Comment garantir l’emploi à tous ceux qui en ont besoin ? conversation avec Pavlina Tcherneva

L’économiste américaine Pavlina Tcherneva, chercheuse associée au Bard College et au Levy Institute, accorde au Grand Continent une interview exclusive, pour expliquer que le meilleur moyen de lutter contre le chômage, c’est encore de garantir l’emploi à tous ceux qui en ont besoin. Contre la fin du travail, elle propose la fin du chômage, thèse qu’elle défend dans The Case for a Job Guarantee publié en juillet dernier, et plus généralement avec l’initiative Democratizing work.

Pavlina R. Tcherneva, The Case for a Job Guarantee, Wiley, 2020, 140 pages, ISBN 9781509542109, URL https://www.wiley.com/en-us/The+Case+for+a+Job+Guarantee-p-9781509542109

Pouvez-vous nous expliquer en quoi une garantie d’emploi consiste, et à quelle urgence elle permettrait de répondre ? 

L’objectif central de la politique de garantie d’emploi telle que je la défends est de « démocratiser le travail »1 et de redonner du pouvoir aux individus2, à la fois en leur donnant l’opportunité de choisir leur travail, mais aussi de créer des emplois dont l’objectif ne serait pas le profit d’une entreprise. 

De fait, la plupart des emplois créés dans nos économies le sont par le secteur privé, et sont de plus en plus précaires. Le marché du travail n’a pas permis à une majorité de personne un niveau et un cadre de vie stables, et les emplois deviennent d’ailleurs de plus en plus difficiles à supporter. Nous avons donc besoin d’un nouveau contrat social, d’une nouvelle promesse à adresser aux individus : si vous cherchez du travail, vous pourrez trouver une occupation décente avec un revenu suffisant ! 

Le secteur privé n’est pas le seul à pouvoir créer des emplois, le secteur public est là depuis longtemps maintenant, mais reste tout à fait négligé à cet égard. Beaucoup des dimensions publiques de notre vie sociale sont en fait assez mal prises en compte. 

Dans nos sociétés modernes, il est devenu assez clair et commun que nous devons garantir des droits de retraites, même basiques, des prestations de santé — sauf aux États-Unis, bien malheureusement —,  et nous savons qu’une éducation minimale gratuite augmente le bien public — de même que l’accès garanti à des bibliothèques, à de l’information de qualité, etc. Parmi toutes considérations, l’emploi est on ne peut plus important pour le bien-être, et on ne garantit jamais que des assurances chômages, parfois des revenus d’assistance contre la pauvreté, mais au fond garantir un emploi décent est bien plus valorisant pour la vie en soi et avec un effet beaucoup plus efficace et lisible que le patchwork de politiques que nous avons. C’est une politique structurelle bien plutôt qu’une “mesure pour l’emploi” supplémentaire ! 

Le dispositif que nous proposons repose sur trois piliers. D’abord, la garantie d’emploi serait fondée sur des prises de décisions participatives, partant du principe que les personnes au chômage comme les communautés savent ce qui est bon pour elles — « par le bas », donc. Ensuite, il s’agit de compléter le système de protection sociale en l’étendant au droit fondamental au travail. Enfin, c’est une meilleure politique de stabilisation que les différentes allocations autour du travail et du chômage, ce qui est précisément la fonction du service public.

On a vu se développer des initiatives dans l’esprit de votre modèle, même s’ils n’en suivent pas exactement la lettre. Le programme argentin Jefes y Jefas3 en place entre 2002 et 2007 et le système indien instauré par le Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act4 de 2005 sont-ils de bons exemples de ce que vous proposez ? 

Oui, ces deux programmes sont tout à fait fidèles à nos propositions. De fait, le plan Jefes avait été développé à partir du modèle de garantie d’emploi que nous avions imaginé avec des collègues de l’Université du Missouri — un économiste du ministère du travail argentin qui avait assisté à une de nos conférences a présenté le projet au ministre, ce qui a permis son adoption. Nous avons par la suite été invités en Argentine pour évaluer la mise en oeuvre et les résultats du programme5

Certes, aucun des deux programmes n’est universel — les bénéficiaires du plan Jefes sont les individus sans emploi qui ont des enfants mineurs ou handicapés à charge, et ceux du MGNREGA sont les adultes d’un foyer rural pauvre qui se portent volontaires pour des tâches peu qualifiées. Pour autant, ils respectent généralement le modèle que je défends, et illustrent parfaitement comment une garantie d’emploi pourrait être mise en place dans les pays en voie de développement en se concentrant sur les problèmes propres au pays. Par exemple, les deux programmes ont eu d’importants effets bénéfiques pour les femmes les plus pauvres dans les deux cas, et le programme indien a permis de créer des emplois environnementaux essentiels. 

