Un virus est une chaîne organique d’informations qui se réplique en se fixant sur un organisme vivant. Ce faisant, il peut mettre en danger cet organisme en déréglant gravement son fonctionnement. C’est ainsi que le Sars-Cov-2, le virus responsable de la pandémie dénommée Covid-19, opère. On sait maintenant qu’une de ses caractéristiques est de déclencher une réaction hypertrophiée d’une partie du système immunitaire humain, un « orage cytokinique », auquel le corps résiste difficilement, surtout lorsqu’il est affaibli par d’autres pathologies ou que sa vitalité est diminuée du fait de l’âge.
Si ce choc informationnel provoqué par ce nouveau coronavirus est d’abord observé au niveau de l’organisme des individus, ses effets retentissent bien au-delà, un peu comme un séisme sous-marin est à l’origine d’une onde qui se propage très loin, au-delà du point d’impact, et prend parfois la forme d’un tsunami.
La première onde de choc, comme nous l’avons vu dès les premières semaines de la pandémie, met d’abord rudement à l’épreuve les systèmes de santé des pays où elle se propage. Naturellement, les autorités de ces pays prennent des contre-mesures pour protéger ces systèmes de santé, pour se mettre à l’abri des conséquences de leur possible effondrement – chacun pressent qu’une société dont les services de santé ne peuvent plus offrir un minimum de sécurité sanitaire est menacée d’implosion et que ses institutions ne pourront pas y résister. D’où ces mesures attendues, réclamées… mais aussi discutées, objets de controverses, puisque l’inconnu de la maladie, son effet de surprise et son caractère à certains égards immaîtrisable à brève échéance empêchent l’établissement d’un consensus. Plus encore, à l’époque des réseaux sociaux et de la circulation planétaire des messages – qui ne se limitent pas à l’information au sens où ce mot se comprenait dans les journaux de bonne tenue au siècle précédent – la « viralité » de la communication provoque un « méta-effet » pathologique en termes de psychologie sociale.
À côté d’indéniables réflexes de solidarité qui ont été observés dans divers domaines, le stress auquel la pandémie soumet les sociétés met très profondément à l’épreuve leur cohésion et leur capacité de résistance. Doutes et contre-doutes s’installent ; les réflexes victimaires et accusatoires se développent ; la violence individuelle, parfois collective, explose par moments ; au minimum une tension permanente se sent dans les relations, y compris amicales, parce que la pandémie et ses effets nous déstabilisent alors que rien ou presque ne nous avait préparés à cette déstabilisation. Les effets varient selon les cultures « locales » et communautaires, mais ils sont indéniables. Il faut du temps pour se familiariser avec l’inconnu, avec le virus et ses effets multiples. Ce « climat » de tension a même pour effet de dérégler les esprits, de faire perdre le sens commun et les capacités de discernement.
L’un des effets majeurs de la tentative de protéger les systèmes de santé et les individus du choc de la pandémie est l’ouverture d’une crise économique mondiale d’une ampleur et d’une nature inédite. C’est la seconde onde de choc. La mise à l’arrêt de pans entiers des économies locales et de l’économie mondiale – effet de décisions politiques, et non d’un excès de l’offre ou d’un effondrement de la demande, ni d’un krach financier, comme ce fut le cas pour les crises antérieures – et l’incertitude majeure qui pèse sur la reprise des activités arrêtées, et pour certaines à des échéances de plusieurs mois voire de plusieurs années pour retrouver le rythme antérieur, ont des conséquences incalculables. Nous n’avons aucun exemple qui pourrait servir d’étalon.
