Qu’est-ce que l’UNASUR ? Pourquoi était-elle si importante pour la région ?

L’UNASUR était le résultat d’une série de propositions relatives à l’intégration, dans lesquelles convergeait une idée centrale, qui était d’essayer de faire en sorte qu’il y ait un scénario politique dans lequel les questions politiques qui, pour un motif ou pour un autre liaient les pays entre eux, puissent être abordées et discutées. En ce sens, l’UNASUR s’articulait autour de trois axes. Tout d’abord, la volonté de préserver la paix qui régnait dans la région, une sorte d’oasis dans un monde troublé par les conflits ethniques ou les guerres de religion. Nous avons essayé de préserver cet état pacifique de sorte que la région, tout en faisant face à d’autres problèmes, ne rencontre pas les difficultés liées aux conflits que l’on retrouve dans d’autres régions du monde. Le deuxième objectif était d’assurer la continuité démocratique. Ce n’est un mystère pour personne que la région connaît depuis quarante ans un processus de redémocratisation après avoir vécu plusieurs années de dictatures militaires et autoritaires. Enfin, la troisième volonté était de garantir la validité des droits de l’homme. C’était la première fois qu’il était possible de garantir la protection des droits de l’homme à travers des programmes concrets. Par conséquent, le deuxième niveau d’intégration proposé par l’UNASUR était très similaire à celui de l’Union européenne, il consistait à travailler sur des agendas sectoriels. En d’autres termes, réunir les responsables des différents enjeux et définir les objectifs d’agendas quinquennaux. La plupart d’entre eux ont été approuvés, plus de 22 comités sectoriels et groupes de travail ont mené des actions communes dans des domaines tels que la culture, l’éducation, la connectivité, les infrastructures, ou une politique commune contre le problème de la drogue. Ce sont là des questions et des secteurs qui ont notamment amené la région à définir des positions communes en vue d’adopter des positions similaires dans les instances multilatérales.

« La différence entre le processus d’intégration européenne et le processus d’intégration sud-américaine réside dans le fait que l’Europe est une région qui essaie de devenir une nation, alors que nous sommes une nation qui essaie de devenir une région. »

Ernesto Samper

Comment expliquer la différence de résilience entre l’Union européenne et l’UNASUR ? Alors que le Royaume-Uni peine à sortir depuis trois ans de l’Union européenne, l’UNASUR au contraire s’est décomposée en moins de deux ans. Comment expliquer cette disparition ? Quelles ont été ses faiblesses ?

La différence entre le processus d’intégration européenne et le processus d’intégration sud-américaine réside dans le fait que l’Europe est une région qui essaie de devenir une nation, alors que nous sommes une nation qui essaie de devenir une région. Nous avions la structure identitaire qui nous permettait de nous comporter de manière unifiée et d’aller de l’avant. Je pense que le principal problème qui peut expliquer la dissolution si rapide de l’UNASUR est que nous n’avons jamais partagé une vision commune de ce qu’était l’intégration. Pour certains gouvernements ou partis politiques, l’intégration n’était que commerce, accords de libre-échange, réductions tarifaires, protection des investissements, garanties de sécurité, et ça s’arrêtait là. Pour d’autres gouvernements aux idéologies plus progressistes, l’intégration était un processus de construction d’une région. Des questions telles que la citoyenneté, les infrastructures, l’innovation, la mobilité des personnes faisaient partie d’un projet politique régional, mais n’ont jamais été abordées. Lorsque la majorité des pays de l’UNASUR étaient des pays que nous pouvons qualifier de progressistes, la question idéologique n’a jamais été une préoccupation qui a divisé ou opposé. Lorsque les gouvernements conservateurs sont arrivés au pouvoir, ils ont présenté leur vision de l’intégration et ont non seulement exercé idéologiquement leurs fonctions au sein de l’UNASUR, mais ont fixé leurs positions sur un plan idéologique. Je crois que l’idéologisation des relations internationales, d’une certaine manière, a pratiquement détruit l’UNASUR parce qu’elle n’a pas été conçue comme un forum idéologique de pays se reconnaissant dans une même idéologie mais comme un forum de pays qui partageaient l’idée d’intégration.

