Les fossoyeurs du « grand consensus américain »

Incursion dans la nébuleuse de l’alt-right.

Andrew Marantz, Antisocial. Online extremists, techno-utopians, and the hijacking of the American conversation, Viking, 2019, 400 pages, ISBN 9780525522263, URL https://www.penguinrandomhouse.com/books/562022/antisocial-by-andrew-marantz/

« Il y a toujours eu, en marge de notre société, des personnes qui ont cherché à échapper à leur propre responsabilité en trouvant une solution simple, un slogan attrayant ou un bouc émissaire commode. Mais, avec le temps, le bon sens fondamental et la stabilité du grand consensus américain ont toujours prévalu ». C’est sur les ruines de ce constat, formulé par John Fitzgerald Kennedy en 1962, que s’ouvre Antisocial, portrait étourdissant de l’Amérique navrante de l’ère trumpienne. Pendant près de 400 pages, l’auteur, journaliste au New Yorker, brosse le portrait fouillé et sans complaisance d’une nébuleuse de complotistes d’extrême droite, suprémacistes blancs, néo-nazis et autres xénophobes que l’on regroupe désormais, outre-Atlantique, sous la marque « alt-right »1. À l’instar de son collègue Ronan Farrow, Andrew Marantz fait partie de ces journalistes aux talents narratifs hors du commun ; il décrit admirablement ces « gate-crashers »2 qui, à la faveur de la passivité des grands réseaux sociaux et de leurs algorithmes amoraux, se sont immiscés dans le débat public pour y introduire un vocabulaire nouveau. Antisocial retrace ainsi la façon dont des propos haineux autrefois insupportables se parèrent, en quelques années, des atours d’un discours politique légitime. C’est ce mouvement de translation des vues les plus extrémistes et marginales vers le cœur du débat politique américain mainstream qui permit que fut porté à la présidence américaine un candidat xénophobe, misogyne et affabulateur qu’Andrew Marantz n’hésite pas à qualifier de « troll médiatique le plus doué au monde ». Comment s’est produit ce long glissement de terrain, qui finît par causer l’effondrement du « grand consensus » dont parlait John Kennedy et par infléchir l’histoire de la démocratie américaine ?

La galaxie des « Deplorables »3

Richard Spencer, Mike Enoch, Milo Yiannopoulos, Mike Cernovich, Lauren Southern… Pendant plusieurs années et avant même l’élection de Donald Trump en novembre 2016, Andrew Marantz a suivi, observé et interrogé quelques-unes des figures les plus célèbres de l’alt-right américaine. Premier enseignement : cette dernière n’est pas un courant politique mais bien plutôt un qualificatif controversé aux frontières floues, dont se réclame une constellation d’individus aux opinions hétéroclites et parfois divergentes, « masculinistes, néo-monarchistes, trolls nihilistes de Twitter et autres guerriers culturels autodidactes ». « Il n’y avait pas de parti, de PAC4 ou d’autre organisation officielle du nom d’alt-right. Il n’y avait pas de listes de membres. La définition de l’alt-right changeait constamment, même au sein du mouvement ; ceux qui en étaient les leaders une semaine étaient bannis la suivante. La plupart des adhérents de l’alt-right étaient anonymes », note ainsi Andrew Marantz. Ces anonymes ont en commun un rejet de l’establishment et des « élites globalisées » et la conviction que les médias, la classe politique, le monde des affaires et les grandes figures de la vie intellectuelle américaine leur dissimulent la vérité. Mais ils partagent surtout des opinions racistes, xénophobes et antisémites, qu’ils dissimulent avec plus ou moins d’effort. Certains (tels Mike Enoch, animateur néonazi du podcast « Daily Shoah », où il propose de transformer les juifs en abat-jours) se réclament ouvertement de l’alt-right et du « white nationalism  » ; d’autres, plus timides, se contentent d’aborder à demi-mots une « JQ » (« Jewish question », question juive) et préfèrent se qualifier de « civic nationalists » ou d’alt-light. À l’idéologie raciste et antisémite se mêle, chez certains, la quête d’une notoriété personnelle : il en va ainsi de Mike Cernovich, avocat interdit de barreau à la suite d’une accusation de viol, reconverti en bloggeur, et qui dispense, selon ce qui lui attire le plus de vues, diatribes racistes et misogynes et conseils diététiques5 ou matrimoniaux6. Pour tous, les réseaux sociaux constituent tout à la fois un précieux vecteur de confirmation de leurs intuitions conspirationnistes et une caisse de résonance inestimable, offrant à leurs propos un écho et une portée inespérés. « À l’âge des réseaux sociaux, n’importe qui pouvait être influenceur. L’argent, les qualifications, l’intelligence, les relations – tout cela était utile, bien sûr, mais on pouvait s’en passer. Pas besoin de savoir coder ni même écrire ; pas besoin de montrer son visage ou d’utiliser son nom. Tout ce dont on avait besoin, c’était d’un mème7 porteur  », résume ainsi Marantz.