Il existe en Europe des politiques plus ou moins localisées de garantie d’emploi, notamment en France, avec les Territoires zéro chômeurs6, et de manière très différente en Hongrie, avec le « public work scheme » qui a vraisemblablement contribué à la réduction drastique du taux de chômage sous Orban. Que pensez-vous de ces expériences européennes ? 

En effet, et j’ai suivi de très près la mise en place de cette solution en France, qui à mon sens représente un très bon modèle pour réfléchir à l’extension de ce programme à l’échelle nationale. 

La question est au fond celle de l’effort collectif auquel nous sommes prêts à consentir pour faire en sorte que ceux qui ont besoin d’un emploi, d’un emploi décent, puissent bénéficier d’un mécanisme qui le garantit. Et il y a deux façons de faire cela, démocratiquement ou non — sur le modèle de la concertation, comme en France, ou du workfare, comme en Hongrie. 

De fait, la politique d’Orban revient à une politique de workfare, c’est-à-dire qui exige des individus qu’ils retournent au travail pour leurs prestations, conditionnalité qui vaut peu importe leur situation ou les caractéristiques dudit emploi. 

La confusion entre ces deux politiques vient de ce que la politique de garantie d’emploi est souvent prise pour un programme pour l’emploi comme un autre, ouvrant des postes aux individus, de manière punitive ou non — on peut toujours forcer les gens à travailler ! Mais la politique de garantie d’emploi n’est pas un workfare, c’est un ajout au filet de sécurité déjà en place, ou plutôt une révision de ce que la protection sociale doit prendre en compte. 

Il s’agit par là de repenser la protection sociale, et de la repenser de sorte à ce qu’elle garantisse plus de droits fondamentaux, dont le travail fait partie. Le travail a été reconnu comme un droit de l’homme fondamental depuis longtemps, mais il nous manque un petit effort de plus pour l’assurer à tous, de manière volontaire, avec une approche par le bas, soit tout l’inverse de l’incitation coercitive et par le haut des politiques de workfare. 

Pour résumer, la politique hongroise est du workfare, là où l’expérience française semble organisée démocratiquement, avec beaucoup de remontées bien prises en compte. 

Revenons sur les différences entre les expériences hongroise et française. En Hongrie, ce programme pour l’emploi en effet été mis en place aux dépens de la protection sociale, notamment des prestations chômages, mais aussi les tâches, les emplois, ne sont pas définis de la même manière : c’est au maire d’encadrer les chômeurs, là où en France ce sont eux qui définissent leurs occupations. Que pensez-vous de cette démocratisation du choix des « tâches » elles-mêmes, qui devraient les définir ? 

Les individus savent ce dont ils ont besoin. Dans mes travaux en Argentine, les individus qui ont pensé leurs propres projets étaient les plus intéressants : ils savaient précisément de quoi les familles avaient besoin, ce qui bénéficierait aux jeunes le plus rapidement, connaissaient précisément les situations locales, etc. À cet égard, pour reprendre le concept de Graeber, ce ne sont vraiment pas des « bullshit jobs », il ne s’agit pas de construire une infrastructure au milieu de nulle part juste pour occuper les individus et montrer qu’il y effectivement de l’activité, quelle qu’elle soit. Il s’agit de répondre précisément et efficacement aux besoins de la communauté. 

Je crois qu’il est essentiel que ceux qui exercent ces emplois aient leur mot à dire dans leur définition. C’est tout à fait au cœur de l’idée de démocratisation du travail : il n’est pas question qu’un administrateur central répartisse le travail en consultant sa petite feuille de route, il faut une impulsion de la communauté qui accueille cet emploi.

