Trump n’est qu’un symptôme de tendances plus profondes est sans doute la phrase qu’on entend le plus souvent sur ce président hors-normes. Elle est juste, si l’on comprend aussi qu’il est le symptôme d’un stade avancé – mais de quoi  ? Ce n’est pas un président «  normal  », au-delà même du personnage et de ses outrances, au sens de l’arrivée à travers lui de la droite extrême à la Maison Blanche. Mais il représente en effet l’aboutissement logique de deux évolutions américaines  : celle du mariage de la politique et du «  spectacle  » médiatique, et celle du parti républicain depuis 40 ans, produit d’une stratégie théorisée notamment par Newt Gingrich pour reprendre le Congrès dans les années 1980, et dont les marqueurs sont un discours «  anti-système et anti-élite » de plus en plus décomplexé.

La présidence Trump représente aussi un moment spécifique pour la politique étrangère américaine, dont elle cristallise une double crise  : crise interne, car la politique étrangère n’est plus soutenue par le peuple américain, et en particulier les classes moyennes et populaires  ; crise externe, qui est à la fois une crise de moyens, de crédibilité et de légitimité de la politique étrangère, liée au déclin relatif de la puissance et de la capacité d’influence des États-Unis. Cette crise est en germes depuis la fin de la guerre froide, et il faut ici rappeler que le slogan America First, qui date de la fin des années 1930, était déjà réapparu en 1992 avec la candidature de Pat Buchanan, considéré comme le père spirituel du trumpisme. Mais Trump, arrivant après Bush et Obama, porte en quelque sorte le processus à maturation. Et la première chose qu’il faut lui reconnaître est bien d’avoir provoqué aux États-Unis le plus large débat sur les objectifs, les moyens et la finalité de la politique étrangère depuis des décennies – là où Obama, dont c’était également l’ambition, n’y était pas parvenu. On se demandait en 2016 si la «  retenue stratégique  » d’Obama, sa volonté de désengagement et de renouvellement du leadership américain marquait une exception, un simple rééquilibrage après la surexpansion des années Bush, ou une nouvelle tendance de la politique étrangère américaine  : avec Trump venant après Obama, on a la confirmation qu’il y a une tendance lourde à l’œuvre. 

La première chose qu’il faut reconnaître à Trump est bien d’avoir provoqué aux États-Unis le plus large débat sur les objectifs, les moyens et la finalité de la politique étrangère depuis des décennies – là où Obama, dont c’était également l’ambition, n’y était pas parvenu.

MAYA KANDEL

Cela pose la question de la nature et de l’ampleur de la rupture Trump en politique étrangère, et notamment de son point de référence  : fin de la période ouverte par la fin de la guerre froide, remise en cause des bases de la Pax Americana de l’après-1945, voire retour à la politique du XIXe siècle… Le débat n’est pas encore tranché, et tout au long de son mandat, les grandes orientations ont fait l’objet de luttes intenses, au sein de l’administration comme entre la Maison Blanche et le Congrès. L’analyse du processus de décision éclaire cette lutte constante entre le président populiste et le «  système  », défini comme l’ensemble constitué de la haute fonction publique et des nominations politiques (plus de 8 000), et plus largement de l’ensemble de la bureaucratie ainsi que des autres institutions participant à la politique étrangère, au premier chef le Congrès. Il faut garder en tête que la machine de la politique étrangère américaine est un énorme paquebot, et qu’un changement de direction prend du temps. Au-delà, il convient aussi de s’intéresser à la bataille des idées, car si Trump n’est pas un intellectuel, il est entouré d’idéologues qui ont théorisé pour lui et participé à définir une nouvelle vision du monde, encore en gestation.

Photo portrait Donald Trump Kim Jong-un La doctrine Trump trumpisme politique étrangère style populiste populisme États-Unis ère Trump élections américaines Président Biden QAnon

Cette question est cruciale aussi parce que la redéfinition du rapport américain au monde était au cœur de la campagne de Trump en 2016, et demeure centrale dans les préoccupations de son socle électoral, qu’il s’agisse de l’ouverture des frontières à l’immigration et au commerce, de la question des alliances, ou des modalités de l’action internationale du pays. Avec l’idée que la politique étrangère n’était plus au service des Américains, qu’alliés comme adversaires «  profitaient  » de l’Amérique, avec un rejet extrêmement fort de l’establishment de politique étrangère, démocrate comme républicain et en particulier des néoconservateurs, considérés coupables des guerres coûteuses et «  sans fin  » (et sans succès). 

La redéfinition du rapport américain au monde était au cœur de la campagne de Trump en 2016, et demeure centrale dans les préoccupations de son socle électoral, qu’il s’agisse de l’ouverture des frontières à l’immigration et au commerce, de la question des alliances, ou des modalités de l’action internationale du pays.

