ». Eric Zemmour, à l’extrême-droite, pratique la même élision  : on cherche en vain, dans son programme, le vocable laïcité. Cette situation n’est sans doute pas sans attache avec sa volonté de se placer à distance d’un vocabulaire qui a partie liée avec une modernité politique dont il est porté, du fait de son ancrage dans la philosophie traditionaliste, à se méfier. Son monde est celui, avec ses «  racines chrétiennes  », de la France éternelle, que le modèle révolutionnaire est venu bouleverser9. On trouve un indice de cette inclination dans la formule qui clôt ses allocutions : «  Vive la République, et surtout vive la France  ». En cela, il reprend, en connivence avec un électorat souvent lié au catholicisme d’intransigeance, la ligne de Jean-Marie Le Pen dans les années 1990.

S’ils en déclinent différemment les modes d’organisation, la laïcité apparaît bien, pour tous les candidats, comme un élément cardinal du pacte social.

Philippe Portier

Les autres candidats n’ont pas ces restrictions. À gauche, Fabien Roussel et Jean-Luc Mélenchon usent volontiers du mot : neuf fois l’un et l’autre, souvent en l’associant au mot République. Le cas est moins fréquent chez Anne Hidalgo, qui, si l’on excepte une reprise de l’expression «  République laïque  », ne le fait affleurer qu’à deux reprises, dans le cadre d’un développement sur l’école. Le candidat écologiste Yannick Jadot se situe au même niveau que la maire socialiste de Paris. Sans doute faut-il opposer ici, au moins tendanciellement, deux variantes de la gauche  : la gauche politique, jacobine, attachée à la puissance de l’État, et la gauche sociétale, proudhonienne, enrôlée au service de la société. À droite, Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen et Valérie Pécresse, usent du terme, selon une intensité décroissante  : le mot laïcité revient à quatorze reprises chez Nicolas Dupont-Aignan  ; il apparaît six fois chez Marine Le Pen  ; quatre fois chez Valérie Pécresse. Le terme n’affleure qu’une seule fois chez Emmanuel Macron. Si l’on rapporte le nombre d’occurrences dans les programmes présidentiels à leur nombre de pages, la hiérarchie est à peu près la même  : les deux candidats de la «  gauche de la gauche  », dont les programmes comportent soixante pages, apparaissent en première ligne, avec Valérie Pécresse dont le programme tient en seize pages  ; la deuxième catégorie est constituée de Nicolas Dupont-Aignan, dont le projet est lourd de deux cents pages, et d’Anne Hidalgo (quarante pages). Yannick Jadot (qui présente un projet de soixante-quinze pages), Marine Le Pen (avec son programme de deux cents pages) et Emmanuel Macron (pour un projet de treize pages) ferment la marche.

© CHAMUSSY/SIPA

Ces distributions statistiques sont évocatrices sans doute  : elles mettent en évidence la dominance, dans la hiérarchie des promoteurs de la sémantique laïque, des gauches traditionnelles et, depuis le rapport Baroin de 2003 en faveur d’une «  nouvelle laïcité  », de la droite classique10. Ceux qui hésitent à user du référent «  laïcité  » sont les candidats d’extrême-gauche au nom de l’affirmation de la primauté de la question sociale sur la question politique  ; les candidats d’extrême-droite, probablement parce que la laïcité est, au regard de la culture et de l’histoire de leur famille politique, une notion susceptible encore de provoquer des réticences ; le candidat écologiste enfin, en raison probablement de l’ancrage de ses soutiens dans une pensée de la société civile. Quant à Emmanuel Macron, si les occurrences du mot laïcité sont moins nombreuses dans son texte qu’en 2017 (six occurrences dans un texte de dix-sept pages), c’est sans doute parce que, à ses yeux, la loi du 24 août 2021 lui a permis d’accomplir son projet.

Les distributions statistiques mettent en évidence la dominance, dans la hiérarchie des promoteurs de la sémantique laïque, des gauches traditionnelles et, depuis le rapport Baroin de 2003 en faveur d’une «  nouvelle laïcité  », de la droite classique

philippe Portier

On aura soin cependant de ne pas amplifier la signification de cette comptabilité. D’abord, parce qu’elle ne rend pas compte des surfaces rédactionnelles consacrées dans les programmes aux questions – droits des croyants et des non-croyants, égalité, financement et contrôle des cultes, place du patrimoine religieux dans la constitution de la culture nationale, droits sexuels et reproductifs – relevant de l’espace sémantique de la laïcité. De ce point de vue, la parole de Yannick Jadot ou d’Eric Zemmour, qui pourtant n’emploient pas (ou presque pas) le mot, est, sur notre sujet, d’une densité équivalente à celle de Fabien Roussel ou de Jean-Luc Mélenchon. Surtout, tous les candidats attachent, chacun dans leur style, une importance centrale à la thématique de la diversité culturelle et religieuse  : ils estiment qu’on ne peut, aujourd’hui, fonder le lien politique sans la soumettre à un traitement politico-juridique renouvelé. Dans cette perspective, s’ils en déclinent différemment les modes d’organisation, la laïcité apparaît bien, pour tous les candidats, comme un élément cardinal du pacte social.

