Un an jour pour jour après l’annonce par Donald Trump du retrait des États-Unis de l’accord de juillet 2015 relatif au nucléaire iranien, le président iranien Hassan Rohani a affirmé, le 8 mai 2019, que l’Iran décide de suspendre l’application de deux clauses de cet accord. Depuis cette date, l’Iran ne limite plus ses stocks d’uranium faiblement enrichi et d’eau lourde en arrêtant l’envoi à l’étranger du surplus de sa production d’uranium enrichi et d’eau lourde. L’Iran donnait par ailleurs 60 jours à l’Allemagne, la Chine, la France, la Grande-Bretagne et la Russie pour trouver des moyens de compenser les sanctions pétrolières et bancaires mises en œuvre par les États-Unis. Le président iranien a prévenu qu’en l’absence de résultats au terme de ce délai, son pays s’affranchira des mesures de l’accord de 2015 liées à la modernisation du réacteur à eau lourde d’Arak et ne respectera plus la limite d’enrichissement de son uranium à 3,65 %. Cette menace semble aujourd’hui sur le point d’être mise à exécution.
Depuis l’annonce par Donald Trump le 8 mai 2018 du retour de la totalité des sanctions américaines levées à la suite de l’entrée en vigueur de cet accord de Vienne – malgré la confirmation par l’AIEA, dans 15 rapports trimestriels parus entre 2016 et aujourd’hui, que Téhéran a respecté ses engagements en entamant notamment la diminution de plus de deux tiers de son total de centrifugeuses, en éliminant 98 % de son stock d’uranium enrichi et en modifiant la centrale nucléaire d’Arak afin d’y rendre impossible la production de plutonium militaire – l’Union européenne s’est attelée à trouver des solutions afin de prévenir une éventuelle reprise par l’Iran de son programme nucléaire à des fins militaires.
Le premier volet des sanctions pénalise depuis le 6 août 2018 les importations de matières premières, les transactions financières, les opérations sur la dette et la monnaie iranienne ainsi que les achats dans le secteur automobile et l’aviation commerciale. Le second volet des sanctions américaines contre l’Iran est entré officiellement en vigueur le 5 novembre 2018. Ces nouvelles sanctions visent principalement les opérations bancaires et le secteur de l’énergie iranien, qui représente 20 % de son PIB. Plus de 700 individus, entités, avions et bateaux ont été placés le 5 novembre sur la liste des entités sanctionnées par l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), organisme de contrôle financier du département du Trésor américain, ce qui leur interdit toute transaction depuis ou vers les États-Unis. Début mai 2019, Donald Trump a imposé de nouvelles sanctions contre les secteurs iraniens du fer, de l’acier, de l’aluminium et du cuivre qui représentent environ 10 % des exportations de l’Iran.
Malgré les actions diverses et variées de l’Union, de nombreuses sociétés européennes ont annoncé publiquement leur désengagement d’Iran au cours de l’année 2018. Obligés de choisir entre le marché iranien et celui des États-Unis, les grands groupes européens font le choix des États-Unis afin de pouvoir poursuivre leur activité sur l’immense marché américain, d’éviter d’importantes amendes et de ne pas faire face au départ de certains de leurs actionnaires1. Les entreprises européennes ne peuvent pas non plus perdre le soutien des banques européennes qui risquent la perte de leur licence bancaire aux États-Unis et ce à tel point que certains avocats d’affaires2 qui ont supervisé des opérations vers l’Iran, considèrent que les banques européennes sont les principaux relais de la politique américaine en Europe vis-à-vis de l’Iran.
Sous couvert de respect des embargos américains ou de lutte contre la corruption, les États-Unis imposent leurs règles à l’Europe
L’affaire iranienne n’est en réalité qu’un champ de bataille dans la « guerre » économique contemporaine de l’extraterritorialité. Le cœur du sujet est en effet l’extraterritorialité des lois américaines, permise notamment par la toute-puissance du dollar, qui confère la possibilité aux États-Unis de sanctionner des entreprises étrangères dont l’activité est pourtant externe au territoire américain3.
