La contagion et le réseau : un virus sans frontières

Un virus qui se propage aussi facilement que le Covid-19 fera partie de nos vies soit jusqu’à la découverte d’un vaccin, soit jusqu’à ce que la plupart de la population mondiale ait été infectée. Mais même avec un vaccin, il est en fait presque impossible d’éradiquer une maladie — la variole est la seule à avoir été complètement éliminée. Comprendre et gérer cette contagion est donc essentiel pour notre santé à long terme. La réduction drastique de nos contacts entre individus et de nos déplacements nous offre certes un moyen — aussi brutal et coûteux qu’efficace — de ralentir la progression du virus ; néanmoins, cette stratégie met nos économies en péril. Ainsi la gestion de notre santé passe nécessairement par celle de nos économies.
Cette cogestion implique la compréhension de trois types de réseaux : les réseaux de contact qui répandent la maladie, les réseaux économiques dans lesquels nous nous insérons, et les réseaux de communication qui façonnent nos croyances et nos comportements. Il s’agit donc nécessairement de se coordonner à travers ces trois réseaux simultanément et à l’échelle internationale du fait de leur nature mondiale.  

L’importance de la coordination internationale apparaît comme une évidence lorsque l’on prête attention au virus lui-même. Il a jusqu’à présent été largement pris en main par chaque pays dans son coin : alors qu’une région ralentissait la propagation du virus et le maîtrisait, il se développait dans une autre ; certains pays commencent à s’ouvrir de nouveau, alors que le virus atteint à peine son pic de croissance ailleurs. Essayer de se débarrasser de termites dans une maison est une bonne analogie : la fumigation pièce-par-pièce est beaucoup moins efficace que la fumigation de toute la maison ! Dans le cas d’une pandémie, une réaction optimale à l’échelle globale n’implique pas nécessairement un confinement à l’unisson, mais elle implique en tout cas de prendre ses voisins en compte. Il est en effet impossible de fermer complètement les frontières internationales — tant physiquement qu’économiquement —, et il suffit de très faibles niveaux de contact pour réinfecter une région. Sans coordination au sein et entre les pays, nous sommes condamnés à réagir sans cesse aux résurgences du virus.

Mais même avec un vaccin, il est en fait presque impossible d’éradiquer une maladie.

MATTHEW O. JACKSON

Au-delà du contact humain, cette crise implique aussi des réseaux économiques denses, dans lesquels, par exemple, des pièces détachées par centaines font des allers-retours internationaux avant de prendre la forme d’un produit fini — comme un téléphone. De même, les logiciels que la plupart de nos appareils requièrent ne serait-ce que pour fonctionner sont développés et mis à jour en permanence à l’autre bout du monde. L’économie est comme une symphonie qui sonne magnifiquement juste lorsque tout est en rythme, mais qui tourne rapidement à la cacophonie dès que le tempo est perdu. Ouvrir et fermer des économies uniquement en réponse à des conditions locales non seulement entretient et  « invite » la maladie à revenir, mais a aussi des effets cauchemardesques sur la production. Ainsi, un plan correct pour minimiser les dégâts économiques implique là encore une coordination internationale pour maintenir l’intégralité des réseaux de production dans la cadence, dans la mesure où il suffit qu’un simple chaînon fasse défaut pour entraîner des réactions en cascade.

Alors que les coûts monumentaux occasionnés par la baisse de la production et par l’accroissement du taux de chômage commencent à être perceptibles, nous faisons aussi face à une possible crise financière. Certaines faillites individuelles, d’entreprises voire de pays sont déjà inévitables. Par chance, les souvenirs de la crise financière passée sont suffisamment vifs pour que les banquiers centraux et autres bras armés des gouvernements soient plus proactifs qu’ils ne l’auraient peut-être été sinon. Néanmoins, la contagion financière comme le gel des crédits menacent toujours autant : les mesures nécessaires pour éviter un tel krach devront agir à différentes échelles.

La contagion financière comme le gel des crédits menacent toujours autant : les mesures nécessaires pour éviter un tel krach devront agir à différentes échelles.

