Voilà que ressurgit la perspective de la fin des temps. Nous nous étions en quelque sorte habitués à une multitude de crises, dilatées dans le temps et présentant épisodiquement leurs symptômes : la crise environnementale et ses catastrophes naturelles, la menace terroriste à travers une série d’attentats, etc. L’apparition d’un nouveau coronavirus et la diffusion particulièrement rapide d’une pandémie à l’échelle mondiale a surpris. Par sa brutalité et sa dimension holistique, la crise sanitaire actuelle entraînera un bouleversement du monde. S’il est encore trop tôt pour dire ou pour prédire ce à quoi ressemblera l’après-Covid-19, certains signaux sont déjà là.

À la faveur de l’apparition du virus, de sa rapide diffusion en Europe et aux États-Unis puis des mesures de confinement étendues à un grand nombre d’États, jusqu’à concerner 2,4 milliards de personnes sur terre, on a vu se multiplier des réactions particulièrement brutales d’individus issus de la génération Z à ce phénomène sans précédent. D’ordinaire, ces réactions, exprimées quasi exclusivement sur les réseaux sociaux, passent sous le radar des médias traditionnels et échappent au spectre d’analyse des observateurs bien informés, du moins avant d’avoir atteint une forme de viralité critique qui, précisément, les fait sortir de leur bulle. En temps de confinement et alors que personne ne semble se préoccuper sérieusement d’autre chose que de la pandémie de Covid-19 qui touche le monde, il semble d’autant plus important d’observer et d’analyser ces réactions et les formes qu’elles prennent. Elles nous donnent peut-être des indices sur ce à quoi ressembleront nos représentations après la crise.

S’il est vrai que l’état du monde n’est concevable qu’à travers les interactions humaines et les agissements humains sur lui, il faut prendre particulièrement au sérieux un phénomène social et culturel inquiétant, qui voit de plus en plus de jeunes mobiliser l’épidémie comme un signe de la providence. Selon cette logique, si le Covid-19 « tenait ses promesses », le monde serait alors confronté à la nécessité d’une réinvention totale, comme après avoir vécu pendant plusieurs mois dans une économie de guerre et avoir subi une réduction drastique des échanges commerciaux et des déplacements humains. Il ne s’agirait pas simplement d’un ralentissement de l’économie, d’une révision des taux de croissance à la baisse ou d’une altération du paradigme de l’abondance, mais bien d’une nouvelle économie, transitoire et de pure subsistance. Comme après une guerre, une forme de reconstruction devrait donc advenir. Reconstruction certes en partie économique, mais également, à suivre les représentants des jeunes générations, reconstruction symbolique.

En tant que troisième crise globale du début du XXIᵉ siècle, le Covid-19 bouleverse un ordre existant. À brève ou moyenne échéances, de nouvelles représentations politiques se feront jour, et il y a fort à parier que les nouvelles générations demanderont à en être des parties prenantes.

À échéance brève ou moyenne, de nouvelles représentations politiques se feront jour, et il y a fort à parier que les nouvelles générations demanderont à en être des parties prenantes.

Mathéo Malik

Un « virus tueur de Boomers  »

La plateforme TikTok est l’un des terrains de jeu favoris des personnes âgées de 12 à 22 ans. Elle s’est petit à petit imposée comme l’une des applications indispensables de la génération Z. Dans des boucles filmées de quelques secondes, les utilisateurs font part, sur un mode humoristique ou cynique et en jouant avec des phrases musicales reconnaissables, de leurs (nombreuses) angoisses et de leurs sentiments sur l’actualité. La plateforme n’est pas simplement conçue comme un espace de partage créatif mais comme un lieu où se développent des tendances, plus ou moins populaires et de plus ou moins longue durée, que les utilisateurs peuvent suivre ou non1.

Depuis quelques semaines, un phénomène étrange y a fait son apparition, au point de devenir une tendance virale : la fusion de contenus humoristiques générationnellement clivants, dont TikTok est une caisse de résonance efficace depuis plusieurs mois, avec des contenus angoissés ou apocalyptiques, relatifs à l’épidémie de coronavirus. En d’autres termes, la crise sanitaire a rencontré la guerre générationnelle.

Assez tôt, début mars, un utilisateur a suggéré de surnommer le coronavirus en « boomer remover »2. En l’état des observations statistiques et épidémiologiques, la maladie ne semblait alors létale que très majoritairement pour les personnes âgées. Cette certitude est aujourd’hui, semble-t-il, nettement tempérée, voire ébranlée3. Ces dernières semaines, au fur et à mesure que la contagion gagnait en ampleur, jusqu’à être qualifiée par l’OMS de pandémie mondiale, les «  plaisanteries  » sur le thème du virus «  exterminateur de boomers  » se sont multipliées, jusqu’à prendre une coloration messianique préoccupante. Tout cela, bien sûr, sur fond d’humour, puisque TikTok est par définition un espace dérisoire, pensé par ses concepteurs pour être un environnement du second degré et de la créativité4.