En 1998, les Américains étendent aux entreprises du monde entier l’application de leur loi anticorruption adoptée en 1977 (le FCPA, pour Foreign Corrupt Practices Act4, mis en place en réaction à l’affaire Lockheed). Pour fonder la compétence territoriale des États-Unis, il suffit que des dollars ou une chambre de compensation américaine aient été utilisés lors d’une transaction financière. Or les devises doivent passer par la chambre de compensation de New-York pour être converties en dollar. La participation d’un citoyen américain aux opérations, le stockage de données sur un serveur aux États-Unis ou l’usage de composants américains dans le cycle de production de l’entreprise servent également de fondements à une application extraterritoriale des normes américaines. C’est au titre de cette loi que le département de la justice américain a engagé officiellement fin 2017 des investigations contre Airbus dans le cadre de contrats signés, en particulier avec le Kazakhstan.
Le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, dans un ouvrage5 de 2015, ainsi que l’ancien dirigeant d’une division d’Alstom, Frédéric Pierucci6, ont bien illustré comment cette législation américaine, pour des faits de corruption impliquant Alstom, notamment en Indonésie, s’était tenue comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des dirigeants du groupe français au moment de la décision de vente de la branche énergétique d’Alstom, qui représentait 70 % de l’activité du groupe, à l’américain General Electric. Conformément au souhait émis devant le Congrès dès 1993 par le Secrétaire d’État américain Warren Christopher7, l’extraterritorialité normative est donc une arme économique redoutable au service des intérêts stratégiques des États-Unis.
C’est également dans les années 1990 que les États-Unis donnent une portée extraterritoriale à leurs différents régimes d’embargos et de sanctions internationales. En vertu de ce principe d’extraterritorialité des normes d’embargos, les États-Unis ont pu contraindre BNP Paribas au versement de près de 9 milliards de dollars en 2014. Cette amende sanctionnait un contournement par la banque dans les années 2000 des embargos imposés par les Américains en Iran, au Soudan et à Cuba. La Société Générale a de son côté été contrainte l’année dernière de verser une amende de 1,3 milliard de dollars, principalement pour violation de l’embargo sur Cuba.
D’après les données du rapport parlementaire8 de Karine Berger et Pierre Lellouche consacré à l’extraterritorialité de la législation américaine, 14 des 15 plus grosses amendes entre 2004 et 2015, au titre de la violation des embargos et de la législation anti-blanchiment, ont concerné des entreprises européennes. Ces chiffres laissent penser que les États-Unis utilisent avant tout ces outils pour affaiblir des entreprises menaçant ses intérêts stratégiques.
Washington ne cesse d’étendre la portée de son impérialisme juridique. Volkswagen a été contrainte de payer plus de 20 milliards d’euros d’amende aux États-Unis pour sa fraude aux règles environnementales dans le cadre du scandale des moteurs diesel. Les règles ITAR (International Traffic in Arms Regulation) confèrent aux États-Unis le pouvoir de ne pas autoriser une exportation d’un matériel militaire, contenant au moins un composant américain, d’un pays étranger vers un autre. Le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) de 2010 donne quant à lui des pouvoirs extraterritoriaux conséquents au fisc américain, tandis que le Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act) de 2018 permet d’asseoir la possibilité pour les autorités américaines d’accéder, dans le cadre d’une enquête judiciaire, à des données stockées par des entreprises américaines, même si ces informations ne sont pas stockées aux États-Unis. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive !
Dans une note datée du 12 avril 2018 et intitulée « Panorama des ingérences économiques américaines en France »9, la DGSI soulignait par ailleurs que les entreprises françaises de certains secteurs comme l’aéronautique « font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d’informations et d’ingérence économique » car, dans le cadre de ces procédures juridiques stratégiques, plusieurs cabinets d’avocat américains « sont en contact avec des administrations américaines. »
L’influence de cette extraterritorialité de la norme américaine en Iran dans le « grand jeu » géopolitique
Dans un contexte d’effondrement du rial couplé à une forte hausse de l’inflation et à l’apparition de pénuries de certains médicaments, un soutien économique des Européens à l’Iran (dont le PIB pourrait diminuer de 6 % cette année, après une baisse de près de 4 % en 2018) revêt une importance géostratégique à plusieurs titres.