MATTHEW O. JACKSON

Certains chômeurs et certaines familles ont besoin d’une aide directe, alors que la réduction prononcée de leurs demandes tirera l’économie vers le bas. Certaines entreprises ont des dettes mais pas de recettes — y compris certains secteurs tout entiers, comme le tourisme, la restauration, les voyages et le commerce de détail —, et sont ainsi en danger, comme l’intégralité des chaînes de production évoquées plus haut. Certains réseaux financiers, intégrés bien au-delà des frontières, impliquent que la crise financière d’un pays peut rapidement devenir celle de tous les autres. Les gouvernements ont porté secours aux chômeurs et aux entreprises à l’arrêt, mais le ralentissement économique sera prolongé et pourrait lui-même être contagieux. Il est donc essentiel d’identifier les faillites des entreprises les plus « centrales » avant qu’elles n’aient un effet domino sur les autres et jusque dans le réseau financier.

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Casey Reas, https://www.youtube.com/results?search_query=adventuretime, 2015

Le troisième ensemble de réseaux dans lesquels la contagion est possible sont ceux qui façonnent les comportements et croyances des gens. Lorsqu’ils paniquent, les individus deviennent avides d’informations, mais dans un contexte où les plus fiables sont difficiles d’accès, les mensonges prospèrent et divisent. Les effets du virus sont répartis inéquitablement dans et entre les pays. Combattre le virus requiert une attention extrême de tout un chacun — pas seulement de se protéger soi-même, mais surtout éviter de mettre les autres en danger. Cela exige un sens de l’urgence et du commun développés, mais aussi de savoir exactement quoi faire. Les gouvernements doivent donc fournir des informations explicites, répétées, et cohérentes, le tout dans une grande transparence, afin de contrer les inévitables rumeurs et autres désinformations. Les individus doivent aussi comprendre que les nouvelles infections et les chutes d’économie toutes entières sur d’autres continents sont en fait le problème de tous.

Même dans un scénario optimiste, nous vivrons avec le virus pendant un bon moment. Sans coopération globale, nous souffrirons de pics de maladies comme de crises économiques répétés autant que peu nécessaires.

MATTHEW O. JACKSON

Nous pouvons espérer qu’un vaccin soit développé et distribué plus vite que jamais auparavant dans l’histoire, et qu’en attendant, plus de campagnes de dépistages et de soins proactifs seront efficaces pour faire baisser le taux d’hospitalisation. Toutefois, même dans un scénario optimiste, nous vivrons avec le virus pendant un bon moment. Sans coopération globale, nous souffrirons de pics de maladies comme de crises économiques répétés autant que peu nécessaires. Ce virus et ses répercussions ne connaissent aucune frontière.

Diffusion et contagion1

« Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Galine, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés. »

Boccace, Le Décaméron (1353), Première journée (traduction Pierre Laurens, 2006)

La peste bubonique, ou Peste Noire, s’est répandue en Europe, lentement mais sûrement, de 1347 à 1352 environ.

Le coupable ? Yersinia pestis, un agent pathogène transmis par les puces qui l’ingèrent en se nourrissant sur un hôte infecté. Bloquant les intestins de l’insecte, la peste les affame, si bien qu’elles dévorent et infectent rapidement leur hôte suivant. Les puces aiment vivre sur des rats et toutes sortes d’autres animaux, mais aussi sur les hommes. Si certains hôtes ne sont jamais que des porteurs sains, et ne servent qu’à faire migrer le virus, d’autres meurent rapidement suite à la morsure infectieuse. C’est une maladie affreuse : elle commence comme une grippe, avec de la fatigue et de la fièvre, mais elle entraîne rapidement d’intenses hémorragies. Les tissus nécrosés tournent au noir, ce qui valu à la peste son surnom — Black Death en anglais.