MAYA KANDEL

L’idée de redéfinir une politique étrangère véritablement au service des Américains, notamment des classes moyennes et populaires, de réconcilier politique étrangère et intérieure, est d’ailleurs présente des deux côtés du spectre politique américain, et tout particulièrement sur ses extrêmes, socle trumpiste comme base progressiste des démocrates. L’évolution du contexte international sous le double effet de la mondialisation et des réseaux sociaux fait que la distinction entre sujets extérieurs et intérieurs paraît de plus en plus artificielle  : les grandes questions internationales sont largement présentes dans le débat public, et les sujets sont de plus en plus imbriqués. On lit souvent, comme en 2016, que la politique étrangère ne compte pas dans les élections  : mais même abordés sous l’angle de la politique intérieure, les questions comme la Chine, la Russie, le commerce ou le climat demeurent des sujets internationaux, objets de la politique étrangère. Enfin, la polarisation a gagné la politique étrangère, y compris les dossiers régionaux, rendant définitivement caduc l’adage américain classique selon lequel «  la politique s’arrête au bord de l’eau  » (politics stop at the water’s edge), dicton révélateur énoncé par le sénateur Vandenberg à l’aube de la guerre froide  : c’est bien cela aussi qui est remis en question aujourd’hui, et la polarisation de la politique étrangère en témoigne.

Le plus frappant au terme du premier mandat Trump, lorsque l’on regarde l’opinion américaine, c’est non seulement la polarisation extrême, mais aussi l’extrême stabilité de son soutien  : quoi qu’il fasse ou dise, Trump conserve un socle de 40 % d’opinion favorables  ; sa popularité au sein de l’électorat républicain a atteint jusqu’à 90 %, même si elle pâtit en 2020 de sa gestion de la pandémie. Ce socle électoral du trumpisme ne disparaîtra pas, même s’il perd l’élection. Il impose de s’interroger sur ce qu’il dit du trumpisme, de sa vision du monde en particulier, et de son poids dans les redéfinitions à venir du parti républicain.

L’évolution du contexte international sous le double effet de la mondialisation et des réseaux sociaux fait que la distinction entre sujets extérieurs et intérieurs paraît de plus en plus artificielle  : les grandes questions internationales sont largement présentes dans le débat public, et les sujets sont de plus en plus imbriqués.

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Trump et la fin de la période post-guerre froide

La présidence de Donald Trump marque la fin de l’après-guerre froide. La politique étrangère américaine de cette période pouvait être résumée par un double paradigme. Le premier est celui de la mondialisation, caractérisant une évolution mondiale mais désignant aussi la ligne directrice de la doctrine Clinton d’«  extension des démocraties de marché  », et plus largement la mondialisation de l’ordre international créé et soutenu par les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dont les institutions, normes et principes semblent alors pouvoir être étendus à l’ensemble du globe avec la chute de l’Union Soviétique et du bloc du même nom. Le second, à partir du 11 septembre 2001, est celui de la «  guerre mondiale contre le terrorisme  » de Bush, poursuivie bien qu’avec des moyens plus discrets par Obama. 

Photo portrait Melania Donald Trump Reine Élizabeth II La doctrine Trump trumpisme politique étrangère style populiste populisme États-Unis ère Trump élections américaines Président Biden QAnon

Trump a voulu révolutionner la politique étrangère américaine, et cette volonté de redéfinition du rapport américain au monde était au cœur de ses promesses de campagne. Quatre ans plus tard, il semble que le changement de paradigme ait bien eu lieu  : la compétition stratégique et plus précisément la rivalité «  systémique  » avec la Chine a remplacé la lutte contre le terrorisme comme finalité première de la politique étrangère  ; la page de l’extension des démocraties de marché est tournée. Sa présidence consacre le rejet du principe directeur de la politique étrangère américaine de l’après-guerre froide, selon lequel l’inclusion des rivaux dans le système international allait en faire des «  partenaires responsables  » des États-Unis  : les documents stratégiques de l’administration Trump s’ouvrent sur le constat d’échec de cette politique. En remettant en question le multilatéralisme et ses institutions, l’Amérique de Trump semble se muer elle-même en «  partenaire irresponsable  » rejetant cet ordre international qu’elle avait jusque-là garanti, et rejetant ainsi le wilsonisme qui en était la philosophie d’origine (mise en œuvre par Franklin Delano Roosevelt après la fin de la Seconde Guerre mondiale).

L’ère Trump consacre le rejet du principe directeur de la politique étrangère américaine de l’après-guerre froide, selon lequel l’inclusion des rivaux dans le système international allait en faire des «  partenaires responsables  » des Etats-Unis  : les documents stratégiques de l’administration Trump s’ouvrent sur le constat d’échec de cette politique.

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Il reste pourtant difficile de définir le «  trumpisme  » en politique étrangère  : la remise en question des principes directeurs de la politique étrangère ne signifie pas pour autant un retour à l’isolationnisme des années 1930, ou à la politique étrangère essentiellement commerciale du XIXe siècle. La difficulté d’interprétation de la politique étrangère de Trump vient des multiples contradictions de cette politique sur plusieurs dossiers, liées au processus de décision chaotique, objet de luttes constantes, mais aussi à la personnalité du président  ; surtout, le trumpisme, caractérisant ici la mutation du parti républicain sous l’emprise de la base électorale de Trump, est encore en gestation, objet de luttes internes qui s’accentueront après l’élection et d’un vif débat d’idées, que l’on ne peut séparer de l’évolution démographique de l’Amérique. 