L’option prise de suspendre les pratiques d’« orthodoxie budgétaire » pour recourir de manière massive à la création monétaire afin de soutenir l’activité, ou du moins de limiter la casse, en vue de ralentir un temps – qui ne sera pas infini – la cascade des faillites et des licenciements, est apparue comme la seule possible à court terme. Or sa soutenabilité sur une période plus longue peut-être mise en question. En effet, si la question n’est pas celle du remboursement de la dette 1, celle de la valeur de la monnaie sera incontournable. Une telle création monétaire, qui ne trouve pas sa contrepartie dans la création de valeur sous forme de biens et de services monnayables, conduit inéluctablement d’une part à la création de bulles spéculatives et d’autre part – et simultanément – à l’aggravation des inégalités, car, pour le dire brièvement, l’argent va à l’argent, c’est-à-dire à ceux (individus, entreprises, organismes financiers) qui ont les outils pour le capter et le faire fructifier. Nous ne sommes donc qu’au début d’une chaîne de crises économiques et sociales dont les conséquences sont aujourd’hui incommensurables. Inversement, on peut s’interroger sur l’impact écologique d’une reprise de l’activité économique à un niveau de croissance correspondant à celle de l’augmentation de la masse monétaire, en particulier sur le surcroît de consommation d’énergie que cela impliquerait, alors que nous ne disposons pas, à ce jour, si nous voulons réduire la part du nucléaire, de capacités de produire et de stocker de l’énergie sans porter gravement atteinte à l’environnement (cf. les arguments développés à ce sujet par The Shiftproject et Jean-Marc Jancovici autour des impasses des énergies renouvelables).
Les réflexes nationaux de protection contre les différents effets de la pandémie sont très compréhensibles, mais faute d’être coordonnés, ils risquent d’aggraver le mal. À cet égard, l’Union européenne démontre que depuis la signature du Traité de Rome, en dépit de bien des défauts, bien des manques et bien des atermoiements, quelques décennies de pratique de la négociation et de la recherche d’accords, dans des rapports de force réels, mais qui excluent le conflit armé, ont produit un bien précieux : la conscience d’une solidarité indispensable 2 entre les États européens pour faire face aux menaces présentes et aux défis de l’avenir. Néanmoins, le Brexit (qui est pour une bonne part la conséquence d’un autre choc viral – celui de la désinformation –, antérieur à la pandémie) fragilise le continent européen dans son ensemble face à des menaces géopolitiques réelles (voir infra).
La déconstruction du multilatéralisme, dont le Brexit est précisément l’une des manifestations, n’a pas attendu la circulation du Sars-Cov-2. Elle est à l’œuvre depuis la guerre du Kosovo, ultime épisode du conflit qui a conduit à l’éclatement de la Yougoslavie. Le signal en a été donné par Vladimir Poutine à Moscou au début des années 2000, lorsque ce dernier a assis son pouvoir sur la réactivation du nationalisme russe et de la rhétorique de la puissance assiégée et humiliée… Les succès géopolitiques de Poutine – plus symboliques que suivis d’effets concrets pour les Russes, dont la situation ne s’est pas sensiblement améliorée – et ses méthodes ont fait des émules. La démagogie, le détournement des institutions, le mépris ou la manipulation des accords internationaux, la politique du fait accompli, le culot ou le bluff, le mensonge effronté en dépit de faits avérés, le peu de cas des principes fondamentaux de la démocratie et du droit sont des pratiques dont l’efficacité a été illustrée par le pouvoir russe, à l’intérieur comme à l’international. Elles se sont désormais diffusées au point que le système des relations internationales telles qu’il s’était progressivement développé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qu’il avait évolué avec la fin de la confrontation Est-Ouest est profondément déstabilisé 3.
La mauvaise surprise de l’élection de Donald Trump, il y a quatre ans, n’est certes pas le seul fruit de l’ingérence russe dans la présidentielle américaine. En revanche, la possibilité de la victoire de Trump n’est sans doute pas concevable sans le précédent constitué par le comportement de Poutine. On peut parler d’un effet tache d’huile… Et si Xi Jinping doit avant tout sa force à l’accélération du développement économique et technologique de la Chine lancé par les réformes de Deng Xiaoping, sa posture dictatoriale à l’intérieur et impériale à l’extérieur n’est pas étrangère à la rupture inaugurée par Vladimir Poutine par rapport à l’ère des relations internationales qu’avait ouverte Mikhaïl Gorbatchev après l’accident nucléaire de Tchernobyl. C’est aussi dans ce contexte que s’affirment des figures comme Narendra Modi en Inde, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, Rodrigo Duterte aux Philippines, Jair Bolsonaro au Brésil.
