Le complotisme fait fureur. Mais pourquoi tellement, pourquoi maintenant ? Dans le mille-feuille idéologique, il partage des éléments avec d’autres formes de pensées, de croyances ou d’expressions sociales. Reste à le reconnaître partout où il sévit, car il ne suffit pas de lutter contre ses seuls symptômes politiques.

Qui dit complotisme, dit productions imaginaires et figures symboliques ; l’art et sa cristallisation culturelle sont inévitablement convoqués. Le complotisme actuel se relie-t-il aux pratiques et courants artistiques contemporains ? Techniquement, il est dernier-cri mais, pour ses tournures d’esprit, peut-on admettre qu’il faille une génération, voire deux, avant que des écoles artistiques, nées de précurseurs intuitifs et de philosophes d’avant-garde, ne diffusent pleinement dans le grand public – la poussée de complotisme de ce début de XXIe siècle devant alors être reliée à ce qui apparut dans les années 1960-70 et arriva à maturité dans les années 1990 ?

Examinons QAnon, la théorie complotiste américaine en passe d’englober toutes les autres. Son univers formel cumule les symboles (souvent tatoués) du paganisme néonazi – triangles de Wotan, marteau de Thor, etc. – et l’inusable iconographie de l’Œil de Dieu sur pyramide d’Égypte, des sacrifices d’enfants à Moloch, des béliers et des boucs, des sexes et du sang ; et, dans un symbolisme pompier, tout ce qui peut rendre le Pouvoir « mystérieux, fascinant, terrifiant »1 : hauts personnages représentés dans leurs hauts-lieux avec les attributs de leur toute puissance – en deux mots, un style paranoïaque et recuit.

Mais plus profondément, c’est le désordre qui frappe, la confusion entre réel et imaginaire, mythe et politique, la prolifération de fausses interprétations qu’aucune logique ou règle sociale n’arrêtent ou ne structurent, étant disqualifiées. Tout est saisi par le crime mais, criminalité mise à part, ce mode n’a-t-il pas des pendants dans l’époque, au sein des arts qui lui sont contemporains ?

Complotisme et cinéma post-moderne

Les histoires de complot hantent le cinéma depuis sa naissance, avec Satan, de Wallace Worsley en 1920, Metropolis ou encore le maléfique Docteur Mabuse de Fritz Lang. Dans les années 1930 et 1940, puis durant la Guerre froide, les complots menacent de l’extérieur – espions étrangers, aliens, pactes criminels. Avec les années 1970 et l’examen moral que s’impose l’Amérique, cette fois l’ennemi est dans la place : tentatives de coups d’État, assassinats mal expliqués, tel celui de JFK.

Puis arrive une nouvelle génération de films qui diffèrent par deux aspects : primo, leurs héros, jusqu’alors sûrs d’eux-mêmes, deviennent ce qu’en 1995 Alain Ehrenberg nommera des « individus incertains »2 : lâchés par un État (néolibéral) toujours plus en retrait, ils sont livrés à leur subjectivité inquiète et se reconstruisent à coups de psychotropes ou d’auto-mises en scène. On entre dans les jeux de miroirs et les mises en abyme de la permissivité, de l’interactivité, du cyberespace et des machinations vertigineuses – jusqu’à y trouver Lucifer en personne, comme dans Angel Heart (1987) ; secundo, et plus remarquable encore, la réalité y devient cognitivement sinon ontologiquement inaccessible sous l’empire de forces inédites. Tel est l’argument de Matrix (1999) où elle n’est plus qu’une simulation créée par une intelligence artificielle prédatrice – l’essai Simulacres et simulation de Jean Baudrillard y est explicitement évoqué plusieurs fois. Rappelons l’épigraphe par lequel s’ouvre sa réflexion, alors provocatrice : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai. »3

C’est le désordre qui frappe, la confusion entre réel et imaginaire, mythe et politique, la prolifération de fausses interprétations qu’aucune logique ou règle sociale n’arrêtent ou ne structurent, étant disqualifiées. Tout est saisi par le crime mais, criminalité mise à part, ce mode n’a-t-il pas des pendants dans l’époque, au sein des arts qui lui sont contemporains ?

Paul J. Memmi

Qu’est-ce qui relie des films comme Catch 22, Blade Runner, Pulp Fiction, ou ceux d’Allen, de Tarkovski, de De Palma ou des frères Coen ? Chacun d’eux s’observe en train de  faire du cinéma, s’interroge sur ses modes d’expressions, ironise, cite sans fin, pastiche, copie/colle, multiplie les répliquants, les labyrinthes et les miroirs, mélange les genres et les temps, enquête sans espoir, se rend paranoïaque. Le réel y est mis en équation, le résultat en est la généralisation du soupçon. On est passé dans le royaume autoréférentiel des signes et des surinterprétations. La vérité n’existe plus, on est dans la « post-vérité ». La déconstruction et l’archéologie du savoir ouvrent sans fin toutes les représentations « naturelles » pour démasquer les structures de pouvoir qui les sous-tendent.

