La 45ème session du Conseil des Droits de l’Homme (CDH), organe intergouvernemental onusien basé à Genève (créé en 2006), a donné lieu à une polémique touchant l’Amérique latine. Les 6 et 7 octobre, deux résolutions ont été proposées par des groupes différents portant sur la situation au Venezuela.
Depuis 2014, le Venezuela fait face à une crise multidimensionnelle (économique, sociale, politique, humanitaire). La répression mise en œuvre par le gouvernement de N. Maduro a fait l’objet d’une investigation par une « Misión internacional independiente de determinación de los hechos sobre la República Bolivariana de Venezuela » (suivant la résolution 42/25, du 27 septembre 2019, CDH), mise en place sous la tutelle de la Haute Commissaire au Droit de l’Homme, Michelle Bachelet (ex-présidente du Chili).
La 45ème session du Conseil a fait l’objet d’une présentation de ce rapport de 443 pages qui décrit une intensification des répressions et violations des droits humains.
Dans un contexte de turbulences continentales (autant internes qu’externes), cette session s’inscrit dans le prolongement d’une polarisation diplomatique à l’échelle latino-américaine. Dans diverses enceintes, régionales (OEA, CARICOM, CELAC, UNASUR, etc.) ou multilatérales (CSNU, AGNU, COPs, etc.), la crise vénézuélienne a contribué à polariser les positions et politiser les enjeux (ici les droits de l’homme). La 45ème session du Conseil des Droits de l’Homme n’a pas fait exception. Revenons sur cet épisode.
Le 6 octobre, dans la matinée, une résolution portant sur le Venezuela est soumise au vote. Elle émane du Groupe de Lima, groupe créé en 2017 sous l’impulsion du Pérou pour contourner l’incapacité de l’OEA à résoudre la crise. Cette résolution est appuyée, au-delà du seul Groupe de Lima, par 59 États, ceux qui ont reconnu le gouvernement intérimaire de Juan Guaidó. Cette résolution intitulée « Situation of Rights in the Bolivarian Republic of Venezuela » (A/HRC/45/L.43/Rev.1) fait l’objet d’une série de prise de parole d’explication de vote : Argentine, Brésil, République Tchèque, Allemagne (au nom de l’UE), Mexique et Pérou (au nom du Groupe de Lima). Elle est approuvée par 22 « oui » contre 3 « non » et 22 abstentions.
Plus tard dans la matinée, une seconde résolution est soumise au vote, proposée par l’Iran, la Turquie, la Syrie et soutenue par le Venezuela lui-même. Cette résolution intitulée « Strengthening cooperation and technical assistance in the field of human rights in the Bolivarian Republic of Venezuela » (A/HRC/45/L.55/Rev.1) fait l’objet de quatre interventions orales préalables d’explication de vote (Argentine, Brésil, Allemagne au nom de l’UE, Mexique, Pérou au nom du Groupe de Lima). Elle est également approuvée par 14 « oui » contre 7 « non » et 26 abstentions.
La distribution des votes à propos de ces deux résolutions antagonistes au regard de leur contenu marque l’état des rapports de force dans la région et les lignes de clivage. Revenons dans un premier temps sur le contenu des résolutions et sur ces configurations dans un second temps.
1. Les résolutions
La résolution « Situation of Rights in the Bolivarian Republic of Venezuela » (A/HRC/45/L.43/Rev.1), proposée par le Groupe de Lima, repose sur quatre aspects essentiels : elle reconnaît la légitimité du rapport élaboré par la mission internationale indépendante (et les rapports Bachelet) (points 1 et 2) ; elle condamne les violations des droits de l’homme (point 3) ; elle constate l’existence de crimes contre l’humanité commis sous le régime de Maduro (point 11) ; elle entend prolonger le mandat de la mission internationale indépendante de deux ans (point 15).
La résolution « Strengthening cooperation and technical assistance in the field of human rights in the Bolivarian Republic of Venezuela » (A/HRC/45/L.55/Rev.1) conteste les « allégations » de restrictions civiques et démocratiques et dénonce les mesures et sanctions unilatérales (considérants, point 9) ; prend note des rapports élaborés par le haut-commissariat sans reconnaître explicitement (ni mentionner) le rapport de la mission internationale indépendante (point 1) ; insiste lourdement sur les efforts et progrès réalisés et mis en œuvre par le Venezuela en matière de droits de l’homme (point 7/8).