Garantir la liberté de conscience

Les candidats de gauche considèrent volontiers que la laïcité doit être pensée comme un dispositif de préservation de la liberté de conscience  : elle permet, expliquent-ils, que nul ne soit exclu du concert collectif, ou marginalisé en son sein, à raison de son appartenance religieuse. La candidate la moins diserte en la matière est clairement Anne Hidalgo  : son silence l’établit dans une position spécifique, dont il est assez difficile, tant son projet est elliptique en la matière, de définir les termes.

Les candidats de gauche considèrent volontiers que la laïcité doit être pensée comme un dispositif de préservation de la liberté de conscience  : elle permet, expliquent-ils, que nul ne soit exclu du concert collectif, ou marginalisé en son sein, à raison de son appartenance religieuse.

Philippe Portier

Tout commence par un retour sur la condition musulmane en France11. Il arrive que les candidats de gauche disent se défier des intégrismes religieux. Ce point apparaît chez Yannick Jadot  : partout où ils dominent, ils oppriment les femmes. Fabien Roussel, pour le Parti communiste, consonne avec son concurrent  : «  Les femmes sont en première ligne, sur le terrain, contre le capitalisme et le patriarcat. Les violences se cumulent avec les haines, le racisme, les LGBTQIphobies que portent les extrêmes droites et les intégrismes religieux. Massivement, elles prennent la parole pour dénoncer le patriarcat et les violences de genre.  » Aucun des deux cependant, non plus que les autres représentants de ce bord politique, fussent-ils d’extrême-gauche, ne jette l’anathème sur la croyance religieuse  : chacun, sur ce terrain, doit pouvoir opiner comme il le désire. Le problème est qu’il n’en a pas été de la sorte au cours de ces dernières années  : les musulmans ont eu à subir, le plus souvent de la part de la droite, des politiques discriminatoires qu’il faut condamner. Jean-Luc Mélenchon va clairement dans ce sens, en dénonçant le tournant laïque du Front national et du parti Les Républicains  : «  La laïcité est le principe qui garantit la liberté de conscience, l’égalité entre tous les citoyens, et rend ainsi possible notre vie commune. Nous devons la faire respecter et tenir aux principes très clairs énoncés par la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État. La laïcité est un beau principe et ne mérite pas les polémiques vaines et futiles qu’agitent les diviseurs de tout crin, souvent ses ennemis hier, et qui s’en servent pour flétrir les musulmans  ». Contrairement à l’image qu’en donnent les médias parfois, Fabien Roussel n’écrit pas autre chose  : «  Depuis des années, la laïcité de l’État, de l’école et des services publics est mise en cause par des droites haineuses et des extrêmes droites qui nient le principe d’égalité en cherchant à opposer entre eux les citoyen·ne·s en fonction de leurs origines ou de leurs religions.  » Il ajoute même qu’il faut instituer, afin d’éviter les discriminations, un nouvel observatoire de la laïcité. On trouve chez Yannick Jadot une analyse identique  : «  Nous ferons scrupuleusement respecter la loi de 1905 sur la laïcité. Nous refuserons et combattrons son instrumentalisation. Il nous faut repousser les amalgames et les stigmatisations et restaurer une laïcité apaisée.  » Les candidats de l’extrême-gauche vont dans le même sens.