La crise sanitaire a rencontré la crise générationnelle.

MATHÉO MALIK

Aujourd’hui, on ne compte plus les messages vidéos qui montrent des personnes paniquées, remplissant des caddies de papier toilette5 ou se frottant frénétiquement les mains au gel hydro-alcoolique dans des poses grotesques6. Les légendes et les sous-titres de ces capsules sont souvent les mêmes : « Les boomers ne s’inquiétaient pas du changement climatique, voilà ce qui se passe lorsqu’ils sont attaqués par un virus. »7 ; « Si le virus ne touche que les personnes de plus de soixante ans, pourquoi ne l’appellerait-on pas boomer remover ? »8 ; « Les vieux, arrêtez de voler tout le papier toilette »9.

Un utilisateur de TikTok s’amuse du contraste entre la prise au sérieux du virus par les mêmes boomers qui ne se sentiraient pas concernés par le changement climatique. Dans une pantomime de quelques secondes, il met en scène un conflit d’historicité, en opposant deux visions messianiques adverses. La première figure, dont la légende nous apprend qu’elle représente les générations Y et Z, alerte : « Le changement climatique pourrait tuer la moitié de la planète, pourquoi vous en fichez-vous ? », la deuxième figure, celle du Boomer, répond : « Eh bien, je m’en fiche parce que cela ne me concerne pas. » Le troisième plan est censé représenter le coronavirus, chantant les paroles d’une chanson d’Eminem (Without Me) : “Now, this looks like a job for me10. L’absence totale de qualité ou de soin pris à la réalisation du sketch est choquante : TikTok joue sur le fait que ses vidéos sont extrêmement simples à réaliser et à monter. Elles doivent donc pouvoir être conçues très vite pour exprimer une idée sans forcément l’avoir conçue longtemps en amont. La musique en toile de fond sert de soutien et permet de créer une connivence avec les autres utilisateurs, ou de produire la chute humoristique attendue. La formule est d’une simplicité redoutable. La vidéo en question cumule en quelques jours plus de 140 000 « j’aime ».

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Hynek Martinec | Every Generation Has Its Own Revolution (2014)

Comme dans la commedia dell’arte, «  l’humour  » grinçant de TikTok ne peut se passer de types ou de caractères. Dans une autre saynète postée par un utilisateur aux quelques 50 000 followers, le même protagoniste se met en scène en alternant les rôles. Il incarne tour à tour des figures divines ou générationnelles :

Millenials/Gen-Z :

« Il faut faire quelque chose à propos du changement climatique. »
[‘We have to do something about climate change’]11

Boomers :

« Je serai mort, ce n’est pas mon problème. »
[‘I’ll be dead not my problem’]

Un ange :

« Les humains s’apprêtent à détruire la planète terre, que faire ? »
[‘The humans will destroy the earth what do we do’]

Dieu :

« Enclenchez la phase de suppression des Boomers. »
[‘Initiate boomer removal sequence’]

La vidéo se clôt sur cette didascalie :

Dieu, créant un virus tueur de Boomers.
[God: *Creates boomer killing virus*]12

Ces vidéos sont souvent accompagnées en fond sonore de la chanson répétitive très agressive Ok Boomer13 ou de la ritournelle plus dansante It’s Corona Time14.

Pour comprendre pourquoi il ne s’agit ni d’un phénomène isolé, ni d’un effet de mode déconnecté de tout contexte, il faut se souvenir que le lien entre le conflit générationnel et l’horizon de la fin des temps était déjà noué depuis plusieurs mois, par une séquence ouverte avec le succès de l’expression «  OK Boomer », dont le succès n’a alors pas été pris suffisamment au sérieux.

La multiplication des vidéos parodiques et violentes sur le thème du boomer remover envoyé par Dieu pour sauver la génération Z n’a rien d’anodin. La forme qu’elles prennent est hautement significative. On a mentionné TikTok, mais des contenus similaires sont très facilement observables sur IGTV (le feed vidéo d’Instagram), Reddit ou Snapchat, des réseaux qui, contrairement à Facebook, Youtube ou Twitter, sont majoritairement utilisés par les représentants de la génération Z. Pour comprendre ce phénomène, il faut aussi se poser la question du régime discursif dans lequel se placent les auteurs de ces contenus. En dehors de certaines vidéos pour lesquelles le caractère de premier degré est assez explicite, la grande majorité de l’expression des utilisateurs de ces plateformes est placée au filtre d’un humour, souvent noir, ou d’un troisième degré qui leur autorise à peu près tout, dans le respect des autres bien sûr – pourvu qu’ils appartiennent à la même génération.