Le message principal, c’est que les nouvelles occupations ne doivent pas juste être un emploi, mais une manière de remplir un vide dans la vie publique. Si une communauté est rongée par le chômage, il ne s’agit pas simplement de garnir un certain nombre de « places », il faut profiter des emplois à créer pour considérer les besoins spécifiques de chacune des communautés — ses personnes âgées, ses enfants, etc. — tout en donnant du pouvoir aux myriades de groupe d’initiative locale qui essayent de répondre aux difficultés. La garantie d’emploi donnerait donc la priorité à des métiers d’assistance ou de soin (care works). 

Les besoins et les problèmes sont nombreux, à commencer par la transition énergétique. De fait, la garantie de l’emploi serait très propice à la transition, comme je l’ai toujours dit, notamment dans le manifeste pour la démocratisation du travail. Le projet le plus efficace du New Deal était précisément la réhabilitation et la conservation des parcs nationaux, qui nous reste en héritage. Les individus qui vivent dans des régions inondées, incendiées ou polluées connaissent bien ce problème.

Si l’on veut écouter les voix des communautés et des travailleurs, ne va-t-on pas être amené à choisir entre celles-ci ? Par exemple, que faire dans le cas où les travailleurs disposent de compétences spécifiques dont la communauté n’aurait pas forcément besoin ? Cela rejoint la question de la mobilité des travailleurs : une politique de garantie d’emploi demanderait-elle à ces travailleurs de se déplacer dans une autre communauté qui aurait besoin d’eux ? 

Ici il faut considérer deux éléments différents. La garantie d’emploi est locale, et crée de l’emploi là où les travailleurs en ont besoin, ce qui est très différent des modèles de mobilité de l’emploi qui baladent les travailleurs jusqu’à qu’ils trouvent un emploi. La garantie d’emploi est aussi une politique de protection sociale, qui comble les disparités dans les services publics.

Donc la philosophie de la proposition est de recréer des opportunités d’emploi localement, au regard de ce que la communauté désire, avec comme idée que c’est aussi un programme qui aide les personnes à effectuer une transition vers d’autres possibilités d’emploi. S’attaquer au fléau du chômage en s’inquiétant de l’inadéquation des compétences n’est jamais une bonne solution face  au chômage : ce qui manque, c’est de la création d’emplois ! Il faut créer des emplois, et une fois que l’on a de l’emploi public et privé, les individus échangent leurs positions, rendant le processus d’appariement des compétences beaucoup plus efficace. De fait, en l’état, les entreprises n’aiment pas employer des chômeurs, mêmes très diplômés ou compétents, s’ils n’ont pas travaillé depuis longtemps — c’est le fameux effet de « stigmatisation » du chômage, qui laisse des traces sur le long terme. Une politique de garantie d’emploi commence par se débarrasser des effets du chômage et ensuite permet une répartition optimale. La garantie d’emploi représente au fond l’offre d’emploi de base, la garantie du travail minimal et décent le plus essentiel, qui permet ensuite de se diriger vers une place plus intéressante, plus appropriée. Si l’on pense aux emplois d’assistance ou liés à l’environnement, beaucoup peuvent participer, même l’ingénieur en intelligence artificielle pourrait y apporter sa pierre, quand bien même il n’aurait pas envie d’y rester à très long terme. Donc le problème des compétences n’est pas si grand que ça, il en a l’air aujourd’hui à cause du manque net d’opportunités. 

Donc notre proposition est locale, faite pour répondre à des problématiques d’assistance et d’environnement, et permettre à tous un tremplin plus efficace que ne le sera jamais la trappe du chômage. 

N’y a-t-il pas un risque que la garantie d’emploi fonctionne comme un stigmate, comme le souligne par exemple Pierre Cahuc ? Le stigmate du chômeur serait en fait tout simplement transféré au bénéficiaire d’une garantie d’emploi. 

Le stigmate du chômage est en fait bien pire que celui d’un emploi garanti, même s’il est très possible qu’il soit en effet pris de haut. De fait, la différence est que des emplois d’assistance ou des emplois verts sont en fait assez responsabilisants et formateurs, et donnent donc une autonomie incomparable à la situation d’un chômeur. D’autant que pour un individu isolé, qui ne sait pas où trouver du travail et a du mal à boucler les fins de mois, avoir accès à un emploi qui paye un salaire correct est essentiel à bien des égards.

