Histoire

Le pardon de Mexico

Dans une lettre au Vatican, le président mexicain AMLO demande au pape François des excuses de la part de l'Église pour l'oppression des peuples autochtones. Comment interpréter une telle demande ?

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La lettre du président mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au pape François, datée du 2 octobre et remise par l’intermédiaire de son épouse Beatriz Gutiérrez un jour avant les événements du 12 octobre, est un document qui doit être lu dans un double registre géopolitique. D’une part, le contexte politique interne mexicain, l’autoproclamée « Quatrième transformation » (les transformations historiques précédentes ayant été l’indépendance, la réforme et la révolution mexicaine), est décisif et cherche à faire avancer une série de projets de développement et d’institutions sur la base de revendications historiques. D’autre part, il s’agit d’une référence claire aux puissances impériales européennes (la monarchie espagnole et l’Église catholique) concernant l’héritage du passé colonial de ce pays d’Amérique latine. L’année dernière, dans une vidéo tournée sur des ruines aztèques, AMLO avait déjà exigé que le gouvernement espagnol présente ses excuses pour la conquête du Mexique, ce qui réapparaît dans l’épître adressée au souverain pontife.

À première vue, la lettre d’AMLO est une demande de documents des archives coloniales pour les 700 ans de la fondation de Tenochtitlan, mais c’est en réalité bien plus que cela. La lettre condense des éléments d’importance géopolitique. Tout d’abord, elle paraît quelques jours après l’encyclique Fratelli Tutti, dans laquelle le pape François expose son programme social ecclésiastique, en formulant une critique sévère du projet économique néolibéral, ainsi que des nouveaux populismes nationaux. Ce n’est donc pas un hasard si les principes de « justice » et d’« austérité » – qui résonnent dans l’imaginaire franciscain du pape actuel – figurent au centre du document. Et bien que cela ne soit pas explicitement dit, il y a une certaine sympathie de la part d’AMLO face à la mission de ce « catholicisme mondial » que l’Église du pape François projette aujourd’hui1. Deuxièmement, mais non moins important, est le fait que la lettre doit être lue comme un document sur le «  facteur hispanique » de la géopolitique atlantique, un sujet de grand intérêt étant donné la croissance démographique de la population hispanique aux États-Unis, ainsi que la montée surprenante de la droite catholique néo-impériale en Espagne avec le parti Vox – un parti qui, il faut le noter, est très attentif aux réalités politiques des États-Unis et du Mexique, comme nous l’avons récemment suggéré2. Nous ne pouvons pas dire que la lettre d’AMLO vise à rétablir des formes de collaboration avec le Saint-Siège, mais il ne fait aucun doute que c’est un document qui mérite d’être pris en compte dans les années à venir pour comprendre les relations entre politique et religion dans le monde hispanique.

Il y a cinq ans, je vous ai salué au Vatican, un mercredi d’octobre, sur la place Saint-Pierre. En plus de vous offrir un cadeau en main propre, je vous ai laissé une lettre dans laquelle j’exprimais mon admiration pour votre travail pastoral en faveur des pauvres et des humiliés du monde.

Il n’est pas anodin qu’AMLO insiste sur le fait que la lettre soit adressée de « sa propre main » (bien qu’elle ait été envoyée par l’intermédiaire de sa femme Beatriz Gutiérrez), ce qui montre la proximité, l’affection et l’identification avec le même horizon marqué par la justice sociale. Bien qu’il ne la cite pas, AMLO a à l’esprit la plus récente encyclique Fratelli Tutti, ainsi que l’imaginaire néo-franciscain du Pontife, qui, en Amérique latine, a été maximisé conformément à la tradition de la théologie de la libération3.

Le temps est passé et vous êtes toujours un homme d’idées, et vos actions sont en accord avec elles. J’ai donc toujours un grand respect pour vous en tant que chef religieux et chef d’État.

Je représente un gouvernement qui connaît un profond processus de transformation dont la marque est l’honnêteté, la justice et l’austérité, ainsi que l’amour du prochain, un précepte qui, je crois, est l’essence de l’humanisme.