En dehors de certaines vidéos pour lesquelles le sérieux est assez explicite, la grande majorité de l’expression des utilisateurs de ces plateformes est placée au filtre d’un humour, souvent noir, ou d’un troisième degré qui leur autorise à peu près tout.

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Ce qu’il s’agit de prendre au sérieux n’est donc pas un discours, mais bien plus largement un phénomène culturel d’ampleur, qui dépasse la viralité et tend à s’imposer comme un conflit structurant entre générations.

Les générations comme phénomènes culturels

Quoi qu’on veuille lui faire dire, le mot de génération doit être manié avec beaucoup de précautions. S’il est admis d’identifier des cohortes au point de vue démographique, il faut distinguer la génération au sens biologique de la génération au sens sociologique, et donc se garder d’essentialiser à travers ces catégories très larges.

C’est ce contre quoi prévenait dès le milieu des années 1920 le sociologue hongrois Karl Mannheim lorsqu’il proposait d’interpréter les générations comme des groupes sociologiques pertinents, non automatiquement superposables aux générations « naturelles ». Construction essentiellement culturelle, il n’y a en effet rien de moins « naturel » que l’existence ou non d’une génération. On pourrait donc être tenté, en rigueur, d’éviter d’avoir recours à cette catégorie. Pourtant, pour imparfaite que soit la théorie de Mannheim – par ailleurs peu discutée en France avant une période récente15 –, elle propose un point de fixation opératoire autour du concept de générations, qui peut nous aider à décrire des phénomènes sociaux et culturels, comme ceux apparus sur certains réseaux sociaux avec l’arrivée du Coronavirus.

Pour Mannheim, la génération au sens sociologique est capturée selon trois modalités : la situation, l’ensemble et l’unité. La situation générationnelle désigne un espace historico-social pertinent et limité, qui permet en quelque sorte d’enfermer la génération dans ses conditions historiques de possibilité. L’ensemble générationnel, notion plus floue, fait quant à lui allusion aux « liens réels » et aux relations intellectuelles qui unissent (ou désunissent) les individus dans une même situation générationnelle. Il désigne par exemple les courants politiques ou esthétiques, les idéologies historiques, etc. Enfin, l’unité de génération isole des « groupes » beaucoup plus intégrés, et présuppose donc une certaine homogénéité de pensée, la présence de chefs de file, etc.16.

Construction essentiellement culturelle, il n’y a rien de moins « naturel » que l’existence ou non d’une génération.

MATHÉO MALIK

La plupart des reproches adressés à Mannheim portent sur le caractère déterministe de sa théorie, et sur la focale choisie, qui s’avère en définitive assez étroite : son apport se limite à la possibilité d’utiliser le phénomène générationnel pour faire de l’histoire sociale de la connaissance et, à la limite, de l’histoire culturelle des élites politiques et intellectuelles. Toutefois, il n’est pas inutile de garder à l’esprit certaines des intuitions développées dans Das Problem der Generationen17 pour nous guider dans l’observation de phénomènes contemporains. J’en retiendrai au moins deux principales : d’une part le concept d’unités de générations ou plutôt, comme le dit Mannheim, « d’entéléchies » de générations, censé pouvoir capturer de manière suffisamment souple les figures métonymiques du Zeitgeist (personnalités ou figures modèles, oppositions idéologiques, oppositions artistiques, etc.) ; d’autre part le recours à l’expression, que Mannheim emprunte à l’historien de l’art allemand Pinder, de « non contemporanéité du contemporain », pour décrire la co-présence de plusieurs tranches d’âge au sein d’une même situation générationnelle. Ce dernier aspect permet d’éviter l’écueil de la coïncidence essentialiste entre génération et tranche d’âge, et offre la souplesse nécessaire pour intégrer la dimension du state of mind dans le discours générationnel.

Ce préalable est nécessaire pour mettre à distance la théorie classique des générations, et rappeler qu’elle n’a pas pour objectif d’assigner des cohortes démographiques à des essences, mais bien de servir d’outil ou de lorgnette adaptée pour observer des phénomènes culturels.

La rupture générationnelle

En mars 2020, cinq générations se côtoient : la génération silencieuse (nés entre 1928 et 1945), la génération des baby-boomers (ou Boomers, nés entre 1946 et 1964), la génération X (nés entre 1965 et 1980), la génération Y (ou Millennials, nés entre 1981 et 1996) et la génération Z (les GenZers, ou encore Zoomers, par opposition aux Boomers, nés après 1995 ou après 1997, selon les auteurs).

