Une lecture sociologique de Clint Eastwood

Dans son dernier ouvrage, Jean-Louis Fabiani s'intéresse à un objet culturel à part entière.

Jean-Louis Fabiani, Clint Eastwood, Paris, La Découverte, «Repères sociologie», 2020

Une récente tendance de la critique d’art (et, parmi celle-ci, de la critique cinématographique) produite par la sphère intellectuelle ou universitaire consiste à renverser les hiérarchies attendues et à accorder une valeur maximale aux créations qui eussent autrefois été les plus dévaluées et méprisées. Fini donc le temps où l’élitisme de Télérama rejetait dans le néant Le Gendarme et Terminator. Les productions destinées au grand public sont désormais l’objet de dithyrambes plus ou moins mesurés, sur le plan esthétique autant que politique. Le plaisir coupable jusque-là éprouvé devant Buffy contre les vampires est rédimé par la force féministe de la série  ; l’extraordinaire inventivité lexicale d’Aya Nakamura est louée au même titre que le modèle d’empowerment que ses chansons offrent aux femmes, etc. Les productions destinées au grand public, ou du moins certaines d’entre elles  : il serait d’ailleurs intéressant de voir comment et pourquoi la rédemption touche certaines œuvres de la culture dite «  populaire  » et en oublie d’autres, reconduisant tacitement le même phénomène de distinction  : pourquoi est-il aujourd’hui si chic d’écouter Booba, mais jamais Kaaris  ?

Le moins qu’on puisse dire à propos du petit livre que Jean-Louis Fabiani, sociologue aux objets d’étude éclectiques1, vient de consacrer à Clint Eastwood, c’est de ne pas céder à ce qu’il faut bien appeler un écueil et même, pour reprendre la distinction proposée par Grignon et Passeron2, un écueil populiste. Fabiani ne se cache pas d’être amateur – mais sans fanatisme – du cinéma de Clint Eastwood, ni ne se prive à son endroit de quelques jugements esthétiques personnels, d’ailleurs appréciables et dont l’absence aurait simplement asséché le propos sous couvert d’une fausse neutralité. Mais l’intérêt de son livre est justement de prendre une distance de sociologue avec les critiques portant sur le contenu idéologique du cinéma de Clint Eastwood, et cela de deux manières.

Une sociologie de la réception

Premièrement, en considérant les critiques savantes comme une réception possible de l’œuvre d’Eastwood parmi d’autres, et en les mettant sur le même plan que la réception qui provient du public non-savant. Aussi bien les critiques autorisés qui reprochaient à la série des cinq Dirty Harry (1971-1988) sa brutalité machiste et fascisante3 que les critiques féministes psychanalytiques ou postmodernes qui voient en Clint Eastwood le symbole du déclin de la masculinité blanche  : de toutes ces critiques, Fabiani s’attache à montrer sur quels éléments filmiques elles ont pu raisonnablement se fonder, tout en réaffirmant le caractère foncièrement et volontairement ambivalent de l’œuvre.

Derrière quelques constantes idéologiques déjà connues, comme ses convictions en faveur de la droite républicaine de tendance libertarienne4, Fabiani réexamine donc la problématique du racisme et du sexisme dans l’œuvre de Clint Eastwood. Le machisme de Dirty Harry ou la misogynie diffuse des Proies (huis-clos de 1971 dans lequel un soldat Yankee, caché dans un pensionnat pour jeunes filles, est amputé puis empoisonné par les femmes qui l’ont recueilli) sont contre-balancés par la place accordée à la liberté et au désir féminins dans Sur la route de Madison (1995). Dans Mystic River (2003), Sean Penn venge lui-même le meurtre de sa fille en tuant son ami d’enfance qu’il croit coupable  : la restauration de la masculinité se paye ainsi par la violence et la rupture des alliances.

De même, lorsque le héros de The Mule (2018) donne des astuces de mécanique à un groupe de Dykes on bikes et dépanne une famille de noirs («  I’ll help you negroes out.  »), on peut le voir comme une nouvelle mise en scène complaisamment raciste du white male savior. Mais on peut tout aussi bien y lire la représentation d’une ère post-raciale, dans laquelle il est permis de plaisanter des stéréotypes parce qu’ils appartiendraient au passé. Face au problème méthodologique posé par ces lectures politiques, toujours susceptibles d’être confirmées ou invalidées par la mise en avant d’un autre élément isolé du film, Jean-Louis Fabiani se contente de présenter les arguments qui rendent de pareils jugements défendables. Malgré son scepticisme, il concède ainsi, dans une métaphore très à propos, que les déconstructivistes qui veulent voir dans certains films d’Eastwood une critique radicale de la masculinité blanche «  ne sont pas entièrement dépourvus de munitions  ».

