Aujourd’hui, plusieurs séries de bande-dessinée historiques connaissent une nouvelle vie longtemps après la mort de leurs créateurs. Vous avez signé 3 (et bientôt 4) albums de Lucky Luke depuis 2016. Dans une telle démarche, votre but est-il de « moderniser » un tel personnage, ou de conserver au contraire sa dimension populaire et iconique ?

Les deux à la fois. Lucky Luke, c’est en même temps un personnage, un univers et une sorte de sensation un peu diffuse. Je m’intéresse surtout aux séries qui sont ultra-patrimoniales et disent quelque chose même aux personnes qui ne les lisent pas. Aujourd’hui, le nom « Lucky Luke » est connu par quasiment 100 % de la population française. Cela fournit un univers cohérent, à l’intérieur duquel on peut s’ébattre avec une grande liberté. Dans les reprises de séries de ce type, certains décident de faire fructifier cette poule aux œufs d’or, en sachant que quel que soit le sujet traité, l’album se vendra de façon automatique. Dans ce cas, il s’agit donc de cultiver le côté le plus vintage possible – c’est par exemple ce choix qu’ont fait les auteurs du dernier Blake et Mortimer. À l’inverse, Lucky Luke avait dès l’origine la caractéristique de se lire à plusieurs niveaux : il s’agit moins d’action et d’aventure que d’humour, ce qui implique d’emblée une distance, un pas de côté. Reprendre une telle série n’a donc de sens que si on touche aussi à des choses qui sont extérieures à la série elle-même et ont un écho dans notre présent. Pour ma part, je n’aurais pas accepté de reprendre Lucky Luke s’il s’était agi de faire uniquement une resucée vintage et commerciale. Il fallait que ce soit un Lucky Luke d’aujourd’hui, tout en gardant les fondamentaux – les personnages, l’univers, etc.

Pour cela, j’exploite principalement deux pistes. D’abord, l’enracinement dans un contexte historique. C’est un ressort classique de Lucky Luke, où l’on croise l’apparition du télégraphe, la construction du chemin de fer, ou des personnages réels comme Billy the Kid ou Calamity Jane. Cela donne à la fois de la profondeur et de la texture à un sujet de fiction. Je cherche à pousser cela plus loin, avec la conviction personnelle, en tant qu’historien, que la fin de XIXe siècle aux États-Unis est le creuset de toute notre modernité. On le voit aussi bien dans les inventions techniques que dans l’évolution des mœurs et des comportements sociaux : la publicité, la technologie, les comportements sociaux, nous sommes les enfants de cette époque.

Aujourd’hui, le nom « Lucky Luke » est connu par quasiment 100 % de la population française. Cela fournit un univers cohérent, à l’intérieur duquel on peut s’ébattre avec une grande liberté.

Jul

C’est flagrant avec le dernier album de Lucky Luke que j’ai fait. En voyant ce qui s’est déroulé dans les dernières semaines aux États-Unis, on voit que ce que j’avais pu mettre en scène en représentant le Sud et les dichotomies sociales qui le traversent a un écho direct avec ce qu’on voit aujourd’hui. L’enjeu est donc de tenir une certaine justesse historique – tout en étant fantaisiste – et de faire que la BD nous ouvre les yeux sur notre propre actualité.

On retrouve aussi ici la vocation initiale de la grande BD franco-belge, qui était d’instruire en s’amusant. Le fait de ne pas donner à lire un spectacle purement gratuit mais d’apporter une forme d’instruction, voire des connaissances, sous couvert de l’humour, c’est une recette que je tiens à maintenir.

Le fait de ne pas donner à lire un spectacle purement gratuit mais d’apporter une forme d’instruction, voire des connaissances, sous couvert de l’humour, c’est une recette que je tiens à maintenir.

Jul

Si les fins restent les mêmes, les moyens changent-ils ? Comment adapte-t-on l’humour à l’époque actuelle par exemple ?