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Même si les Millennials demeurent une référence très souvent mobilisée, au point de passer à ce jour pour la génération la plus étudiée18, elle est en fait assez mal caractérisée au point de vue sociologique. On a essentiellement recours à elle pour l’associer à l’émergence des nouvelles technologies et à une certaine prise de conscience des limites du capitalisme mondialisé. Celle-ci ne la pousserait d’ailleurs pas à s’en abstraire totalement mais à le continuer sous de nouveaux modes : redéfinition des logiques de carrière, avènement de la start-up, recherche du sens dans les activités professionnelles, individualisme et susceptibilité au travail, pessimisme19. Le seul critère vraiment objectif pour la distinguer des autres semble être ses habitudes de consommation20.

Confrontée aux défis de son temps, cette génération a dû s’adapter à de nouvelles contraintes en inventant de nouvelles formes. Son socle de valeurs est nécessairement différent de celui des générations précédentes, même s’il ne semble pas pour autant aussi arrêté. En bref, « l’esprit du temps » millennial est difficile à formuler d’une manière claire, tant il est vrai que les représentations auxquelles est confrontée cette génération semblent par nature éclatées, tant l’absence de clivage structurant semble immédiatement noyer tout débat possible.

Contrairement aux Millennials, les représentants de la génération Z constitueraient un ensemble plus intégré, actant d’une coupure beaucoup plus radicale.

Être un « boomer  », c’est avoir rendu possible l’horizon eschatologique dans lequel les enfants de la génération Z se positionnent.

MATHÉO MALIK

Pour triviale qu’elle puisse paraître à première vue, l’apparition de l’expression « OK Boomer », déjà évoquée, est significative. Elle l’est moins en soi que pour le succès rapide et durable qu’elle a rencontré auprès des internautes, semblant acter l’incommunicabilité entre la génération née pendant la guerre froide et la génération éduquée avec un smartphone entre les mains.

Le « Boomer  », enfant du baby boom de l’après-guerre, apparaît dès lors comme l’antithèse absolue du Zoomer  : il n’est pas concerné par le changement climatique, ne subira pas la crise démographique, et n’a pas à se préoccuper des dérives de l’économie mondialisée. Pire, il est accusé d’en être le fait générateur. Être un « boomer  », c’est avoir rendu possible l’horizon eschatologique dans lequel les enfants de la génération Z se positionnent. Ce sont les abus des « aînés » qui obligent les cadets à bouger : à tirer la sonnette d’alarme d’abord puis, demain, à prendre les mesures nécessaires. Greta Thunberg et d’autres sont des métonymies de cette génération, dans laquelle des valeurs comme la morale de chacun et la responsabilité collective prétendent chasser les idéaux de l’égalité pour tous et de la liberté individuelle.

La rupture générationnelle est donc revenue avec éclat à travers le constat d’incommunicabilité que semble mettre en évidence le succès de l’expression « OK Boomer ». Selon la logique du meme-to-merch, le succès d’une image ou d’une expression virale sur Internet21 est mesurable à proportion de sa capacité à être reproductible et vendue. Plus une image ou une expression et diffusée et exploitée commercialement, plus son importance se sédimente dans l’esprit des personnes qui y sont confrontées. En cela, l’expression « OK Boomer », en devenant iconique, a figé la forme d’un conflit. Mieux, en opposant aux adultes un simple silence, elle se veut l’expression d’une combativité discrète, d’une situation de lutte entre les âges qui passe par la mise en sourdine d’une génération. Taylor Lorenz, qui a rencontré de nombreux jeunes vivant du commerce de produits dérivés floqués de l’expression « OK Boomer », rapporte dans les colonnes du New York Times les propos de l’un d’eux : “Millennials and Gen Xers are on our side, but I think Gen Z is finally putting their feet in the ground and saying enough is enough22.

C’est dans ce contexte explosif qu’il faut comprendre la résurgence d’un horizon eschatologique, à la faveur de la pandémie mondiale de coronavirus.

En devenant iconique, l’expression « OK Boomer », a figé la forme d’un conflit.

MATHÉO MALIK

Nous sommes en guerre

Dans son adresse à la nation du 16 mars 2020, le président de la République française Emmanuel Macron a répété à de nombreuses reprises cette petite phrase : « Nous sommes en guerre ». L’extension des mesures de confinement à toute la France et l’annonce de la fermeture des frontières extérieures de l’Union européenne se sont faites sur un ton martial. Si elles se veulent rassurantes et protectrices, ces mesures sont par définition exceptionnelles. De l’aveu du Président lui-même, elles sont absolument inédites en tant de paix. Ce constat est tout aussi vrai dans d’autres pays, quoique la rhétorique militaire y soit peut-être un peu moins marquée. Mais il faut reconnaître au parallèle guerrier une certaine vertu pédagogique : considérer la pandémie de coronavirus comme une guerre, c’est certes appeler les citoyens à l’esprit d’union et de solidarité – notamment intergénérationnelle –  mais c’est aussi et surtout forcer l’entrée de la conscience historique dans l’intimité des gens.