On aura reconnu là les principaux concepts et figures du post-modernisme qui décrivent au plus juste le cinéma de toute une époque quand ils ne l’ont pas directement inspiré. Mais ils décrivent tout aussi bien le complotisme, lequel est né en même temps. Entendons-nous : cette identité de matrice culturelle ne justifie aucunement d’accuser le post-modernisme (et la gauche) d’être le Dr Frankenstein du complotisme. Ce serait oublier un peu vite que « l’interprétation » complotiste n’a rien d’un effort d’ouverture critique, puisque ce n’est qu’une forclusion agressive sur des préjugés.

Complotisme et littérature post-moderne

Les contraintes industrielles du cinéma ne s’imposent pas à l’artisanat littéraire, lequel a pu explorer plus radicalement encore les confusions épistémologiques et les emballements surinterprétatifs post-modernes : écriture en métaphore d’un monde chaotique, fragmentation des récits et art de la citation, personnages-subjectivités-mondes évoluant dans une hyper-réalité paradoxale, empire des signes proliférants ayant remplacé toute possibilité de réel, escalade ironique infinie dans les niveaux de sens, métafiction, réalisme magique, paranoïa. Voilà encore en coupe profonde le mode de pensée complotiste. Ne donnons ici que deux exemples d’une telle congruence, non parce qu’ils seraient représentatifs d’un ensemble qui pourrait comprendre Beckett ou Burroughs, Nabokov, Pynchon, Rushdie ou Cabré – et tant d’autres ! – mais parce qu’ils sont extrêmes : l’un, plongé dans les eaux mêlées du vrai et du faux ; et l’autre, le contemplant depuis la rive de l’incrédulité : une brève Fiction de Jorge Luis Borges, datée de 1940, et l’inoubliable Nom de la rose d’Umberto Eco, qui lui fait cortège en 1980.

Dans sa nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, Borges nous entraîne vers la découverte d’une conspiration visant à créer un monde, Tlön, où le nôtre serait fou : « où les miroirs sont abominables parce qu’ils multiplient le nombre des hommes » et où les objets se matérialisent sous le coup du désir ou par la force de l’imagination. Pour Uqbar, l’hypothétique chef hérétique assimilé à cette conspiration, il n’existe aucune réalité sous-jacente, seules les perceptions font le réel. On est au royaume du subjectivisme absolu cher à Berkeley : le bruit d’un arbre qui tombe n’existe pas si nul n’est là pour écouter.

Pour vérifier l’existence d’un tel monde, le narrateur – un double de Borges – doit parcourir un labyrinthe bibliographique qui comprend une Cyclopædia, à savoir une réédition divergente de l’Encyclopædia Britannica. La découverte du seul volume restant consacré à Tlön l’amène enfin à se demander s’il y a eu tentative de construction intellectuelle du monde de Tlön afin de remplacer le nôtre.

Interpréter ne peut signifier trahir l’intention de l’auteur, le sens littéral, les états d’une langue. Comment distinguer une libre ou correcte interprétation d’une surexploitation fallacieuse ? Bref, jusqu’où ne pas pousser l’art de lire entre les lignes ?

Paul J. Memmi

Le nom de Guillaume de Baskerville, héros du Nom de la rose, renvoie à Guillaume d’Ockham et à son principe de toujours privilégier les explications simples ; il renvoie aussi au Sherlock Holmes du Chien des Baskerville. Avec ce personnage hautement rationnel, Eco, sémiologue majeur du post-modernisme, résout le dilemme qui l’a tant passionné, autant que l’énigme romanesque liée au traité (en réalité perdu) qu’Aristote consacra à la comédie et au rire. En 1962, il écrivait L’Œuvre ouverte, un essai qui définit l’œuvre d’art dans l’exécution-même qu’en donne son interprète, quand celui-ci ouvre « l’infini rassemblé dans ses formes. » Eco invitait alors tout lecteur ou musicien à une interprétation pratiquement infinie des textes ou des partitions. Il y faisait l’éloge de l’ambiguïté, de la suggestion, de l’improvisation créatrice, du jeu, gage d’humanisme. Mais il allait plus loin : jusqu’à rejeter toute certitude sémantique et toute possibilité de « vérité » d’un document.