Avec ces nouveaux gouvernements conservateurs, diriez-vous que la vision qui domine l’intégration régionale est plutôt une vision commerciale, comme peut l’être celle de l’Alliance du Pacifique  ?

Tout à fait, c’est une vision de l’intégration économique qui est en quelque sorte synchronisée avec les intérêts américains. L’Alliance du Pacifique est une proposition d’intégration commerciale typique avec des tarifs douaniers, le commerce, l’investissement, la reconnaissance de la propriété intellectuelle. Cela remonte à bien longtemps lorsque, dans les années 1990, la possibilité de constituer un grand bloc d’intégration américaine a été envisagée. Lorsque cette possibilité s’est concrétisée sous l’administration Clinton, nous nous sommes rendu compte qu’il s’agissait d’accords de libre-échange, d’accords qui jetaient les bases de l’intégration commerciale sans qu’aucune des questions qui nous intéressaient en Amérique latine ne soient présente. Il n’a pas été question de migration, ni de respect de la biodiversité, ni de réduction des asymétries dans la région. Il s’agissait simplement d’un traité d’intégration commerciale et non d’un traité régional.

« Si la région n’est pas la plus pauvre du monde, elle est la plus inégale en termes de déséquilibres internes. Les États-Unis ne veulent pas corriger ces inégalités, mais établir une relation commerciale productive et bloquer les migrants, un point c’est tout. »

Ernesto Samper

Ces dernières années, la région a connu plusieurs crises, au Venezuela, la rupture de la paix en Colombie ou encore les manifestations actuelles dans une grande partie de l’Amérique latine. Lorsque l’UNASUR existait, elle avait pour fonction de pacifier les situations. Qui s’en charge dès à présent ?

Essentiellement, l’Organisation des États américains (OEA), mais elle a assumé le rôle de juge et de partie. C’est ce qui a conduit à des conflits comme en Équateur, en Bolivie et au Chili. Les pays sont bons ou mauvais, non pas en fonction de ce qui se passe chez eux, mais en fonction de leur idéologie. L’OEA représente très fortement les intérêts des États-Unis dans la région. Sans tomber dans le chauvinisme, les États-Unis ont des priorités et ces priorités se reflètent dans les politiques de l’OEA. Apparemment, ces priorités n’ont plus grand-chose à voir avec la préservation de la démocratie dans la région, avec la mise en place de mécanismes permettant de réduire les asymétries qui existent en termes de genre, de ruralité ou encore d’ethnies. Si la région n’est pas la plus pauvre du monde, elle est la plus inégale en termes de déséquilibres internes. Les États-Unis ne veulent pas corriger ces inégalités, mais établir une relation commerciale productive et bloquer les migrants, un point c’est tout.

L’UNASUR était-elle aussi une tentative de rendre l’Amérique latine plus souveraine ?

Bien sûr, souveraine sur des questions aussi importantes que la défense. Le Conseil de défense sud-américain (Consejo de Defensa Suramericano) a réussi à remplacer le Conseil interaméricain de défense (Consejo Interamericano de Defensa), qui était le Conseil de défense avec la participation des États-Unis. Dans ce Conseil interaméricain de défense, ce qui était proposé aux pays, n’était que des hypothèses de conflit : que se passerait-il s’il y avait une guerre entre le Pérou et l’Équateur, ou une guerre entre l’Argentine et le Chili ? C’étaient des hypothèses de confrontations entre nous. Le Conseil sud-américain de la défense a commencé à travailler sur des hypothèses de confiance : comment pouvons-nous unir nos forces contre le trafic de drogue ? Comment pouvons-nous relever ensemble des défis liés à la sécurité de l’hémisphère contre le terrorisme ? Il y avait un projet régional, qui n’était pas vraiment accepté par ces pays, qui ont fini par synchroniser l’agenda de la région avec celui des États-Unis.

Pensez-vous que l’UNASUR est vraiment morte ?