En bouleversant en profondeur nos habitudes, en obligeant les populations au confinement, en mettant sous tutelle étatique la vie économique, le virus aura, c’est certain, des conséquences de long terme.

Il est toujours très difficile de définir ce qu’est un changement en politique23. Un changement n’est pas simplement un tournant historique24. Les tournants historiques sont des affaires d’historiens, et les historiens s’occupent moins du passé en lui-même que du séquençage du temps en périodes pertinentes, et de la qualification de celles-ci. Ce qui nous apparaît comme un changement n’apparaîtra pas nécessairement aux historiens comme un tournant pertinent. Ce qui, à n’en pas douter, constituera une rupture majeure au sein du temps biographique des jeunes générations n’est pas forcément réductible à une date ou à un moment précis. Il n’est pas dit que nous soyons à un tournant. Mais il est certain qu’après la crise, quelque chose aura changé.

Et ce quelque chose a probablement à voir avec notre horizon eschatologique.

À cet égard, l’apparition d’un nouveau coronavirus à Wuhan en décembre dernier a rebattu les cartes de l’opposition générationnelle qui commençait à s’installer dans nos représentations. Quel que soit notre âge, nous voilà, pour la première fois de notre vie pour la majorité d’entre nous, confrontés à une crise qui, au même moment, empêche les avions de voler, fait chuter d’une manière inédite les cours des marchés au niveau mondial, fait reprendre aux humains la conscience de leur propre mortalité, nous oblige à être attentifs, à nous enfermer, à maîtriser nos gestes, notre consommation, notre rapport à l’environnement immédiat et nous ramène brutalement à notre propre corps biologique. Nous voilà, enfin, confrontés à une crise qui donne l’impression de menacer les fondations du monde que les baby boomers sont tenus pour responsables d’avoir bâti.

Nous voilà, enfin, confrontés à une crise qui donne l’impression de menacer les fondations du monde que les baby boomers sont tenus pour responsables d’avoir bâti.

MATHÉO MALIK

Le retour de la maladie salvatrice

L’histoire nous apprend que les virus sont souvent à l’origine de changements majeurs. Kyle Harper a ainsi pu lier la chute de l’empire romain à des causes naturelles comme la fin de l’optimum climatique en Méditerranée et l’apparition du bacille de la peste bubonique (yersinia pestis)25. Pour les élites médiévales christianisées, la maladie devient encore plus explicitement un moteur narratif de la fin des temps : les auteurs de prophéties comme Joachim de Flore, Cola di Rienzo ou John Wycliffe inscrivent leurs visions eschatologiques dans un horizon de la maladie. Les maladies sont omniprésentes, et interagissent jusqu’à créer un écosystème pertinent, à la fois dans l’ordre biologique et dans l’ordre épistémologique, auquel Mirko Grmek avait donné le nom de pathocénose, néologisme calqué sur le concept de biocénose, et qu’on utilise pour décrire les interactions entre les différentes maladies à un endroit et à une époque donnés.

Mais la maladie en tant que telle, selon l’hypothèse de Mathieu Corteel26, cesse d’être directement un moteur eschatologique à l’âge classique. Puis, plus radicalement avec le tournant politique de la médecine au XIXᵉ siècle, la naissance de la clinique27 et l’apparition de l’hygiène du corps28, elle se circonscrit à des lieux ; le normal est éloigné du pathologique ; la maladie, assimilée à l’anormalité. Plus on l’étudie, plus on la connaît, plus elle cesse d’être un simple miroir du jugement divin mais une simple donnée démographique et biologique à maîtriser.

L’émergence du nouveau coronavirus constitue une «  rupture épidémiologique  ».

MATHÉO MALIK

Dans l’ordre des représentations symboliques, il y a fort à parier que cela cesse d’être vrai à partir du moment où une pandémie se développe à un niveau d’intensité et de vélocité qui touche l’ensemble de la civilisation mondialisée. En cela, l’émergence du nouveau coronavirus constitue bien une « rupture épidémiologique », pour reprendre une expression de Mathieu Corteel inspirée de Bachelard. Mise à l’écart un temps parce qu’on croyait la maîtriser, la maladie revient en force au cœur de notre narratif eschatologique.

Cette rupture est d’autant plus violente lorsqu’on songe aux principales victimes de la maladie.