Trump n’est pas un idéologue ni un intellectuel mais a des instincts et des obsessions, et a gouverné pour sa base électorale, ce qui éclaire les motivations intérieures de nombreuses décisions de politique étrangère, en particulier au Moyen-Orient. Surtout, d’autres ont théorisé pour lui, qu’ils soient encore à la Maison Blanche après quatre ans, comme Stephen Miller, Pete Navarro ou Matt Pottinger, ou n’aient été qu’un temps des compagnons de route, comme Steve Bannon ou John Bolton. La longévité de Miller, Navarro et Pottinger donne déjà des indications sur l’héritage  : nationalisme «  judéo-chrétien  », anti-gouvernance mondiale et anti-multilatéralisme (anti-immigration)  ; politique commerciale anti-libre-échange et anti-chinoise  ; adoption d’une posture dure contre la Chine. La «  nouvelle guerre froide  » déclarée contre la Chine a été entérinée au plus haut niveau en octobre 2018 avec le discours du vice-président Mike Pence  : mais il a fallu la pandémie et l’approche de l’élection pour que Trump s’y rallie en mars 2020, entérinant le consensus.

Il a fallu la pandémie et l’approche de l’élection pour que Trump se rallie en mars 2020 à la doctrine de la « nouvelle guerre froide », entérinant le consensus.

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Le ciblage et la récompense de groupes identifiés a donné certaines décisions notamment sur Israël, en raison du pacte conclu entre Trump et les évangéliques en 2016, ou le climat, avec le choix de la «  suprématie énergétique  » affiché en objectif stratégique, là aussi déterminé en grande partie par un accord conclu en 2016 avec les grands groupes pétroliers. Certains choix de politique industrielle et commerciale répondaient aussi aux attentes des électeurs-clés qui ont fait gagner Trump, dans la Rust Belt (Michigan, Pennsylvanie), région la plus durement frappée par les délocalisations mais aussi l’abandon du charbon. L’agenda anti-Obama répond à une obsession personnelle de Trump, mais aussi au mouvement Tea Party (dont l’élection de Trump est aussi l’expression la plus aboutie), et s’est traduit par la destruction méthodique de l’héritage d’Obama en politique étrangère (sortie de l’Accord de Paris, de l’accord sur le nucléaire iranien, de l’ouverture à Cuba, et bien sûr dénonciation immédiate du TPP). Si certains éléments auraient pu trouver leur place dans une administration républicaine plus classique (Iran, climat), d’autres constituent une rupture et ont fait l’objet d’une lutte acharnée, pas toujours tranchée, entre la Maison Blanche et le Congrès en particulier. C’est ce qui explique la nature schizophrénique, voire la double politique étrangère qui a concerné l’Europe au premier chef, ou les instruments de la politique étrangère  : c’est le Congrès et notamment le Sénat républicain qui a défendu l’OTAN, renforcé les dépenses américaines de dissuasion sur le flanc Est de l’Europe, durci la position vis-à-vis de la Russie, et protégé le budget de la diplomatie contre les assauts répétés de la Maison Blanche. 

Ces contradictions illustrent la pérennité de plusieurs courants de politique étrangère au sein du parti républicain, même si le parti s’est rangé derrière Trump (ils ont les mêmes électeurs), signe de tensions persistantes au sein de la nouvelle alliance amenée par Trump entre isolationnistes et nationalistes, au détriment des interventionnistes assimilés aux néoconservateurs et rejetés par les électeurs trumpistes. L’un des aspects les plus commentés chez les universitaires et experts a été la «  destruction de l’ordre libéral international  »  : elle illustre l’ascendant et la mainmise du courant souverainiste sur le parti républicain, symbolisé par Bolton, éphémère compagnon de route du trumpisme, qui a su utiliser Trump pour faire avancer sa croisade personnelle contre la gouvernance mondiale. Mais s’il fallait caractériser le trumpisme et la doctrine America First en un mot ce serait le nationalisme (ou national-populisme pour évoquer les circulations transatlantiques et l’importance du contexte). On retrouve ici l’influence de Bannon et Miller, mais aussi du Claremont Institute, centre de réflexion de la côte Ouest et fournisseur officiel d’idées au trumpisme, qui s’est rallié très tôt à la candidature Trump, avec Michael Anton, justement sur la politique étrangère. D’autres se sont ralliés, avec des objectifs moins clairs (synthèse difficile) comme le Hudson, où Pence avait prononcé le discours d’ouverture des hostilités sur la Chine en octobre 2018 – mais il a fallu la pandémie et une échéance électorale soudain moins bien engagée pour que Trump se rallie derrière le consensus interagences de sa propre administration. Une «  nouvelle guerre froide  » contre la Chine permet d’ailleurs de rallier les internationalistes, y compris les ex- et toujours néoconservateurs. Pour autant, sur le plan de la politique étrangère justement, la synthèse intellectuelle n’est pas achevée – et le débat n’est pas tranché  : demeure une forte tension entre tentation isolationniste, favorable à un retranchement des États-Unis derrière leurs frontières, et tendance hégémonique où la suprématie militaire demeure essentielle. 