Si l’UNASUR est définie du point de vue de son caractère institutionnel, elle a sans aucun doute été affectée par ces événements. Plus de cinq, six pays ont annoncé leur retrait de l’UNASUR. Le siège de Quito a été perdu et c’est regrettable, car c’était l’un des sièges multilatéraux les plus modernes au monde. Malgré tout, l’esprit de l’UNASUR, la volonté des populations de se déplacer à l’intérieur de la région, la volonté de créer des canaux d’infrastructures pouvant être partagés, ces enjeux restent valables. Le besoin d’intégration demeure. De plus, alors l’intégration n’a jamais été aussi nécessaire et nous n’avons jamais été aussi désintégrés que maintenant.

« L’esprit de l’UNASUR, la volonté des populations de se déplacer à l’intérieur de la région, la volonté de créer des canaux d’infrastructures pouvant être partagés, ces enjeux restent valables. Le besoin d’intégration demeure. »

Ernesto Samper

Précisément à cause de ces difficultés d’entente ? Comme la question du Venezuela par exemple  ?

Le Venezuela a été un caillou dans la chaussure de l’intégration, mais plus récemment, il a été une cause de discorde au sujet de la sortie de crise. Tout le monde veut que le Venezuela sorte de la crise. Mais certains veulent que la sortie de crise se traduise par des interventions militaires violentes, par des blocus et des sanctions alors que d’autres pensent que la sortie doit être démocratique et pacifique. Cela a également divisé la région.

Vous faites partie du Grupo de Puebla. Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ? Est-ce qu’il s’agit d’une continuation des idéaux de l’UNASUR ?

Le Grupo de Puebla est un rassemblement de citoyens latino-américains autour d’idées progressistes pour la région. Parfois, il vaut mieux définir les choses par ce qu’elles ne sont pas. Ce n’est donc pas un regroupement de partis, ce n’est pas une union d’organisations non gouvernementales, et ce n’est pas un club d’anciens présidents ou gouvernements. Nous sommes simplement des citoyens qui réfléchissent et songent à des débouchés progressistes pour la région. Le Grupo de Puebla a été créé dans la ville de Puebla, qui est une ville emblématique pour les Latino-Américains puisque c’est là que s’est tenue la conférence qui a bouleversé la pensée de l’épiscopat latino-américain. C’est aussi une ville où, pour la première fois en 100 ans, un maire progressiste est parvenu au pouvoir. Nous avons un accès relativement restreint parce que nous sommes essentiellement un groupe de dialogue.

Ne faites-vous que discuter ? Ce groupe n’a-t-il pas de volonté de production de propositions ?

Des propositions concrètes ont déjà été faites. Par exemple, la Commission pour la défense de la justice et de la démocratie a été créée. L’un des principaux problèmes de la région est que nous avons fini par judiciariser la politique. La preuve de cette judiciarisation de la politique est le cas de l’ancien président brésilien Lula, le cas le plus emblématique de la manière dont la justice a été utilisée comme instrument politique pour empêcher que Lula ne devienne une option électorale. Nous nous sommes également mis d’accord sur un programme de convergence, afin de créer les conditions pour que les dix mécanismes supra-régionaux qui existent dans la région puissent converger vers une proposition d’intégration unique qui serait sous l’orbite de la CELAC – qui est le seul mécanisme d’intégration qui rassemble les 34 pays, sans exception. L’objectif de ce groupe est de travailler sur un agenda en construction, un concept dynamique de travail sur les enjeux et les propositions.

« L’un des principaux problèmes de la région est que nous avons fini par judiciariser la politique. »

Ernesto Samper

N’a-t-il pas été aussi créé en réponse au Grupo de Lima ?

Non. Le Grupo de Lima est un groupe de pays appelé Prosur mais qui est bien plus « Pronorte  ». Le Grupo de Lima connaît de graves difficultés car, contrairement à ce qui s’est passé dans les pays qui faisaient partie de l’UNASUR et alors que l’ancienne majorité progressiste n’a jamais mis ses préférences idéologiques au premier plan, ce groupe a commencé à agir idéologiquement.

En parlant de conflit, la Colombie connaît les mobilisations les plus importantes des 30 dernières années, pourquoi maintenant ?