Une fois de plus, AMLO tente d’imiter la projection sociale de l’Église. Le contexte implicite est ici la « Quatrième transformation », qui cherche à faire avancer un projet de néo-modernisation du pays, qui comprend, bien que non limité à des projets de développement dans les territoires (certains d’entre eux, comme le récent projet de parc écologique dans le lac Texcoco, ou le projet de train maya, sont controversés), une réforme constitutionnelle avec une possible assemblée constituante, et une transformation des institutions de l’État mexicain pour vaincre la corruption produite par des décennies d’hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI)4. L’idéal de la « Quatrième transformation », et en particulier l’accent mis sur sa dimension « humaniste », est lié à la vision de François de l’activisme social et au concept de « dignité » (dignitatis humanae) promu pendant le Concile Vatican II. Cependant, la portée des projets développementalistes du mandat actuel d’AMLO entrerait en tension avec les hypothèses de l’encyclique Laudato si, ainsi qu’avec les postulats écologiques qui étendent le principe de « dignité » aux caractéristiques essentielles de l’environnement.

Ces convictions et ces principes s’inspirent des événements historiques les plus marquants du Mexique, car ils contiennent les plus grandes leçons que notre peuple et ses dirigeants ont reçues à différentes étapes. À tel point que c’est la principale raison de la visite que ma femme Beatriz Gutiérrez Mueller effectue en mon nom. Elle fait ce voyage pour obtenir des codices, des objets et des documents de notre histoire afin de les exposer dans notre pays l’année prochaine, pour les 700 ans de la fondation de Mexico-Tenochtitlan, les 500 ans de l’invasion coloniale espagnole et le bicentenaire de notre indépendance, qui, soit dit en passant, a été dirigée par deux prêtres bons et rebelles : Miguel Hidalgo y Costilla et José María Morelos y Pavón, dont l’amour profond pour le peuple les a amenés à payer de leur vie la liberté tant désirée de notre pays.

La mobilisation de la mémoire historique de la lettre a une densité nationaliste emphatique, puisque AMLO ne se limite pas à se souvenir d’Hidalgo et des autres héros de l’indépendance mexicaine, mais insiste sur la dimension sacrificielle du panthéon historique. Il est important de rappeler ici que, bien qu’AMLO soit maintenant un opposant politique du PRI après en avoir été membre, son discours et son pathos politique ne l’éloignent pas beaucoup des généalogies du nationalisme hégémonique mexicain. Dans une large mesure, une telle vision est conforme à l’imagerie sacrificielle du discours créole latino-américain qui fait appel au peuple comme unité concrète pour la construction de l’identité de l’État-nation. Bien sûr, tout au long des deux siècles de modernisation de l’Amérique latine, ce discours n’a cessé de produire des processus sévères de subalternisation, toujours validés au nom de la transculturation future de l’État5.

Il n’est pas superflu de rappeler qu’Hidalgo et Morelos se sont également battus, et c’est ce que je considère comme le plus important, pour la justice. Hidalgo a proclamé l’abolition de l’esclavage et Morelos demandait : « que l’indigence et l’opulence soient modérées […] que le salaire des travailleurs agricoles soit augmenté […] que le fils du paysan soit éduqué, tout comme le fils du propriétaire terrien le plus riche […] qu’il y ait des tribunaux pour protéger les faibles des abus commis par les forts. »

Par conséquent, Votre Sainteté, nous serions très heureux si, en tant que prêt pour un an, avec toutes les précautions et les procédures légales et de sécurité qui sont nécessaires, le Vatican nous permettait d’exposer les codices suivants, au Mexique, en 2021 :

1) Codex Borgia, numéro d’inventaire : Musée Borgia, P. F. Messicano 1, de la culture mixteca ;

2) Codex Vaticanus N/ Codex Vaticanus, numéro d’inventaire Vat.lat3773, de la culture náhuatl ;

3) Codex Vaticanus 3738 (Codex Vaticanus A o Codex Ríos), XVIème siècle, de la culture tolteca-chichimeca ;

4) Cartes de Tenochtitlán 

Cependant, je saisis cette occasion pour insister sur le fait qu’à l’occasion de ces événements, aussi bien l’Église catholique que la monarchie espagnole et l’État mexicain devront présenter des excuses publiques aux peuples autochtones qui ont subi les atrocités les plus honteuses par le pillage de leurs biens et de leurs terres et la soumission à laquelle on les a tenus, depuis la Conquête de 1521 jusqu’à un passé récent.