Trente ans plus tard, en 1990, soit en plein déconstructionnisme, il livre Les Limites de l’interprétation, un essai-repentir commencé dès 1975. Changement de cap radical : jusqu’à quel point, se demande-t-il, une œuvre peut-elle s’ouvrir sans cesser d’être communication ? Interpréter ne peut signifier trahir l’intention de l’auteur, le sens littéral, les états d’une langue. Comment distinguer une libre ou correcte interprétation d’une surexploitation fallacieuse ? Bref, jusqu’où ne pas pousser l’art de lire entre les lignes ?

Texte patchwork et syncrétique en contexte médiéval, Le Nom de la rose est un ensemble de signes aux prises avec les signes. Car « la rose des origines n’existe plus que par son nom, et nous n’en conservons plus que des noms vides » ; comme la bibliothèque n’y est pas seulement une collection de livres, c’est un labyrinthe physique où l’on se perd. Guillaume en est sorti, Eco a triomphé des périls de l’herméneutique contemporaine.

Art-complotisme – la clé Duchamp

Les complotistes de QAnon rappellent parfois des personnages évadés de ces livres ou de ces films. Le monde leur aurait-il été livré par un autre paradigme artistique, qu’on pourrait ainsi nommer « La Clé Marcel Duchamp » ?

Comment définir l’art contemporain ? Nathalie Heinich a tenté d’en délimiter les contours en affirmant qu’il « …n’est plus un genre, ni un jeu transgressif avec les frontières de ce qui est considéré comme de l’art. (…) C’est un modèle inconscient formatant le sens de la normalité. »4 En un mot, c’est une révolution.

Et d’expliquer que les valeurs morales y sont dynamitées les unes après les autres, au ravissement d’un sérail de médiateurs et de collectionneurs ; que le discours prime sur des œuvres non plus objets mais expériences avec « enchevêtrement de réseaux et démultiplication des actants. » Yves Michaud l’écrivait déjà dans L’Art à l’état gazeux : « Le créateur devient progressivement un ingénieur des effets. » Ajoutons-y la confession du plasticien Marcel Broodthaert en 1964 : « L’idée enfin d’inventer quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail. »

Remarquons que Michaud pensait se tenir à l’abri des coups et des déportations de cette révolution-là : son ouvrage portait en sous-titre irénique « Le triomphe de l’esthétique ». De même, Heinich la décrit en prenant soin d’exclure, sans même les mentionner, Guy Debord et le situationnisme. Parce que trop radicaux et authentiquement révolutionnaires ?

Dans son Rapport sur la construction des situations (1957), Debord était clair : il fallait « dépasser toutes les formes artistiques. » La société sans classe a trouvé ses artistes ! (1958) tonnait paradoxalement une autre plaquette. Il ne devait rester de l’art en question que des situations à construire, concrètement et délibérément, pour bouleverser la vie quotidienne. Mais il ne s’agissait pas d’un énième pont à jeter entre art et politique, il s’agissait de création par confusion des deux. Pareille idée ne meurt pas, pareille leçon est récupérable à l’envi.

L’usage révolutionnaire du faux et de l’absurde devait dévoiler en creux une société bourgeoise tout entière aliénée : « Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ! » Debord et ses camarades, néo-platoniciens, marxistes, émules de Duchamp, déclaraient la guerre au spectacle. L’art devenait stratégie révolutionnaire, avec pour arme tactique le complot informationnel. La « clé » dégondait la porte.

Guy Debord, La Société du spectacle, 1973 (extrait)

Au moment du faux, nul ne pouvait – ne peut ? – distinguer une performance situationniste d’une théorie complotiste « sincère ». Ainsi du Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, signé « Censor », membre prétendu du gotha italien des affaires. Publié en 1975, il était rédigé dans le style le plus pur du Prince de Machiavel, ou du funeste Protocole des Sages de Sion. Les recommandations pour perpétuer l’hégémonie bourgeoise étaient d’un cynisme inouï ; la droite s’enferra jusqu’à saluer leur audace, dévoilant ainsi son vrai visage. L’auteur du piège artistico-politique qui l’avait démasquée pouvait alors se démasquer lui-même, ironiquement, triomphalement, requalifiant toute l’entreprise : Gianfranco Sanguinetti, situationniste.

En 1997, les mêmes situationnistes italiens réussissaient, à coups d’images trafiquées, de rumeurs stratégiquement répandues et de communiqués contrefaits, à convaincre l’Italie que des rites sataniques, avec messes noires et justiciers chrétiens, hantaient les bois de Viterbe5. La révélation finale de leur supercherie fut cruelle pour les médias qui avaient fait fonds de ces rumeurs. Ils piégèrent aussi les détracteurs d’un certain Marco Dimitri, accusé d’abus sexuels, pour mieux dénoncer une paranoïa anti-pédophile et des mesures liberticides.