Lucky Luke, c’était déjà une parodie de westerns hollywoodiens, donc un produit tertiaire. De la réalité du far west, Hollywood avait déjà fait une adaptation très scénarisée et très éloignée de ce que les historiens savent de cette période. Les codes du western ont à leur tour évolué. On voit son retour aujourd’hui – les frères Coen, Tarantino, les séries, etc. Mais l’évolution majeure venait de Sergio Leone, par rapport à la première tradition hollywodienne du western. Avec Sergio Leone, tout à coup, le far west a été doté d’une matérialité physique. On ne voyait plus des chemises repassées et des beaux cadrages, mais des corps, des cowboys sentant mauvais, montrés en train de transpirer, de saigner ou de déféquer.

Or, par rapport à cette manière de faire exister le western par les corps et par la matière, Lucky Luke était un peu en retard. La série en était restée à des codes de westerns qui n’existaient plus. J’ai donc essayé de faire entrer ces codes nouveaux dans la BD. Dans le premier album que j’ai fait par exemple, Lucky Luke grossit, alors qu’il n’avait jamais pris un gramme depuis l’origine. Dans un autre tome, il vomit. Dans le dernier album, on voit pour la première fois en 73 ans quelqu’un aller aux toilettes dans Lucky Luke. Le but n’est pas d’en faire une BD expérimentale qui ne parlerait que de cela, mais de montrer que le réel peut faire irruption pour changer un peu les codes d’un univers lisse.

Avec Sergio Leone, tout à coup, le far west a été doté d’une matérialité physique. On ne voyait plus des chemises repassées et des beaux cadrages, mais des corps, des cowboys sentant mauvais, montrés en train de transpirer, de saigner ou de déféquer.

Jul

Outre ce ressort physique, il y a un ressort psychologique. Dans la structure initiale de la série, Lucky Luke est un personnage qui a ses contradictions et sa complexité, mais avec le temps, son image était devenue unidimensionnelle. Dans les derniers albums, on voit un Lucky Luke plus humain, qui se met plus facilement en colère, qui montre plus d’émotions.

Ma patte est un peu masquée par le fait que je m’empare en les respectant des codes de Lucky Luke, mais j’essaie d’instiller une ironie particulière, en glissant des références variées, littéraires, politiques, historiques voire linguistiques.

Lucky Luke. La Terre promise, Dargaud, 2016

Je joue par exemple sur les noms de villes indiqués sur leurs panneaux d’entrée, véritable topos de la série. Dans les noms de villes que j’invente en arrière-plan de mes albums, j’essaie ainsi qu’il y ait un triple voire un quadruple fond de signification. Par exemple, la grande ville des anciens albums était Nothing Gulch – littéralement : « le lieu du rien ». Dans La Terre promise (2016), le personnage arrive à un moment à Peachy Poy. On entend a priori un nom américain, ou on pense à une pêche. Mais c’est en fait l’américanisation du mot yiddish pitchipoï, qui signifie « nulle part ». C’est donc la traduction masquée de Nothing Gulch. Mais pitchipoï était aussi une antiphrase qui servait à désigner les camps d’extermination sans les nommer. Dire de quelqu’un qu’il était « parti à pitchipoï » voulait dire qu’il avait été déporté, qu’il était parti dans le néant. On peut donc aussi entendre cette résonance tragique dans ce simple nom de ville.

De même, dans le dernier album (Un Cowboy dans le coton, 2020), la ville s’appelle Nitchevonada. Là, c’est un double rien, puisque ce faux mot cherokee (qui signifierait, lit-on dans l’album, « loir assoupi dans la langueur du soir ») n’est en fait composé que des mots rien en russe et rien en espagnol. Le pourcentage de lecteurs qui comprendra le jeu de mot est sans doute infinitésimal, mais c’est cela qui compte : d’avoir une profondeur de sens qui multiplie toujours les lectures possibles. On peut avoir une lecture érudite de ces albums, comme on peut en avoir une lecture au premier degré.