Les chômeurs sont invisibilisés ou stigmatisés, le plus souvent accusés de saigner l’Etat Providence, il est difficile d’imaginer que les emplois garantis pourraient les mettre dans une situation plus stigmatisante sachant combien ils seraient responsabilisants. 

Si le but premier de la garantie d’emploi est d’aider les demandeurs d’emploi, un programme aussi ambitieux aurait forcément un effet sur les actifs. Quels seraient les effets d’une garantie d’emploi sur le marché du travail pour les actifs ? Ne peut-on pas s’attendre à une réduction du pouvoir de négociation des employés par exemple, notamment parmi les moins qualifiés ? 

Bien au contraire à mon avis. Comme nous sommes dans un vrai paradigme du chômage, nous l’acceptons à des niveaux massifs, ce qui nous fait sous-estimer ses effets pour les salariés. Ils perdent leurs avantages, leur protection, petit à petit, le précariat gagne du terrain, tout ça parce que l’existence du chômage crée une compétition féroce pour un petit nombre d’emplois. Donc les employés sont en fait dans une situation où ils en viennent à supporter leur travail, aussi précaire en soient les conditions, par peur de ne pas en retrouver. Le chômage fait que les actifs doivent s’accrocher à leur travail ! Pour reprendre un célèbre adage, personne n’est à l’abri tant que nous ne le sommes pas tous !

Le fait du chômage crée et fait accepter un nivellement par le bas sur le marché du travail. 

Si nous organisons un changement de paradigme, en affirmant que tous ceux qui en ont besoin devraient se voir proposer un travail, l’économie fonctionnerait très différemment. Certes, les plus qualifiés ne verront pas leur vie modifiée de fond en comble, et une garantie d’emploi ne changerait pas beaucoup leur vie. Mais si je travaille chez McDonald, évidemment que je vais être mieux armé ! J’ai une option, une alternative. S’il y a une histoire d’harcèlement au travail, je peux dire non et aller chercher une autre opportunité d’emploi, ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui.

Beaucoup me répondraient que l’on peut faire cela avec un revenu universel, puisque quitter un emploi ne représente pas une perte de revenu trop importante, mais justement, le but est de proposer un emploi, puisque le marché n’en crée pas suffisamment. A l’inverse du revenu universel, la garantie d’emploi ne prolonge pas la compétition qui règne pour quelques emplois, et relève donc le plancher de l’emploi, en instituant un emploi digne et permettant un revenu suffisant. De fait, les employeurs qui profitent de la menace du chômage pour entretenir le nombre de travailleurs pauvres vont devoir au moins s’aligner sur le standard de la garantie d’emploi pour continuer à trouver de la main d’œuvre. Voilà au fond le vrai effet pour les actifs. 

On a déjà pu vérifier ce phénomène aux Etats-Unis, où l’augmentation du salaire minimum dans un État au-dessus du minimum fédéral a un effet d’entraînement sur les salaires jusque dans les Etats voisins. 

Au fond, je pense qu’assurer le plein emploi contribue à augmenter systématiquement le pouvoir de négociation des salariés les moins qualifiés, des plus vulnérables, qui sont d’habitude mis à l’écart du marché du travail en premier et intégrés en dernier.

Aux États-Unis, la campagne de Bernie Sanders a rendu la garantie d’emploi assez populaire. Comment expliquez-vous son succès, et quel est d’après vous son avenir dans la nouvelle administration ?

En fait, l’intérêt pour cette mesure est là depuis longtemps. Plusieurs enquêtes depuis les années 1960 demandaient si l’Etat devrait être responsable de garantir l’emploi, avec un certain succès. On peut même remonter au New Deal. Mais la période Reagan-Thatcher a complètement détourné le débat, et on a abandonné l’idée que le secteur public est responsable de garantir l’emploi. 