Par ailleurs, un élément de paratexte entre ces deux résolutions mais central dans le débat est la question de « l’interventionnisme ». Si d’un côté le Venezuela estime s’être soumis aux demandes du HCR (visite de Bachelet, examen périodique), il récuse les activités de la Mission 3 internationale indépendante dont les activités sont considérées comme de l’ingérence. Ainsi, la demande de prolongation de deux ans de la présence de cette mission dans le projet de résolution émanant du groupe de Lima est interprétée par le Venezuela (et ses soutiens) comme de l’interventionnisme extérieur.
2. Les positionnements diplomatiques
En théorie, neuf positions diplomatiques formelles définissaient le champ des possibles :
Les positions les plus fermes (6 et 8) s’engagent directement sur l’une ou l’autre des résolutions (excluant l’abstention). Elles s’inscrivent dans le soutien de l’une et le rejet de l’autre. Dans cette configuration dite « radicale », on trouve le Venezuela qui logiquement soutient sa résolution, d’une part, et rejette, d’autre part, les condamnations dont il fait l’objet dans la résolution du Groupe de Lima. Sur un autre versant, le soutien de la résolution du Groupe de Lima et le rejet de celle du Venezuela illustrent le positionnement des États dits aujourd’hui « conservateurs », dirigé par des gouvernements de droite fermement opposés au régime de Maduro. C’est ici le cas du Chili de Piñera, du Brésil de Bolsonaro, du Pérou de Vizcarra et de l’Uruguay de Lacalle Pou. Entre ces deux groupes, le dialogue est dans l’enceinte multilatérale impossible dans la mesure où les derniers ne reconnaissent plus le gouvernement de Maduro comme légitime mais reconnaissent le gouvernement intérimaire de Juan Guaidó. Par ailleurs, la polarisation politique entre ces deux groupes est profonde entre une gauche radicale chaviste et des forces de droite fortement conservatrices.
Un second groupe d’option aurait été l’adoption de « votes de neutralité ». Trois configurations s’offraient alors, en s’abstenant sur les deux textes (1), en approuvant les deux textes et donc en amoindrissant leurs différenciations saillantes (5) ; en rejetant les deux textes (9). Malgré tout, ces positions ne sont pas sans coûts ni conséquences, bien que visant la neutralité. La validation des deux textes implique d’approuver d’un côté une condamnation des faits commis par le gouvernement de Maduro et de l’autre une mise en doute de ces mêmes actes. Le coût est ici d’entamer la cohérence diplomatique de l’État et disqualifier durablement sa voie sur le plan multilatéral. L’abstention sur les deux textes ou leur rejet incarne certes la neutralité la plus forte, en se tenant à l’écart des débats, mais marque également une volonté de ne pas politiser la question des droits de l’homme. Aucun État latino-américain n’a choisi une telle position.
L’ensemble des votes latino-américains restant constitue ainsi des positions dites « d’engagement », c’est-à-dire porteuses de message tout en cherchant à ne pas prendre parti. Ces positions sont celles de l’Argentine, des Bahamas et du Mexique. Ce sont sans doute là les 4 positions les plus difficiles à décrypter car par nature elles s’inscrivent dans des interstices, des entre-deux, ménageant des intérêts diplomatiques complexes, des héritages, des engagements politiques. Elles sont dites engagées parce que néanmoins chacune « veut dire quelque chose » sans prendre de position ferme. C’est parce que ces positions sont moins aisées à saisir et qu’elles ont suscité des débats plus étendus à l’issue du vote (essentiellement pour l’Argentine), que nous tâchons de la décrypter.
3. Comment comprendre les positions de l’Argentine, du Mexique et des Bahamas ?
Argentine. La position du gouvernement péroniste d’Alberto Fernandez (et son Ministre des Relations extérieures, Felipe Sola), abstention concernant la résolution vénézuélienne et approbation de la résolution du Groupe de Lima, a suscité de virulentes critiques (plus la démission d’une Ambassadrice, Alicia Castro – proche du chavisme – et une intervention nécessaire de Felipe Sola pour expliquer la position).