À côté de la revue des arguments pro et contra (accompagnés de résumés synthétiques des principaux films faisant l’objet de débats), Fabiani analyse aussi la manière dont Eastwood s’est très pragmatiquement adapté aux transformations de la société. Sans varier son cap idéologique, Clint Eastwood, dans une sorte de compromis historique, a pris acte de l’évolution des rapports de genre ou de race. Position assurément plus retorse que celles des films à grand public qui n’en ont tenu aucun compte et reproduisent inchangé le même modèle de virilité, dont Expendables reste l’exemple le plus caricatural, ou qui au contraire ont grossièrement inversé les rôles, comme les productions Disney ou Marvel qui inondent désormais les salles d’héroïnes badass et genderfluid, mais toujours aussi plates.

Enfin, face aux possibles dérives spéculatives des lectures idéologiques et symboliques, Fabiani opte pour une attitude déflationniste. Il s’appuie pour cela sur la sociologie de la réception, et rappelle que, si le grand public est fait de spectateurs socialement différenciés dont la réception des films varie sensiblement en fonction de critères d’âge, de genre et de race, ce grand public voit globalement en Clint Eastwood un bon entertainer, et construit en fonction de cela son horizon d’attente.

Clint Eastwood  : un cinéma d’auteur

Deuxièmement, Fabiani revient sur les conditions de possibilité d’une critique idéologique ou esthétique portant sur l’ensemble du cinéma d’Eastwood, acteur et metteur en scène. En effet, ce cinéma suscite un jugement politique et idéologique parce qu’il est perçu comme un produit relativement homogène, perception justifiée par Fabiani de deux manières.

D’une part, Eastwood développe dans ses films ce qu’on peut appeler une persona, c’est-à-dire une figure composée à la fois par la somme des personnages qu’il a incarnés d’un film à l’autre et par certains éléments de sa personne biographique5. Le public voit donc revenir une même figure, des premiers westerns spaghettis à The Mule, figure le plus souvent d’homme solitaire, veuf ou divorcé, en délicatesse avec la morale commune, et dont les traits virils peuvent s’accuser (avec le personnage de l’inspecteur Harry Callahan) ou s’estomper (dans La Route de Madison, typiquement).

D’autre part, Fabiani montre à quel point Clint Eastwood s’est constitué comme un auteur à part entière, dans un univers pourtant caractérisé par la division du travail et notamment par la hiérarchie qui soumet le réalisateur (director) au producteur, qui décide de la forme finale du film. C’est ici que le travail sociologique prend toute son importance. Retraçant la carrière d’Eastwood (qui, après des débuts médiocres à la télévision, décolle en 1964 grâce au succès de Pour une poignée de dollars) Fabiani montre comment celui-ci est très tôt intervenu dans l’écriture même des rôles qui lui étaient attribués, puis a toujours, grâce à sa société de production Malpaso (éventuellement adossée à une grande compagnie hollywoodienne mais sans en dépendre), gardé la main sur le déroulement des tournages.

Le choix d’une production indépendante fait du cinéma d’Eastwood un cinéma d’auteur, mais a une contrepartie  : ses films ont toujours été tournés avec un budget restreint. Dans son dernier et brillant chapitre, Fabiani montre comment ce choix économique a eu des conséquences esthétiques qui distinguent ce cinéma des autres films de divertissement. Retenant la leçon de Sergio Leone, qui produisait beaucoup d’effets avec peu de moyens financiers, Eastwood a privilégié les tournages en décor naturel et la sobriété6. De fait, il se retrouvait à tourner sous la même contrainte économique, mais avec la même autonomie auctoriale, que le cinéma de la Nouvelle Vague, avec lequel Fabiani dresse un parallèle paradoxal, mais pertinent. Les résultats furent sensiblement différents, comme on sait  : cela tient à la fois à la persona entretenue par Eastwood – figure de l’Amérique enracinée et populaire – et à la situation économique du cinéma aux États-unis. En l’absence de prise en charge des risques par la puissance publique (par opposition à l’avance sur recettes en France) Eastwood a privilégié des recettes narratives éprouvées, débouchant sur des recettes financières certaines.

Les ressorts de la consécration

En plus de mettre au jour les conditions socio-économiques qui surdéterminent les choix esthétiques de Clint Eastwood, le livre de Fabiani reprend les grands concepts de la sociologie de l’art de Bourdieu et propose une lecture sociologique des mécanismes de consécration. Contrairement à la Nouvelle Vague qui a opéré une «  révolution symbolique  » dans le cinéma, Clint Eastwood n’est pas un «  nomothète  » qui impose de nouvelles hiérarchies de valeurs. Mais il a réussi un retour sur investissement fructueux, à partir d’un capital de départ faible, en renversant ses défauts en qualités. Sa faible élocution et son manque d’aisance pour les longs dialogues, qui le destinaient plutôt à un rôle de sidekick, ont par exemple pris de la valeur dans le premier Sergio Leone, en renforçant le rôle des silences, des mimiques, des accessoires et de la musique. Du côté de la réception, le hasard a mis Pour une poignée de dollars sous les yeux de l’intelligentsia florentine, qui fut séduite en même temps que le public populaire. Quelques décennies plus tard, pour se distinguer des universitaires légitimes, les Cahiers du cinéma se mirent à valoriser le cinéma mainstream états-unien (ce qui était déjà le cas de la première génération proaméricaine des Cahiers), permettant ainsi aux films de Clint Eastwood d’asseoir une légitimité symbolique avant tout construite en Europe.