D’une part, l’appui des Européens à l’Iran doit permettre d’éviter la création d’un déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché du pétrole. En mars 2019, les exportations quotidiennes étaient en moyenne de 1,7 millions de barils selon l’agence S & P Global Platts, contre environ 2,5 millions de barils par jour un an plus tôt. L’annonce par les États-Unis lors de l’entrée en vigueur du second volet de sanctions de l’autorisation10 pour la Turquie, l’Inde, la Chine, le Japon, la Corée du sud, Taiwan, l’Italie et la Grèce de continuer d’acheter du pétrole iranien pour une durée temporaire de six mois avait permis d’éviter une chute brutale des exportations iraniennes ainsi qu’un éventuel blocage par l’Iran du verrou stratégique du détroit d’Ormuz, générateur d’une forte hausse des prix du pétrole. Alors que les exemptions n’ont pas été prolongées et que les tensions sont de plus en plus vives dans la mer d’Oman, le soutien de l’Union – qui était l’un des huit signataires de l’accord de 2015 –, en parallèle d’un appui éventuel conséquent de la Chine et de la Russie, doit permettre d’éviter une forte augmentation du cours du baril de pétrole. L’Iran pourrait aussi continuer d’exporter une partie de sa production de pétrole en ayant recours au marché noir.
D’autre part, le soutien européen doit permettre de limiter les risques d’escalade au Moyen-Orient. Si l’Iran recommence un programme nucléaire à des fin militaire, l’Arabie Saoudite en fera probablement de même, comme l’a assuré en mars 2018 le prince héritier Mohammed ben Salmane. Le développement de programmes nucléaires en Turquie et en Égypte, à des fins de suprématie régionale, ne sera pas non plus à écarter à un horizon plus lointain. L’histoire nous dira si Donald Trump restera comme l’un des Dr. Khan de la bombe atomique perse et une source de la radicalisation de la politique étrangère du régime – qui passerait par exemple par une réactivation de certaines des cellules terroristes dormantes chiites dans les pays développés – ou un catalyseur de la montée en puissance politique de personnalités comme Qasem Soleimani ou Ebrahim Raissi, respectivement chef de la force Al-Qods des Gardiens de la révolution, et chef du système judiciaire.
Les faucons de la Maison blanche, emmenés par John Bolton, espèrent que la politique de sanctions conduira à une chute de la République islamique en Iran, oubliant apparemment les conséquences désastreuses pour la région et le monde de leur dernière tentative de renversement d’un régime dans la région, lorsqu’ils envahirent l’Irak de Saddam Hussein pour y instaurer une république démocratique.
La réponse européenne à cette lame de fond est pour le moment embryonnaire
La réponse européenne a pour le moment été insuffisante pour garantir un maintien à moyen terme de l’Iran dans le JCPOA. L’Union n’est pas parvenue à offrir une protection suffisante aux groupes européens présents en Iran avant le retour des sanctions. Après avoir écarté l’idée d’un rôle d’intermédiaire financier en Iran de la Banque européenne d’investissement, étant donné qu’un tiers de ses prêts sont libellés en dollars, l’Union a activé en août 2018 une version actualisée du règlement européen de 1996 afin de tenter de protéger les entreprises européennes face aux sanctions émises par les États-Unis. Ce règlement11 avait été adopté en 1996 en réponse aux lois américaines Helms-Burton et d’Amato-Kennedy qui sanctionnaient les entreprises non-américaines ayant des activités économiques à Cuba, en Libye et en Iran. Un compromis obtenu en 1998 entre l’Union et les Etats-Unis avait finalement annulé son entrée en vigueur. Une disposition de la loi Helms-Burton est toutefois entrée en vigueur le 2 mai 2019 afin de permettre à des Américains, expropriés par le régime castriste, de lancer des actions en justice contre les entreprises présentes à Cuba ayant tiré profit des actifs saisis.