Ces critiques étaient basées sur l’idée que le « oui » à la résolution du Groupe de Lima constituerait une acceptation de l’ingérence extérieure, ignorant la doctrine Drago (1902) et donc un alignement diplomatique vis-à-vis de Washington. Le fond du problème dans ces accusations revient à considérer qu’aucun gouvernement de gauche ne pourrait (ni devrait) s’opposer au Venezuela en Amérique latine.
Comme le souligne le texte de Natanson (2020), ce qui pose problème est que ce vote ne vient pas d’un ennemi juré du chavisme, de droite, ni d’un bureaucrate international mais d’un supposé membre du « club progressiste latino-américain » (avec la présence également de la Vice-Présidente K. De Kirchner, ex-présidente durant la période dorée du progressisme latino-américain). Cette vision semble héritée de la guerre froide où lorsqu’on est pour l’un, on est nécessairement contre l’autre (et réciproquement).
Pour autant, le cas vénézuélien rompt avec les schémas internationaux classiques du 20ème siècle. La crise est elle-même l’incarnation d’une « singularité géopolitique » créée par le Venezuela, qui est devenu un terrain d’expression d’une rivalité d’acteurs extérieurs (Chine, Russie, États-Unis, Union européenne). Par conséquent, la position argentine s’inscrit dans un « intermédiaire » entre deux options (celui du cynisme américain qui cautionne des crimes contre les droits de l’homme de par le monde mais condamne le Venezuela, celui de l’occultation du problème des droits de l’homme au Venezuela par la Chine et la Russie au regard de leurs situations nationales respectives). L’Argentine dénonce les crimes commis (approbation 5 de la résolution du Groupe de Lima) mais condamne toute éventualité d’intervention extérieure en s’appuyant sur les normes onusiennes (abstention sur la résolution du Venezuela). Comme le rappelle Natanson, l’abstention également sur la résolution du Groupe de Lima aurait eu un triple coût pour la diplomatie argentine : une rupture avec la diplomatie de défense des droits de l’homme construite depuis une décennie ; une neutralité problématique concernant un rapport qui documente des faits commis par le régime ; une distanciation vis-à-vis du Groupe International de Contact impulsé par l’Europe qui montre quelques signes de réveil sous la gestion de Josep Borrell.
Bahamas. Les Bahamas partagent le même positionnement que l’Argentine. Dans l’espace caribéen, les Bahamas ne font pas partie des États qui, politiquement, sont proches du Venezuela de Maduro (et auparavant de Chavez). De fait, ils ne sont pas membres de l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Pour le moment aucune prise de position formelle des autorités des Bahamas ne permet d’étayer leur positionnement.
Mexique. Par une position également intermédiaire – approbation de la résolution vénézuélienne et abstention sur le texte de Groupe de Lima – le Mexique ne se range pas tout à fait du côté du Venezuela et parvient à envoyer des signaux de rapprochement dans le même temps vis-à-vis du Groupe de Lima. Avant tout, Mexico fait savoir qu’il veut éviter l’usage de mesures unilatérales. Par ailleurs, la diplomatie mexicaine est historiquement attachée à la non-intervention (principe qui a fait l’objet d’une exception concernant le cas récent de la Bolivie, lorsque AMLO a proposé un exil à Evo Morales). Mais la raison principale de ce positionnement est que, fondamentalement, pour le Mexique, le Venezuela n’est pas un sujet de politique intérieure et AMLO entend que cela reste ainsi. De fait, dès après son élection, le chef d’État mexicain a retiré son pays du Groupe de Lima et adopté une position de neutralité vis-à-vis de la question du Venezuela.
4. La portée continentale de la session du 6 octobre
Alors que l’élection du Venezuela avait déjà constitué un premier coup de tonnerre en Amérique latine et au sein du Conseil (la candidature du Costa Rica étant écartée, en n’obtenant que 95 voix contre 105 pour le Venezuela), la session du 6 octobre et le vote de deux résolutions opposées témoignent des dangers de rejaillissement de crises régionales au sein du multilatéralisme.