Comment agencer alors cette «  laïcité apaisée  »  ? Les candidats entendent stabiliser le système issu de 1905. Le mot, à l’instant cité, de Yannick Jadot donne le ton d’une doctrine qu’on trouve chez tous ses concurrents. Ils en retiennent deux traits : liberté de conscience et séparation des Églises et de l’État. Rien de bien précis ici du point de vue conceptuel, mais le lecteur voit bien qu’il s’agit de défendre une conception libérale de la laïcité, ouverte donc à l’expression sociale du religieux. Ce dessein porte les candidats de gauche – ils le disent en dehors de leurs programmes – à exprimer leur opposition à la loi du 24 août 2021 «  confortant les principes républicains  », sans qu’on sache cependant quel traitement juridique ils entendent lui réserver. On rencontre ici ou là quelques bribes d’explication  : s’il faut la supprimer, c’est parce qu’elle attente à la liberté des personnes et des associations. Nul, en revanche, ne s’offusque du fait qu’elle puisse aussi restreindre, en soumettant l’instruction domestique à un régime d’autorisation rectorale, la liberté des familles. Quant aux lois du 15 mars 2004 (interdisant le port des signes religieux ostensibles dans les écoles publiques) et du 11 octobre 2011 (pénalisant la dissimulation du visage dans l’espace public), à l’exception de Philippe Poutou qui entend abroger les lois visant les «  femmes musulmanes  », les candidats ne disent nullement leur volonté de les retirer. Rien ne nous est dit sur les raisons de cette abstention. Il n’est que Nathalie Arthaud pour ouvrir clairement une piste d’explication  : «  Le voile est un symbole d’oppression  ». On peut aussi suggérer que, si rien ne nous est précisé dans les programmes, c’est parce que ces lois font l’objet d’un consensus de l’opinion qu’il y aurait péril électoral à vouloir troubler. Anne Hidalgo, qui ne dit pas quant à elle vouloir abroger la loi «  Séparatisme  », tranche dans cet ensemble. Dans son texte qui, comme ceux des candidats de droite mais à rebours de ceux des autres candidats de gauche, fait usage du syntagme «  valeurs de la République  », la laïcité n’est abordée que lorsqu’il s’agit de parler du sanctuaire scolaire qu’elle entend pacifier en renforçant les sanctions contre les fauteurs de violences ou de désordres  : «  L’école de la République est celle du respect de chacun. La transmission des valeurs de la République (liberté, égalité, fraternité, laïcité et lutte contre toutes les discriminations : l’antisémitisme, le racisme, les LGBTQIphobies et le sexisme) sera au cœur d’un enseignement civique repensé et renforcé. Les atteintes à la laïcité seront sanctionnées et les professeurs seront protégés de toute pression extérieure sur la pédagogie ou les programmes.  »

En accord sur la nécessité d’assurer la liberté de conscience des citoyens, qu’ils soient séculiers ou religieux, les gauches se divisent cependant sur le devenir du système laïque.

Philippe Portier

En accord sur la nécessité d’assurer la liberté de conscience des citoyens, qu’ils soient séculiers ou religieux, les gauches se divisent cependant sur le devenir du système laïque. Jean-Luc Mélenchon se veut clairement séparatiste. Son programme introduit un bouleversement dans le régime français des cultes.  Celui-ci recèle des traces de «  catho-laïcité  » ; il faudra les abolir pour faire retour à l’idée première de la laïcité. Il insiste, d’une part, sur la séparation financière. Toute une législation a été adoptée depuis le début du XXe siècle (1908, 1942, 1959, 1961, 1987, 2006, 2021) afin de permettre à la puissance publique de soutenir les cultes. Le leader de La France Insoumise déclare, sans donner beaucoup de détails juridiques, vouloir mettre fin à ces financements, en ajoutant qu’il nationalisera l’enseignement privé. Il insiste, d’autre part, sur la séparation institutionnelle  : tous les régimes dérogatoires – concordat d’Alsace-Moselle, régimes des collectivités d’outre-mer – seront abrogés. Les ministres et les préfets ne pourront plus assister, ès-qualités, aux cérémonies religieuses. Quant au Président, il renoncera au titre, venu du XVIIe siècle, de chanoine titulaire de la Basilique du Latran. De manière inattendue, au regard de ce que notent les médias, Fabien Roussel, tout en affirmant son attachement à l’idéal séparatiste, est moins «  ultraciste  » que Jean-Luc Mélenchon : il n’évoque nullement la nécessité d’en finir avec le financement des cultes et des écoles privées. Il évoque sans doute la «  sortie  » du concordat, mais de manière progressive après une délibération avec les populations intéressées. Cette timidité réformatrice est sans doute liée à l’histoire du Parti communiste, qui porte, depuis les années 1950, une doctrine de la conciliation, elle-même inspirée par les pratiques accommodantes de ses élus au plan local, avec les institutions religieuses, et notamment avec l’Eglise catholique. On ajoutera qu’il se montre peut-être – mais son texte comme celui de Jean-Luc Mélenchon est peu dense en la matière – plus inquiet que son concurrent devant les rétractions communautaires12 qui conduisent à «  faire prévaloir les prescriptions religieuses sur la loi commune  ». Rien de tel n’apparaît dans le projet du leader de la France insoumise. On ne s’en étonnera pas  : ses analyses sur la «  créolisation  » de la France – et sans doute aussi le souci de préserver les équilibres au sein de son parti – l’ont amené, au cours de ces dernières années, à affirmer le droit de chacun de «  participer à des communautés de toutes sortes  »13, sous le couvert cependant de la «  laïcité absolue de l’État14 ».

