En répondant, militairement, aux provocations navales de la Turquie portant atteinte à la souveraineté de la Grèce et de Chypre, deux membres de l’Union européenne, Paris a rompu avec le modus vivendi diplomatique qui régissait bon an mal an ses relations tumultueuses avec Ankara

Dans l’entourage du Président français, on lie les initiatives de ce dernier à ses engagements européens, exprimés dans les discours fondateurs de la Sorbonne et d’Athènes (2017). Or les raisons pour lesquelles Emmanuel Macron s’est mobilisé contre la Turquie dépassent largement la situation en Méditerranée orientale. Elles puisent leurs racines dans la montée en puissance de plusieurs zones de friction entre Paris et Ankara, depuis quelques années. 

En Syrie, les intérêts de sécurité français mis en danger par la Turquie

Après les attentats de Paris (janvier et novembre 2015), le gouvernement français fait sa priorité absolue de la neutralisation de Daech. À cet effet, dans le cadre de l’alliance dirigée par les États-Unis, les Français forment et arment les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) en première ligne face aux djihadistes en Syrie. Or ces unités constituent la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD), frère syrien du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guérilla contre Ankara depuis 1984, et  inscrit à ce titre sur la liste des organisations terroristes établie par l’Union européenne et l’Otan. Des représentants des YPG sont ostensiblement reçus à l’Élysée par le Président Macron en 2018 et 2019, à la grande colère d’Ankara. Malgré de nombreuses tentatives françaises pour trouver un terrain d’entente, dont des offres concrètes de médiation, Paris ne parvient à convaincre ses interlocuteurs turcs que son alliance avec les YPG ne vaut pas soutien au PKK. 

En matière de combats urbains et d’armement, le savoir-faire transmis par les Français aux YPG, donc indirectement au PKK, inquiète la Turquie, d’autant que ces combattants kurdes prennent progressivement le contrôle de larges pans du nord syrien, esquissant un embryon d’autonomie territoriale à la frontière avec la Turquie dont celle-ci craint qu’elle constitue une base arrière pour la rébellion kurde dans son sud-est. 

Malgré de nombreuses tentatives françaises pour trouver un terrain d’entente, dont des offres concrètes de médiation, Paris ne parvient à convaincre ses interlocuteurs turcs que son alliance avec les YPG ne vaut pas soutien au PKK.

ariane bonzon

Dans le cadre de cette lutte, à plusieurs reprises, en 2016, 2018 et, surtout, avec l’assentiment du Président Trump en octobre 2019, l’armée turque procède à des incursions en territoire syrien afin d’y réduire l’emprise de la mouvance kurde autonomiste. Cela a pour effet de fragiliser le dispositif sécuritaire anti-Daech, majeur pour la France. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’intervention militaire turque de 2019 qu’Emmanuel Macron évoque, à propos de la passivité de l’Otan sur ce dossier, « l’état de mort cérébrale » de l’Alliance atlantique et que le ton monte entre les Présidents français et turc. 

En Libye, la France se tient dans le camp opposé à la Turquie

La Libye devient également un terrain d’affrontement entre Ankara et Paris. En novembre 2019, et pour contrer l’essor d’une nouvelle coalition réunissant l’Égypte, la Grèce, Chypre et Israël autour de projets énergétiques qui l’excluent, la Turquie se tourne vers le gouvernement libyen d’accord national (GAN), islamiste, entre autres composantes, reconnu par les Nations unies. C’est ainsi la Turquie qui va fournir un appui militaire au GAN face à l’offensive, à partir du printemps 2019, du Maréchal Haftar, soutenu militairement par la Russie, les Émirats arabes unis (ÉAU), l’Égypte et l’Arabie saoudite, et diplomatiquement par la France. 

La condition de ce soutien fut la signature d’un accord maritime délimitant une zone économique exclusive (ZEE) commune entre la Turquie et la Libye. Décisif, l’appui militaire turc est, entre autres, fondé sur l’envoi de plusieurs milliers de supplétifs syriens, issus des rangs de l’opposition sunnite au Président Bachar al-Assad, recrutés, formés et payés par Ankara. Il va permettre au GAN de conserver Tripoli et marque une défaite pour Paris, qui avait misé sur le Maréchal.

En Libye, le face-à-face entre Paris et Ankara s’inscrit dans un tout autre cadre que celui proprement européen et atlantique. Sur le terrain derrière Faïez Sarraj, le chef du GAN, et Khalifa Haftar, ce sont les grandes puissances sunnites, deux styles d’autoritarisme, qui s’affrontent.

ariane bonzon

Or, en Libye, le face-à-face entre Paris et Ankara s’inscrit dans un tout autre cadre que celui proprement européen et atlantique. Sur le terrain derrière Faïez Sarraj, le chef du GAN, et Khalifa Haftar, ce sont les grandes puissances sunnites, deux styles d’autoritarisme, qui s’affrontent. D’un côté, la Turquie, qui au début des printemps arabes avait misé sur les Frères musulmans, se veut protectrice de ce qu’il reste de l’opposition syrienne sunnite, et bénéficie toujours d’une certaine cote chez les mouvements fréristes du Maghreb. De l’autre, le camp des pays conservateurs sunnites du Golfe – hormis le Qatar – et l’Égypte, adeptes du statu quo et qui se positionnent aux avant-postes de la lutte contre l’islam politique des Frères musulmans. Un «  axe anti-turc  », donc, dans lequel la France occupe une place non négligeable du fait des liens étroits qu’a noué le ministre Jean-Yves le Drian, à la Défense puis aux Affaires étrangères, avec les Émirats arabes unis, pièce centrale de la puissance de feu engagée en Libye.