Les polarisations internes à la région contribuent à structurer des configurations antagonistes dans les négociations multilatérales, comme ce fut déjà le cas au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies (5 septembre 2019), de l’Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU) ou encore de négociations sectorielles telles que le changement climatique (COP16, COP21). En somme, l’épisode du 6 octobre n’est qu’un témoin supplémentaire de l’effet de déstabilisation que peuvent produire les lignes de fractures régionales (ou bien les crises des organisations régionales).
Tout d’abord, l’incapacité de résoudre une situation de crise qui menace la stabilité régionale (par les flux migratoires, tensions aux frontières, questions humanitaires, risques répétés d’interventions extérieures) est devenue manifeste. De nombreux dispositifs existent, appartenant au multilatéralisme régional (mécanisme TIAR par exemple), ainsi que des organisations susceptibles d’apporter des perspectives de sortie de crise. Mais la politisation du régionalisme a eu raison de leur performance en matière de gestion ou résolution de crise. Cette politisation a été fatale à une organisation, l’UNASUR, a engendré la paralysie d’une autre, la CELAC, et la dé-légitimation d’une troisième, l’OEA.
Ces divisions se retrouvent ainsi exprimées dans le cadre du Conseil. Le fait que le Pérou s’exprime au nom du Groupe de Lima et qu’une résolution en soit l’émanation constitue une sédimentation d’une ligne de fracture héritée de l’échec de l’OEA à résoudre la crise vénézuélienne en raison d’une proximité trop grande à l’égard des positions américaines. C’est précisément la raison pour laquelle la position de l’Argentine (abstention sur à la résolution du GL) est taxée d’alignements vis-à-vis des États-Unis. Notons que cet enjeu apparaît alors même que les États-Unis se sont retirés de l’organisation en 2018.
Par ailleurs, le vote des Bahamas aux côtés de l’Argentine témoigne indirectement d’une scission qui existe désormais au sein du bloc caribéen, qui s’est souvent singularisé par sa capacité à parler d’une seule et même voix dans les enceintes multilatérales. Désormais, les États de la CARICOM se trouvent partagés entre ceux qui appartiennent à l’ALBA et se trouvent dans le giron du Venezuela et ceux qui se trouvent en dehors de l’ALBA. Cette ligne de fracture fragilise de ce fait la cohésion d’autres organisations régionales telles que l’AEC ainsi que des groupes électoraux multilatéraux (GRULAC) et des groupes politiques régionalisés (Alliance des Petits États Insulaires – AOSIS – ; Mouvement des Non-Alignés – NAM – ; G77).
L’épisode de ce Conseil apporte par ailleurs une réponse quant à l’engagement du Mexique dans les affaires continentales. Comme indiqué plus haut, une incertitude était née de l’intervention du Président AMLO et son MRE Marcelo Ebrard dans la crise bolivienne en proposant l’exil à Evo Morales, qui constituait une rupture face au respect historique du principe de non-intervention. Le Mexique allait-il entamer une séquence d’exercice de leadership sur le plan latino-américain ? Les votes du Conseil semblent plutôt apporter une réponse négative à cette question, bien qu’il reste encore plusieurs années de mandats à AMLO. Toutefois, il semble tout à fait explicite dans la politique étrangère mexicaine contemporaine que la situation vénézuélienne ne doit pas devenir un problème pour le Mexique.
Enfin, un dernier point à aborder, relatif au rapprochement des gouvernements conservateurs (Brésil, Chili, Uruguay, Pérou au sein du Conseil ; Équateur, Bolivie, Paraguay, Colombie pour le reste du bloc sud-américain). Malgré le lancement d’une initiative régionale, PROSUR (initiative du Chili et de la Colombie), il est manifeste après deux années d’existence que ce projet régional n’a pas l’ambition ni la capacité de créer des ouvertures ou de nouvelles options de sortie de crise pour le Venezuela. Ainsi, PROSUR semble condamné à s’ajouter à la longue liste des organisations régionales vulnérables aux aléas des conjonctures électorales.