Le jour d’après

Si on prend au sérieux le phénomène de mise en scène du coronavirus comme miracle messianique par une partie de la génération Z sur ses réseaux sociaux, force est de constater qu’il faudra alors tirer toutes les conséquences de cette espèce de rêve. Dans l’horizon des Z, la fin du monde est omniprésente : crise économique, terrorisme, catastrophes climatiques, etc. Néanmoins, l’univers culturel auquel ils se réfèrent fonctionne comme un rempart de dérision contre les visions dystopiques qu’ils accusent les « boomers » d’avoir installées. L’ironie à l’origine de cette attitude est fondée sur le paradoxe que cette fin du monde n’adviendra jamais.

L’univers culturel auquel ils se réfèrent fonctionne comme un rempart de dérision contre les visions dystopiques qu’ils accusent les « boomers  » d’avoir installées.

MATHÉO MALIK

Cette attitude n’est plus dans une simple opposition, mais presque dans un abandon par rapport aux générations passées. Le «  punk  » ou le « cool  » de leurs parents étaient en fait imprégnés d’un horizon eschatologique beaucoup plus sérieux : si l’on échappait à la vie que les générations précédentes voulaient nous imposer, c’est qu’on aspirait à autre chose, à connaître une autre fin. Chez les représentants de la génération Z, nous sommes encore par delà optimisme et pessimisme : ça va mal finir, ça nous fait déprimer, mais c’est notre seul monde, et s’il s’écroule autour de nous, la seule option reste d’en rire jaune.

C’est la raison pour laquelle l’incommunicabilité intergénérationnelle se lit si durement dans la noirceur des partages sur TikTok. Incommunicabilité que la crainte généralisée suscitée par la crise sanitaire n’a fait qu’amplifier. Cet autre sketch présente les GenZers comme « jaloux » du virus, car ils auraient voulu tuer eux-mêmes les personnes de plus de 55 ans (170 000 visualisations)29. Le narratif de la guerre sociale, très présent également sur la plateforme, notamment aux États-Unis, est également un puissant vecteur qui pousse certains jeunes utilisateurs à louer les vertus « redistributives » du virus : sorte d’equalizer radical, le coronavirus, en « libérant » le poids des boomers dans les aides sociales30, permettrait aux jeunes de payer leurs logements et leurs études31. Il n’est pas éloigné d’une autre rhétorique qu’on voit poindre à mesure que le virus frappe plus durement l’Europe et les États-Unis : le thème de la « maladie des élites mondialisées »32. Mais c’est un autre sujet.

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Louisiana Bendolph (Gee’s Bend) | NEW GENERATION (2007)

À suivre cette logique, ce sont bien les « jeunes » qui gagnent, et les « perdants » d’hier qui, le jour d’après, se retrouvent seuls sur un grand terrain, désormais vague. Pour reconstruire quoi, au juste ?

Cette incertitude est synthétisée, là encore avec dérision et nonchalance, par un autre utilisateur de TikTok, surfant sur la tendance du boomer remover : « Quel est notre problème avec le coronavirus ? Je pensais que nous disions qu’il fallait tuer les vieux et tuer les riches, et maintenant que cela arrive, on se plaint ? Notre génération est tellement en manque d’affection [needy]. »33

À suivre cette logique, ce sont bien les «  jeunes  » qui gagnent, et les « perdants » d’hier qui, le jour d’après, se retrouvent seuls sur un grand terrain, désormais vague. Pour reconstruire quoi ?

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Contrairement aux actes terroristes ou aux catastrophes naturelles, qui ont toujours lieu quelque part et à un instant t, la diffusion d’une pandémie au niveau mondial, dont on est aujourd’hui incapable de déterminer avec précision combien elle emportera de vies, ni pendant combien de temps et à quel point elle affectera nos sociétés, oblige à repenser notre vie quotidienne, et donc aura immanquablement des effets sur nos représentations.

L’éthique individualiste – celle qui place la liberté individuelle très haut sur l’échelle des valeurs – qui avait caractérisé la montée en puissance de la génération des baby boomers et de tous ses accomplissements, et qui s’est poursuivie avec les générations X et Y, a semblé fortement remise en cause par la génération Z. C’est du moins ce qu’elle voudrait faire croire. Celle-ci est pourtant fréquemment prise à partie par les tenants des générations plus anciennes comme la « génération Selfie », égoïste par définition, et jugée hyper-sensible. Encore récemment, le journal conservateur The Telegraph titrait un article : “’Generation Me’ must start thinking about others if we’re to stop the spread of coronavirus” – qui, au demeurant, montre que la crise générationnelle n’est peut-être pas à sens unique. Le reproche de l’individualisme et de l’égocentrisme n’est toutefois pas nouveau. À de rares exceptions près, c’est un trait dont les générations les plus âgées affublent invariablement les nouvelles. Les baby boomers n’étaient-il pas eux-mêmes la génération montante des années 1970 – proverbiale décennie du « moi » 34 ? Néanmoins, la pandémie de Covid-19 est peut-être l’occasion la plus pressante de solliciter et de répondre aux appels à la solidarité.