La pandémie n’a donc pas produit la situation qui vient d’être décrite. En revanche, elle l’aggrave sensiblement. En effet, le Sars-Cov-2 ignore aussi bien les régimes politiques que les frontières. Si, du point de vue sanitaire, il frappe inégalement les pays ou les régions pour des raisons qui restent à expliquer précisément, ses effets en termes de stress, de perte de confiance, de confusion, de dysfonctionnements économiques se font sentir partout. Tous les régimes et tous leurs responsables politiques sont fragilisés, parce qu’ils ne peuvent garantir à leur population qu’ils les protégeront efficacement contre la pandémie et ses effets.
Dans la plupart des démocraties, une partie des citoyens s’inquiète des lenteurs et des lourdeurs, voire des atermoiements des appareils d’État soumis à la pression de l’opinion publique, à la permanence et la récurrence des débats dans l’espace public et médiatique. Des actions en justice sont engagées contre des ministres et des hauts fonctionnaires. Pour une partie de la population, la supposée efficacité des modèles autoritaires est d’autant plus séduisante que ces dernières manipulent abondamment l’information. La poussée des mouvements d’extrême droite et radicaux a précédé la pandémie, mais celle-ci aggrave l’inquiétude générale sur le fond de laquelle ils avaient commencé à prospérer, jusqu’à obtenir, dans plusieurs pays de l’UE des succès électoraux notoires. Le modèle de « démocratie illibérale » du Premier ministre hongrois Viktor Orbán s’en trouve conforté.
La Chine dont la responsabilité est considérable dans l’extension mondiale du Covid-19 en raison du retard avec laquelle elle s’est mobilisée pour combattre le virus qui s’est d’abord manifesté chez elle, et des entraves qu’elle a mises au sein de l’OMS à la prise de conscience internationale de la gravité de la crise, a tenté de retourner les critiques dont elle est l’objet en faisant la propagande de son modèle autoritaire (appuyé sur le développement du contrôle des populations par les moyens électroniques et le big data) comme le meilleur remède à la pandémie. Néanmoins, comme à l’échelle de l’UE, les pratiques de discussion démocratique, le fonctionnement des contre-pouvoirs, l’exercice de la séparation des pouvoirs n’ont pas que des inconvénients : bon an mal an, ils permettent un pilotage souple de la lutte contre la pandémie et ses conséquences et son adaptation à l’évolution des connaissances sur la pandémie. À l’inverse, dans les régimes autoritaires, la remontée des informations et leur traitement sont entravés par les logiques de peur et de dépendance aux autorités – ainsi que de corruption – est un obstacle à la prise en compte des problèmes. Ceux-ci sont niés jusqu’au moment où l’évidence de la menace s’impose d’elle-même.