Les réseaux sociaux, nouveau far west

Car les algorithmes des réseaux sociaux ne font guère de cas des différences entre articles du New York Times ou du New Yorker issus de mois d’enquête et édités consciencieusement par d’innombrables fact-checkers et billets alt-right véhiculant avec aplomb mensonges et approximations. Longtemps, Facebook ne proposa ainsi aucun moyen de distinguer ces contenus les uns des autres, d’en certifier la véracité ni d’alerter les utilisateurs quant au caractère douteux des affirmations qui apparaissaient sur leur page d’accueil. « Chaque feed individuel sur les réseaux sociaux est devenu un mélange unique et imprévisible de faits, de satire, de rumeurs, de propagande  », écrit ainsi Marantz. Autour de chaque utilisateur est édifiée une bulle de contenus taillés sur mesure, regroupés par l’algorithme sur le fondement des préférences individuelles et propices à la formation de biais de confirmation8. On sait désormais que les contenus les plus « viraux » sont sélectionnés par l’algorithme, qui les rend plus visibles encore, indépendamment de leur provenance, de leur contenu ou de leur exactitude. Enivrés par le pouvoir de ces algorithmes, ceux que Marantz surnomme les « Big Swinging Brains  »9 se gardent bien de s’interroger sur les conséquences sociales et politiques de leurs innovations. Si un contenu est populaire, alors il doit être vu du plus grand nombre, et ce qu’il s’agisse d’un article de presse, d’un mème sarcastique ou d’un brûlot raciste. Cette primauté accordée à l’algorithme se traduisit longtemps, dans les faits, par l’absence totale de modération et de contrôle des réseaux sociaux, qui produisit les résultats que l’on sait. Ce laisser-faire puise en partie ses racines dans l’idéologie libertaire des premiers jours du net, qui influença profondément les fondateurs des grands réseaux sociaux. À sa création, Twitter se définissait ainsi comme « l’aile ‘liberté d’expression’ du parti pour la liberté d’expression ». Steve Huffman, fondateur de Reddit, rapporte à l’auteur d’Antisocial avoir construit sa plateforme « autour du principe ‘pas d’éditeurs. Les éditeurs, ce sont les gens’ ». «  Comme la plupart des développeurs à l’époque, nous étions assez libertaires. Pas dans le sens politique ou ‘Ayn Rand’ ; plus dans le sens ‘Fuck you, ne me dis pas quoi penser’ », confie encore Huffman. Longtemps les réseaux sociaux répugnèrent donc à s’immiscer dans les débats qui voyaient le jour sur leurs plateformes. « Au lieu de reprendre là où les anciens gardiens du temple s’étaient arrêtés, les agents de la disruption – les nouveaux gardiens du temple – ont refusé de reconnaître l’étendue croissante de leur influence et de leur responsabilité. Ils ont, pour la plupart, laissé leurs portes sans surveillance, comptant sur les passants pour ne pas s’en prendre aux verrous », écrit ainsi Marantz. C’est dans cette brèche que s’engouffra l’alt-right. Tout d’abord pour y diffuser ses idées racistes, théories du complot et blagues antisémites, puis pour y faire campagne :

En 2014, les hordes de l’alt-right ont commencé à se rassembler plus ouvertement autour d’un ensemble d’éléments de langage : le racisme était un réalisme, la diversité était une façon cachée de désigner le génocide des blancs, l’immigration non blanche faisait peser une menace imminente sur la souveraineté euro-américaine. Puis, à l’été 2015, les hordes sont parvenues à un consensus soudain et inattendu. Elles utiliseraient le shitposting10 sur les réseaux sociaux pour aider Donald Trump, cette punchline déroutante de la culture pop qu’ils avaient renommée, avec une ironie tout droit venue du web, ‘l’Empereur-dieu triomphant’, dans son improbable conquête de la présidence des États-Unis.  

Andrew Marantz donne un exemple glaçant du soutien apporté par ces « hordes » au candidat républicain lorsqu’il fait le récit de la façon dont naquirent les rumeurs relatives à la santé d’Hillary Clinton durant les derniers mois de la campagne présidentielle. À partir de mars 2016, Mike Cernovich, alors de plus en plus célèbre dans les réseaux alt-right, crée et promeut plusieurs hashtags évoquant d’hypothétiques problèmes de santé de la candidate démocrate. Les rumeurs se multiplient grâce au soutien des lecteurs du blog de Cernovich ; rapidement relayées par des comptes d’extrême-droite, elles apparaissent ensuite dans le Drudge Report, blog conservateur cofondé par Andrew Breitbart, avant d’être reprises par l’ancien maire de New York et soutien de Donald Trump, Rudy Giuliani, sur le plateau de la chaîne de télévision Fox News. En août 2016, c’est Donald Trump lui-même qui mentionnera le sujet lors d’un discours de campagne, déclarant qu’il manque à Hillary Clinton « l’énergie mentale et physique requise pour affronter l’État islamique et les nombreux ennemis auxquels nous faisons face ». « Je regardais les conversations en ligne – ce qui semblait atteindre les gens ou non – et rien de cela [des allégations sur la potentielle corruption d’Hillary Clinton] ne fonctionnait  », expliquera Mike Cernovich à Andrew Marantz. « C’était trop complexe. J’ai pensé que le truc sur sa santé serait plus viscéral, plus persuasif ».