Cet acte juridique de l’Union, est cependant davantage un instrument politique qu’une arme juridique. Il permet principalement d’éviter qu’une entreprise soit poursuivie dans l’Union pour avoir dérogé aux sanctions américaines. Cette protection étant seulement effective sur le sol européen, elle n’est efficace que pour quelques PME absentes du marché américain et passant par des banques françaises comme Wormser Frères et Delubac & Cie ou des banques coopératives régionales allemandes qui ne sont pas exposées aux États-Unis. À condition bien évidemment pour ces PME de prohiber l’intervention de composants américains dans la création de valeur ajoutée et de ne pas stocker de données sur un serveur américain.
Pour pallier les faiblesses de ce règlement, Federica Mogherini a annoncé en septembre 2018 la mise en place d’une bourse d’échange pour faciliter certaines transactions financières avec l’Iran. Cette structure juridique, dénommée Instex (Instrument for Supporting Trade Exchanges), est basée à Paris, avec un directeur allemand. La présidence tournante revient au Royaume-Uni. Elle devrait être opérationnelle dans quelques mois et consistera en un système de troc, ne faisant pas intervenir de transfert d’argent. La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne sont les uniques actionnaires de ce fonds commun de créance soutenu par l’Union. L’apport de l’Instex est toutefois très limité, car il ne se cantonnera à priori qu’à des secteurs non touchés par les sanctions, comme l’agroalimentaire ou le secteur pharmaceutique, et qu’il implique que Téhéran crée une structure miroir en Iran pour que des échanges puissent être effectués.
L’Europe, qui était à l’initiative en 2003 via la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni des premières négociations avec l’Iran relatives à l’abandon de son programme nucléaire 12, doit impérativement renforcer son action dans ce domaine afin de permettre à de nombreuses entreprises européennes de poursuivre leurs activités en Iran et de faciliter le respect de l’accord de Vienne, qui avait été approuvé par la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l’ONU. L’éventuel renforcement par la République islamique pendant l’été de sa législation sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, afin de se mettre en conformité avec les normes du GAFI (Groupe d’action financière international), sera un bon indicateur de l’avenir politique de l’Iran.
Des solutions plus structurelles à envisager pour permettre aux européens d’affronter la diplomatie juridique offensive des États-Unis en Iran
Dans son livre Un privilège exorbitant13 publié en 2010, l’économiste Barry Eichengreen explique que le dollar, qui correspondait fin 2017 à la monnaie d’environ 63 % des avoirs des banques centrales et de 85 % des transactions sur le marché des changes, reste nettement la devise la plus importante du monde en raison de l’absence de véritable rival. La décision de Donald Trump de se retirer de l’accord de Vienne accroît cependant la défiance de multiples acteurs vis-à-vis du dollar. Tandis que la Chine, premier importateur de pétrole de la planète, a lancé en 2018 ses premiers contrats pétroliers à terme libellés en yuan – la Russie et l’Iran vendent à présent une partie de leur pétrole avec des contrats en yuans convertibles en or – et que Xi Jinping et Poutine ont annoncé en septembre dernier leur volonté de limiter davantage l’utilisation du dollar dans leurs échanges commerciaux bilatéraux – les échanges sino-russes effectués en yuan et en roubles ont été quadruplé au cours des quatre dernières années –, les tensions fin 2018 sur les taux italiens et sur ceux d’autres États d’Europe du sud confirment que la possibilité à court et moyen terme d’un rôle international accru pour l’euro est avant tout chimérique. Le budget du futur « instrument budgétaire pour la convergence et la compétitivité » de la zone euro pourrait n’être que de 17 milliards d’euros sur 7 ans soit 2,4 milliards d’euros par an. La part de l’euro dans les réserves de change des banques centrales a diminué en une