L’un des aspects les plus commentés chez les universitaires et experts a été la «  destruction de l’ordre libéral international  »  : elle illustre l’ascendant et la mainmise du courant souverainiste sur le parti républicain, symbolisé par Bolton, éphémère compagnon de route du trumpisme, qui a su utiliser Trump pour faire avancer sa croisade personnelle contre la gouvernance mondiale.

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Une nouvelle synthèse républicaine  : le retour des isolationnistes

Le politologue américain Colin Dueck, qui s’est spécialisé sur l’étude de la politique étrangère du parti républicain, a montré qu’il y a trois grands courants de politique étrangère au sein du parti républicain. Le premier courant, dominant dans les élites du parti depuis 1945, est le courant internationaliste. Tous les présidents républicains depuis Eisenhower jusqu’à Trump étaient internationalistes, favorables à une politique étrangère américaine activiste, défendant l’ordre international institué après la Seconde Guerre mondiale et s’appuyant avant tout sur les institutions internationales et un système d’alliances mettant les Etats-Unis au centre et en position de leadership. Ce courant est composé de réalistes et de néoconservateurs, ces derniers ayant pris l’ascendant avec la présidence Reagan.

Le deuxième courant peut être caractérisé d’isolationniste, et a dominé le parti républicain dans les années 1920 et 1930 notamment. Il est opposé en particulier aux alliances contraignantes et aux interventions militaires non défensives (penser à la non-ratification du Traité de Versailles en 1919 par exemple, et à la non-participation des États-Unis à la SDN). D’inspiration libertaire, il est ancré dans l’ADN américain depuis les origines mais a été marginalisé pendant la guerre froide en raison de l’impératif de lutte contre le communisme. Il a ressurgi avec force à la fin de la guerre froide, avec une pause après les attentats de 2001, et est représenté entre autres par Rand Paul (et son père Ron avant lui), aujourd’hui l’un des fervents soutiens de Trump au Sénat.

Ce courant nationaliste représente bien les vues de politique étrangère du Tea Party, favorable à un haut niveau dépenses militaires et à une attitude plus agressive contre le terrorisme, à l’image de Trump.

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Enfin, le troisième courant est avant tout nationaliste, et demeurait jusqu’à Trump peu représentés au niveau des élites et dans les think tanks, vide que le Claremont Institute est venu combler, rejoint par d’autres qui se sont ralliés au trumpisme en embrassant la lutte contre le défi chinois à la suprématie américaine (Hudson). Ce courant nationaliste représente bien les vues de politique étrangère du Tea Party, favorable à un haut niveau dépenses militaires et à une attitude plus agressive contre le terrorisme, à l’image de Trump. Les nationalistes ne sont pas ni pacifistes ni isolationnistes, mais sont en effet hostiles aux interventions humanitaires ou de nation-building, à l’aide étrangère, aux institutions internationales en général et à l’idée de gouvernance globale  : ce sont de farouches défenseurs de la souveraineté américaine.

Historiquement, les nationalistes ont constitué le groupe pivot du parti républicain sur les questions internationales, un groupe dont le soutien était indispensable pour toute intervention militaire majeure et durable. Leur alliance avec les internationalistes a soutenu l’activisme américain pendant la guerre froide, de même que dans l’immédiat après-11 septembre 2001. Pendant toute cette période, les internationalistes ont dominé et les non-interventionnistes étaient marginalisés. Or Trump a favorisé l’émergence d’une nouvelle alliance entre non-interventionnistes et nationalistes, en marginalisant cette fois les internationalistes, identifiés aux néoconservateurs et donc aux élites du parti en politique étrangère. C’est cette alliance qui est sans précédent depuis les années 1930. Après quatre ans de présidence Trump, elle semble bien avoir produit une nouvelle posture si ce n’est une doctrine, articulée autour d’une politique étrangère avant tout économico-juridique (sanctions), et d’une nouvelle guerre froide au moins dans le domaine commercial et technologique avec la Chine. Le dernier livre de Colin Dueck s’intitule d’ailleurs Age of Iron  : on Conservative Nationalism.

Trump a favorisé l’émergence d’une nouvelle alliance entre non-interventionnistes et nationalistes, en marginalisant cette fois les internationalistes, identifiés aux néoconservateurs et donc aux élites du parti en politique étrangère.

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Une politique étrangère «  jacksonienne  »  : souverainisme et bilatéralisme

Nombre d’observateurs insistent avec raison sur les éléments de continuité entre la politique étrangère de Trump et celle de son prédécesseur démocrate, Barack Obama, en particulier la double volonté de désengagement du Moyen-Orient et de pivot vers l’Asie. On pourrait y ajouter le refus d’être le «  gendarme du monde  », c’est-à-dire le garant de l’ordre international, pour Obama parce que les États-Unis n’en auraient plus les moyens, pour Trump parce que ce ne serait plus dans leur intérêt  : dans les deux cas, les alliés sont appelés à en faire davantage, les adversaires y trouvent des opportunités nouvelles. Mais ces éléments ne doivent pas masquer la véritable rupture, le rejet du principe directeur de la politique étrangère américaine de l’après-guerre froide, selon lequel l’inclusion des rivaux au sein de l’architecture internationale (institutions et règles) devait en faire des «  partenaires responsables  » pour les États-Unis dans la défense de la sécurité et de la prospérité globales (Chine à l’OMC, Russie au G7). Les documents stratégiques de l’administration Trump s’ouvrent sur le constat d’échec de cette approche. Son administration considère que cette architecture internationale n’est plus adaptée au système international actuel et entend remettre à jour ses principaux éléments pour les adapter au nouveau contexte, celui de la rivalité américano-chinoise  : il s’agit bien de réinventer les institutions, les alliances et certaines règles, notamment sur le plan commercial et technologique. 