Ma patte est un peu masquée par le fait que je m’empare en les respectant des codes de Lucky Luke, mais j’essaie d’instiller une ironie particulière, en glissant des références variées, littéraires, politiques, historiques voire linguistiques.

Jul

De Goscinny à Jul, y a-t-il une tradition du jeu de mots spécifique à la BD ?

« Jeu de mots » est un terme général qui recouvre plein de choses. Dans son film Ridicule, Patrice Leconte met en scène le brillant et la rapidité de la conversation dans les salons du XVIIIe siècle. On apprend que le roi n’aime pas les « calembours », mais qu’en revanche il apprécie les « bouts-rimés », les « jeux de mots », etc. On voit apparaître toute une nomenclature du jeu sur le langage et sur la signification. À la fin du film, on découvre les vertus de l’humour anglais, humor, au moment de l’Émigration.

Dans mon cas, j’aime particulièrement l’approche psychanalytique du jeu de mots, dans la lignée de ce que Freud a écrit sur le Witz et le lapsus. Dans le jeu de mots affleure un autre aspect de réalité, en parti inconscient, et révélateur de ce que cachent les mots tout en le disant. Les jeux de sur le langage se situent dans cette zone de patinage entre le conscient et l’inconscient, la même qu’entre la veille et le sommeil – et c’est à mon avis dans cette même zone qu’on trouve les blagues. L’humoriste doit creuser dans cette couche géologique meuble, et doit canaliser la matière première qu’il y puise.

À cela s’ajoute une dimension politique : jouer avec le langage, c’est reprendre de la liberté par rapport à un langage contraignant. Nous vivons dans un monde communication, de slogans publicitaires ou politiques, d’ « éléments de langage », où la divinité est Twitter, c’est-à-dire le « gazouillis », et où le langage est plus stéréotypé que jamais. Il est certes impossible de s’affranchir des déterminismes sociaux, historiques ou personnels du langage. Mais on peut quand même proclamer une forme de reprise de liberté et de mise à distance, qu’offrent l’humour et le jeu sur le langage. Bien sûr, je peux dire une phrase toute bête sur tel ou tel sujet trivial ou politique. Mais je peux aussi, à la marge, essayer de dire : je ne suis pas dupe, et je reprends un peu de liberté sur le langage qui nous contrôle.

Les jeux de sur le langage se situent dans cette zone de patinage entre le conscient et l’inconscient, la même qu’entre la veille et le sommeil – et c’est à mon avis dans cette même zone qu’on trouve les blagues.

Jul

Tous les titres de mes séries – Silex and the City, La Croisade s’amuse, Le Guide du moutard, 50 nuances de Grecs, Da Vinci Digicode, La Planète des sages, Platon la gaffe… – ne sont que des subversions de produits culturels de grande consommation. La première raison est aussi commerciale : les titres jouent comme des pièges à glu pour les lecteurs, car on est attiré par ce qu’on connaît. Mais il y a aussi une dimension plus politique, qui consiste à dire que ce qu’on nous donne comme un produit transformé, on peut le subvertir discrètement, y introduire un grain de sable pour reconquérir une posture critique libératrice.

Et le dessin ?

Pour moi, le dessin est au service de ce procédé. Dans l’adaptation de Silex and the City dont on a fait 180 épisodes, il a été question que ce soient des marionnettes qui incarnent mes textes. Ç’aurait été une autre forme d’incarnation. Mais en fin de compte, le dessin a cette qualité d’être un art pauvre. J’ai de nombreuses limites dans ce que je peux exprimer graphiquement : je contourne mes manques en essayant de faire servir le dessin à ce que j’écris. Le dessin est mon allié, mais ce n’est pas une fin en soi. En cela, je suis différent de beaucoup d’autres dessinateurs ou d’auteurs de BD pour qui le dessin égale le texte ou prime sur lui. Ceux-là pourraient dessiner sans objet, parce qu’ils ont un rapport physique au trait et aux discours que le dessin peut porter.