Nous l’avons ressortie récemment et, sans surprise, elle est au fond assez populaire dans l’intégralité du spectre politique — si l’on prend les communautés de mineurs, qui sont traditionnellement républicaines, concentrées dans des États républicains, ils comprennent l’urgence de la situation pour eux et sont à la fois enthousiasmés par le Green New Deal et par la garantie d’emploi, qui en fait partie. Au fond, ils comprennent bien qu’il n’y aura pas de transition juste sans garantie d’emploi. Sans cette mesure de bon sens, ils resteront réticents à toute proposition. Voilà à mon avis ce qui est le plus intéressant dans la proposition, qui profite du fait qu’un emploi n’a pas de couleur, n’est pas partisan, puisque tout le monde a besoin d’une bonne opportunité d’emploi de facto

Concernant l’administration Biden, si Joe Biden lui-même n’a encore pas encore prononcé le mot de garantie d’emploi, Kamala Harris s’est avancée sur la question, et son entourage le plus proche est très au fait de la question. Je pense que la question de l’emploi direct va être remise à l’agenda — je l’espère, et au vu de l’équipe qui l’entoure et le genre de travail qui les anime, ils veulent de l’emploi direct. Pour autant, l’emploi direct n’a pas grand chose à voir avec une garantie d’emploi : créer une infrastructure ne revient pas du tout à s’adresser directement aux communautés les plus vulnérables et empêtrées dans le chômage. 

J’espère qu’ils seront courageux, je ne suis pas certaine que l’emploi garanti sera à l’agenda, mais comme ils ont prévu d’être beaucoup plus ambitieux sur l’environnement que n’importe quelle autre administration, j’ai bon espoir qu’on voie apparaître de vrais travaux publics, pas de simples incitations au secteur privé pour faire telle et telle infrastructure. 

Dans tous les cas, je crois que notre proposition restera populaire. Les gens ont compris que le Green New Deal parlait de leurs difficultés, de la garantie d’habitation à la sécurité alimentaire en passant par la réforme du système pénitentiaire, autant de champs sur lesquels une garantie d’emploi aurait de l’effet. 

À propos de la communauté des mineurs, qui ont longtemps été des bastions démocrates avant de passer dans le camp républicain récemment, pensez-vous qu’une hypothétique garantie d’emploi permettrait aux Démocrates de regagner ces populations les plus touchées par la désindustrialisation ? 

Oui, tout à fait, et quand on se penche sur la période du New Deal, les individus ont massivement changé leur vote en faveur des démocrates en réalisant que Roosevelt leur donnerait du travail, redistribuerait massivement, leur donnerait une sécurité sociale, etc. Et je crois que nous sommes dans le même genre de situation. 

Bien sûr, il y a une vraie résistance idéologique, néolibérale, à dépasser, car l’idée s’est répandue que  le secteur public n’est bon à rien. Mais elle est loin d’être insurmontable.

Mais les métiers du « care » ne sont-ils pas trop éloignés des compétences de ces mêmes communautés, très masculines et peu qualifiées ? 

Permettez-moi de rappeler la définition du « care » que j’utilise dans mon livre et pour ma proposition, pris de manière assez large comme le « souci de la communauté, de l’environnement et des individus » [“care for the community, for the environment, for people”]. Si pour ces derniers les emplois sont effectivement plutôt « féminins » en général, les chantiers environnementaux pourront donner beaucoup de travail aux anciens mineurs, par exemple. Encore une fois, dans la région des Appalaches notamment, les communautés les plus concernées par l’urgence du chômage sont en fait très conscientes que le Green New Deal pourrait être la seule manière de leur fournir des emplois décents7

Si l’on regarde vers l’Europe, qui dispose d’un marché du travail à la fois national et continental, quelle est l’échelle pertinente pour penser la garantie d’emploi sur le continent ? 

Dans l’idéal, il faut être courageux et ambitieux dès le départ, et penser au niveau européen directement. Certes, il y a des limites majeures dans la zone monétaire, au premier rang desquelles l’absence de budget européen. Mais il y a aussi des prémisses sur lesquelles nous pourrions nous appuyer : je pense à l’obligation légale pour la Commission européenne de publier des informations sur le chômage et la justice sociale, et à la garantie pour les jeunes que l’Europe a mise à son programme, qui passe par les gouvernements nationaux. 

En attendant, je pense que les gouvernements nationaux peuvent déjà agir. Par exemple, la France dépense des milliards de subventions pour des entreprises privées mais les retombées sur l’emploi sont en fait assez faibles. La tribune que nous avons publiée dans le Monde avec Aurore Lalucq et Dany Lang8 détaille quelques-unes de ces dépenses que le gouvernement pourrait utiliser en employant directement les chômeurs, afin de démultiplier leur efficacité sur l’emploi. 