Photo portrait Donald Trump La doctrine Trump trumpisme politique étrangère style populiste populisme États-Unis ère Trump élections américaines Président Biden QAnon

Le «  trumpisme  » en politique étrangère a été qualifié de jacksonien  : dans la typologie définie par l’historien Walter Russell Mead, le jacksonisme, en référence à Andrew Jackson, président populiste et nationaliste qui avait élargi le vote populaire et accéléré le «  nettoyage ethnique  » des Amérindiens, qualifie une politique étrangère fondée sur une redéfinition étroite des intérêts américains, élevant au-dessus de tout l’impératif de souveraineté, nécessaire à la préservation de la liberté d’action américaine  : la politique étrangère jacksonienne rejette toute mission universelle au profit de la seule realpolitik. Le jacksonisme de la «  doctrine Trump  » s’est traduit par un assaut généralisé contre le «  globalisme  » répondant avant tout aux motivations intérieures de la base électorale trumpienne, représentée par les Américains qui se considèrent comme les perdants de la mondialisation au profit d’une «  élite mondialisée  » considérée comme l’ennemi, voire comme anti-américaine. Elle s’est manifestée à travers les attaques systématiques contre les alliances et institutions internationales – de l’OTAN à l’ONU, au G7, et à l’OMC, dont le mécanisme de règlement des différends a été rendu de facto inopérant par Washington, ou aujourd’hui contre l’OMS  ; ou encore à travers le retrait pur et simple de l’UNESCO ou de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU. L’ensemble traduit bien cet assaut généralisé contre ce que Trump et sa base appellent le «  globalisme  » et auquel ils opposent le nationalisme de la ligne America First

Le jacksonisme de la «  doctrine Trump  » s’est traduit par un assaut généralisé contre le «  globalisme  » répondant avant tout aux motivations intérieures de la base électorale trumpienne, représentée par les Américains qui se considèrent comme les perdants de la mondialisation au profit d’une «  élite mondialisée  » considérée comme l’ennemi, voire comme anti-américaine.

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Les Américains avaient coutume de se proclamer «  multilatéralistes quand nous le pouvons, unilatéralistes quand nous le devons  ». Le rejet actuel du multilatéralisme traduit aussi le déclin relatif de la puissance américaine, en raison de la montée en puissance de la Chine, très visible au sein des organisations internationales justement. Les Etats-Unis étaient multilatéralistes, soit parce qu’ils étaient suffisamment puissants pour que leur volonté s’impose d’elle-même, soit parce qu’ils pouvaient se permettre un résultat moins optimal mais justifié in fine par l’impératif plus élevé de maintien de la stabilité hégémonique. Ces marges de manœuvre ont aujourd’hui disparu et les États-Unis sont unilatéralistes avant tout parce qu’ils ne sont plus aussi puissants relativement. Ils sont même plutôt «  bilatéralistes  », pour reprendre l’analyse de David Haglund, gestion optimale d’une puissance dominant encore toute relation bilatérale.

Ce choix est inséparable de l’évolution idéologique du parti républicain en parti souverainiste dont l’un des mots d’ordre est une opposition viscérale à la gouvernance mondiale au nom de l’indépendance nationale, de la liberté d’action, et de la légitimité unique de la Constitution américaine. Depuis les années 1990, dans une évolution donc largement antérieure à Trump, le parti républicain a progressivement adopté une opposition systématique à l’ONU mais aussi plus largement à la diplomatie, au multilatéralisme, et à toute forme d’accord international, s’opposant à la ratification de la quasi-totalité des traités. Ainsi, même des traités comme celui de l’ONU sur le droit de la mer, ou encore le traité sur les droits des personnes handicapées (Disability Treaty), pourtant une initiative américaine, n’ont pu être ratifiés par le Sénat américain.

Depuis les années 1990, dans une évolution donc largement antérieure à Trump, le parti républicain a progressivement adopté une opposition systématique à l’ONU mais aussi plus largement à la diplomatie, au multilatéralisme, et à toute forme d’accord international, s’opposant à la ratification de la quasi-totalité des traités.