Les démocraties sont donc mises à l’épreuve par la pandémie. Elles le sont d’autant plus que leurs succès économiques depuis l’après-Seconde Guerre mondiale ont affaibli les ressorts « spirituels » de leur population. La jouissance des biens, la survalorisation de la consommation et des émotions, le primat de l’avoir sur l’être ont pris le pas sur les disciplines de l’esprit. L’affirmation exacerbée et illusoire de l’autonomie de l’individu a conduit à un recul de la conscience – et de la pratique – de la dimension relationnelle de l’existence. Ce n’est pas tant un problème d’affaiblissement ou de perte des valeurs que de formation et d’institution des individus 4. C’est une crise de la transmission des questionnements éthiques et philosophiques, au bénéfice d’un glissement des enseignements en direction de la performance, de la technique et de la rentabilité. La conséquence de cette crise se traduit par la prime à l’immédiateté et par la difficulté d’inscrire l’action – et soi-même – dans la durée. La perte de vue de « l’horizon » et de l’interdépendance des individus 5 s’accommode mal des exigences de la démocratie, telles que Claude Lefort les a identifiés. Ces exigences découlent de ce que l’exercice de la démocratie reste par nature et en permanence inachevée, et que le pouvoir y est insaisissable puisque personne ne peut prétendre être « le peuple ». L’écart permanent de la démocratie à elle-même (qui est aussi celui du peuple à lui-même), sa déceptivité demande des citoyens une « foi 6 » à laquelle ils ne sont pas initiés. À l’heure où les grandes traditions religieuses et les idéologies sont en crise, les citoyens sont particulièrement démunis pour affronter la pandémie et ses conséquences. C’est dire l’importance qui devrait être accordée à la culture pour y faire face, puisque c’est dans la culture (y compris dans la reprise à frais nouveaux de l’intelligence des traditions religieuses) que nous trouverons les ressources de l’esprit qui font défaut aujourd’hui. Ce peut être un des bénéfices de la pandémie et de la crise qu’elle ouvre que de nous y ramener.
Si les démocraties sont fragilisées, les autres régimes le sont tout autant. Elles connaissent, elles aussi, depuis des années une crise de la transmission comparable 7 à celle que nous venons d’évoquer à propos des démocraties. La mondialisation a profondément ébranlé les univers culturels et religieux traditionnels de tous les pays. Les « révolutions de printemps » en ont été une des conséquences. Les « maladies de l’islam », pour reprendre le titre du livre d’Abdelwahab Meddeb, sont aussi l’effet de cet ébranlement. Pour se maintenir, les régimes autoritaires ne peuvent durablement se contenter de la contrainte, ils doivent honorer un contrat tacite qui est d’offrir aux populations qu’ils soumettent les conditions de leur survie. La crise sanitaire et la crise économique qui s’ensuit amoindrissent considérablement la crédibilité de ce contrat. Le soulèvement biélorusse contre la falsification des résultats de l’élection présidentielle s’enracine dans le sentiment que le président Loukachenko qui s’est évertué à nier la réalité de la pandémie n’a plus rien à offrir, et que par conséquent le peuple n’a plus rien à perdre.
Cette analyse vaut aussi bien pour la Chine que pour la Russie ou la Turquie. Leurs dirigeants ont tout à craindre d’une aggravation de la crise. Ils peuvent être tentés de rechercher dans des « aventures » extérieures des succès à présenter à leurs opinions publiques ou des raisons de la mobiliser en leur faveur. Cette tentation est d’autant plus forte que la crise provoquée par la pandémie provoque des replis nationaux et entrave les capacités de coordination internationale pour régler des conflits. Les circonstances sont donc propices à des coups de force 8. C’est ce qui s’est passé à Hong Kong où Pékin a imposé son ordre au mépris du principe « un pays, deux systèmes » sur lequel reposent les accords de rétrocession signés en 1984 et mis en œuvre en 1997. Xi Jinping maintient par ailleurs une forte pression sur les îles contestées en mer de Chine, en s’appuyant sur un développement de la puissance militaire maritime chinoise. La réintégration de Taïwan dans le giron national est toujours en ligne de mire. Son pari est que la pandémie et la crise qu’elle provoque limitent les possibilités de réaction de la communauté internationale. Il s’engouffre dans l’espace géopolitique que le Covid-19 lui ouvre.