Ce complotisme ironique façon Robin-des-bois empruntait à l’adversaire ses thèmes pour mieux les détourner – adversaire qui en refera les basiques de QAnon, du Pizzagate de 2016 aux récents meurtres et défilés aux cris de « Sauvez les enfants » (des griffes satanistes des démocrates pédophiles). Tour complet ? « Étranges résonnances », comme l’écrivait l’un de ces « justiciers » dans ces colonnes-mêmes ? Retraçons lesdites résonnances, car elles portent jusqu’à la lettre du « Cas Q ».

En 1999, paraissait un gros roman historique résolument post-moderne, présentant maintes analogies d’aspect et de thème avec le futur QAnon. Son titre : Q (en français : L’Œil de Carafa), un best-seller mondial. L’intrigue : au XVIe siècle, l’énigmatique Q (pour Qohelet – l’Ecclésiaste), maître-espion de Carafa, (Inquisiteur et futur pape Paul IV), réprime une série de révoltes sociales et religieuses menées par un chef aux noms interchangeables. Sur fond de massacres, le récit est émaillé des messages secrets par lesquels Q fomente des conjurations et manipule ses ennemis. Tout s’achève à Venise où les deux adversaires dévoilent leur identité : « Mais personne ne connaît le dessous des cartes, sauf le traître ! » La fin se veut riche d’espoir : l’imprimerie permettra aux idées, même subversives, de circuler ; la presse est une arme politique.

Certains ont reconnu là une métaphore des révoltes progressistes contre le néolibéralisme mondialisé. Et en 2001, le quotidien L’Humanité décelait « sous le masque de Luther Blissett l’héritage marxiste mâtiné de (Raoul) Vaneigem ou de (Guy) Debord. » De fait, et signé « Luther Blissett », du nom d’un footballeur choisi aléatoirement, c’était l’œuvre d’un groupe situationniste de Bologne qui s’était suicidé symboliquement en 1999 pour renaître en Wu Ming (« anonyme » en chinois) – et en Wu Ming Foundation, « libre fédération de collectifs, groupes d’enquête, laboratoires, projets artistiques, culturels et politiques », active dans la mouvance altermondialiste et celle des Tuniques blanches.

En juin 2018, Wu Ming tweetait : « Un type utilisant le pseudo de Q, se présentant mystérieusement comme un haut fonctionnaire anonyme, gave les ‘nazis’ de conneries indigestes. Euh… on dirait qu’on utilise notre roman Q et le manuel de Luther Blissett pour… quoi ? Se foutre de l’alt-right ? Signé : Wu Ming Foundation. »

Ainsi, d’après l’auteur(s) anonyme du roman Q, QAnon(yme) pouvait être un complot-provocation de camarades américains voulant démasquer la morbidité et la crédulité de l’extrême-droite trumpienne. Au départ. Mais nulle révélation triomphale ne venant, ils en ont déduit qu’il s’agissait d’un détournement, d’une riposte 2.0 de l’ennemi dans la guerre artistico-informationnelle qu’ils se livrent.

Au moment du faux, nul ne pouvait – ne peut ? – distinguer une performance situationniste d’une théorie complotiste « sincère ».

Paul J. Memmi

Ils ont surtout reconnu l’essentiel : « Someone is using (…) the Luther Blissett playbook », à savoir un « manuel de guérilla et de sabotage culturel, de guerre psychique (…) mêlant engagement politique (…) et action artistique » ; le Manifeste édictant : « 1/ Luther Blissett est un personnage-méthode. (…) Il veut échapper à la prison de l’art et changer le monde. À cette fin, il s’efforce de présenter à la société (…) une image affligeante d’elle-même. 2/ Tout le monde peut devenir Luther Blissett. Luther Blissett veut voir ce qui se passe quand on cesse de distinguer ceux qui construisent de ceux qui sont construits. (…) 4/ Le nom collectif détruit les mécanismes de contrôle de la logique (sic !) bourgeoise. » En remplaçant ce dernier mot par « Deep State », tout ceci vaut pour QAnon – qui y trouve indéniablement une qualification à la pointe d’une révolution avant-gardiste, non plus de gauche mais de droite. Et Wu Ming de conclure : « Si des anars de gauche prouvaient être à l’origine de QAnon, leur revendication serait-elle digérée par le narratif actuel, ou générerait-elle un nouveau récit phagocytant le précédent ? En clair : qui l’emporterait, QAnon ou Luther Blissett ? »

Traversons l’Atlantique, car QAnon est américain. Conspirationniste, il a pour effet systémique de saper les discours d’autorité, les références intellectuelles – il sème le doute et la discorde. Voilà pour l’offre. Les Américains y répondent peut-être avec une appétence due à leur religiosité et à leur style paranoïaque en politique. Mais une culture locale aurait-elle rendu ce peuple encore plus demandeur ? Les adeptes de Q ne doutent de rien et doutent de tout. D’où provient leur esprit de confusion ? D’un quelque part qui se nomme peut-être « Mindfuck » – et qui a une histoire.