La bande-dessinée est un carrefour : c’est un mélange de récits, de langage et d’image. Comme le cinéma : il y a un cinéma qui n’est qu’image et lumière, et un cinéma qui n’est que récit et paroles. Cela dépend des artistes, et parfois des œuvres mêmes, qui peuvent aller plus ou moins dans une direction ou dans une autre.

Le dessin est mon allié, mais ce n’est pas une fin en soi. En cela, je suis différent de beaucoup d’autres dessinateurs ou d’auteurs de BD pour qui le dessin égale le texte ou prime sur lui.

Jul

Dans Silex and the City (9 albums chez Dargaud et 5 saisons de série animée sur Arte), le jeu avec l’anachronisme pour présenter sous un jour nouveau des problématiques contemporaines rappelle le dispositif du conte philosophique. Comment décririez-vous ce procédé ?

Silex and the City est d’abord une chronique de son temps. La série s’empare des thématiques sociales et politiques qui sont dans l’air du temps, et les raconte à la manière de l’écriture mémorialiste. Je ne tiens pas de journal, je ne suis pas épistolier, mais je m’empare du monde qui m’entoure en le racontant selon un prisme particulier. Ce prisme fantaisiste permet de tenir un discours critique au sein du récit que je fais du présent.

Le rapport au temps, au progrès, etc. que je creuse dans Silex and the City est intéressant, car il dit quelque chose de ce que je ne comprends pas. Je n’ai étudié que les humanités, et suis quelqu’un d’assez peu scientifique. Il y a des expressions ou des concepts scientifiques qui m’ont toujours dérouté. Par exemple une « année-lumière » : j’ai instinctivement le sentiment que c’est une durée, alors que c’est en fait une distance. Et je suis sûr de ne pas être le seul. Dans Silex and the City, je prends ma revanche là-dessus en mêlant les catégories de l’espace et du temps. Ainsi, le Crétacé ou le Jurassique ne sont pas des périodes, mais des lieux dont les personnages viennent ou bien dans lesquels ils décident de déménager.

Le temps est lui aussi déformé, puisque les personnages de la BD ont une sorte de prescience de ce qui va advenir jusqu’à aujourd’hui. Ils disent par exemple « quand on aura inventé le monothéisme… ». Ce jeu de projection de notre présent dans une fiction de passé est au cœur de très nombreuses mythologies dans un grand nombre de civilisations, qui fonctionnent en faisant comme si le futur était contenu dans le passé. Ces types de presciences inconscientes vont d’ailleurs parfois jusqu’à prendre une validité réelle, car on sait qu’il y par exemple des théories physiques qui ont pu naître d’intuitions du passé.

De la même manière, plein de légendes disent qu’un enfant naît en sachant tout ce qui est, a été et sera. Le Bouddha est comme cela. Une tradition hébraïque reprend aussi cela. Et c’est aussi vrai dans le taoïsme. Et puis il y a aussi l’idée qu’après sa naissance, un ange viendrait poser son doigt sur la bouche de l’enfant – ce qui fait le petit pli que nous avons sous le nez – et lui retire cette omniscience pour le rendre neuf au monde.

Dans Silex and the City, je prends ma revanche là-dessus en mêlant les catégories de l’espace et du temps. Ainsi, le Crétacé ou le Jurassique ne sont pas des périodes, mais des lieux dont les personnages viennent ou bien dans lesquels ils décident de déménager.

Jul

Les bonshommes-patates de Silex and the City ont en fait ce pouvoir de connaître le futur depuis le passé. Je suis convaincu que, quels que soient les choix individuels et collectifs que nous faisons, quelle que soit la route qu’on prend, on va tout de même contribuer à converger vers l’unique futur possible. C’est une autre conception du libre-arbitre. Silex and the City ne parle pas de cela, mais cela y est présent en filigrane.