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Il faut revenir à un article publié en 2000 par John Bolton (alors vice-président du think tank American Enterprise Institute), qui rejetait le projet de «  gouvernance mondiale  » symbole de la «  mondialisation heureuse  » des années 1990, représentée aux États-Unis par la doctrine Clinton d’élargissement des démocraties de marché et d’intervention humanitaire sous l’égide de l’ONU (ou au moins de l’OTAN). Ce projet multilatéraliste assimilé aux démocrates est dénoncé par le parti républicain post-guerre froide comme menaçant la souveraineté et la liberté d’action des États-Unis. C’est bien au nom de la défense de l’identité américaine que la gouvernance mondiale et ce qui l’accompagne – droit international, multilatéralisme – sont ici considérés comme anti-américains. Ce clivage est aujourd’hui largement familier d’autant qu’il s’est répandu dans le monde, opposant les nationaux-populistes aux «  globalistes  », dans un combat identitaire donc sans compromis possible  : la victoire de l’un ne peut venir que la défaite de l’autre.

Le trumpisme est un nationalisme 

Le mouvement conservateur, armature intellectuelle du parti républicain, a cherché, après trois ans de présidence Trump et à l’approche d’une nouvelle échéance électorale, à «  théoriser les instincts  » de ce président hors-normes, en accord avec le nouveau socle électoral du parti, afin de conserver ces nouveaux électeurs qui ont porté Trump et le parti républicain au pouvoir, à la présidence comme au Congrès. Cette «  théorisation à rebours  » du trumpisme en «  conservatisme national  » éclaire l’évolution de ce national-populisme à l’américaine dont les résonnances sont nombreuses avec les populismes européens et en particulier avec la théorisation orbanienne de la démocratie «  illibérale  » chrétienne. Mais ce renouveau nationaliste américain a également ses spécificités, liées à l’histoire des États-Unis, à la construction de son identité et de son rapport au monde. Le rejet de la politique étrangère américaine récente y occupe en effet une place centrale  : mais la question du rôle des États-Unis dans le monde est également le point le plus confus de cette nouvelle mouvance, écartelée entre des pôles encore opposés – mais qui pourraient se rejoindre derrière l’affrontement avec la Chine. Surtout, ce n’est qu’un des mouvements d’idées qui se disputent le socle électoral de Trump – et l’héritage du trumpisme.

La question du rôle des États-Unis dans le monde est également le point le plus confus de cette nouvelle mouvance, écartelée entre des pôles encore opposés – mais qui pourraient se rejoindre derrière l’affrontement avec la Chine.

MAYA KANDEL

Chez les nationaux-conservateurs, on retrouve une vision du monde qui mêle la lecture civilisationniste de Samuel Huntington, le prisme «  nationalistes contre globalistes  » repris par Trump dans les textes rédigés par Stephen Miller, mais aussi l’obsession souverainiste de longue date de certains secteurs républicains et d’intellectuels comme ceux du Claremont Institute, dont le principe fondateur, rappelons-le, est qu’il faut «  restaurer les principes de la fondation du pays  »  : la Constitution américaine est considérée comme la seule source de légitimité et de droit, ce qui explique aussi pourquoi l’Union Européenne figure à tel point comme hérésie, ennemi à abattre. La politique étrangère de Mike Pompeo, proche du Claremont, doit ainsi souvent être comprise dans ses deux dimensions, intérieure et extérieure, dans le cadre d’un double affrontement à la fois interne et mondial  : contre une élite internationaliste favorables à la gouvernance mondiale et au multilatéralisme («  globaliste  »), mais aussi  au multiculturalisme à l’intérieur («  cosmopolite  »)  ; et contre ceux qui veulent la fin de l’Occident (la Chine et l’Islam politique). Mais là où Pompeo (comme Yoram Hazony, auteur de La vertu du nationalisme) parle de redéfinir les alliances en accord avec ces principes, et d’encourager les nationalistes de tous les pays, d’autres, comme Tucker Carlson, proche de Trump et animateur vedette de Fox News, dont l’émission est la deuxième plus regardée au niveau national, défendent un authentique isolationnisme qui envisage la politique étrangère comme la défense de l’intérêt américain redéfini a minima  : sécurité du territoire, protection des frontières, défense des entreprises américaines contre la concurrence chinoise  ; dans cette optique, il faut non seulement quitter le Moyen-Orient mais aussi la Corée du Sud et l’Europe, l’idée de faire la guerre pour défendre Taiwan n’est pas prise au sérieux, et l’OTAN est obsolète (et «  pourquoi ne serait-on pas amis avec la Russie  »). Dans un échange avec le président Trump, Tucker Carlson s’était demandé pourquoi il devrait envoyer son fils mourir pour le Montenegro, à l’occasion de l’entrée de ce pays dans l’OTAN  ; réponse révélatrice de Trump  : «  je me pose la même question  ».

Dans un échange avec le président Trump, Tucker Carlson s’était demandé pourquoi il devrait envoyer son fils mourir pour le Montenegro, à l’occasion de l’entrée de ce pays dans l’OTAN  ; réponse révélatrice de Trump  : «  je me pose la même question  ».