Si la crise écologique n’a pas renforcé ce caractère, l’urgence sanitaire pourra-t-elle provoquer un sursaut ? Il est significatif que le thème du climat soit lui-même réinvesti à l’ère du coronavirus et du confinement, la pandémie étant représentée comme une occasion providentielle pour la terre. Alors que, comme le rapporte le magazine Forbes, le scientifique Marshall Burke (Stanford) estime que le virus a eu pour conséquence de «  sauver » 77 000 personnes d’une mort qui aurait été due à la pollution35, un autre sketch TikTok représente la Terre créant une maladie tueuse de boomers pour se venger de leur négligence. Des tweets très partagés – jusqu’à un million de « favs » – montrent les eaux devenues limpides d’une Venise libérée des foules de touristes36 ou vantent les mérites d’un coronavirus « vaccin pour la Terre » alors que « nous sommes le virus »37. Le mythe misanthrope d’un soin de la terre par la maladie des humains n’est pas nouveau, mais il se trouve réinvesti ces jours-ci à côté de la scénographie de l’affrontement des générations.

La vision de la fin des temps de la génération Z, dont les modes d’expressions peuvent sembler grotesques ou dérisoires, pourra précisément donner forme au temps de l’après-crise.

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Alors que le biais âgiste en matière de politiques publiques aux États-Unis a déjà une incidence défavorable sur la prise en charge des personnes âgées38, et que les stratégies de herd immunity font ressortir une perspective cynique de «  sacrifice d’une partie de la population  », l’attitude qu’auront les classes d’âge les plus jeunes vis-à-vis du virus et de leurs aînés peut donc déterminer quel sera son trait distinctif après la crise. Leur vision de la fin des temps, dont les modes d’expressions peuvent sembler grotesques ou dérisoires, pourra précisément donner forme au temps de l’après-crise. Il ne s’agit donc pas de prendre au pied de la lettre la mise en scène du virus comme signe providentiel contre les baby boomers, mais bien de comprendre que dans la perspective d’une génération en proie à un futur incertain, l’heure de la fin de la dérision absolue sur le conflit générationnel est peut-être venue. Que les générations s’affrontent n’est pas un phénomène nouveau. La nouveauté réside précisément ici dans la nécessité de retrouver une perspective de communication, voire de cohésion ou de solidarité intergénérationnelle, à un moment où la perspective de la fin de ce conflit se manifeste.

Toute la période d’enrayement de l’épidémie peut donc avoir un effet d’accélérateur, et donner à une tranche d’âge, correspondant plus ou moins aux générations Z, Y et X l’occasion de former un groupe pertinent. Même si rien n’est moins sûr, le rappel brutal à la mortalité pour une partie de l’humanité, comme la perspective d’une fin des temps, ne vont jamais sans une vision schématique du lendemain. Sans connaître la couleur de l’aurore, chacun prétend avoir une idée de sa teinte. Ce qui est certain, c’est que les jeunes générations feront partie du tableau. Pour connaître ce que sera leur nouvelle fin des temps, c’est-à-dire quel environnement ils construiront, il n’est pas trop tard pour s’intéresser de près à leurs modes d’expression. Qui sait, confinement et solidarité aidant, peut-être la période qui s’ouvre sera-t-elle, à leur échelle, pour le meilleur ou pour le pire, une décennie du « nous ».