décennie, de 26 % en 2008 à 20 % environ aujourd’hui. La part du yuan dans les réserves de change des banques centrales est quant à elle pour le moment epsilonesque. Le yuan n’est pas crédible pour se substituer au dollar en raison notamment de l’encadrement de sa convertibilité, du contrôle des capitaux et de la nécessité pour la Chine de générer d’importants excédents courants pour son développement. La création d’un SWIFT européen, comme le souhaite14 par exemple le ministre fédéral allemand des affaires étrangères Heiko Maas, est un chantier au long cours que l’Union se doit de porter à bras le corps. SWIFT est le système international de paiement interbancaire et de messagerie pour les transferts d’argent. Plus de 90 % des transferts de fonds transitent par ce réseau qui est largement contrôlé par les États-Unis. Pour y faire face, la Chine développe, à l’instar de la Russie, un système analogue (le Cross-Border Interbank Payment System, qui a été mis en service en 2015). Dès le 5 novembre 2018, SWIFT annonçait qu’il allait suspendre de son réseau certaines banques iraniennes. L’Iran avait déjà été exclu de ce programme de 2012 à fin 2015, ce qui avait accéléré la baisse de ses exportations pétrolières. La mise en place d’un SWIFT européen faciliterait la poursuite des opérations de nombreuses entreprises européennes en Iran. Elle constituerait alors une redoutable arme structurelle de résistance aux sanctions extraterritoriales des États-Unis.
Enfin, alors que la maîtrise des données sera l’un des principaux enjeux du 21ème siècle et que le Patriot Act de 2001 s’applique de manière extraterritoriale à la France, le développement de l’hébergement des données dans des centres informatiques en Europe et la création de logiciels d’analyse de données français ou européen pour les services de renseignement – comme le prévoit le projet Artemis de la Direction générale de l’armement – sur le modèle de ceux fournis par l’américain Palantir doivent être considérés comme des chantiers de première importance pour les États membres de l’Union. La mise en œuvre du projet de règlement européen dit E-evidence15, qui fait office de pendant au Cloud Act, doit aussi être une des nouvelles priorités de la prochaine législation.
L’Union doit poursuivre le développement de l’extraterritorialité du droit européen afin notamment de peser sur de nombreux processus d’harmonisation normative au niveau mondial
Selon Pierre Buhler, l’Union est une « puissance normative » dont le « code génétique récuse la puissance »16 au sens classique du terme. Pour lui, la puissance de l’Union s’incarne davantage dans le soft power que dans la coercition et se projette dans le monde par le biais de la politique commerciale, de la politique de développement et par la capacité de l’Union européenne à imposer des normes à d’autres acteurs.
Cet aspect normatif de la puissance européenne apparaît d’autant plus indispensable alors que la Chine s’applique à façonner une « mondialisation à la chinoise » par le biais des Nouvelles routes de la soie, dont la dimension normative est de plus en plus affirmée depuis 2015 comme l’ont mis en évidence des chercheurs de l’IFRI17. La promotion par la Chine de ses standards est pour elle un formidable moyen de conquérir de futurs marchés. Le développement par la Chine de législations extraterritoriales d’ici 2030 n’est par ailleurs pas à écarter. La portée du projet des Nouvelles routes de la soie ne cesse aussi de s’étendre depuis son lancement en 2013. Dorénavant près de 120 États, dont l’Italie ainsi que 16 États d’Europe centrale, orientale et des Balkans sont intégrés dans cet ambitieux projet de nouvel ordre mondial, ce qui permet à la Chine de diviser les Européens sur des questions comme l’accès au marché public ou le choix de Huawei pour le développement des stratégiques réseaux 5G aux applications bien plus larges que les réseaux 4G. Les investissements logistiques chinois dans les ports de Trieste et de Gênes, annoncés en mars 2019, sont quant à eux un moyen pour la Chine de consolider son accès maritime au marché européen18.