Bien sûr, les gouvernements nationaux font face à une contrainte budgétaire, à cause des critères de Maastricht. Cette contrainte empêche de relancer l’emploi aussi massivement que le font les Etats-Unis en temps de crise de manière assez régulière, et c’est une vraie camisole pour les États européens. 

Cependant, il faut souligner qu’ils engagent déjà une certaine masse de dépenses dans l’assurance chômage et la lutte contre la pauvreté, notamment à destination des personnes privées d’emploi. En déduisant ces coûts, des programmes d’emploi garanti ne seraient donc sans doute pas aussi chers qu’on le dit. Ainsi, je pense que les gouvernements nationaux peuvent y parvenir, quoique les règles de Maastricht soient assez contraignantes.

Voici donc ma position : les gouvernements nationaux peuvent se lancer, mais un financement européen serait optimal et faciliterait le développement de la garantie d’emploi. 

Concernant le financement, le fait que la Modern Monetary Theory propose de financer la garantie d’emploi à l’aide de la création monétaire constitue-t-il un de vos arguments pour la penser d’abord à l’échelle européenne ? 

Tout pays doté d’une souveraineté monétaire dispose déjà de tous les outils et de toutes les institutions de financement qui assurent la solvabilité et la durabilité des programmes gouvernementaux. 

Ici, aux États-Unis, nos institutions sont parfaitement capables de financer ce projet, cela ne fait pas de doute, et c’est le cas de la plupart des pays d’ailleurs. L’Europe est assez particulière à cet égard, les institutions ne sont pas parfaitement adéquates, comme je viens de l’expliquer. La mise en place d’une telle garantie demanderait un budget spécifique, comme pour tous les mécanismes européens.

Pour réagir aux crises, il faut repenser la politique européenne, et la BCE ne peut pas s’en charger seule. L’exemple des obligations vertes et autres innovations pour se défaire de la camisole de Maastricht donne le ton, mais il faut aller plus loin. 

Ce serait d’ailleurs conforme aux missions de l’Union européenne,  puisqu’elle a la responsabilité de stabiliser la zone euro — et l’emploi est une des meilleures manières pour cela. 

Pourquoi en passer par une garantie d’emploi plutôt que par une politique de relance keynésienne tout ce qu’il y a de plus classique ? Après tout, l’Europe a connu le plein emploi après-guerre sans garantie d’emploi. 

En fait, même durant l’ère keynésienne des années 1950 et 1960, nous n’avons pas exactement atteint le plein emploi parfait, il y avait toujours beaucoup de pauvreté et de chômage, ce que nous avons eu tendance à sous-estimer. Surtout, la part du chômage de longue durée est en fait en augmentation depuis les années 1960, ce qui a contribué à faire reculer petit à petit les protections du marché du travail. On retrouve ici la classique armée de réserve des travailleurs, qui fait planer la menace du chômage et contribue à baisser les standards des emplois. Autant la faire disparaître. 

Les politiques keynésiennes quant à elles ont tendance à réduire le chômage des personnes les plus employables uniquement. Au fond, elles ne concernent que les individus les plus qualifiés et qui touchent les meilleurs salaires, qui ne font jamais vraiment l’expérience du chômage. Même pendant l’ère keynésienne, ce phénomène de « dernier entré premier sorti » persiste, les individus au bas de l’échelle des revenus sont aussi ceux qui ont l’expérience la plus précaire du travail. Même le keynésianisme ne l’a pas empêché. 

Par ailleurs, si on remonte à Keynes lui-même, il était en fait favorable, bien plus que les keynésiens d’après-guerre, aux travaux publics là où se trouvent les chômeurs, un message largement oublié et résumé par l’idée qu’il faut simplement arroser l’économie de liquidités, pour enclencher la croissance, croissance elle-même très inégalitaire, et qui contribue à l’instabilité financière et à la destruction de l’environnement. 

Nous devons adopter des politiques plus chirurgicales ciblant directement l’emploi, comprendre les limites de la croissance, et créer de la croissance par le bas, plus durable. 