Sources
  1. Il est utile de préciser que le succès de TikTok est un succès global. Les différentes trends, composées de mots-dièses simples et faciles, sont diffusées en anglais mais traduites automatiquement. Si l’application est très utilisée aux États-Unis, la maison mère de TikTok, ByteDance, est une entreprise chinoise, lancée par l’entrepreneur multimilliardaire Zhang Yiming. L’entreprise a été soupçonnée par les autorités américaines de renvoyer en Chine des données collectées sur le territoire des États-Unis. Elle a dû à plusieurs reprises se justifier à ce sujet et est examinée par l’autorité fédérale de contrôle des investissements étrangers (CFIUS).
  2. Lien URL.
  3. Pour suivre au quotidien les évolutions de la propagation du coronavirus et ses conséquences sanitaires, politiques et économiques : https://legrandcontinent.eu/fr/observatoire-coronavirus/
  4. Le mission statement exprimé sur son site Internet est le suivant : « Our mission is to inspire creativity and bring joy. »
  5. Lien URL.
  6. Lien URL.
  7. Lien URL.
  8. Lien URL.
  9. Lien URL.
  10. Lien URL.
  11. Le texte entre crochets est celui qui apparaît en légende sous chaque nouveau plan de la séquence.
  12. Lien URL.
  13. Lien Soundcloud.
  14. Lien Youtube.
  15. La première traduction française du Problème des générations, et d’autres essais, due à Gérard Mauger et Nia Perivolaropoulou date de 1990 : Karl Mannheim, Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1990, 123 p.
  16. Interprété littéralement, ce point est en fait le plus contingent dans la pensée de Mannheim. Comme certains ont pu le montrer, il semblerait que cette notion fasse directement référence au « modèle » que représente pour lui Le Cercle du Dimanche où Mannheim et d’autres penseurs hongrois, dont Georg Lukacs, se réunissaient chez Bela Balazs à Budapest pendant la Première Guerre mondiale. Voir : Nia Perivolaropoulou, « Karl Mannheim et sa génération », in Mil neuf cent, n°10, 1992, pp. 165-186.
  17. Pour une édition française, voir : Karl Mannheim, Le problème des générations, Armand Colin, coll. « Hors Collection », 2011, 168 p. La traduction anglaise, publiée chez Routledge en 1952, est disponible ici.
  18. Selon la U.S. Chamber of Commerce Foundation : https://www.uschamberfoundation.org/reports/millennial-generation-research-review
  19. Les articles sur les “Millennials in the Workplace” sont devenus légion dans les revues de Management ou de Ressources humaines, à la suite d’une interview très partagée du conférencier et coach en management Simon Sinek.
  20. Lauren Thomas, « Millennials are the ‘worried’ generation and changing spending habits most amid coronavirus outbreak, study shows », CNBC, 5 mars 2020. Lien URL.
  21. L’image du virus est utilisée pour filer la métaphore de la contagion sur les réseaux sociaux : going viral signifie être partagé ou « liké » un nombre important de fois en très peu de temps. Contrairement à la courbe de propagation d’un virus lors d’une épidémie, la courbe de viralité d’un contenu Internet est exponentielle dans les premières heures avant de stabiliser petit à petit. La vente en ligne de produits dérivés est un moyen de faire maintenir la courbe de viralité.
  22. Taylor Lorenz, « ‘OK Boomer’ Marks the End of Friendly Generational Relations« , The New York Times, 29 octobre 2019. Lien URL.
  23. Gilpin, War and Change in World Politics, Cambridge University Press, 1981
  24. Dans un article publié dans ces colonnes, Elisabeth Roudinesco se demandait quel était « notre grand tournant ». L’apparition du terrorisme était selon elle liée à un changement profond de la société, ce qui lui permettait de faire du 11 septembre 2001 une « césure » importante. Il est vrai que la menace terroriste en général et, ponctuellement, la série d’attentats qui a frappé le monde occidental depuis le début des années 2000, a contribué à donner forme à une vision de la fin des temps fondée sur la peur et l’affrontement. Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall y voit même un rejeu de la violence issue des guerres de religion. Toutefois, la menace terroriste sourde finit par se matérialiser à un instant t et à un endroit déterminé ; elle est une menace globale, mais qui, contrairement au virus, ne se ressent pas sous la forme d’un danger imminent et omniprésent.
  25. The Fate of Rome, Princeton University Press, 2018.
  26. Eschatologie de la maladie : la pathocénose et l’imaginaire de la pandémie in Allouche, Sylvie et al., « Formes d(e l’)Apocalypse », Bibliothèque numérique Paris 8, p. 155, https://octaviana.fr/document/COLN20_1.
  27. Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF, 1963.
  28. Georges Vigarello, Le Propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Le Seuil, « Points », 2014.
  29. Lien URL.
  30. Lien URL.
  31. Lien URL. Avec cette légende : «  ? bruh…  ? ?‍♀️ we need housing let the Boomer virus go on »
  32. RTBF, « Coronavirus : les dirigeants politiques très touchés en Afrique, “On dit que c’est la maladie des élites mondialisées” », 27 mars 2020
  33. Lien URL.
  34. Tom Wolfe, « The ‘Me’ Decade and The Third Great Awakening », New York Magazine, 23 août 1976.
  35. https://www.forbes.com/sites/jeffmcmahon/2020/03/16/coronavirus-lockdown-may-have-saved-77000-lives-in-china-just-from-pollution-reduction/#4fe7ac5834fe
  36. Lien URL.
  37. Lien URL.
  38. Louise Aronson, « Ageism Is Making the Pandemic Worse », The Atlantic, 28 mars 2020. Lien URL.