Silex and the City. La Dérive des confinements, Dargaud, 2020

Cela fait neuf tomes et douze ans que je vis dans cet univers, et je lui ai trouvé ces vertus là a posteriori. Ce n’était pas nécessairement prévu dans le projet.

La morale de vos BD serait-elle plutôt docere et placere (instruire en divertissant) ou castigare ridendo mores (corriger les mœurs par l’humour) ?

J’ai fait une conférence sur 50 nuances de Grecs avec l’historien Vincent Azoulay, qui m’a appris que depuis Aristophane on avait défendu en Grèce que la comédie était l’outil principal d’émancipation ou de réflexion sur soi au sein de la société. Les Grecs exprimaient cette idée à travers le concept du spudeo geloion, le rire sérieux. Que cette idée ait déjà été exprimée au temps d’Aristophane me fascine.

Quant à châtier, ou disons à corriger ses contemporains, je crois que les vrais humoristes, ce sont les moralistes. Notre travail est proche de celui d’un La Bruyère ou d’un La Fontaine, qui savent nous faire voir toute une typologie des penchants et des défauts de l’homme d’un temps précis, mais aussi de tous les temps. Jouer avec les caractères et les stéréotypes, c’est aussi ce que j’essaie de faire.

Les vrais humoristes, ce sont les moralistes.

Jul

De quel univers géographique vous inspirez-vous le plus ?

L’humour américain est une source inspiration très forte pour moi. Mais « l’humour américain » n’est rien en soi : c’est un creuset de traditions multiples. Que ce soit dans la bande-dessinée ou le cinéma, on retrouve notamment l’humour juif oriental. Hollywood, c’est un peu le XXIe arrondissement des shtetl du yiddishland. On y retrouve aussi l’esprit pionnier, une profondeur un peu noire, tout ce mélange qui m’a nourri. Goscinny ou Gotlib, qui ont formé mon humour, sont aussi les enfants de tout cela, et ils ont été fascinés par Mad et par les comédies américaines.

Vous avez été dessinateur pendant quinze ans chez Charlie Hebdo, jusqu’en 2013. Est-ce qu’il vous paraît plus facile de s’adresser au public à travers la fiction qu’à travers le dessin de presse aujourd’hui ?

C’est plutôt la forme du dessin de presse qui a fini par me fatiguer. Quand on dessine pour la presse, on n’est pas maître de son agenda, on doit suivre le rythme et le contenu de l’actualité, de manière très rapide. Là aussi, on doit parler non pas des faits, mais de ce dont les gens parlent, et même de la façon dont ils en parlent : les propos de bistrot, les rumeurs, les polémiques… On est au bout de la chaîne et l’on n’est pas libre de choisir ce dont on parle. À cause de ce tempo rapide, les dessins de presse périment rapidement, dès que le fracas est retombé – fracas que l’irruption des réseaux sociaux a décuplé. La simultanéité des réseaux sociaux a en quelque sorte tué le travail du dessinateur de presse. Je dessinais encore pour Charlie au début de Twitter, je savais travailler rapidement, mais je sentais déjà que le temps du dessin de presse était largement en retard par rapport au temps du tweet. Il m’est arrivé de trouver des idées de dessin que je trouvais géniales et de m’apercevoir que quelqu’un, depuis son salon je ne sais où, avait déjà trouvé la même blague et qu’elle avait déjà fait le buzz sur un réseau social. Heureusement, le dessin perdure pour concurrencer le nombre incalculable de blagues des réseaux sociaux, et permet à la presse de conserver un léger avantage, ou une spécificité par rapport au seul jeu de mots.

Mais votre dernier album de Silex and the City, sous-titré « la dérive des confinements » (Dargaud, 2020), parle à sa manière de l’actualité : l’album est-il un moyen de reprendre le contrôle sur l’actualité par rapport au dessin de presse ?