Je crois que la région connaît un mouvement tellurique interne lié à la crise du modèle économique. Ces rébellions ont une chose en commun : ce sont des rébellions de la classe moyenne, d’une classe moyenne qui se sent menacée dans ses conditions de vie et de sécurité tant économique, que politique ou sociale. Il est beaucoup plus difficile de gérer une situation où il s’agit d’enlever quelque chose à quelqu’un que de gérer une situation où il s’agit de ne pas donner quelque chose à quelqu’un qui ne l’a jamais eu. Je crois que, derrière ces mouvements que l’on observe en Amérique latine, se cache un phénomène de prolétarisation de la classe moyenne. Ce phénomène se fait également sentir en Colombie, chaque pays ayant ses propres caractéristiques. En Argentine, la colère sociale a trouvé une issue démocratique. Ils ont changé de gouvernement et ont mis en place un gouvernement plus à l’écoute des préoccupations sociales. Dans le cas du Chili, tout l’héritage autocratique laissé par Pinochet, une Constitution qui n’est pas la leur, se trouve au milieu des mobilisations. En Colombie, se confondent le conflit armé et la question des accords de paix.

« La région connaît un mouvement tellurique interne lié à la crise du modèle économique. Ces rébellions ont une chose en commun : ce sont des rébellions de la classe moyenne, d’une classe moyenne qui se sent menacée dans ses conditions de vie et de sécurité tant économique, que politique ou sociale. »

Ernesto Samper

Qu’est-il arrivé aux accords de paix en Colombie ? Comment expliquer qu’après la signature des accords, certains groupes de guérilla aient décidé de reprendre les armes ?

Pour les accords de paix, la principale entrave concerne la question du référendum. Au cours de ce référendum, les gens n’ont pas voté contre la paix. Il faut souligner que les référendums ont tendance à être une sorte de catalyseur de la haine de telle sorte que – comme ce fut le cas pour le Brexit –, les gens ont voté contre les dirigeants régionaux, contre les impôts, contre les même réalités contre lesquelles ils manifestent aujourd’hui. Plus grave encore, il y a eu après les accords de paix en Colombie un changement de gouvernement, avec un nouveau gouvernement qui n’est pas totalement engagé envers la paix. D’une certaine manière, il est même plus attaché aux conflits qu’à la paix.

Le pasteur Alape, l’ancien commandant de la guérilla, était à Paris il y a quelques semaines et a déclaré que le gouvernement n’avait pas respecté plusieurs parties de l’accord.

C’est vrai, surtout dans les dossiers qui sont vitaux pour les accords. C’est le cas de la question foncière par exemple pour laquelle rien n’a été fait alors que les FARC se battent depuis 50 ans pour cette revendication. En matière de protection des victimes, le reacercamiento des victimes est très lent. Enfin, la question la plus grave concerne les assassinats des dirigeants sociaux, des membres démobilisés des FARC et des défenseurs des droits humains, ce qui est une contradiction.

La Colombie ne connaît toujours pas la paix ?

Quelqu’un a dit que le verre de la paix est à la fois à moitié plein et à moitié vide. La préoccupation à ce stade, à l’heure des mobilisations, est de savoir si le verre se vide ou se remplit. Je pense qu’au cours de la dernière année, le verre s’est définitivement vidé plus qu’il ne s’est rempli. Avec quoi se remplit-il ? Il se remplit car il existe aujourd’hui une justice de transition qui commence à fonctionner et qui juge ceux qui ont participé au conflit. Il se remplit parce qu’il y a au moins un programme pour s’occuper des personnes qui ont été démobilisées, environ 12 000 ou 13 000 combattants, il y a des projets productifs. Mais de toute évidence, il y a des manquements fondamentaux sur certaines questions qui conduisent à être pessimistes quant à l’avenir immédiat de la paix.

Quelle sortie de crise voyez-vous pour la Colombie ?

J’espère que les contradictions qui sont apparues aujourd’hui lors des manifestations – ce cri de mécontentement des personnes qui se sentent menacées – nous permettront de voir que la revendication fondamentale est que les accords de paix soient respectés, que la présence sociale de l’État soit assurée, que l’on empêche l’assassinat de plus de dirigeants, que les terres promises soient offertes.