«  American Carnage  »

C’est cette utilisation virtuose des réseaux sociaux qui permettra simultanément à l’alt-right de banaliser et de disséminer un discours antisémite et raciste d’une violence extrême. « Sur les chaînes télévisées d’actualité les plus populaires du pays, des présentateurs de prime-time livrent souvent des messages racistes que l’on peut difficilement qualifier de cachés, tant ils sont évidents même pour l’auditeur le moins éclairé. Des questions que l’on avait – à raison – fermées il y a plusieurs décennies sont à nouveau ouvertes. ‘Nationaliste blanc, suprémaciste blanc, civilisation occidentale – quand ces mots sont-ils devenus offensants ?’ déclarait Steve King, représentant de l’Iowa au Congrès, dans une interview au New York Times en janvier 2019 », relate ainsi Marantz. L’intérêt d’Antisocial réside en partie dans ce que son auteur y analyse avec minutie les facteurs qui ont précipité cette transformation du discours national américain. « Ce qui était inacceptable peut devenir acceptable. L’acceptabilité n’est rien d’autre qu’une norme et les normes peuvent changer, pour le meilleur ou pour le pire », note Marantz. Or, martèle-t-il encore à plusieurs reprises, « changer la façon dont nous parlons, c’est changer qui nous sommes » ; la frontière entre les mots et les actes est perméable : l’auteur de l’attaque de la mosquée de Christchurch (Nouvelle-Zélande) fréquentait assidûment certains forums de l’alt-right, sur lesquels il écrivait, peu de temps avant l’attentat, qu’« il était temps de passer à l’action dans la vie réelle ». Il assassina 51 personnes, nous rappelle Marantz. Autoriser les propos haineux à prospérer sur les réseaux sociaux en sacralisant la liberté d’expression, c’est ignorer cette porosité et contribuer dans le même temps à la normalisation d’un discours violent et mortifère, dont on commence seulement à recenser les effets sur la vie démocratique américaine. « Notre pays traversait un changement soudain et douloureux. L’ancien vocabulaire national était en train d’être démantelé, et il était trop tôt pour dire ce qui le remplacerait. J’assimilais parfois ce processus à une forme de chirurgie barbare, une greffe d’organe non autorisée. La cage thoracique du corps politique avait été forcée ; les demi-célébrités alt-light tentaient de se glisser dans le bloc opératoire, d’insérer leur démagogie à peine déguisée avant de recoudre la blessure sans se faire remarquer. […] Personne, pas même les alt-light eux-mêmes, ne savaient si le greffon serait assimilé ou rejeté ».

Comment endiguer la diffusion de discours d’incitation à la haine sur les réseaux sociaux avant qu’elle n’infuse le discours politique et ne se propage plus avant dans les esprits ? « Les discours toxiques occasionnent des dommages tangibles », rappelle Marantz dans un entretien accordé au New York Times. « Mais ce fait implique une question inconfortable qu’un grand nombre d’entre nous s’efforce à tout prix d’éviter de poser, à savoir : que devrions-nous, gouvernement, entreprises privées, individus – faire ? ». La question demeure irrésolue. 

Sources
  1. Terme dont Andrew Marantz rappelle qu’il fut inventé par Richard Spencer, figure de proue des white supremacists américains, qui « interrompit ses études de doctorat en histoire intellectuelle de l’Europe à Duke pour ‘s’engager dans une vie de délit d’opinion’ » et se reconvertir dans l’écriture de « posts ampoulés sur Nietzsche, Wagner et l’eugénisme ».
  2. Contestataires.
  3. « Pour faire dans la généralisation grossière, on pourrait classer la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des déplorables », avait déclaré Hillary Clinton à New York en septembre 2016.
  4. Un Political Action Committee (PAC) désigne, aux États-Unis, une organisation privée dont l’objectif est de recueillir des dons financiers reversés ensuite à un candidat pour sa campagne ou au soutien d’un texte de loi.
  5. « If you’re not already talking 3-6 grams of fish oil and 2,000 IUs of Vitamin D a day, you’re literally killing yourself  ».
  6. « Misogyny gets you laid ».
  7. Un « meme » (mème) est un « concept (texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et détourné sur Internet de manière souvent parodique, qui se répand très vite, créant ainsi le buzz » (Larousse).
  8. Biais cognitif consistant à se concentrer sur les informations qui confirment ou soutiennent nos idées ou croyances.
  9. En référence au surnom de « Big Swinging Dicks » dont s’affublent les traders de Wall Street décrits par Michael Lewis dans Liar’s Poker en 1989.
  10. Pratique qui consiste à poster massivement contenus agressifs, sarcastiques ou de qualité douteuse sur des forums ou réseaux sociaux.
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