Quelle tristesse d’apprendre le décès de Leo Panitch ! Peu connu en France, son travail est incontournable pour comprendre la mondialisation. C’est précisément la richesse de sa contribution à l’étude de l’économie politique internationale qui lui a valu d’être reconnu tant du côté des sciences économiques que du côté de la science politique. Pour rendre hommage à ce grand intellectuel nous proposons un aperçu de son travail sur la construction du capitalisme global.

Dès 1994 Panitch met en avant une idée qui traverse toute son œuvre ultérieure : contrairement à un récit répandu, la mondialisation ne signifie pas l’évincement des Etats-nations au profit de l’économie. En réalité, elle est le résultat d’une construction étatique dans laquelle l’Etat américain joue le rôle central. Néanmoins, si l’augmentation des flux économiques internationaux ne conduit pas à la disparition des Etats, elle n’implique pas moins une restructuration des institutions politiques. Cette dernière consiste en la montée en puissance des branches de l’Etat particulièrement perméables aux flux financiers (banques centrales, ministères des finances). En effet, dans la mesure où la libéralisation des flux de capitaux et de marchandises porte en elle l’augmentation du risque de crises, l’économie mondiale requiert un encadrement institutionnel capable de se déployer à l’échelle globale. 

Afin de concevoir la dynamique entre l’économie et les institutions politiques Panitch s’appuie sur une approche poulantzassienne qui se distingue notamment par une analyse attentive des intérêts des différentes forces sociales et de l’interaction entre de multiples échelles spatiales. C’est par ce biais qu’il identifie le rôle singulièrement structurant des Etats-Unis dans la formation du capitalisme global depuis le moment charnière des années 1970-80. Car la place dominante des Etats-Unis ne tient pas seulement à leur supériorité militaire et économique bien réelle, mais aussi au fait qu’en conséquence des investissements directs à l’étranger des entreprises américaines un nouveau groupe social – la «  bourgeoisie intérieure  » – structurellement favorable à la politique de l’Etat américain a émergé dans le reste du monde, et en particulier dans les pays européens. La supervision américaine du capitalisme global n’est donc pas tant une affaire de domination que d’intégration dans un même projet.

C’est dans cette perspective que Panitch défend la nécessité d’une reconceptualisation de la théorie de l’impérialisme. Alors que cette dernière souligne traditionnellement le potentiel conflictuel inhérent aux relations entre grandes puissances modernes, il soutient que l’interpénétration des capitaux a rendu la domination des Etats-Unis largement consensuelle dans le monde occidental. Cet «  empire informel  », qui se reproduit grâce à l’intégration d’autres économies, n’est pas exempt de faiblesses et contradictions. Toutefois, données macroéconomiques à la main, Panitch souligne, avec son co-auteur et ami Sam Gindin, à quel point l’économie américaine reste de loin la plus performante dans un monde qui est par ailleurs durablement dépendant du rôle d’importateur en dernier ressort et de stabilisateur macroéconomique global joué par les Etats-Unis. A cet aspect économique s’ajoute le constat qu’aucun Etat n’est en mesure de formuler un projet alternatif d’organisation du monde.

En 2012 Panitch et Gindin publient leur magnum opus La Fabrique du capitalisme mondial [The Making of Global Capitalism], un chef d’œuvre d’économie politique internationale. Dans la suite des travaux antérieurs, ce livre défend l’idée que la mondialisation est impossible sans encadrement par une multitude d’Etats-nations qui maintiennent les titres de propriété, garantissent l’effectivité des contrats, stabilisent les monnaies, reproduisent les relations entre classes sociales et contiennent les crises. Dans cette configuration mondiale tous les Etats du monde sont égaux, mais les Etats-Unis sont plus égaux que les autres. A travers un examen minutieux retraçant la formation du capitalisme global depuis 1945, les auteurs mettent en évidence qu’à l’occasion des moments critiques, notamment les crises, les Etats-Unis interviennent de manière décisive aux quatre coins du globe. Ainsi, la mondialisation constitue un processus d’intégration des pays du monde dans l’empire informel des Etats-Unis. Simultanément, en prenant une responsabilité grandissante pour l’extension des marchés à l’échelle internationale, l’Etat américain s’est internationalisé au point de considérer son « intérêt national » comme indissociable de la défense du capitalisme global. 

Cette lecture de la mondialisation conduit Panitch et Gindin également à proposer une analyse originale des années Trump à la Maison Blanche. Loin d’y voir le catalyseur du déclin des Etats-Unis (et de la montée de la Chine), ils conçoivent ces années comme un test réussi pour la centralité structurelle de l’Etat américain dans la mondialisation. D’une part, les deux auteurs soulignent qu’aucun autre Etat n’aurait pu se permettre de mépriser de la même manière les règles de la diplomatie sans s’attirer les foudres de la communauté internationale. D’autre part, la profitabilité des entreprises américaines est restée stable au cours de ces années et la position de numéro 1 des Etats-Unis en matière monétaire et financière traduit une supériorité économique durable. 

La rigueur avec laquelle Leo Panitch a su combiner concepts et données empiriques lui a assuré une place centrale dans les débats contemporains en matière d’économie politique internationale. Néanmoins, Leo Panitch n’a pas seulement été reconnu pour sa force intellectuelle, il a été apprécié pour son humanité et sa générosité. Et la passion avec laquelle il a poursuivi ses recherches n’est sans doute pas sans rapport avec ses idées  : depuis 1985 Panitch a été co-directeur de la revue canadienne Socialist Register et il a cherché à nouer des liens entre le monde universitaire et le mouvement social, dernièrement avec le Labour de Jeremy Corbyn. 

Leo Panitch a été tragiquement victime d’une pandémie, véhiculée par les interdépendances mondiales qu’il avait contribué à théoriser. La richesse de son héritage intellectuel pourra difficilement être surestimée.