Nœud d’échanges et de trafics en tous genres, la Libye représente depuis longtemps une porte d’entrée vers l’Afrique sub-saharienne et ses marchés, tandis que la France fait face à d’importants enjeux sécuritaires au Sahel, dans le cadre de l’Opération Barkhane qu’elle a lancée en 2014 contre les mouvements djihadistes. À ce titre, l’enracinement turc en Libye et, partant, le soft et désormais hard power qu’Ankara exercerait dans la région, menace le pré-carré africain de la France, où la Turquie se présente déjà comme un antidote à la France « coloniale  » et «  islamophobe ».  À cela s’ajoute la perspective inquiétante aux yeux de Paris qu’Ankara instrumentalise de nouveau le drame des migrants et des réfugiés, libyens ou africains, comme elle l’a fait en Syrie, mais cette fois-ci à quelques centaines de milles marins des côtes italiennes, espagnoles et françaises.

L’enracinement turc en Libye et, partant, le soft et désormais hard power qu’Ankara exercerait dans la région, menace le pré-carré africain de la France, où la Turquie se présente déjà comme un antidote à la France « coloniale  » et «  islamophobe ».  À cela s’ajoute la perspective inquiétante aux yeux de Paris qu’Ankara instrumentalise de nouveau le drame des migrants et des réfugiés.

ariane bonzon

En Méditerranée orientale, remettre de l’Europe et de l’Otan dans le face à face Turquie-France

À la faveur chaotique du repli américain pré-électoral, s’ouvrait donc cet été une fenêtre d’opportunité non seulement pour la Turquie de se projeter comme puissance militaire régionale mais également pour la France de tenter de sortir d’un certain isolement face à la Turquie, en Syrie et en Libye, et d’inscrire les difficultés que lui pose la Turquie sur plusieurs terrains, dans le cadre plus large, et conventionnel, des alliances, atlantique et européenne. 

C’est ce qu’elle a tenté, avec plus ou moins de succès, auprès de l’Otan à l’occasion du grave incident du 10 juin 2020 au cours duquel un navire militaire turc a menacé la frégate française Le Courbet qui patrouillait au large de la Libye  ; puis début août, auprès de l’Union européenne, au nom de la solidarité avec la Grèce et Chypre, lorsque la Turquie cherchant à établir un rapport de force à son profit en Méditerranée orientale a envoyé de façon provocatrice un navire de recherche sismique, l’Oruç Reis, dans une zone disputée avec la Grèce recelant peut-être d’importantes ressources en gaz naturel. 

Des considérations domestiques, aussi 

Si la confrontation avec la Turquie est bien entendu d’abord du ressort géopolitique, d’autres considérations, plus domestiques celles-là, n’en sont pas absentes. En effet, depuis plusieurs mois l’Élysée et les ministères français de l’Éducation et de l’Intérieur travaillent à un projet de loi sur le «  séparatisme  » islamiste en France. Or les importants moyens étatiques, financiers et humains (sur 300 imams détachés, 150 imams sont envoyés par la Turquie) engagés par Ankara dans le cadre de l’islam consulaire, l’hostilité de certaines associations franco-turques, leur agenda islamo-nationaliste ainsi que le contrôle politique de la diaspora turque par Ankara en France entrent largement en compte dans la volonté française, et singulièrement présidentielle, de mener cette bataille contre «  les ingérences étrangères  ». 

Fait nouveau : un volet domestique, la lutte contre l’influence turque sur l’islam de France, s’articulant désormais au volet extérieur, la politique étrangère de la France, avec le risque grandissant d’une perméabilité réciproque.

ariane bonzon

Ainsi en cet été 2020, la mobilisation de la France face à la Turquie en Méditerranée puise bien ses racines dans une succession de rendez-vous manqués, d’incompréhensions et de rivalités qui se sont développés au fil des années non seulement au Proche-Orient et en Afrique mais également en France. Fait nouveau : elle possède un volet domestique, la lutte contre l’influence turque sur l’islam de France, s’articulant désormais au volet extérieur, la politique étrangère de la France, avec le risque grandissant d’une perméabilité réciproque.

Crédits
Cet article est publié dans le cadre de la coopération entre le GEG et l’ECFR. L’auteur remercie Tara Varma de l’avoir incitée à travailler sur ce sujet. Pour les échanges qu’ils ont bien voulu avoir avec elle, l’auteur remercie également Bertrand Badie, professeur émérite des Universités, Yves Bertoncini, président du Mouvement européen en France, Jalel Harchaoui, de l’Institut Clingendael, Ziad Majed, de l’Université américaine de Paris, Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, Nicolas Tenzer, président du Centre d'étude et de réflexion pour l'Action politique, ainsi qu’un certain nombre d’autres chercheurs et diplomates, turcs ou français, qui ont souhaité gardé l’anonymat. Cet article, cependant, relève de la seule responsabilité de son auteur.