Années 1960, les campus américains sont en pleine absurdité de la guerre du Vietnam et en total trip psychédélique avec mescaline et LSD. En 1967, emmenés par Jerry Rubin et Abbie Hoffman, 50 000 Yippies (du Youth International Party) veulent mettre le Pentagone en lévitation et menacent de « l’attaquer avec des pistolets à eau, des emballages de chewing-gum, des filles nues et le drapeau du Néant. » Quelques années plus tôt, en 1963, deux anars libertariens, Greg Hill et Kerry Thornley avaient publié Principia Discordia, un poème-manifeste de 90 pages appelant à vénérer Éris, déesse de la Discorde. Nihiliste et occultiste, mi culte, mi parodie, le texte n’est que chaos en hommage au « Chaos pur ». Principe n° 5 des Discordiens : « Ne jamais croire à ce qu’on lit. »

Les anars de gauche continueront dans l’humour et le « sex, drugs and peace and love », les Discordiens vont inspirer la Magie du Chaos, dont l’un des principes-phare est : « Rien n’est vrai, tout est permis. » Mais ils vont surtout publier une série d’ouvrages, notamment en 1975, signé de Wilson & Shea, The Illuminatus ! Trilogy : une satire post-moderne de 800 pages où l’ironie décrédibilise sans cesse un récit non linéaire, voire hallucinatoire, où le faux se mêle au vrai pour mieux corrompre toute vérité. On y trouve les complots contre les frères Kennedy et Martin Luther King, tous attribués aux Illuminati, lesquels contrôleraient le monde et projetteraient un sacrifice de masse libérant assez d’énergie vitale pour assurer l’immortalité à un groupe d’initiés, dont Hitler reborn ou même-pas-mort. Ce livre se voulait « le plus beau conte de fées possible offert aux paranoïaques. » Devenu culte, il a inspiré le Da Vinci Code et un jeu de cartes collectibles, Le Nouvel Ordre Mondial.

Puis, les mêmes lancèrent l’Opération Mindfuck : « Des canulars non violents, pour déstabiliser l’establishment conservateur, écrira Wilson. Aucun d’entre nous n’imaginait que ça dégénérerait ! » En 2013, le New York Magazine fut plus précis : « C’était un projet artistique de forme libre, une agit-prop issue des années 60-70 visant à semer la paranoïa dans la culture. Les Mindfuckers avaient l’intention d’attribuer toutes les calamités nationales, les assassinats ou les conspirations aux Illuminati et autres « marionnettistes ». Ils abreuvèrent de leurs fables la presse underground et New Left après avoir intoxiqué les lecteurs de Playboy. »6

Mindfuck était l’un de ces jeux qui n’en sont pas, à taille, à durée et à réalité indéfinies, à auteurs-acteurs sous pseudo dont nul ne sait, pas même entre eux, qui ils sont et quand ils sont actifs ou pas. Bref, une nébuleuse complotiste parfaite : tout le monde est suspect, aucune preuve n’est possible. Stratégie de hasard permanent, décentralisation radicale, le but n’est plus le brouillage médiatique, c’est devenu le brouillage mental et politique. « C’est, disaient-ils, de la guérilla ontologique ! »

William S. Burroughs, en couverture de son Manuel révisé des boy-scouts, 1972

L’expression est tirée du Manuel révisé des boy-scouts : une révolution électronique (1972) du poète William S. Burroughs – un classique, aussi sérieux que parodique, où l’on peut lire : « Pour commencer, brouillez les nouvelles. Mélangez vos fausses nouvelles aux vraies informations. Votre adversaire doit dissimuler ses manipulations, pas vous. (…) Cela fait de vous des News. » L’expression « fake news » est née là.

Burroughs, les Discordiens et leur nébuleuse Mindfuck (cités ici pour l’exemple) font incontestablement partie de l’héritage politique américain. Contre-culturels, on ne peut les exclure lorsqu’on examine un phénomène comme QAnon, lui aussi né dans les marges. Le Manuel de Burroughs vient d’être réédité par de respectables presses universitaires7, et les critiques s’accordent à dire qu’il est « pertinent, inspirant, visionnaire, d’une actualité saisissante, que tout y est. »8 Quant au vocable-concept « mindfuck », il a gagné la culture grand public avec des romans et des films mindfuck, post-modernes et particulièrement prise-de-tête (pour traduire poliment). Sans oublier, bien sûr, Mindfuck, l’ouvrage qui a révélé le scandale Cambridge Analytica, ou comment une alt-right – plus ingénieuse qu’on ne croyait – a soutiré des données personnelles pour infléchir les élections, américaine de 2016, et du Brexit9.