Un autre candidat en termes de politiques progressistes  serait le revenu universel de base, très séduisant pour beaucoup de raisons — sa simplicité, le fait que personne n’alloue les tâches des emplois, personne n’est responsable des programmes d’emploi, etc. 

Je pense que c’est une attractivité très surfaite. D’abord dire de cette mesure qu’elle serait « universelle » est une fausse promesse. Il s’agit en fait du moyen le plus rapide de se débarrasser des filets de sécurité acquis de longue lutte, et de les remplacer. Beaucoup y voient de fait un substitut pour ce qu’il reste de protection sociale. 

Ensuite, ça ne créerait tout simplement pas d’emploi ! Le revenu n’est qu’une infime partie des raisons multiples qui poussent un individu à vouloir travailler. Certes, on peut vouloir aider les individus avec un revenu universel, mais ça ne leur donnera pas un travail.  Il y aura toujours peu d’emplois, pour lesquels les individus devront continuer à se battre. 

Enfin, je pense que ça servirait de subventions aux entreprises privées. De fait, pourquoi Uber se donnerait la peine de vous proposer un salaire correct si le gouvernement vous en a déjà promis un ?

Pour ce qui est de l’idée d’un « revenu de base » par contre, je trouve cela très pertinent, et très cohérent avec l’idée de garantie d’emploi, puisque certaines personnes ne peuvent ni ne doivent avoir à travailler, et il faut bien les aider. Donc à nouveau, il faut un alliage minutieux entre aide à l’emploi et allocations sociales, qu’elles soient pour les enfants, les retraités, les étudiants, etc. 

Une fois que la garantie d’emploi est en place, que devons-nous en attendre à moyen terme ? Devons nous nous attendre à ce que le secteur garanti se remplisse dans un premier temps puis se déverse dans le secteur privé ? 

La réponse la plus simple est qu’il s’agit d’un programme contra-cyclique, simplement parce que le secteur privé est cyclique. C’est déjà ce que l’on constate dans des programmes massifs comme en Argentine ou en Inde, qui intègrent énormément de nouveaux travailleurs à chaque crise. Lors de la reprise, les individus se tourneront à nouveau vers le secteur privé, et ce bien plus vite qu’ils ne sortent du chômage. 

Nous avons modélisé notre programme au Levy Institute, et comme toutes les mesures budgétaires il aura un effet contra-cyclique, et sans effet sur l’inflation — pour les États-Unis, nous trouvons que la mesure pourrait augmenter l’inflation d’au maximum 0,74 %, effet qui retombe rapidement à 0,09 %. Il limitera ainsi les fluctuations macroéconomiques, car dans une situation de chômage massif où l’avenir est incertain, le chômage dure bien plus de temps que si les plus vulnérables se voient proposer un emploi, qui permet à l’activité de continuer un peu mieux. 

Si l’on prend le cas de pays qui ont connu le plein emploi pendant de longues périodes, comme la Suède ou le Japon, on remarque que leur activité est beaucoup plus stable que dans des pays comme la France ou les États-Unis, où le chômage fluctue depuis des décennies. L’emploi est donc une vraie force de stabilisation pour l’activité en général.

Comment cet effet contracyclique fonctionnerait-il concrètement ? Le programme prévoit-il de licencier les bénéficiaires quand l’inflation repart ?

Non, de fait aujourd’hui le chômage est ce qui contient l’inflation. Dans une période de crise, les gouvernements vont augmenter massivement les dépenses afin de l’éviter, mais au fond ils pourraient tout à fait faire ces dépenses dans l’emploi, ce qui aurait exactement les mêmes effets, en améliorant la situation d’un grand nombre de personnes. 

En période de croissance, ce sont les individus eux-mêmes qui partiront vers le secteur privé qui leur offrira de meilleures conditions, et le gouvernement diminuera alors la voilure. Le programme est en soi stabilisateur.

De plus, l’inflation aujourd’hui est très différente de ce qu’elle était il y a quelques décennies, puisqu’il s’agit désormais surtout d’une inflation par les coûts : l’augmentation du coût des études, du logement, de la santé, etc., c’est-à-dire une inflation contre laquelle on ne lutte pas en diminuant la demande ! On n’y changerait rien en retirant les emplois des bénéficiaires. Pour lutter contre cette forme d’inflation, il faut  essentiellement s’attaquer aux rentes de monopoles.

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