De temps en temps, le monde change : en 1989, la guerre froide et le système communiste de l’Est ont pris fin avec la chute du mur de Berlin ; aujourd’hui Poutine, avec Assad, remplace les États-Unis et l’OTAN aux frontières du Rojava et au Moyen-Orient ; tandis que les Américains, en abandonnant les Kurdes, laissent les Européens et les Arabes tous seuls – du moins la partie du monde arabe considérée comme « non utile », contrairement à celle qui produit du pétrole et achète des armes. Essayons de récapituler quelques épisodes historiques et de deviner ce que ce présent incertain et complexe nous réserve.

La longue trahison des Kurdes par les Américains a commencé dans les années 1970. Aujourd’hui, dans le nord de la Syrie, s’ouvre le chapitre le plus dévastateur de cette histoire : le massacre d’un peuple et des principes les plus fondamentaux de justice, de droit international et de démocratie ; l’humiliation des États-Unis, incapables d’arrêter le calife Erdogan ; le chantage de l’Europe et la quasi désintégration de l’OTAN – 70 ans après sa fondation – non pas par un acteur extérieur mais par un État membre depuis 1953, la Turquie.

« La longue trahison des Kurdes par les Américains a commencé dans les années 1970. Aujourd’hui, dans le nord de la Syrie, s’ouvre le chapitre le plus dévastateur de cette histoire : le massacre d’un peuple et des principes les plus fondamentaux de justice, de droit international et de démocratie. »

Alberto Negri

Erdogan, qui en Turquie possède des dizaines de bases et de missiles de l’OTAN visant Téhéran et Moscou, se moque de l’Alliance. Après l’échec du coup d’État du 15 juillet 2016, il a fermé Incirlik [base aérienne située dans le district de Sariçam, accueillant des éléments servant de support aux opérations de l’OTAN, ndr] et encerclé le quartier général de l’OTAN à Istanbul : j’étais là, devant les portails, avec les militaires occidentaux consignés et au garde à vous, mais personne n’a rien dit. Ce n’est donc pas un hasard si, peu de temps après, Erdogan a acheté des missiles S-400 à Poutine. Il fait chanter tout le monde, non pas grâce à un talent machiavélique, mais parce qu’il est conscient d’enfoncer un couteau dans un ventre mou.

Missiles S400

C’est une situation dont nous nous sommes accommodés, et que nous avons même déclenchée, par notre incapacité à réagir. De même, aider la Turquie démocratique semble dramatiquement ironique : c’est bien la « Turquie démocratique » que nous avons abandonnée sur la place Taksim en 20131. Et le gouvernement italien, qui fait désormais de grands discours n’avait pourtant pas reçu, à quelque niveau que ce soit du gouvernement Gentiloni, le chef du parti pro-kurde HDP Selahettin Demirtas, lors de sa visite en Italie en 2016, afin de ne pas irriter Ankara.

Voici comment le passé se répète et comment une version de l’histoire a été dissimulé depuis des années. Mais ceux qui l’ont vécu n’oublient pas.

En 1972, le Shah d’Iran soutenait la résistance kurde contre l’Irak, mais les Kurdes ne lui faisaient pas confiance : ils craignaient qu’il ne les abandonne s’il parvenait à un accord avec l’Irak sur le pétrole et la frontière du Chatt-el-Arab dans le Golfe. Ainsi, le dirigeant kurde Mustafa Barzani2 demanda à Mohammed Reza Pahlavi[Shah d’Iran, ndlr], qui jouait le rôle de gardien du Golfe au nom des États-Unis, d’impliquer Washington comme garantie de son engagement.

Le Shah obtint l’intervention de Nixon lors d’un voyage à Téhéran, peu avant sa célèbre mission en Chine. La supervision des opérations anti-irakiennes fut confiée à Henry Kissinger, Secrétaire d’État et qui resta à son poste même après 1974, lorsque le républicain Nixon fut contraint de démissionner à la suite du scandale du Watergate. Le climat politique et le contexte de l’époque rappellent d’une certaine manière ceux d’aujourd’hui, avec Trump menacé par le processus d’impeachment pour ses liens avec la Russie de Poutine et pour avoir demandé au président ukrainien d’enquêter sur Joe Biden.

Kissinger et Mohammed Reza Pahlavi en 1972 à Zurich

En octobre 1973, la guerre du Kippour entre Arabes et Israéliens explose avec une attaque surprise égypto-syrienne. L’Irak étant engagée dans l’envoi de bataillons au front, les Kurdes y voient alors une occasion pour attaquer. Mais Kissinger s’oppose vigoureusement à l’opération. Aujourd’hui, nous savons pourquoi : les Arabes avaient décrété l’embargo pétrolier, avec une augmentation de 400 % du prix du baril, tandis que les Américains avaient continué à s’approvisionner secrètement auprès des saoudiens d’Aramco, et ne souhaitaient pas irriter plus que de raison les ennemis d’Israël pour un conflit qui ne s’est pas achevé sur un résultat probant.