On donne un nom à ce qu’a fait Trump avec les médias pendant cinq ans, les décrédibilisant pour mieux les saturer d’infox en une inversion accusatoire permanente, utilisant hypocritement le soutien de QAnon, l’alimentant peut-être aussi sous le pseudo de Q+. Ce nom, c’est « l’Opération Mindfuck de Trump » visant l’hégémonie culturelle de l’alt-right10.

Burroughs, les Discordiens et leur nébuleuse Mindfuck font incontestablement partie de l’héritage politique américain. Contre-culturels, on ne peut les exclure lorsqu’on examine un phénomène comme QAnon, lui aussi né dans les marges.

Paul J. Memmi

Thornley, le coauteur de Principia Discordia, était un proche de Lee Oswald. En 1962, il avait écrit sa biographie avant que ce dernier n’assassine Kennedy. Cela lui valut d’être suspecté de complotisme et auditionné par la Commission Warren en 1964, puis par la Commission Garrison en 1968. C’est là qu’il révéla avoir fréquenté deux hommes ayant voulu assassiner Kennedy : Kirstein, le futur cambrioleur du Watergate, et Brooks, de la milice complotiste anti-communiste Minutemen. Thornley tenait d’eux la certitude que l’élection de Nixon, l’émergence de la contre-culture ou la secte de Charles Manson faisaient toutes parties d’un complot gouvernemental. C’est lui qui a initié la théorie des Illuminati dans Playboy du temps où il ne jouait qu’avec l’idée, et qui a inventé la théorie de « l’État dual », ancêtre direct de « l’État profond », du temps où il s’est mis à y croire. Parmi ses nombreux pseudos, on trouve « Ho Chi Zen, l’Assassin de JFK, Omar Khayyam Ravenhurst, ou encore Le Sinistre ministre de la première Église évangélique et impénitente de la non-Foi ». Ce sont des Thornley qui ont mené tout un pan du libertarisme américain au cynisme post-ironique que dénonçait Wu Ming. Des artistes ratés ? Est-ce encore possible cent ans après la banalité Duchamp et soixante ans après la machine Warhol ?

Complotisme et nouveaux jeux

En 1989, un auteur « de mythologies limites » répandit sur le tout jeune internet une rumeur complotiste : des physiciens renégats de Princeton avaient découvert un monde parallèle d’où ils contrôlaient le nôtre. Tous les canaux furent investis (numérique, radio, télévision, presse écrite) pour affoler la société de consommation des récits. Cette expérience underground n’a jamais cessé : certains y croient encore ; d’autres l’ont prise pour modèle d’un nouvel art : la conception de Jeux en Réalité Alternée (ARG, pour Alternate Reality Games).

Ces jeux s’inscrivent dans le réel autant qu’ils le déforment en le truffant d’informations ou d’organismes fictifs, créant ainsi des bulles de sous-réalités communes à de très inattendus réseaux sociaux. Dans des dizaines de pays et par millions, les ARGonautes intériorisent l’allégeance et le dévouement aux missions, se forment à des techniques informationnelles sophistiquées, parfois de qualité militaire, tandis qu’ils se lancent dans des chasses au trésor ou au coupable. Leur portrait fonctionnel colle à s’y méprendre à l’archétype du complotiste : mus par leur obsession d’une vérité cachée dans un espace de représentation où l’artefact, le vrai, le faux, l’illusion, le hasard, l’intentionnel, le virtuel et le physique sont confondus, ils passent leur temps à « mener leurs recherches » afin de déchiffrer et valider les énoncés qu’on leur adresse. Ils le font par auto-suggestion et auto-performance, c’est-à-dire par auto-intoxication. Ces jeux créent un conditionnement complotiste autant qu’ils font du complotisme un jeu – dont la nature véritable dépend en dernier ressort des anonymes qui les conçoivent et en orientent l’évolution : ils maîtrisent là un lien puissant entre art ludique et action politique ; ils ont là un vivier de recrutement où saisir pour le crime.

QAnon serait-il un jeu, même né d’un canular ? L’hypothèse est jugée insultante par ses adeptes lancés dans une lutte finale, voire eschatologique. Reste que, de leur propre aveu, ils trouvent un immense plaisir à reprendre leurs recherches « dès que les enfants sont au lit. » L’assemblage du puzzle géant – à la figure finale préétablie : une Cabale mondiale judéo-gaucho-pédophilo-sataniste-antifa-saoudienne (ad lib.) – enfièvre les petits reporters, petits enquêteurs et autres vengeurs masqués, tous promis à la gloire car tous pouvant publier leur théorie et diriger un groupe de discussion. QAnon sonne l’avènement d’un néo-journalisme citoyen en open-source et crowd-sourcing. Car il ne donne pas seulement à lire et à voir, il fait inventer, écrire, photographier, filmer, cartographier. Comme il existe des super-organismes, prolifère ainsi une œuvre multimédia et éditoriale collective, féconde, protéiforme – une super-œuvre, avec le monde en plateforme de narration.