MAYA KANDEL

Un «  bloc nationaliste  », socle électoral du trumpisme

Une étude de 2019 du think tank de gauche Center for American Progress sur l’évolution de l’opinion américaine sur la politique étrangère pointait l’existence d’un «  bloc nationaliste  » au sein de l’opinion  : un tiers des électeurs, soit le plus gros groupe identifié par l’étude, pouvait être décrit comme un bloc nationaliste, défini par une volonté de retrait du monde et l’adhésion aux positions de Trump sur l’immigration et le commerce. L’un des marqueurs les plus importants était la dimension générationnelle, également soulignée par d’autres études, montrant que les plus internationalistes sont dans la population vieillissante, tandis que la majorité des moins de 40 ans pense que les États-Unis devraient «  rester à l’écart des affaires du monde  ». Sans les justifier, des évolutions démographiques éclairent ces positionnements marqués par la crainte. Selon une étude du centre de recherche Pew en 2017, la population des États-Unis née à l’étranger atteignait 44,4 millions d’habitants  ; le pourcentage d’immigrants vivant aux États-Unis représentait 13,6 % de la population, juste en dessous du record de 1890 à 14,8 %. De 1990 à 2007, la population d’immigrants illégaux a été multipliée par trois, pour atteindre 12,2 millions en 2007. Elle est aujourd’hui estimée à 10,5 millions. Ces chiffres sont proches du plus haut niveau historique de 1890 et 1910, deux moments préludes à des fièvres de nationalisme, au vote de lois des quotas (1923 et 1924), et à la période la plus isolationniste de la politique étrangère américaine (années 1920 et 1930).  

Photo portrait Donald Trump La doctrine Trump trumpisme politique étrangère style populiste populisme États-Unis ère Trump élections américaines Président Biden QAnon

Il y a des fondamentaux qui ne changeront pas avec ou sans Trump  : le constat d’un ordre international qui ne sert plus les intérêts américains et qu’il convient de réformer (dynamiter, selon Trump)  ; la nécessité de renouer le lien avec la politique intérieure  ; le rejet des interventions militaires sauf si l’intérêt national est directement menacé  ; une réévaluation des alliances et des alliés. Mais la politique étrangère est à la fois au cœur du conservatisme national, tout en constituant la grande faiblesse de ce mouvement, en raison de la confusion qui y règne, et des questions existentielles que son évolution pose pour le pays. Car les États-Unis se sont toujours définis par l’exceptionnalisme, la conviction d’avoir un rôle unique à jouer dans le monde  : or le désengagement du monde suppose aussi un renoncement, celui d’une posture hégémonique à l’international. Il n’est pas certain que le pays et ses élites y soient prêts  : car en rejetant l’exceptionnalisme, les États-Unis deviendraient un pays comme les autres, une «  puissance normale  ». Ce point interroge profondément l’identité américaine – dont la crise est liée à celle de la politique étrangère et éclaire le moment actuel aux États-Unis. 

Les États-Unis se sont toujours définis par l’exceptionnalisme, la conviction d’avoir un rôle unique à jouer dans le monde  : or le désengagement du monde suppose aussi un renoncement, celui d’une posture hégémonique à l’international.

MAYA KANDEL

Puissance normale ou puissance hégémonique  : la question de l’exceptionnalisme

Pour le Claremont Institute, comme pour les nationalistes et les isolationnistes qui entendent revenir aux origines du pays, il convient de renouer avec George Washington et son rejet des «  alliances contraignantes  »  ; au-delà, il s’agirait de revenir à la politique étrangère américaine du premier siècle, fondée sur la nécessité de la puissance économique et donc sur une politique commerciale agressive, dans le but de défendre la base manufacturière et l’emploi américains, mais aussi sur un impérialisme économique à la McKinley qui mette la force de l’État à la rescousse des entreprises américaines, à l’intérieur comme à l’international – cet «  impérialisme privé  » proprement américain, symbolisé par la politique asiatique au XIXe siècle, par la United Fruit en Amérique latine jusqu’à la Seconde Guerre mondiale – jusqu’aux sanctions extra-territoriales aujourd’hui.

Mais tous n’envisagent pas la politique internationale comme une simple «  compétition géoéconomique  ». Ainsi, le sénateur Josh Hawley, plus jeune élu du Sénat, figure montante et fidèle trumpiste – du moins jusqu’ici – dénonçait dans un discours récent «  l’idéologie globaliste dominante dans de nombreux pays européens, notamment l’Allemagne et la France d’Emmanuel Macron  », idéologie désignée comme «  progressisme transnational  », vision «  post-souverainiste  », ou «  universalisme progressiste  ». Répétant que le but de la politique étrangère américaine n’est plus de transformer le monde, il mettait l’accent sur la fondation du pays, «  construit et développé par les travailleurs, les classes moyennes  », plaidant pour un «  ordre international respectant notre caractère national, qui est d’être une nation avant tout commerciale  ». Or, «  une nation commerciale ayant besoin d’accès aux marchés dans toutes les régions du monde  », Hawley concluait donc en indiquant que ce n’était possible que «  si aucune région n’est contrôlée ou développée par une autre puissance  », et que la politique étrangère américaine devait donc empêcher toute autre puissance hégémonique, en particulier sur l’Europe et l’Asie. 

Cet accent géopolitique évoquant les théories de McKinder fait un retour marqué dans les textes des cercles de réflexion conservateurs américains, très préoccupés par «  le contrôle de l’Eurasie ».