Cependant, Israël nota dans ses carnets que les Kurdes pouvaient être considérés comme de potentiels alliés contre les Arabes ; au point qu’il y a quelques années, à la veille du référendum kurde irakien sur l’indépendance, Netanyahou déclara qu’« Israël soutient l’effort légitime du peuple kurde pour construire son propre État ».

Or, les Kurdes obéirent à l’ordre de Kissinger, mais finirent par payer amèrement leur confiance dans les Américains. En 1975, l’Irak et l’Iran signèrent l’accord d’Alger sur la frontière du Chatt-el-Arab ; les Kurdes furent ainsi abandonnés à leur sort, sans armes, sans munitions, sans ravitaillement et avec des milliers de réfugiés, à peu près comme aujourd’hui.

Aujourd’hui comme alors, les États-Unis ont laissé les Kurdes sans défense antiaérienne et risquent une défaite historique après avoir contribué à la défaite de Daesh. Kissinger et Trump ne sont pourtant pas les seuls en cause. En 2011, Obama retire ses troupes en quittant l’Irak sans l’armée de l’air. En 2014, Daesh avance, l’armée irakienne se désagrège, et Daesh capture Mossoul ; les combattants de l’État Islamique auraient peut-être atteint Bagdad si les milices chiites du général iranien Qassem Soleimani3 n’étaient pas déjà présentes.

Le général Soleimani

Or, actuellement, on observe dans le Rojava un mélange encore plus explosif que dans le Kurdistan irakien de 1975. Les Turcs vont mettre les djihadistes dans la « zone de sécurité », pour leur faire jouer le rôle de remparts face aux Kurdes. Un État islamique protégé par le calife Erdogan.

La longue trahison des Kurdes par les États-Unis s’est poursuivie pendant la guerre Iran-Irak lorsque les Kurdes irakiens, le 16 mars 1988, furent attaqués par l’armée irakienne avec des armes chimiques : 5 000 morts en une journée, dans une campagne militaire qui fit 100 000 victimes Kurdes sur un total d’un million de tués sur la globalité du conflit4. Mais personne n’a jamais condamné l’attaque chimique d’Halabja, et Saddam resta un allié de l’Occident et des monarchies du Golfe, et ceci jusqu’à l’invasion du Koweït en 1990. Pourtant, l’administration Reagan savait parfaitement que des armes chimiques (gaz neurotoxiques) avaient été utilisées et d’où elles provenaient.

« La longue trahison des Kurdes par les États-Unis s’est poursuivie pendant la guerre Iran-Irak lorsque les Kurdes irakiens, le 16 mars 1988, furent attaqués par l’armée irakienne avec des armes chimiques. »

Alberto Negri

Les survivants fuyant Halabja, admis dans les hôpitaux iraniens, nous ont ensuite raconté ce qui s’était passé. Et le journaliste est maintenant contraint de rouvrir ses carnets sur les conséquences de cette énième trahison occidentale : des conséquences qui deviennent de plus en plus lourdes.

Trente ans d’histoire ont été brûlés en quelques jours, gagnés probablement par Poutine, qui les mérite en tant que véritable co-gérant de la politique internationale ; tandis que les États-Unis ont renoncé à protéger les Kurdes, leur infanterie contre le Califat. Les troupes russes comblent maintenant le vide laissé par les États-Unis en se présentant comme l’interposition entre les deux Rais, Assad et Erdogan, et les Kurdes. Un synchronisme au point parfait d’apparaître d’un commun accord.

La Russie a un objectif devant elle : établir que rien ne sera plus jamais fait contre les intérêts de Moscou. Il n’y aura plus de Kosovo (1999), plus de Libye (2011) et plus de révolutions « colorées », y compris au Venezuela. Quant au futur élargissement de l’OTAN, l’atlantisme, ennemi juré de la Russie, il semble un soleil sur le point de se coucher.

Le fait le plus évident est que la Turquie a rompu une Alliance qui, depuis 70 ans, semblait être la plus solide du monde. Erdogan s’est moqué des appels de Trump, de l’Europe et du Secrétaire Général de l’OTAN Stoltenberg, désormais réduit à l’état de vendeur ambulant hagard et embarrassant.

« Les Américains, dont les Kurdes étaient les principaux alliés dans la lutte contre Daesh, les ont abandonnés pour ne pas s’opposer à la Turquie, membre de l’OTAN depuis 1953, qui possède 24 bases et missiles visant Moscou et Téhéran. Une situation absurde. Dans ces conditions, l’OTAN n’a plus de sens, à moins d’être réformée en profondeur. »

Alberto Negri

Il s’agit d’un événement inoubliable, historique : les Américains, dont les Kurdes étaient les principaux alliés dans la lutte contre Daesh, les ont abandonnés pour ne pas s’opposer à la Turquie, membre de l’OTAN depuis 1953, qui possède 24 bases et missiles visant Moscou et Téhéran. Une situation absurde. Dans ces conditions, l’OTAN n’a plus de sens, à moins d’être réformée en profondeur.