Mais QAnon est xénophobe, fasciste, veut le pouvoir et tue. Il a été voulu comme tel par ses initiateurs, peut-être les animateurs des sites 4Chan et 8kun d’extrême-droite, ou sous l’influence d’un certain Thomas Schoenberger, qui avait déjà pris le contrôle de Cicada 3301, un ARG cryptographique né sur 4Chan, visant à sélectionner des geeks « très intelligents », et qu’il avait progressivement chargé d’occultisme nazi – l’un des Grands prix était une réplique de la Sainte Lance de la Crucifixion, à laquelle Himmler attribuait des pouvoirs surnaturels11.

Analyser QAnon en termes de « gamification » ne comblera donc que les gogos de la banalité du mal – selon laquelle il n’y avait déjà qu’un médiocre bureaucrate en Eichmann. Cette hypothèse se fondait sur la notion idéaliste de « suspension du jugement ». Si cette dernière sévit ici, on peut s’épargner l’insondable exploration de l’incapacité des uns ou des autres à penser, car elle est le dogme esthétique fondamental de ces créations culturelles inédites, entériné dans le monde entier, et qui s’énonce ainsi : « TINAG : This Is Not A Game / Ceci n’est pas un jeu. » Qui y joue, consent à croire, sans déprise : la suspension du jugement est ici suspension de l’incrédulité tendant à l’infini.

Mais QAnon est xénophobe, fasciste, veut le pouvoir et tue. Il a été voulu comme tel par ses initiateurs, peut-être les animateurs des sites 4Chan et 8kun d’extrême-droite, ou sous l’influence d’un certain Thomas Schoenberger, qui avait déjà pris le contrôle de Cicada 3301, un ARG cryptographique né sur 4Chan, visant à sélectionner des geeks « très intelligents », et qu’il avait progressivement chargé d’occultisme nazi.

Paul J. Memmi

Dans le complotisme, le goût du jeu n’est certainement pas le premier coupable, comme ne sont pas forcément coupables les scénaristes, concepteurs, graphistes, qui créent les nouveaux jeux – et les augmentent en 3D. En revanche, il y a peut-être une faute morale à ne pas retenir ses coups et à pousser la conscience du vrai et l’incrédulité de bon sens dans leurs derniers retranchements. Cette esthétique-là désarme face au conspirationnisme et pare une entreprise criminelle du voile de l’innocence ludique.

Jeu et réalité

Il est aisé d’ôter les faux-nez artistiques des complotistes tant leurs obsessions sont naïves, mais c’est toujours aux marges qu’on trouve les vraies difficultés : là où est éprouvé le pacte artistique. Quelle est la nature de l’œuvre proposée ? Décrit-elle le réel ? Joue-t-elle avec ? Faut-il y croire ? À quel prix efface-t-on les marqueurs qui guident le public-lecteur ou spectateur – les « Il était une fois » qui indiquent traditionnellement qu’il s’agit d’un conte ? « Ceci n’est pas un jeu. Ceci est, et n’est pas de l’art… » Certes, l’art naît et renaît de toutes sortes de heurts, de pièges et de renversements dans ses pratiques ; il ne saurait être privé de paradoxes, d’incertitudes et de simulacres. Mais demeure une question que pose sa puissance-même : doit-il exercer toute sa puissance, au risque de blesser les corps, de tuer ?

Car il y a une règle d’or à tout jeu artistique. Dans son traité de La Dramaturgie, Yves Lavandier l’énonce bonnement : « Il n’y a pas de victimes dans la comédie. » Ajoutons : ni dans la tragédie. Personne n’a jamais mal, ni ne fait de mal pour de vrai. Le postulat, c’est que l’art meurt là où s’amorce l’acte criminel. Même l’indigne Louis-Ferdinand Céline avait reconnu que son brûlot antisémite Bagatelles pour un massacre (1937) n’était plus de la littérature. Artiste donc joueur, ou joueur donc artiste, on peut choisir ou ne pas choisir de s’engager, mais on ne choisit pas d’être responsable : on l’est.