De la même manière, les circonstances créées par le Covid-19 ont offert à Recep Tayyip Erdoğan une opportunité pour une nouvelle manifestation de force en Méditerranée. Le président turc qui a perdu le contrôle de plusieurs grandes villes, dont Istanbul et Ankara, lors des élections municipales générales de 2019, et dont le pays traverse une crise économique très rude déploie depuis lors une activité militaro-diplomatique intense. Il ne craint pas de prendre à revers l’Alliance atlantique dont il est pourtant membre, en s’alliant à l’occasion avec la Russie, en allant jusqu’à lui acheter du matériel militaire sophistiqué. Après être intervenu dans le nord de la Syrie contre les Kurdes, il a engagé son pays en Libye. Il profite désormais des incertitudes ouvertes par la pandémie pour provoquer depuis peu la Grèce dans ses eaux territoriales au prétexte fallacieux d’exploration de gisements gaziers dont on sait déjà que leur exploitation se ferait à des coûts qui décourageront tout investisseur raisonnable. Tout cela s’accompagne d’une rhétorique sur le retour de la puissance ottomane humiliée par les Européens au début du XXe siècle (ce qui n’est pas sans rappeler le discours de Poutine sur l’humiliation de la Russie). Au-delà de la Grèce, c’est donc l’Union européenne qui est visée, et au sein de l’Union, plus particulièrement la France, comme puissance régionale, sans doute avec l’idée d’enfoncer un coin dans la relation franco-allemande qui est déterminante au sein de l’UE 9. L’articulation Paris Berlin a résisté, Macron et Merkel jouant des partitions différentes, mais non dissonantes, ce qui a fait reculer Ankara, au moins pour le moment. Mais Erdoğan s’est remis en scène avec le nouvel embrasement du conflit du Haut-Karabakh, en se rangeant auprès de l’Azerbaïdjan, contre l’Arménie. Là encore tout est perturbé et perturbant : le leader turc se trouve du coup en délicatesse avec la Russie, liée à l’Arménie par un pacte de défense, et la perspective que des soldats ou des mercenaires turcs appuient les forces azéries ne peut que raviver l’insupportable mémoire du génocide arménien, que l’État turc persiste à nier.
Pour ce qui est de la Russie, les fers sont toujours aux feux dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine. Rien n’est à exclure dans les États baltes, où sont présentes de très importantes minorités russes (surtout en Estonie et en Lettonie). La crise biélorusse ouvre à Vladimir Poutine une nouvelle opportunité, d’autant que le pays d’Alexandre Loukachenko est réputé pour appartenir « naturellement » et historiquement à la Russie, dans une continuité géographique évidente. L’hypothèse d’un « approfondissement du lien » entre les deux pays, qui ferait de Poutine le chef d’une Union qu’il a déjà appelée de ses vœux n’est donc pas à exclure. Le président russe doit lui aussi offrir des gages à son opinion publique qui est rudement frappée par la pandémie et ses conséquences économiques. Celles-ci interviennent alors que la Russie doit faire face, en outre, aux effets de la chute des cours du pétrole depuis le début de l’année 2020, suite à un désaccord entre les grands pays producteurs, dont le Kremlin porte, en grande partie, la responsabilité. L’annonce prématurée de la mise au point d’un vaccin en Russie, par Vladimir Poutine, prend tout son sens dans ce contexte : c’est une tentative de rassurer une opinion publique dont la confiance vacille. Et cette perte de confiance peut entraîner un retournement de l’opinion, comme le montre, depuis le mois de juillet, le succès des manifestations contre l’arrestation du gouverneur de Khabarovsk. Il faut replacer dans ce contexte la tentative d’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny au Novichok (selon ce qu’ont établi les experts militaires allemands). Elle fait entendre à tous ceux qui voudraient profiter de cette période de fragilité pour tenter de modifier la donne politique en Russie, que le pouvoir se défendra par tous les moyens. Ceux qui en ont pris l’initiative (l’emploi du Novichok incite à penser qu’ils se trouvent dans les très hautes sphères du pouvoir russe), ont probablement pensé que la pandémie atténuerait la pugnacité des capitales occidentales, occupées à d’autres urgences.
Si différentes soient-elles, la Chine, la Russie et la Turquie ont quelques traits communs : leurs chefs respectifs mobilisent l’opinion sur le thème de la restauration d’une puissance humiliée, d’une puissance qu’ils présentent comme investie d’une mission salvatrice, autour d’un modèle politique « efficace ». Et pour se donner les moyens de la puissance à laquelle ils aspirent, les trois pays ont engagé d’importantes dépenses d’équipements militaires et se sont dotés d’outils de désinformation à l’échelle mondiale.