MAYA KANDEL

Cette phrase rappelle le document stratégique de 1992, premier document du Pentagone après la fin de la guerre froide émanant de Dick Cheney et Paul Wolfowitz (deux hommes que l’on retrouvera dans l’administration de George W. Bush en 2001), qui réaffirmait l’un des fondamentaux de la posture américaine au monde, «  empêcher l’émergence d’une superpuissance rivale  » capable de dominer une région du monde. Cet accent géopolitique évoquant les théories de McKinder fait un retour marqué dans les textes des cercles de réflexion conservateurs américains, très préoccupés par «  le contrôle de l’Eurasie  ». Hawley concluait son discours fondateur sur une stratégie aux accents d’endiguement, cette fois à l’encontre de la Chine, dont «  la volonté de domination constitue la plus grave menace sécuritaire pour les États-Unis dans ce siècle  ». Ce discours est proche de celui de Tom Cotton ou Nikki Haley, autres figures emblématiques de la jeune garde républicaine et prétendants à la succession de Trump. Cette approche est en passe de s’imposer côté républicain et pourrait réunir les différents courants décrits par Dueck. Elle permet également d’invoquer l’exceptionnalisme, dans un contexte de plus en plus marqué d’affrontement des modèles avec la Chine.

Les États-Unis, puissance insulaire  : la fin de la centralité de la relation transatlantique 

Walter Russell Mead faisait au moment de la publication de la stratégie de défense nationale de l’administration Trump en 2018 un parallèle éclairant avec le débat stratégique britannique du début du XXe siècle. À la fin du XIXe siècle en Grande-Bretagne, le débat stratégique opposait d’un côté les partisans d’une stratégie «  continentale  » donnant la priorité aux alliances et à une coopération rapprochée avec les États-clés européens, et de l’autre les défenseurs d’une stratégie maritime (blue water policy), qui voulaient se détourner de l’Europe pour embrasser une stratégie globale, utilisant la position géographique et l’empire pour maximiser la puissance britannique.

Dans les États-Unis contemporains, les «  continentalistes  » seraient les partisans du statu quo, prolongement de la politique étrangère post-1945.

Maya Kandel

Dans les États-Unis contemporains, les «  continentalistes  » seraient les partisans du statu quo, prolongement de la politique étrangère post-1945  : ils voient toujours le monde atlantique, avec son réseau institutionnel dense développé au sein des alliés de la guerre froide, comme le modèle sur lequel une société pacifique globale peut et doit être construite, et défendent donc toujours une politique américaine fondée avant tout sur la collaboration occidentale. Mais l’administration Trump semble avoir fait le choix d’une «  stratégie maritime  », au sens de la blue water policy du débat britannique  : comme à l’époque de la Pax Britannica, les partisans de cette stratégie entendent accumuler puissance et richesse en avançant leurs intérêts dans le monde entier, voyant là une meilleure recette de succès que dans les complications européennes et transatlantiques. Rappelons, pour filer la métaphore de Mead, que pour les Anglais d’alors, une Grande-Bretagne forte pouvait ensuite intervenir au besoin en Europe pour maintenir ou rétablir un équilibre des puissances, et garantir par là-même une domination globale britannique. Cette vision éclaire de nombreuses décisions de l’équipe au pouvoir à Washington. L’administration Trump voit par exemple l’accord de Paris avant tout comme un obstacle à l’exploitation par les États-Unis de leur potentiel énergétique. Surtout, les États-Unis se considèrent dans une compétition géopolitique mondiale avec la Chine qui ne pourra être gagnée en invoquant le multilatéralisme et le droit international. La «  doctrine Trump  » exprimerait ces choix  : l’Asie avant l’Europe, le «  réalisme  » plutôt que l’internationalisme libéral, la prospérité américaine avant le multilatéralisme et la coopération internationale.

Cette vision présente l’avantage de rapprocher à la fois la focalisation du Pentagone, depuis plusieurs années déjà, sur le défi chinois, et certains instincts du président lui-même. Une telle approche ne tourne pas le dos au camp occidental et ne rejette pas la relation transatlantique, mais part du principe que c’est la puissance américaine, et non les institutions transatlantiques, qui permettent à ces mêmes institutions, et donc à l’Occident d’exister. Les phases de la politique étrangère américaine et les principales ruptures sont toujours liées aux évolutions du rapport entre les États-Unis et l’Europe et plus précisément au rapport de force transatlantique. C’est donc un changement profond de statut pour la relation transatlantique et peut-être, en ce qui nous concerne, la principale différence entre la vision du monde trumpiste et la réflexion engagée par un camp démocrate également en pleine recomposition. Mais ce n’est qu’un des champs de questionnement ouverts par Trump sur la politique étrangère. L’idée de redéfinir une politique étrangère véritablement au service des Américains, notamment des classes moyennes et populaires, de réconcilier politique étrangère et intérieure, est également essentielle, pour le socle électoral trumpiste comme pour les progressistes du parti démocrate. Mais elle se traduirait différemment dans une présidence Biden, dont les contours et notamment la place de l’aile gauche restent à préciser, même si la volonté de réinventer la politique étrangère et de transformer le rapport américain au monde y est également présente.