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Avec Yannick Jadot, la tonalité est différente. Les deux candidats précédents tendent à placer l’État dans une position de surplomb vis-à-vis de la société civile, en insistant sur son obligation de neutralité. L’écologiste substitue à la logique universaliste qu’ils défendent une pensée plus polyphonique  : «  La laïcité, affirme-t-il, garantit l’égalité de toutes et tous, indépendamment des croyances, et considère la diversité comme une richesse.  »  Un signe ne trompe pas  : Fabien Roussel et Jean-Luc Mélenchon traitent de la laïcité dans la partie de leurs programmes consacrée aux fondements politiques de la République ; Yannick Jadot dans la section dédiée à la lutte contre les discriminations. D’un côté donc, la laïcité comme attribut de l’Etat  ; de l’autre la laïcité, comme protecteur de la société. On trouve dans son projet deux illustrations de cette tendance. La première concerne l’administration des cultes. Elle relève du Ministère de l’Intérieur, et de son Bureau central des cultes créé en 1911. Yannick Jadot propose de la transférer vers le Ministère de la Justice. Il s’agit de montrer que le pouvoir, au lieu de contrôler les pratiques, préservent les libertés.  La seconde touche au financement des écoles. Rien là d’un quelconque projet de nationalisation de l’enseignement privé. Yannick Jadot envisage même d’augmenter son subventionnement public dans le cas où ses dirigeants accepteraient de prendre leur part dans les politiques de mixité sociale  : «  Tout en préservant le principe d’éducation prioritaire bénéficiant de moyens supplémentaires, nous en élargirons le modèle avec un système de dotations progressives aux établissements, publics et privés, en fonction de critères de mixité.  »

Les candidats d’extrême-gauche n’interviennent guère sur ces questions. Ce qui est central dans leurs programmes, on l’a souligné, c’est leur lutte commune contre les inégalités sociales, dont il est précisé qu’elles s’amplifient lorsqu’on a affaire à des travailleurs musulmans.

Philippe Portier

Les candidats d’extrême-gauche n’interviennent guère sur ces questions. Ce qui est central dans leurs programmes, on l’a souligné, c’est leur lutte commune contre les inégalités sociales, dont il est précisé qu’elles s’amplifient lorsqu’on a affaire à des travailleurs musulmans. Le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) se distingue cependant par deux traits de Lutte Ouvrière. Le premier trait porte sur la question de l’école privée. Le projet de la nationaliser était sans doute à ce point évident pour Nathalie Arthaud qu’elle ne prend pas le soin d’en parler. Il n’en va pas de même chez Philippe Poutou qui appelle à sa nationalisation. Le second concerne la question du voile. C’est un symbole d’oppression, on l’a vu, pour la candidate de Lutte Ouvrière, qui veut utiliser «  les moyens dont elle dispose  », pour mettre fin à son port. Rien de tel au Nouveau Parti Anticapitaliste, qui a souvent croisé les luttes des Indigénistes et qui surtout, dans le prolongement de la Ligue Communiste Révolutionnaire, accordent beaucoup aux revendications culturelles.

On ne traitera pas ici de la politique de l’intime, que l’on rattache pourtant volontiers maintenant à la question de la laïcité. Sur le terrain de l’interruption volontaire de grossesse, de la procréation médicalement assistée, de la fin de vie, et de la reconnaissance des enfants nés par le truchement d’une gestation pour autrui, les candidats de gauche développent globalement une politique de large ouverture, avec cependant des différences de degré15.

Défendre l’identité nationale

La surface rédactionnelle réservée aux questions de laïcité dans les programmes de Marine Le Pen, de Nicolas Dupont-Aignan, d’Eric Zemmour (même si le mot n’est pas employé chez ce dernier) est six à sept fois supérieure à celle que lui accordent les représentants des partis de gauche. Il y a bien là l’indication d’un changement d’époque  : née à gauche, la laïcité a connu depuis les années 2000 un mouvement dextrogyre qui en fait désormais l’un des principes structurants de la mouvance conservatrice. À cet écart quantitatif s’adjoint une différence qualitative. Avec un bel ensemble, la droite de la droite donne à la laïcité une fonction prophylactique  : aux yeux de ses représentants, il faut la penser comme un instrument de préservation du corps national contre les menaces de dislocation qu’induit la présence en son sein d’une population exogène – les «  musulmans  » – souvent rétive à toute perspective «  d’assimilation ». Il n’est pas indifférent que les programmes des candidats abordent le sujet dans les chapitres consacrés à la sécurité matérielle ou culturelle de la nation.