Ce virus agit… comme un virus : pour se répliquer, il se fixe sur des organismes vivants dont il dérègle les fonctionnements au point qu’ils sont menacés par leurs propres réflexes de défense. Les effets du virus s’observent pour ainsi dire par cercles concentriques, de l’individu à la planète. Ils sont « apolitiques », c’est-à-dire qu’ils rencontrent leurs véhicules totalement indépendamment de leurs appartenances et convictions politiques. Mais cette indifférence n’empêche pas que les dérèglements qui s’ensuivent aient de conséquences politiques et même géopolitiques.
De ce point de vue, l’une des premières « victimes » politiques du Sars-Cov-2 semble devoir être Donald Trump dont le logiciel politique personnel a été particulièrement perturbé par la pandémie – et qui a fini par contracter lui-même la maladie Covid-19. Ses propres réactions de défense n’ont fait qu’aggraver la crise, au point de le discréditer durablement alors qu’il semblait encore promis à une facile réélection il y a seulement quelque mois. Sa défaite permettrait certes d’ouvrir rapidement le chantier de « réparation du système international » que Trump s’est employé, lui aussi à déconstruire, se révélant sinon un partenaire des Russes, mais un « idiot utile », comme disait Lénine.
Toutefois, on aurait tort d’en conclure que les États-Unis et le monde seraient immédiatement « sauvés » du trumpisme par sa défaite électorale. En effet, l’avenir de la paix civile aux États-Unis après une telle défaite n’est pas assuré 10. Là encore, le mode d’action du virus se transpose au niveau des sociétés. Comme on le sait, au niveau individuel, les facteurs de comorbidité aggravent le pronostic des personnes infectées. Or le choc viral provoqué par le Sars-Cov-2 vient sur un corps politique américain miné par les « vérités alternatives » et les stratégies de désinformation déployées sur les réseaux sociaux non seulement par des États voyous, mais par des groupes d’individus fascinés par la puissance que leur offrent ces réseaux et persuadés qu’ils savent ce que d’autres, y compris des gouvernements démocratiquement élus qui s’efforcent d’agir de manière responsable, ignorent 11. Dans une société où la confiance est fragilisée, où tout le monde peut posséder des armes, y compris des armes automatiques, et dont la mémoire est encore habitée par les horreurs de la Guerre civile (nom américain de ce que nous appelons la Guerre de Sécession, 1861-1865), il n’est pas exclu que des groupes extrémistes refusent le résultat des élections en cas de défaite de Donald Trump, alors que celui-ci annonce déjà que le scrutin sera le plus malhonnête de toute l’histoire des États-Unis. La mort de deux manifestants qui protestaient contre les brutalités policières à Kenosha dans le Wisconsin (après qu’un policier blanc eut tiré sept fois dans le dos – quasiment à bout portant – de Jacob Blake, un Afro-Américain), tués par un jeune homme de 17 ans, qui disposait d’un fusil d’assaut et prétendait « protéger » la ville (dont il n’est pas un habitant) pourrait bien être le signe annonciateur d’une dérive ultérieure préparée par la constitution de milices armées, presque encouragées par le président Trump et ses porte-voix. La perspective d’une rébellion violente – non pas frontale, mais sous forme de multiples petits groupes dispersés et mobiles, utilisant les réseaux sociaux pour se coordonner à la manière des Gilets Jaunes – d’une partie de la population convaincue d’être désormais la gardienne et le dernier rempart de l’idéal américain trahi par les élites devient plausible… Une telle évolution ne sera pas facile à prévenir et encore moins à arrêter si, par malheur, elle se met en route.