L’accès à un marché de 500 millions de consommateurs au fort pouvoir d’achat offre à l’Union un puissant levier pour convaincre ses partenaires d’adopter ses propres solutions juridiques et ses standards élevés en matière sanitaire, environnementale, financière ou encore de protection des données. Le règlement européen de 2006 REACH sur le contrôle des substances chimiques dans l’Union a par exemple entraîné l’adoption de normes similaires en Turquie et dans plusieurs États asiatiques.
L’entrée en vigueur en mai 2018 du règlement général sur la protection des données (RGPD) constitue un tournant important dans cette « guerre » de l’extraterritorialité car les articles 2 et 3 du règlement lui donnent une assise extraterritoriale. La semaine de l’entrée en application du RGPD, Mark Zuckerberg assurait d’ailleurs que cet acte législatif européen qui améliore la protection des données des particuliers allait s’appliquer à l’ensemble des utilisateurs de Facebook à travers le monde. L’amende potentielle de 4 % du chiffre d’affaire annuel en cas de non-respect des dispositions du RGPD, soit plus d’un milliard et demi de dollars pour Facebook, a bien évidemment eu un fort effet incitatif dans la diffusion de ces normes européennes. Deux mois plus tard, lors de la signature de l’accord commercial entre l’Union et le Japon, les dirigeants japonais ont quant à eux accepté un alignement de leur législation sur la protection des données sur les règles européennes.
Comme l’a soulignée avec beaucoup de justesse Noëlle Lenoir, il « n’est plus possible hélas sur des sujets sensibles tels que celui de la protection de la vie privée – un concept très différent d’une culture et d’un régime politique à l’autre – d’espérer une convention multilatérale fondée sur un consensus universel. En ce domaine comme dans les autres y compris en matière commerciale, le multilatéralisme est en panne. C’est donc par le détour de l’extraterritorialité que se fera la confrontation et en définitive l’harmonisation des valeurs et des droits »19.
Plutôt que de souffler de manière contreproductive et arbitraire sur les braises du budget italien, la Commission européenne doit dès lors faire de la dotation de puissantes capacités juridiques d’intervention extraterritoriales aux juges de la Cour de justice de l’Union et au procureur européen20 un axe de travail prioritaire de la prochaine législature européenne. L’extraterritorialité du corpus juridique européen conduira à l’extraterritorialité de ses sanctions.
Même si la France n’est pas de taille à mener seule ces luttes de la norme et de l’extraterritorialité, certains aspects de la loi Sapin II de 2016 qui développent, en s’inspirant du FCPA, l’application extraterritoriale des dispositions du code pénal relatives à la corruption, sont évidemment salutaires. Dorénavant les standards français de lutte contre la corruption sont proches des standards américains. Il en va de même des propositions du député Raphaël Gauvain, qui visent à donner un nouvel élan à la loi de blocage française de 1968 pour protéger les entreprises françaises et leurs dirigeants face à des procédures judiciaires ou administratives de portée extraterritoriale. Le député Gauvain recommande de fortement renforcer les sanctions en cas de transmission d’informations portant atteinte à la souveraineté et aux intérêts économiques essentiels de la France – par exemple dans le cadre de procédures judiciaires. La sanction maximale pourrait passer de 18 000 euros à 2 millions d’euros pour une personne physique et jusqu’à 10 millions d’euros pour une entreprise.
Une nécessaire meilleure protection en Europe des actifs stratégiques doublée d’une évolution de la taxation du secteur numérique
Les pouvoirs publics américains ont récemment durci leur dispositif de filtrage21 des investissements étrangers dans les entreprises américaines considérées comme stratégiques (via le Foreign Investment Risk Review Modernization Act, signé le 13 août 2018 par Donald Trump) en renforçant le pouvoir de l’organe de supervision et en lui donnant une mission extraterritoriale. De son côté, le règlement européen22 sur le contrôle des investissements étrangers touchant à des secteurs stratégiques de l’Union entrera en vigueur fin 2020. Cet acte législatif permettra de rendre plus visible et de mieux coordonner les différents mécanismes en la matière des États membres de l’Union. Le règlement fixe des modalités pour les États membres souhaitant adopter un mécanisme de filtrage. À l’heure actuelle, la moitié des Etats membres de l’Union ont des mécanismes nationaux de surveillance des investissements étrangers.