Anthropologiquement, l’art est un mode d’apprentissage, d’adaptation, d’expérimentations perceptives, expressives. Mais à quel moment ne répond-il plus de lui-même ? Jean-Bertrand Pontalis, dans sa préface à Jeu et réalité du pédo-psychanalyste anglais Donald Winnicott, expliquait ses difficultés de traducteur : il ne disposait que du seul mot français « jeu » pour rendre compte de deux sens en anglais – « play », un jeu inoffensif, libre de règles (où l’on peut s’en créer), telle la lecture des nuages ; « game », un jeu, inoffensif quoique parfois brutal, dont le cours et le but sont définis par des règles, tel le football.

Nous y ajoutons « gamble », un jeu défini par des règles qui soumettent au hasard, et dont le but (par exemple, financier) est hors-jeu, tel le jeu de casino – suicidaire, pensait André Malraux. Et encore une quatrième variante, non plus destructrice de soi, mais d’autrui : la perversité. Car elle renvoie encore trompeusement au jeu mais elle n’en est pas un. De fait, c’est une prédation où l’on se joue des règles pour mieux se jouer d’autrui, à son insu.

Il est terriblement difficile de repérer les dimensions exactes d’un « jeu » pervers, la plupart du temps parce qu’on y est déjà piégé, et parce que le piège pervers est souvent infiniment subtil et violent. Parce qu’enfin c’est un défi à l’intelligence des limites autant qu’une source de plaisir pulsionnel.

Le jeu qui consiste à relier les points n’est pas non plus coupable : n’est-il pas notre façon naturelle de reconnaître les formes et d’apprendre à apprendre ? C’est d’ailleurs ce qui justifie de parler de culture d’Internet – faite d’une recherche et d’un partage universellement étendus.

Paul J. Memmi

Le complotisme aurait-il cas lié avec une perversité de nos arts contemporains ? « Dada doute de tout. Dada n’est rien, rien, rien ! » Dada se voulait encore plus absurde que « les Abattoirs » de la Grande Guerre. Et Duchamp, en un passage à l’acte nihiliste, décréta que sa seule signature faisait s’équivaloir le zéro et l’infini, le sacré et le banal, la pelle et l’Art. Il changeait le réel en représentation, et la représentation en réel, tout entier. Les Lumières s’étaient éteintes dans la boucherie. Plutôt que de les rallumer, certains sont allés s’éclairer aux vieilles lunes de l’étroit subjectivisme. Mais – canular ! – dans un réel devenu représentation, on peut jouer. De tout, même de vous, même politiquement – c’est ce qu’ont fait les situationnistes avec une ironie se voulant généreuse, et les libertariens avec un cynisme pervers. Seulement, le réel s’est vengé : débordant la banale image duchampienne, il a engendré une croyance paranoïaque assoiffée de sacrifices d’enfants. Ô ruse de la raison, quand l’histoire avance par le mauvais côté…

Le jeu qui consiste à relier les points n’est pas non plus coupable : n’est-il pas notre façon naturelle de reconnaître les formes et d’apprendre à apprendre ? C’est d’ailleurs ce qui justifie de parler de culture d’Internet – faite d’une recherche et d’un partage universellement étendus. Parmi ses chefs-d’œuvre, reconnaissons Wikipédia, qui bâtit collectivement et actualise sans cesse des savoirs vérifiés ; et, parmi ses cancers, une théorie complotiste globale et pousse-au-crime façon QAnon, qui promeut le flou, l’erreur et le faux-témoignage. Le problème étant que, dans notre région du monde et depuis deux ou trois générations, nous traversons une crise morale qui s’accompagne d’une crise des références, laquelle nous replie sur nous-mêmes en un jeu interprétatif sans fin. Ce tour d’esprit dit « post-moderne », fort efficace à décrire jusqu’aux abus d’interprétations complotistes, a peut-être lui-même été fatal aux esprits faibles, qui se seront perdus entre une représentation à l’âge du labyrinthe et une introuvable relativité.

QAnon était sans doute culturellement inévitable.

Sources
  1. Rudolf Otto, Le Sacré, 2015.
  2. Alain Ehrenberg, L’Individu incertain et certain, 1995.
  3. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, 1981.
  4. Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain, 2014.
  5. https://wumingfoundation.tumblr.com/post/176695298570/on-qanon-the-full-text-of-our-buzzfeed-interview
  6. https://nymag.com/news/features/conspiracy-theories/operation-mindfuck/
  7. https://ohiostatepress.org/books/titles/9780814254899.html
  8. https://www.publishersweekly.com/978-0-8142-5489-9
  9. Christopher Wylie, Mindfuck : Le complot Cambridge-Analytica pour s’emparer de nos cerveaux, Grasset, 2020. Trad. Aurelien Blanchard.
  10. https://evergreenreview.com/read/donald-trumps-operation-mindfuck/
  11. https://www.ft.com/video/372cac40-0f6f-498b-8c19-7b635142296e?playlist-name=editors-picks&playlist-offset=0