La femme, le noir… et le prolo  ?

Il reste à mentionner la partie sans doute la plus faible du livre, qui est sa dimension sociocritique. On désigne par là l’application parfois forcée de concepts sociologiques au contenu diégétique des films  : Fabiani présente Chris Kyle, l’American Sniper (2014), en dominant victime de sa propre domination, ou Munny, le héros d’Impitoyable (1992) comme un exemple d’habitus clivé, qui aurait subi une socialisation primaire à la violence, et une socialisation secondaire religieuse par son épouse. Avec ces concepts, Fabiani ne semble pas dire autre chose que «  le personnage est complexe  », et convainc davantage avec son usage prudent et dosé des notions psychanalytiques.

On regrettera en revanche que pour enrichir sa lecture interne des films, trop souvent limitée à une lecture morale (qui gagne, du bien ou du mal), Fabiani n’ait pas exploité un lieu commun de la critique littéraire marxiste, celui du réactionnaire livrant un tableau «  réaliste  » et donc critique de la société de son temps. Sur le modèle de la lecture que, dans les années 1930, Georg Lukács proposait de Balzac, réactionnaire faisant presque malgré lui des romans révolutionnaires7, on se plaît à imaginer un Clint Eastwood «  réaliste  », au sens marxiste du terme. Des films comme Sully (2016) ou The Mule transposent des rapports sociaux en rapports dramatiques, et offrent de la sorte un tableau frappant de l’extension des logiques bureaucratiques et managériales, dans l’entreprise pour Sully8, dans l’économie informelle et maffieuse pour The Mule. Le message de surface individualiste et réactionnaire («  les vieux mâles blancs débrouillards et expérimentés en ont à remontrer aux jeunes générations et à l’hybris technologique  ») cohabite avec une intrigue qui décrit les rapports employeur-employé comme nécessairement conflictuels.

Cette lecture marxiste serait sans doute discutable, mais aurait du moins permis d’intégrer partiellement la question de la représentation des rapports de classes. Celle-ci n’est malheureusement guère traitée dans le livre, sinon sous forme d’allusion  : tantôt au mépris de classe du réalisateur (qui met en scène une famille ouvrière sordide et rapace dans Million Dollar Baby en 2004)9, tantôt à celui des critiques bégueules (aux yeux de qui les films d’Eastwood sont conçus pour flatter les bas instincts d’un public ouvrier blanc, machiste, gros et vulgaire).

Dans l’ensemble cependant, le livre de Fabiani parvient de façon remarquablement synthétique à rendre compte d’un objet culturel aux contours nettement délimités, de ses appropriations politiques et idéologiques par des publics socialement différenciés, de son contenu esthétique propre, en même temps que des déterminations extérieures qui ont présidé à sa création.

Sources
  1. Fabiani a travaillé sur la sociologie du goût, sur le Midi et la Corse, sur la prison et sur les philosophes.
  2. C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire  : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature (1989), Paris, Seuil, 2015.
  3. C’est d’ailleurs à propos des Harry que l’on peut reprocher à Fabiani d’exagérer de lui-même la complexité psychologique d’œuvres qui n’ont jamais été perçues autrement que comme du grand divertissement, par la critique aussi bien que par le public.
  4. On peut regretter que le livre se concentre sur l’œuvre cinématographique, et ne s’attarde pas davantage sur les prises de position publiques de l’homme Eastwood, mentionnées assez allusivement.
  5. La notion présente certaines ressemblances avec celle de posture développée par Jérôme Meizoz. Celle-ci est définie comme le lien entre un agir linguistique et des conduites sociales, qui forment une certaine manière d’occuper une position dans un champ esthétique, et filtrent en amont la réception de l’œuvre (J. Meizoz, L’œil sociologue et la littérature, Genève, Slatkine Érudition, 2004).
  6. Les spectateurs d’American Sniper se souviennent peut-être qu’une des scènes les plus fortes du film se limite à la confrontation tendue du héros avec un chien hostile, filmée en plan resserré.
  7. Grâce à des personnages-types représentant les différentes classes sociales qui s’affrontent (G. Lukács, Balzac et le réalisme français, P. Laveau (trad.), Paris, La Découverte, 1998). Bourdieu transpose cette analyse à L’Éducation sentimentale et à sa sociologie implicite du champ artistique (P. Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire (1992), Paris, Seuil, 1998).
  8. Sully, pilote de ligne chevronné, subit un accident au décollage et pose en catastrophe son avion sur le fleuve Hudson, sauvant ainsi tous ses passagers. La compagnie aérienne, sur la foi de simulations informatiques, l’accuse ensuite d’avoir négligé des solutions plus économiques.
  9. Fabiani mentionne tout de même les origines sociales de Clint Eastwood, plus aisées que certaines hagiographies l’ont fait croire, et décrit le fonctionnement familial-ultralibéral de sa boîte de production, gérée avec l’âpreté d’un petit patron.
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