Washington/Ankara. Le charivari à la Maison Blanche n’est pas nouveau : depuis près de trois ans, le monde doit composer avec un président Trump qui, par l’intermédiaire de son compte Twitter, tente régulièrement de reformuler la politique étrangère américaine. Le 24 décembre 2018 déjà, suite à un échange téléphonique avec son homologue turc, le président américain avait déclaré qu’Erdoğan était l’homme de la situation pour éradiquer l’État islamique en Syrie, et avait alors annoncé le « retour à la maison » des soldats américains. La Maison Blanche et le Pentagone s’étaient aussitôt empressés d’annoncer que ce retrait serait lent et progressif. Ces derniers jours, les tweets spontanés à propos d’une intervention militaire turque en Syrie du Nord sont du même ordre : ils arrivent après un échange téléphonique, font effet d’annonce et aboutissent à de vives réactions pendant que la situation sur le terrain militaire se crispe.

En effet, le 6 octobre dernier le président américain a annoncé avoir parlé avec son homologue turc et a décidé de retirer les troupes américaines de la zone d’opération proposée par les Turcs. Des réactions très critiques du Pentagone et des assemblés législatives américaines ont directement fait surface, ces institutions indiquant qu’elles n’avaient été ni consultées ni même informées de la décision annoncée via le compte Twitter du Président1. Le lendemain, le président s’est lancé dans une nouvelle diatribe et a menacé cette fois-ci de détruire l’économie turque si ces derniers agissaient à l’encontre de sa « grande sagesse sans commune mesure ». Les troupes américaines ont néanmoins continué leur retrait alors que les Turcs débutaient leur opération.

L’enjeu pour les Américains est bien celui de la sauvegarde ou non du YPG (unités de protection du peuple) – l’allié kurde des États-Unis en Syrie – qui dépend militairement du soutien des Occidentaux et qui a fortement condamné le retrait des troupes américaines. Mais alors que la Turquie est une puissance alliée de l’OTAN et que les États-Unis attendent d’elle de lutter prioritairement contre l’État islamique, le combat contre le YPG en Syrie, affilié au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), a toujours été la priorité absolue d’Ankara. Les différentes opérations militaires turques en Syrie depuis 2016 sont une réponse à cette objectif stratégique prioritaire de préservation de la sécurité frontalière face au YPG. L’opération « Bouclier de l’Euphrate » d’août 2016 avait certes pour objectif de repousser l’État islamique, mais elle permettait également de diviser en deux la zone contrôlée par les forces kurdes dans le nord syrien. L’opération « Rameau d’Olivier », menée en janvier 2018, s’attaquait à son tour directement à l’une des enclaves du YPG. Si une troisième opération turque n’a pas suivie, malgré les annonces d’une offensive imminente contre Manbij et contre l’enclave orientale du YPG, c’est en grande partie à cause de l’insistance américaine de laisser ses troupes sur le terrain. L’été dernier, Washington a notamment tenté d’apaiser les inquiétudes turques en mettant en place des « patrouilles communes », Erdoğan les caractérisant de« rien de plus qu’un conte »2.

C’est dans ce contexte qu’il faut évaluer la nouvelle opération turque. Le parlement a approuvé lundi 7 octobre, sur demande du président Erdoğan, un mémorandum sur le déploiement des troupes en Irak et en Syrie, ainsi qu’une prolongation du mandat des forces armées turques pour mener des opérations militaires à l’étranger. Cette opération consiste à établir une « zone de sécurité » de 30 km de profondeur à l’Est de l’Euphrate, suivant l’autoroute M4 jusqu’au Sinjar, en y incluant Manbij3. Elle a pour double objectif de chasser le YPG de la frontière, ainsi que de relocaliser dans cette zone jusqu’à trois millions de réfugiés syriens actuellement en Turquie. Ce mouvement massif de population changerait considérablement la composition ethnique de l’Est de l’Euphrate et saperait la puissance des Kurdes dans la région. Ce plan de relocalisation et de zones de sécurité, qu’Erdoğan défend depuis 2013, est également un calcul électoral, étant donné que la question des réfugiés a pu être déterminante dans la défaite relative de son parti aux élections municipales de mars dernier4.

Il ne faut pourtant pas oublier que l’exécution de ce plan dépend de la défaite du YPG, qui demeure puissant, ayant été entraîné et équipé par les américains depuis près de quatre ans. Reste à savoir également si l’armée turque, dont le corps d’officier a été massivement réduit depuis 2013, pourra mener à bien cette opération sans pertes considérables. D’un point de vu purement militaire, rien n’est moins certain puisque « Rameau d’Olivier », conduite sur un territoire relativement petit et quasiment encerclé par des forces turques ou pro-turques, a duré plus de deux mois et a prouvé que l’adversaire était déterminé à résister et à préparer sa place dans la Syrie de demain.

Perspectives :

  • Recep Tayyip Erdoğan rencontrera son homologue américain Donald Trump le 13 novembre prochain à Washington.
  • Si la Turquie n’agit pas selon les prérogatives américaines, Trump menace de  « détruire » l’économie turque qui est déjà au plus mal. Il reste à voir si il donnera suite à cette menace et sous quelles conditions. 
  • La Turquie se tournera sûrement davantage vers la Russie et l’Iran  (même si ses derniers ont logiquement condamné l’attaque) pour garantir la mise en place d’une zone de sécurité. Cela pourrait faire des Kurdes un acteur actif du processus d’Astana s’ils ne le boycottent pas.
Sources
  1. SPETALNICK Matt, HOLLAND Steve, MOHAMMED Arshad, ‘Buckle up’ : Abrupt Syria policy shift is sign of Trump unchained, Reuters, 8 octobre 2019.
  2. Erdogan says 2 million-3 million Syrian refugees can be resettled in ‘safe zone’, Reuters, 18 septembre 2019.
  3. BAYAR Gozde, Possible Turkish operation in N.Syria aimed at specific targets, Anadolu Ajansı, 8 octobre 2019
  4. BILLEAU David, TOPCUOGLU Ediz, Erdoğan perd Istanbul, symbole de la défaite de l’AKP aux élections locales ?, Le Grand Continent, 18 avril 2019.