Née à gauche, la laïcité a connu depuis les années 2000 un mouvement dextrogyre qui en fait désormais l’un des principes structurants de la mouvance conservatrice.

Philippe Portier

Menace donc. C’est un point qui revient chez les trois candidats : tous mettent en cause le risque d’une expansion incontrôlée de l’islam. Nicolas Dupont-Aignan, Eric Zemmour et Marine Le Pen établissent d’emblée un continuum entre l’immigration et l’islamisme. Reprenons leurs programmes. Traitant la question de la laïcité dans une longue section intitulée  : «  Cohésion nationale  : garantir la laïcité et maîtriser l’immigration  », Nicolas Dupont-Aignan concède que «  la majorité des Français musulmans manifeste une volonté d’intégration indéniable  ». Il ajoute cependant que notre société se trouve aujourd’hui dans une situation d’urgence absolue : «  La France a renoncé à ses frontières et à son modèle d’assimilation, ouvrant la porte à une immigration incontrôlée et au communautarisme. Une véritable bombe à retardement migratoire menace d’exploser dans un contexte d’effondrement dramatique de l’autorité de l’État et de crise généralisée de notre système judiciaire.  » Marine Le Pen ne tient pas un discours différent. Évoquant la laïcité dans les chapitres de son projet dédiés à la sécurité, à l’immigration et à l’école, elle affirme  : «  L’absence de maîtrise de l’immigration depuis des décennies a conduit à ce que l’assimilation des étrangers présents sur le sol national devienne impossible. Elle a conduit au communautarisme, au séparatisme  », auxquels elle entend opposer les ressources de la laïcité. Eric Zemmour consonne avec ses associés-rivaux. En se référant parfois directement à l’islam – et non simplement, comme les deux autres candidats, à l’islamisme – il agite lui aussi le spectre des migrations religieuses  : «  Je m’attaquerai avec détermination et fermeté à la pratique et à la diffusion d’un islam conquérant et intolérant qui profite de cet abandon de l’assimilation et du laxisme migratoire pour s’enraciner sur notre terre.  » Ce sont là des formules très générales qui renvoient, sans que leur dénonciation soit fondée sur une analyse bien précise, à des dangers plus ciblés. Dans leurs textes, les trois candidats évoquent d’abord le communautarisme juridique  : les immigrés musulmans ont souvent tendance à faire prévaloir les règles juridiques de leur communauté confessionnelle sur celles de la communauté politique. Ils insistent aussi sur le communautarisme social  : les nouveaux arrivants ne se projettent guère dans la société globale  ; ils ont tendance à s’enfermer dans la clôture de leurs réseaux d’appartenance. Vient enfin le communautarisme culturel  : attachés à leurs façons traditionnelles, ils attentent au patrimoine d’habitudes et d’attitudes que la France a, au cours de sa longue histoire, lentement accumulées. Cette remarque vient clore le propos  : en situation d’extériorité vis-à-vis de l’ensemble national, ces populations, certaines de leurs composantes en tout cas, constituent des foyers de recrutement pour l’islamisme et ses entreprises de violence.

Pour éviter la déconstruction de la nation, à laquelle ils donnent une définition plus culturelle qu’élective, ces candidats, à la différence de ceux de gauche, ne placent pas la politique des droits (civiques, sociaux et économiques) au cœur de leurs programmes. Ils développent au contraire une politique des sûretés, en en faisant la substance même du concept de laïcité. Dans cette perspective, Nicolas Dupont-Aignan, selon une formule qu’approuveraient ses deux concurrents, en appelle au «  respect unanime des lois et des valeurs de la République  ». On notera l’emploi du mot «  valeurs  », porteur d’une exigence de rassemblement moral qu’on ne trouve pas, par exemple, sous le mot «  principes  » privilégié par les candidats de gauche. Cette politique de la sécurité se déploie en deux temps. Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen et Eric Zemmour entendent tout d’abord restreindre la visibilité de l’islam. Ils proposent de renforcer les dispositions établies par les lois de 2004, 2010 et 2021, en excipant fréquemment de la nécessité de protéger la liberté des femmes qui est, de leur point de vue, au cœur même de la civilisation française. On lit dans le projet de Nicolas Dupont-Aignan qu’il faudra «  libérer les femmes des « prisons textiles » dans les universités, les hôpitaux et les entreprises par le bannissement de tous signes d’appartenance religieuse dans ces lieux comme cela a été fait à l’École  ». Marine Le Pen et Eric Zemmour ont un interdit plus général encore  : ils s’autorisent à «  proscrire tout signe religieux ostentatoire dans l’espace social  », en ajoutant qu’il faut encadrer bien plus sévèrement les règles de construction des mosquées, pour ce qui a trait aux minarets en particulier comme cela a été fait en Suisse en 2009. Tous trois entendent limiter la possibilité de diffuser dans ou en dehors des lieux de culte des «  discours islamistes  », auxquels ils donnent une définition particulièrement imprécise. Évidemment, les musulmans étant là, il faut bien s’en accommoder. C’est à condition que leur islam soit un «  islam français  », respectueux des lois certes, mais aussi de la culture, de leur pays d’accueil.