La condamnation en 2016 d’Apple par la Commission européenne à rembourser 13 milliards d’euros à l’Irlande – 25 % environ du budget annuel de l’Irlande – pour cause d’optimisation fiscale non conforme aux règles européennes en matière d’aides d’État tout comme les trois amendes de 2,4, 4,3 et 1,5 milliards d’euros infligées en moins de deux ans par Bruxelles à Google pour abus de position dominante peuvent aussi être considérées comme une réponse indirecte à cette politique du « big stick » contemporaine.
La dégradation des relations entre les États-Unis et le vieux continent étant une tendance de fond depuis deux décennies, l’Union ne doit pas hésiter à multiplier les sanctions de ce type contre les GAFA, qui sont des instruments de la puissance américaine, ainsi qu’à multiplier les actes législatifs ayant une application directe outre-Atlantique telle que l’obligation23, officialisée fin 2018, pour les plateformes de vidéo à la demande comme Netflix ou Amazon Prime de disposer dès l’été 2020 de minimum 30 % d’œuvres européennes dans leur catalogue et de contribuer au développement des productions audiovisuelles européennes. De surcroît, comme l’explique le politologue Robert Kagan24, le concept d’America First mis en avant par Donald Trump pourrait constituer un mouvement profond de retour à la conception de la politique étrangère américaine qui était prédominante avant la Seconde guerre mondiale.
Puisque les géants américains du numérique payent 14 points d’impôts de moins que la moyenne, une taxation au niveau de l’ensemble de l’Union plus juste de ces entreprises permettrait de financer des biens communs que le secteur privé ne souhaite pas toujours financer tel que l’accès au très haut débit pour l’ensemble des citoyens. L’obtention d’un accord à terme permettant, par exemple, d’élargir dans l’Union la notion de l’établissement fiscal ou alors d’ajouter dans la définition de l’assiette de l’impôt sur les sociétés un critère de présence numérique serait hautement souhaitable. Le suivi de ce fil d’Ariane couplé à une politique de la défense européenne émancipatrice de l’OTAN est incontestablement pour l’Union un moyen de développer ce que Zaki Laidi qualifie « d’instinct de puissance »25, et qui fait tant défaut à l’Union dans de nombreux domaines, pour lui permettre de s’inscrire dans la course à l’hégémonie américano-chinoise !
Sources
- “Total préfère les États-Unis à l’Iran”, Sami Ramdani, Le Grand continent, 11 novembre 2018
- “La France et l’Iran : relations et potentiels”, Conférence à l’Assemblée nationale, 28 février 2019
- “La géopolitique de l’Euro”, Cyprien Batut, Olivier Lenoir, Le Grand continent, 03 janvier 2019
- Le texte du FCPA est disponible ici : https://www.justice.gov/criminal-fraud/foreign-corrupt-practices-act
- Jean-Michel Quatrepoint, « Alstom, scandale d’État », Fayard, 2015.
- Frédéric Pierucci, avec Matthieu Aron, « Le piège américain », éditions JC Lattès, 2019.
- « La sécurité économique américaine doit être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère américaine … il faut promouvoir la sécurité économique américaine en lui accordant autant d’énergie et de ressources qu’il en a fallu pour la guerre froide » déclare Warren Christopher, secrétaire d’État le 13 janvier 1993 (cité par le chercheur de l’IRIS Ali Laïdi, Diplomatie, 2015).
- Rapport d’information de l’Assemblée nationale sur l’extraterritorialité de la législation américaine disponible ici : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4082.asp
- Article du Figaro de Jean-Marc Leclerc, « Comment les États-Unis espionnent nos entreprises ? » : http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/11/13/01016-20181113ARTFIG00310-comment-les-etats-unis-espionnent-nos-entreprises.php
- Le nouveau port iranien de Chabahar, stratégique pour l’Iran, l’Inde et l’Afghanistan a aussi été exempté de sanctions américaines.