Mais ce n’est pas chose aisée. On ne peut pas donner de réel coup de pied à la Turquie – au-delà de leur retirer l’organisation de la finale de la Ligue des Champions 2020 à Istanbul, seule véritable sanction qui sera peut-être effectivement mise en œuvre. La Turquie a été cooptée sur le front occidental dans les années 1950 pour servir de mur face à l’Union soviétique, c’est-à-dire au monde communiste considéré à l’époque comme l’ennemi le plus meurtrier. Tandis que l’adversaire le plus dangereux est dorénavant Erdogan, lui qui utilise les djihadistes contre les Kurdes mais aussi contre l’Occident, et qui fait chanter l’Europe sur la question des réfugiés. Poutine, qui, avec l’Iran, soutient Assad, est le seul à pouvoir freiner Erdogan ou négocier avec lui ; et non pas en tant que perdant mais en tant que protagoniste sérieux, traitant de sujets sérieux, comme Idlib5, le Rojava, l’avenir de la Syrie, le système antimissiles S-400, le nucléaire, et le gaz russe dont Ankara est le principal acheteur.

« Poutine, qui, avec l’Iran, soutient Assad, est le seul à pouvoir freiner Erdogan ou négocier avec lui ; et non pas en tant que perdant mais en tant que protagoniste sérieux. »

Alberto Negri

Il est évidemment très difficile d’admettre qu’un allié, pour lequel l’OTAN a investi 5 milliard de dollars, s’est retourné contre cette même Alliance ; et que ce même allié constitue un marché de guerre occidental succulent, où l’Italie et la France ont d’ailleurs placé leurs missiles Eurosam, à la frontière avec la Syrie.

Or, techniquement, l’OTAN ne nous est plus d’aucune utilité, étant donné que les États-Unis ont renoncé à leur rôle de leader en Occident : en un mot, Trump a abandonné non seulement les Kurdes, mais aussi l’Europe et le Moyen-Orient entre les mains de la Russie, le seul État qui gagne aujourd’hui des guerres et n’abandonne pas ses alliés. À tel point que Poutine s’est rendu en Arabie Saoudite pour rassurer Riyad face à l’Iran, allié de Moscou en Syrie. La seule bonne nouvelle pour les Américains, rapportée par le Wall Street Journal, est le fait d’être en train de vendre des centrales nucléaires aux Saoudiens. Après tout, l’important pour Trump c’est de facturer.

Pour les États-Unis, l’Europe et le Moyen-Orient ne sont plus stratégiques : ce sont des marchés où il est possible de vendre des armes et des infrastructures militaires, y compris des mercenaires – figures que nous allons bientôt utiliser aussi. En tout cas, les plus dupes sont les Saoudiens du prince héritier Mohammed bin Salman à qui Trump a vendu des armes pour 100 milliards de dollars et qui ont été frappés intérieurement par une attaque qui a brièvement réduit de moitié sa production de pétrole. Mais ces armes sont inutiles car les Saoudiens perdent au Yémen contre les chiites Houthi, soutenus par Téhéran. C’est pourquoi, eux aussi, s’étreignent à Poutine.

Qui croira vraiment que les États-Unis soient encore disposés à mourir pour les Kurdes, les Arabes ou pour les Européens ? Après les échecs de l’Afghanistan et de l’Irak, personne à Washington ne veut mourir pour notre sécurité. Et Trump n’est pas le seul à penser ainsi. En 2011, Obama s’est également retiré d’Irak, en laissant le pays d’abord dans le chaos, puis entre les mains du Califat. La guerre contre Daesh n’a pas coûté la vie d’un seul Américain au combat ; au lieu de cela, 11 000 Kurdes ont perdu la vie.

« Après les échecs de l’Afghanistan et de l’Irak, personne à Washington ne veut mourir pour notre sécurité. »

Alberto Negri

Le Nouveau Monde, sans véritable OTAN, sans loi et sans médiation, mais plein de contradictions et avec Poutine à sa tête, est lourdement tombé sur la tête des Européens. Et il est sûrement déjà trop tard.

Sources
  1. En 2013, l’occupation de place Taksim à Istanbul était devenue le symbole du mouvement de contestation contre le gouvernement
  2. Né en 1903 et mort en 1979, principal chef du mouvement national kurde d’Irak au XXe siècle. Il est le président-fondateur du Parti démocratique du Kurdistan irakien.
  3. Général iranien ayant servi lors de la guerre Iran-Irak de 1980-1988 et envoyé en 2014 par l’Iran à Bagdad au moment de la chute de Mossoul
  4. Chiffre habituellement donné mais probablement largement surestimé
  5. Ville syrienne théâtre de nombreux affrontements entre rebelles et le régime soutenu par les bombardements russes et qui a fait l’objet de nombreuses trêves en 2019