On notera l’emploi du mot «  valeurs  », porteur d’une exigence de rassemblement moral qu’on ne trouve pas, par exemple, sous le mot «  principes  » privilégié par les candidats de gauche.

Philippe Portier

Mais les programmes font aussi référence, parallèlement, à la défense du patrimoine national. Cette idée est même appelée à faire l’objet d’un referendum constitutionnel dans le texte de Marine Le Pen, de manière à préserver la célébration de Noël, avec les crèches et les sapins, dans les lieux publics : «  La Constitution assignera à la République la mission d’assurer la sauvegarde de l’identité de la France, de son patrimoine historique, culturel et linguistique et de ses paysages, en métropole et outremer. Le chef de l’État, au même titre qu’il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités, sera chargé de veiller à la sauvegarde de l’identité et du patrimoine de la France  ». Nicolas Dupont-Aignan qui veut préserver «  le blanc manteau des églises de France  » va également dans ce sens, sans referendum cependant. Mais le programme le plus offensif est celui d’Eric Zemmour, qui, selon une orientation habituelle de la doctrine populiste, oppose volontiers le peuple réel et les élites déracinées  : «  Nos gouvernants, sous le prétexte fallacieux de «  droit à la différence  », ont amené la discorde et le repli communautaire. Chacun est désormais renvoyé à ses origines et notre modèle d’assimilation est foulé aux pieds. La France ne fabrique plus de Français. C’est pourquoi je remettrai le principe de l’assimilation au cœur de nos politiques éducatives et culturelles. Toutes les politiques publiques que je porterai réaffirmeront la supériorité du modèle français d’assimilation sur tous les autres, en particulier le modèle anglo-saxon de société multiculturelle, communautariste et postnationale promu par nos élites.  » Cet objectif d’assimilation conduit ces trois candidats à vouloir diffuser à l’école, où l’autorité des enseignants sera restaurée, des programmes lourds d’histoire ouvrant sur une connaissance approfondie du patrimoine national et à supprimer les Enseignements de Langue et de Culture d’Origine dont il est dit qu’ils «  vont à l’encontre de l’assimilation des enfants à la nation  ». Chez Eric Zemmour, ce travail transformatif va jusqu’à exiger des parents qu’ils renoncent pour leurs enfants au choix de prénoms étrangers à la culture française. On relèvera enfin que ce discours patrimonialiste permet de construire un «  double standard  »  : s’il aboutit à limiter les droits des musulmans, il conduit en revanche à préserver, au nom des «  racines  » de la nation, les prérogatives des chrétiens et des juifs.

Après le référendum helvétique sur les minarets en 2009, Nicolas Sarkozy avait publié dans Le Monde une tribune dans laquelle il revenait sur la question de l’identité nationale16.  Dans ce texte, tout en rappelant l’importance, pour les peuples européens, du «  métissage des cultures »,, il estimait que «  ceux qui arrivent doivent respecter ceux qui accueillent  ». C’est dans cet entre-deux que se situent les deux candidats de la droite classique – Valérie Pécresse – et du centre – Emmanuel Macron. Le vocable dont ils usent pour décrire leur modèle de laïcité n’est pas celui, multiculturaliste, d’inclusion  ; il n’est pas non plus celui, omniprésent dans les textes de Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen, Eric Zemmour, «  d’assimilation ». C’est au concept «  d’intégration » qu’ils le rattachent. Cette désignation les conduit certes à vouloir interdire l’offensive «  communautariste  ». Emmanuel Macron s’en tient, en la matière, à quelques propos très généraux. Après avoir dénoncé «  ces mouvements qui, faisant passer les identités devant la citoyenneté, les communautés devant la Nation, fragilisent ce que nous avons en commun », il rappelle à son tour que «  nos valeurs et nos lois ne sont pas négociables [et que] l’État continuera d’agir pour faire reculer l’islam radical.  » Cette relative discrétion est due au fait que ce projet a déjà trouvé son cadre d’actualisation dans la loi du 24 août 202117. Valérie Pécresse est plus prolixe. Rappelant elle aussi que «  l’ennemi, c’est l’islamisme qui piétine le terrain de la République  », elle ajoute, en remettant en cause implicitement toute une jurisprudence du Conseil d’État, plusieurs compléments aux dispositions macroniennes  : «  Je refuse le port du voile forcé, et j’interdirai le port du voile pour les fillettes. De même, le port du voile sera interdit pour les accompagnatrices de sorties scolaires, les licenciées d’associations sportives, les membres de bureaux de vote et les auxiliaires de justice. Le burkini sera proscrit dans les piscines.  »