Oui, certainement. En plus, par rapport à la vignette isolée du dessin d’actualité, l’album met en scène une thématique générale et permet d’entrelacer plusieurs niveaux d’humour et d’intrigue. Le gag n’est pas isolé, mais tissé avec le reste du volume, ce qui permet d’enrichir et d’élargir le propos.

La simultanéité des réseaux sociaux a en quelque sorte tué le travail du dessinateur de presse. Je dessinais encore pour Charlie au début de Twitter, je savais travailler rapidement, mais je sentais déjà que le temps du dessin de presse était largement en retard par rapport au temps du tweet.

Jul

Depuis les assassinats du 7 janvier 2015, Charlie Hebdo est devenu un emblème d’État. Comment rester un journal subversif de tradition anarco-libertaire quand on vit sous protection policière et qu’on devient un symbole républicain ?

Un piège diabolique s’est refermé sur Charlie Hebdo  : il n’y a pas de bonne réponse ou de bonne solution. Je n’y travaillais déjà plus avant les attentats. J’ai participé au numéro « d’après », mais je trouvais que cela n’avait aucun sens de continuer à faire vivre Charlie ensuite, comme sous respirateur artificiel. Je comprends tout à fait que d’autres n’aient pas fait le même choix et préfèrent continuer, pour le symbole ou par bravade, mais pour moi, la bataille a été perdue. Il y a un déni de réalité à ne pas le voir. C’est comme la reconstruction de la tour « One World Trade Center » à côté de Ground Zero, pour faire mieux et plus grand à la place : c’est un réflexe très américain, mais je ne m’y reconnais pas du tout. Je crois qu’on peut sortir grandi d’avoir été diminué, endeuillé ou d’avoir perdu. J’aurais davantage vu la création d’un nouveau journal avec les survivants, un journal qui raconte autre chose mais qui ait encore cette vertu de subversion et de critique. Mais maintenir Charlie en vie comme on fait vivre des grands accidentés comme un Ariel Sharon sous respirateur pendant quinze ans, j’ai du mal à en voir le sens. Et en même temps, je ne fais que louer le courage et la ténacité de ceux qui le soutiennent. Ce n’est simplement pas mon caractère, je suis sans doute plus défaitiste que d’autres. Mais je pense qu’on peut être défaitiste et combatif à la fois.

De plus en plus au cours des dernières années, les trois lettres de votre nom, évoquent au moins autant un auteur de bande-dessinées qu’un chanteur de rap. Qu’est-ce que cela vous fait de partager un nom d’artiste avec lui ?

En fin de compte, c’est plutôt drôle. Il arrive que ce soit un peu malcommode quand on me mentionne sur les réseaux sociaux, cela produit parfois des erreurs d’aiguillage. Et évidemment, ce n’est jamais dans l’autre sens, même si j’ai ce nom de plume depuis bien plus longtemps et que je suis de la génération d’avant. Mais je trouve cela plutôt marrant. Et j’aime bien l’idée que dans l’arborescence de Google, des réseaux sociaux, etc., il arrive bien avant moi et me permette d’être en deuxième ligne. Celui qui est à l’avant de la vitrine, on risque plus de lui piquer une idée ou de lui tirer dessus. Je m’accommode donc assez bien d’être un peu protégé la célébrité de l’autre « Jul ». En outre, ce que nous faisons est tellement différent qu’il ne risque pas de me faire perdre des lecteurs. C’est même parfois l’inverse : des fans du chanteur Jul tombent parfois par erreur sur la chaîne Youtube de Silex and the City ou de 50 nuances de Grecs. On voit dans les commentaires qu’ils sont un peu surpris, mais certains accrochent et se prennent au jeu. Enfin, je lui suis reconnaissant d’avoir inventé un body language qui mime l’écriture de mon nom : je trouve cela génial. J’adorerais faire un cross-over et l’inviter dans mon dessin animé par exemple, parce qu’on imagine mal univers si éloignés et que la rencontre pourrait donner quelque chose de très amusant.