Ce n’est pas la première fois qu’AMLO demande aux anciennes puissances impériales européennes de s’excuser pour la conquête de la ville de Mexico : il l’a également fait l’année dernière6. Sur le plan historique, nous savons que la présence de l’empire espagnol dans les territoires américains est d’une complexité qui dépasse une vision manichéenne entre victimes et oppresseurs, comme l’ont montré les travaux d’historiens tels que José Luis Villacañas et Serge Gruzinzki7. Cependant, par effet de rhétorique, cette demande d’AMLO s’insère dans des coordonnées géopolitiques très précises : la montée de la démographie latino-américaine aux États-Unis, mais aussi la montée d’une nouvelle droite en Espagne qui revendique ouvertement l’empire espagnol comme l’âge d’or de l’Espagne. L’exemple le plus symptomatique de ce « renouveau » néo-impérial est le best-seller Imperiofobia y leyenda negra (Siruela, 2016) d’Elvira Roca Barea, l’un des essais les plus vendus de ces dernières années en Espagne et qui a eu une énorme influence sur le parti Vox. Bien sûr, une partie de l’utilisation stratégique d’AMLO de l’exigence coloniale historique consiste à conjuguer un antagoniste externe au présent afin de déployer un sentiment d’unité et de consensus au sein du pays.

Ils méritent non seulement cette attitude généreuse de notre part, mais aussi un engagement sincère que plus jamais on ne commettra des actes irrespectueux envers leurs croyances, leurs cultures, et encore moins qu’on les jugera ou marginalisera pour des raisons économiques ou racistes. En particulier, je pense que ce serait, à la fois, un acte d’humilité et de grandeur si l’Église catholique, indépendamment du débat sur l’éventuelle excommunication de Miguel Hidalgo y Costilla, revendiquait l’acte historique du Père de notre Patrie qui, accusé d’être un hérétique, s’est défendu en exclamant :

Ouvrez les yeux, Américains, ne vous laissez pas séduire par nos ennemis : ils ne sont catholiques que par souci politique : leur Dieu est l’argent, et le seul but de leurs comminations est l’oppression. Pensez-vous que ne peut être un vrai catholique celui qui n’est pas soumis au despote espagnol ?  

Comme vous en conviendrez sûrement, la réflexion ci-dessus est extrêmement belle, humaine et très actuelle. J’ose donc vous dire : ne pensez-vous pas qu’au lieu d’affecter l’Église catholique, une référence en l’honneur d’Hidalgo et de Morelos exalterait et rendrait heureux la plupart des Mexicains ? Seule votre sensibilité pourrait comprendre la transcendance d’un tel acte de contrition historique.

Je vous fais mes adieux en souhaitant que nous puissions maintenir nos bonnes relations et en vous souhaitant une vie longue et saine. Il n’est pas nécessaire que nous nous rencontrions, mais si, un jour, les circonstances le permettent, je vous confirmerai de nouveau mon estime et mon respect pour vous.

C’est une fin surprenante, car elle n’offre aucun espoir de rencontre, et encore moins une future invitation au Mexique. Un geste qui contraste même avec celui de Fidel Castro, qui avait invité le pape Jean-Paul II sur l’île en 1998. Cette fin est peut-être le point de plus grande distance entre les deux figures, puisqu’il ne s’agit plus du plan de l’histoire, mais d’une distance qui se retrouve dans le présent. D’autre part, l’absence de vocabulaire religieux est surprenante, ce qui ressort lorsque AMLO fait allusion à la « santé » qui, comme nous le savons, est précisément une notion sécularisée du concept théologique de « salut ». Lorsque nous arrivons à la fin de la lettre, nous nous trouvons devant un président qui réduit la hauteur ecclésiastique du souverain pontife au niveau des autorités publiques internationales.

Je vous adresse mes plus sincères salutations, 

Andrés Manuel López Obrador 

Sources
  1. Faggioli M. (2020), The Liminal Papacy of Pope Francis : Moving Toward Global Catholicity, Orbis Books.
  2. Muñoz G. (2020), « Vox en Nueva York : ¿una estrategia hispánica para los Estados Unidos ?« , Cuartopoder, 06 mars 2020.
  3. Boff L. (2013), Francisco de Roma y Francisco de Asís : ¿Una nueva primavera en la Iglesia ?, Trotta. Voir aussi F. Bosch et J. de Ipola (2020), Terre, toit et travail : le Pape latino-américain s’adresse aux mouvements sociaux, Le Grand Continent, 15 avril 2020.
  4. Gobierno de AMLO presenta proyecto de Parque Ecológico para rescatar Lago de Texcoco, Forbes, 25 août 2020.
  5. Williams G., (2002), The Other Side of the Popular : Neoliberalism and Subalternity, Duke University Press.
  6. Pide AMLO al rey de España que se disculpe por abusos en la Conquista, La Jornada, 25 mars 2019.
  7. Cf. ¿Qué imperio ? (Almuzara, 2008), de José Luis Villacañas, et The Conquest of Mexico : The Incorporation of Indian Societies into the Western World, 16Th-18th Centuries (Polity, 1993), de Serge Gruzinski.
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