© CHAMUSSY/SIPA

Mais le choix du mot intégration signale dans le même temps une volonté d’aller moins loin que la droite extrême sur la voie de l’homogénéisation culturelle. Deux points l’indiquent. Des paroles, d’une part  : si, comme le note Emmanuel Macron, «  nous sommes tous attachés à la culture française, à notre histoire, à notre art de vivre  », si, comme le souligne Valérie Pécresse, «  il faut défendre la culture française  », il convient de récuser les idéologies autoritaires, de respecter nos différences, et de «  permettre à tous les talents de pouvoir s’exprimer sans discrimination  ». Tous deux insistent d’ailleurs sur le respect des «  principes  » autant que sur celui des «  valeurs  ». Des silences, d’autre part. Ni Emmanuel Macron, ni Valérie Pécresse ne disent vouloir interdire dans les rues le port des signes religieux distinctifs, ni réglementer l’architecture des mosquées, ni dénoncer, comme le fait Eric Zemmour, l’attribution de prénoms d’origine étrangère aux enfants des familles immigrées. Surtout, aucun des deux ne fait référence, en tout cas dans les programmes présentés, au patrimoine chrétien de la nation, même si, comme leurs adversaires de la droite de la droite, ils n’entendent nullement remettre en cause le régime concordataire d’Alsace-Moselle et le financement des écoles privées.

Sur le terrain des politiques de la vie et de la sexualité, les candidats de la droite extrême condamnent fermement la gestation pour autrui, en affirmant de surcroît vouloir s’opposer à la reconnaissance des enfants nés à l’étranger selon ce procédé. Ils se montrent en outre très réticents à l’égard de la loi récente sur la procréation médicalement assistée, qu’Éric Zemmour veut d’ailleurs abroger. Marine Le Pen propose un moratoire en la matière. Emmanuel Macron, qui a d’ailleurs accompagné certaines de ces réformes (PMA, IVG), et Valérie Pécresse ne se montrent pas aussi réticents, sauf pour ce qui a trait à l’ouverture de la GPA, à l’égard des nouveaux dossiers, en particulier celui de la fin de vie. En cela, ils se rapprochent de la gauche.

La laïcité n’est pas investie par les candidats à l’élection présidentielle des mêmes significations  : la droite et la gauche s’opposent clairement en la matière, même si rien ne dit que la gauche, une fois au pouvoir, n’adopterait pas, comme on l’a vu avec le gouvernement de Manuel Valls, une orientation semblable à celle de la droite.

Philippe Portier

Quatre modèles

La laïcité n’est donc pas investie par les candidats à l’élection présidentielle des mêmes significations  : la droite et la gauche s’opposent clairement en la matière, même si rien ne dit que la gauche, une fois au pouvoir, n’adopterait pas, comme on l’a vu avec le gouvernement de Manuel Valls, une orientation semblable à celle de la droite. À grands traits, on peut opposer deux grands systèmes  : à gauche, on trouve une laïcité procédurale dont le propre est d’articuler des libertés  ; à droite, une laïcité substantielle, attachée à protéger les valeurs léguées par l’histoire. Cette opposition trouve son assise généalogique dans des conceptions différentes du lien politique  : conception civique d’un côté, structurée par le principe d’association, conception culturelle de l’autre, adossée au principe d’enracinement, sachant cependant que certains des candidats, Emmanuel Macron et Valérie Pécresse, peuvent prendre appui sur l’une et l’autre des intelligences de la nation. Il ne s’agit là donc que de polarités tendancielles. L’arc des positions est plus complexe. Il laisse apparaître, au-delà de la summa divisio à l’instant rappelée, deux droites et deux gauches.