Le système sanitaire de l’époque, le manque de compréhension de la contagion et la promiscuité entre les humains et nombre d’animaux ont rendu la maladie incroyablement virulente dans les villes du Moyen-âge alors en pleine expansion. En quelques années, elle a réduit les populations de Paris et Florence de moitié ; les taux de décès étaient encore plus grands dans des villes comme Hambourg et Londres. La maladie aurait fait chemin le long de la Route de la Soie, de la Chine à Constantinople, puis des navires de commerce génois jusqu’à la Sicile à partir de 1347, où elle a rapidement décimé à peu près la moitié de la population de l’île. Elle a continué de se répandre, frappant certaines régions italiennes, puis Marseille, avant de traverser la France et l’Espagne, pour finalement atteindre les pays du Nord quelques années plus tard. En tout, on estime qu’elle a tué plus de 40 % de la population européenne, ainsi que 25 millions de personnes en Chine et en Inde avant même d’atteindre l’Europe.

D’un point de vue moderne, il est tout à fait remarquable de voir à quel point la propagation de la peste fut lente et méthodique.

MATTHEW O. JACKSON

D’un point de vue moderne, il est tout à fait remarquable de voir à quel point la propagation de la maladie fut lente et méthodique. Bien que la peste ait fait quelques bonds de longues distances, en voyageant sur les routes commerciales comme la Route de la Soie ou à bord de navires, sa progression à travers l’Europe n’était en moyenne que de deux kilomètres par jour — soit plutôt lente même par rapport aux standards du voyage à pied de l’époque.

Même si la peste bubonique se transmet rarement d’une personne à une autre directement, la maladie a voyagé aux côtés des humains – via les puces qui se nourrissaient des rats sur les bateaux, les animaux de ferme, les gens et leurs vêtements –, de sorte qu’elle se fraya un chemin à travers les réseaux humains et l’ensemble des animaux qui les entouraient. 

Le lent déplacement de la peste nous montre à quel point la mobilité et la portée des contacts de la plupart de l’humanité étaient limitées au Moyen-Âge. Les pandémies modernes sont bien différentes : elles se propagent incroyablement vite, et pour certaines maladies, passer d’un continent à l’autre n’est l’affaire que de quelques jours ou semaines. En 2014, une épidémie de variole chez des adultes et des enfants non vaccinés, déclenchée par des interactions dans un parc du sud de la Californie, est apparue dans des écoles à des centaines de kilomètres quelques jours plus tard. En 2015, le virus Ebola a été transporté par du personnel soignant de la Sierra Leone à des villes européennes et nord-américaines moins d’une semaine après leur exposition à la maladie.

En 2014, une épidémie de variole chez des adultes et des enfants non vaccinés, déclenchée par des interactions dans un parc du sud de la Californie, est apparue dans des écoles à des centaines de kilomètres quelques jours plus tard.

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Nous verrons comment contagion et diffusion dépendent de la structure des réseaux. Au-delà de ce que cela peut nous apprendre immédiatement de la propagation des maladies, cette étude servira de point de départ à la compréhension de la diffusion plus complexe des idées, des contagions financières, et des inégalités dans les emplois et les salaires.

Contagion et composants de réseaux

Si les différences sont grandes entre la plupart de nos réseaux actuels et ceux du Moyen-Âge, examiner un certain type de réseau moderne nous en apprend tout de même beaucoup sur les mécanismes de propagation aussi lents qu’implacables de la peste.

Le schéma ci-dessous illustre un réseau de relations amoureuses et/ou sexuelles entre adolescents dans un lycée américain. Les élèves ont énuméré leurs liaisons sur une période de 18 mois.

Bien qu’un individu type du réseau de cette illustration n’ait qu’une ou deux interactions, le réseau présente néanmoins un « composant géant » : la grande partie connexe en haut à gauche de l’illustration dans laquelle 288 des élèves sont reliés entre eux par des relations successives.

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Réseau d’une école secondaire du Midwest américain généré à partir de l’ensemble de données « Add Health ». Les nœuds sont des étudiants, colorés selon le sexe. Un lien dénote une relation romantique ou sexuelle qui a eu lieu au cours des dix-huit mois d’observation. Les chiffres de certaines composantes indiquent combien de fois cette composante apparaît. Les élèves isolés ne sont pas représentés. Un peu plus de la moitié des élèves se trouvent dans l’élément géant de gauche. Les données de cette illustration ont d’abord été analysées et discutées par Peter Bearman, James Moody et Katherine Stovel (2004).