- Règlement du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers, disponible ici : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A31996R2271
- “Comprendre l’Iran du JCPOA, une conversation avec Bernard Hourcade”, Le Grand continent, 19 mai 2017
- Barry Eichengreen, « Un privilège exorbitant : Le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international », Odile Jacob, 2011.
- Tribune « Making plans for a new world order » du ministre fédéral allemand des affaires étrangères parue dans le Handelsblatt en août 2018 et disponible ici : https://global.handelsblatt.com/opinion/making-plans-new-world-order-germany-us-trump-trans-atlantic-relations-heiko-maas-europe-956306
- Projet de règlement disponible ici : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:639c80c9-4322-11e8-a9f4-01aa75ed71a1.0002.02/DOC_1&format=PDF
- Pierre Buhler : « L’Europe et la puissance », 2008, Broché et « La Puissance au XXIe siècle, les nouvelles définitions du monde », CNRS Éditions, 2014.
- « La France face aux Nouvelles routes de la soie chinoises », Etudes de l’Ifri, octobre 2018, dirigée par Alice Ekman en collaboration avec Françoise Nicolas, Céline Pajon, John Seaman, Isabelle Saint-Mézard, Sophie Boisseau du Rocher et Tatiana Kastouéva-Jean disponible ici : https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/france-face-aux-nouvelles-routes-de-soie-chinoises-0
- Voir les analyses consacrées à la question des Routes de la soie en Europe sur Le Grand continent : https://legrandcontinent.eu/fr/?s=routes+de+la+soie.
- Noëlle Lenoir, « L’extraterritorialité du règlement européen de protection des données : première mondiale », 17 mars 2018, disponible ici sur son blog hébergé par l’Express : http://blogs.lexpress.fr/noellelenoir/2018/03/17/lextraterritorialite-du-reglement-europeen-de-protection-des-donnees-premiere-mondiale/
- Bernard Cazeneuve, « il faut un procureur européen anti-corruption », interview à L’Obs publiée le 17 janvier 2019 : https://www.nouvelobs.com/economie/20190117.OBS8654/bernard-cazeneuve-il-faut-un-procureur-europeen-anticorruption.html – « Les principes régissant la lutte contre la corruption (ceux définis par l’OCDE) doivent faire l’objet d’une directive européenne à caractère contraignant. Cette directive imposerait les mêmes règles à tous les pays de l’Union européenne, inspirées des principales recommandations ou conventions élaborées par l’OCDE. Ce qui permettrait au procureur européen, dont la compétence est pour le moment exclusivement limitée à la lutte contre la fraude aux fonds publics européens, de poursuivre aussi les affaires de corruption internationales ».
- Voir sur le sujet l’article des Échos de la journaliste Anne Drif paru en août 2018 « Partout, les États durcissent le contrôle des acquéreurs étrangers » disponible ici : https://www.lesechos.fr/finance-marches/ma/0302137274305-partout-les-etats-durcissent-le-controle-des-acquereurs-etrangers-2199760.php
- Proposition de règlement européen du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’UE disponible ici : https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2017/FR/COM-2017-487-F1-FR-MAIN-PART-1.PDF
- Voir le communiqué de presse du Parlement européen : « De nouvelles règles pour les services de médias audiovisuels adoptées par le Parlement européen » : http://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20180925IPR14307/de-nouvelles-regles-pour-les-services-de-medias-audiovisuels-adoptees-par-le-pe
- “America first has won”, Robert Kagan, 23 septembre 2018 : https://www.nytimes.com/2018/09/23/opinion/trump-foreign-policy-america-first.html
- Zaki Laidi, « L’Union européenne doit acquérir ‘l’instinct de puissance’ », Le Monde, juin 2018, disponible ici : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/06/07/zaki-laidi-l-union-europeenne-doit-acquerir-l-instinct-de-puissance_5310893_3232.html