À gauche, l’observateur repère aisément, d’une part, une laïcité inclusive. Portée par Yannick Jadot, cette conception insiste sur la centralité de la logique de la reconnaissance  : le droit doit permettre aux diversités de cohabiter dans le simple respect du droit démocratique. Sans y attacher une grande importance, le NPA se situe de ce côté. À ce premier modèle s’adjoint, d’autre part, une laïcité séparatiste. Cette idée dissociative est très accentuée chez Jean-Luc Mélenchon qui laisse place cependant au droit à l’identité culturelle  », elle existe aussi, avec des propositions moins précises, chez Fabien Roussel : il s’agit ici de séparer les ordres pour mieux assurer la liberté de conscience. Lutte Ouvrière les rejoint partiellement, étant entendu que la question est, pour sa candidate, assez secondaire.  

La droite a également ses segments. Le modèle de Valérie Pécresse et d’Emmanuel Macron se situe dans le cadre d’une laïcité intégrationniste  : on entend installer les nouveaux arrivants dans la culture même de la nation tout en préservant leurs singularités pour peu qu’elles ne remettent pas en cause la cohésion du corps social et en défendant le procéduralisme de l’ordre démocratique constitutionnel. Les candidats de la droite extrême, Marine Le Pen, Eric Zemmour et, à un moindre titre, Nicolas Dupont-Aignan, se retrouvent du côté de la laïcité assimilationniste  : plus méfiants encore à l’égard de l’immigration, moins ouverts au projet européen, plus distants à l’égard des protections du droit libéral, ils insistent bien davantage que les défenseurs du modèle intégrationniste sur la nécessité d’invisibiliser et même de dissoudre les différences, en plaçant la défense des «  racines chrétiennes de la nation  » au cœur de leurs préoccupations.

On a parfois voulu récuser l’idée de laïcité adjectivée. L’examen des discours politiques, au cours en tout cas de cette campagne pour les élections présidentielles, nous confronte à son évidence au contraire  : la laïcité apparaît bien comme un objet conflictuel où peut se refléter toute la pluralité des intelligences contemporaines du monde social.

Sources
  1. Ce texte est issu d’une étude demandée à l’auteur par Jean-Louis Bianco, ancien Président de l’Observatoire de la laïcité, pour l’organisme la Vigie de la laïcité qu’il préside.
  2. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 2005. 
  3. Pierre Bréchon, Bruno Cautrès, Gilles Ivaldi, «  La gauche et la droite font-elles encore sens  ?  », The Conversation, 8 mars 2022.
  4. Bruno Poucet, L’État et l’enseignement privé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
  5. Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012.
  6. Philippe Portier, Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021.
  7. Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme  : Histoire, théorie, critique, Paris, Le Seuil, 2020.
  8. Sur ce point, Philippe Raynaud, L’extrême gauche plurielle  : entre démocratie radicale et révolution, Paris, Perrin, 2010.
  9. 84 % des catholiques pratiquants ayant l’intention de voter Eric Zemmour affirment que «  la défense des racines chrétiennes  » de la France sera un «  critère déterminant  » de leur vote  ; ce n’est le cas que pour 47 % de ceux qui, dans leurs rangs, ont l’intention de voter Emmanuel Macron. Source : Ifop pour le mensuel Ecran de veille, Les catholiques pratiquants et l’élection présidentielle de 2022, Janvier 2021.
  10. Philippe Portier, L’Etat et les religions en France, Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, PUR, 2016.
  11. Dans les enquêtes d’opinion réalisés en 2021 sous l’égide du centre de recherches de Sciences Po, le rapport à l’islam est très discriminant  : les Français situés à gauche sont 40 % à considérer que l’islam est une menace pour la République  ; le pourcentage s’élève à 80 % pour les Français se classant à droite. Voir P. Bréchon e.a., Ibid.
  12. Il n’emploie cependant ni le mot «  séparatisme  », ni le mot «  communautarisme  ».
  13. Cette volonté de protéger les différences culturelles a été l’un des motifs de dissensions avec le philosophe Henri Pena Ruiz qui, après avoir conseillé Jean-Luc Mélenchon, soutient désormais Fabien Roussel.  Sur les motifs de la rupture, Henri Pena Ruiz, «  L’universalisme, seule boussole de l’antiracisme  », Marianne, 31 août 2020.
  14. Valentin Soubise, «  La République laïque de Jean-Luc Mélenchon  », The Conversation, 16 février 2021.
  15. Philippe Poutou est le seul, par exemple, à remettre en cause l’objection de conscience des médecins dans le cas de l’IVG. Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel veulent constitutionnaliser le droit à l’avortement.
  16. Nicolas Sarkozy, «  « Respecter ceux qui arrivent, respecter ceux qui accueillent », Le Monde, 9 décembre 2009.
  17. Il faut rappeler ici que le Printemps Républicain, créé en 2016 par Laurent Bouvet et Gilles Clavreul, en voulant promouvoir «  ce qui nous est commun par-delà nos différences  », a apporté son soutien à Emmanuel Macron.