Le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden n’est pas de nature à offrir de quoi se rassurer. Si le président sortant ne semble pas en mesure de renverser la tendance indiquée par les sondages, il poursuit méthodiquement sa stratégie de clivage. Faute de pouvoir élargir sa base électorale, il espère peut-être que la peur du chaos le sauvera. Ce qui est sûr, c’est que l’élection, quel qu’en soit le résultat, va ouvrir une fort dangereuse période de vacance du pouvoir à Washington, qui s’étendra, au moins jusqu’à l’investiture du vainqueur, début janvier. Du 3 novembre, au 20 janvier, le temps va être très long, pendant lequel tous les coups géopolitiques seront possibles. Une fenêtre de tir est ouverte pour Xi Jinping, Poutine, Erdoğan, sans parler des dirigeants iraniens ou nord-coréens, et même de Benjamin Netanyahou en Israël, lui aussi en grande difficulté du fait de la pandémie. Tel est le paysage mondial d’une pathologie informationnelle que vient sensiblement aggraver le Sars-Cov-2 dont l’éradication est très loin d’être en vue.
Sources
- Les dettes contractées, à des taux remarquablement bas et parfois même négatifs, par les États de l’Union européenne sont achetées par la Banque centrale européenne et placées dans son bilan.
- Il n’est pas surprenant que cette conscience soit plus trouble dans des États qui sont entrés récemment dans ce processus de construction politique commune.
- On ne peut bien sûr attribuer à Poutine l’entière responsabilité de cette déstabilisation qui résulte de multiples facteurs, parmi lesquels l’évolution des technologies de la communication, les succès de la mondialisation et l’usure des régimes postcoloniaux, dont les conséquences ont été la multiplication des crises politiques nationales et l’émergence de réseaux terroristes et mafieux transnationaux. Mais Poutine est, parmi les personnalités politiques mondiales, le premier à avoir compris le parti qu’il pouvait tirer de cette situation et il a décidé d’en profiter en plaçant au cœur de son action la logique de la force, plutôt que la recherche du consensus autour du respect des accords et traités internationaux. L’intervention russe en Géorgie (2008), l’annexion de la Crimée (2014), suivie par le déclenchement d’une guerre civile dans l’est de l’Ukraine et l’intervention militaire en Syrie (2015) en sont des exemples frappants.
- Je reprends ici le mot employé par Montaigne dans le titre de son Essai : « De l’institution des enfants »
- Interdépendance qui englobe, en réalité, tout le vivant.
- Pour le dire grossièrement : il faut y croire sans avoir la moindre assurance du résultat, et d’autant plus qu’il faudra remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier. Ce caractère inachevé par essence de la démocratie demande des citoyens une grande maîtrise de soi et des passions collectives. Ce qui faisait dire à Rousseau que la démocratie est un régime pour des dieux.
- Et même aggravée, en raison même des entraves qu’elles dressent contre la liberté de pensée et contre toute diffusion d’une culture perçue comme « dissidente ».
- Le « vide » créé par la pandémie a aussi pour effet de laisser le champ libre à Jair Bolsonaro pour pratiquer presque littéralement la politique de la terre brûlée en Amazonie, au mépris des enjeux écologiques mondiaux et de la protection des populations indiennes, tant face à la maladie que face aux intérêts économiques. Le président brésilien est en train de créer dans les deux cas une situation qu’il espère irréversible. Donald Trump voudrait faire de même en ouvrant l’Alaska à la prospection pétrolière.
- Les intérêts français et allemands divergent dans ce dossier, en raison de la forte communauté turque présente en Allemagne et de son poids économique.
- Il est symptomatique, par exemple, qu’à New York, les chiffres de la violence depuis le début de l’année 2020 jusqu’en août aient sensiblement augmenté, avec une hausse de 29 % des meurtres et de 78 % des fusillades, par rapport à la même période de l’année précédente.
- Et Donald Trump ne manque pas de les mettre en valeur. Il l’avait fait à l’égard des suprémacistes après la tragédie de Charlottesville, en 2017. Le 20 août de cette année, il présente le mouvement conspirationniste américain QAnon comme un rassemblement de « patriotes ».