Le concept de « composant » désigne la partie d’un réseau dans laquelle tous les nœuds sont reliés entre eux par un chemin de connections. Ici, un peu plus de la moitié des élèves se trouvent dans le composant géant, et les autres sont répartis dans une multitude de plus petits composants. Plus d’un quart des élèves ont déclaré n’avoir aucune relation (nous nous souvenons tous à quel point le lycée peut être une expérience solitaire) et ne sont pas représentés.

Le concept de « composant » désigne la partie d’un réseau dans laquelle tous les nœuds sont reliés entre eux par un chemin de connections.

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Cette illustration met ainsi en lumière comment une maladie sexuellement transmissible peut infecter une large proportion de la population, même si chaque individu n’a que peu de relations en moyenne. La maladie pourrait se propager certes lentement étant donné le nombre relativement faible de contacts par individu, mais finir par entraîner un niveau élevé d’infection, dans la mesure où elle se répand à travers le composant géant — tout comme ce fut le cas avec la peste bubonique.

Il ressort également que la dispersion d’une maladie ne dépend pas de la présence dans le réseau d’individus particulièrement débauchés ou de travailleurs du sexe. Des individus avec de forts degrés2 de connection peuvent amplifier et accélérer cette dispersion, certes, mais ils ne sont en rien nécessaires au développement d’un composant géant. Le simple fait d’avoir plus d’une interaction par individu est suffisant : le réseau de l’illustration en est précisément au point de développement des connexions où une contagion de grande échelle est possible.

Transitions de phase et nombre de reproduction de base

Le terme « transition de phase » est souvent utilisé en thermodynamique pour décrire les changements d’état de la matière. On dit par exemple que l’eau connaît une transition de phase lorsqu’elle se change en glace ou en vapeur.

Augmenter la fraction des liens dans un réseau est analogue à chauffer de l’eau jusqu’à ce que la glace devienne liquide puis gazeuse.

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Les réseaux aussi connaissent des transitions de phase : ils peuvent passer de l’état de collection de nœuds isolés et de petits composants à celui de réseau à composant géant comprenant un nombre important de nœuds, voire finir en réseau où tous les nœuds sont connexes. Augmenter la fraction des liens dans un réseau est analogue à cet égard à chauffer de l’eau jusqu’à ce que la glace devienne liquide puis gazeuse.

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Ces transitions de phase peuvent par ailleurs être remarquablement abruptes. Sous le palier de glaciation, vous marchez sur de la glace ; un degré au-dessus et vous plongez dans l’eau. De la même manière, de petits changements dans la fréquence des liens d’un réseau peuvent avoir des effets spectaculaires sur la structure de ses composants. Cela est illustré par l’illustration ci-dessus : à mesure que l’on passe d’une moyenne d’un demi-ami par personne (panel [a]) à un ami et demi (panel [b]), il y a transition progressive d’un réseau « non-connexe » (disconnected) à un réseau où la majeure partie des individus peuvent se joindre entre eux. Quelques changements marginaux supplémentaires (panels [c] et [d]) et le réseau devient « connexité par chemins » (path-connected) ou « connexe »3 pour abréger : chaque individu peut rejoindre tous les autres par des chemins du réseau (le panel [c] est sur le point de l’être, à deux nœuds près).

Ces transitions de phase des réseaux sont fondamentales pour lutter contre les maladies. De fait, un des nombres décisifs associé à une maladie et au réseau par lequel elle pourrait se propager est le « taux de reproduction de base »4 de celle-ci. Il quantifie combien de nouvelles personnes en moyenne un individu type infecté contaminera à son tour. Si le nombre de reproduction de base est supérieur à un, alors la maladie se propage, alors que s’il est inférieur à un, elle disparaît.

Avec plus d’une nouvelle infection par individu infecté, la contagion continue de s’étendre, atteignant plus de personnes à chaque nouvelle infection, et peut donc se propager. En dessous de ce niveau, le processus s’arrête.

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Le seuil unitaire du taux de reproduction de base correspond précisément à la transition de phase à partir de laquelle les réseaux développent un composant  géant, comme dans l’illustration ci-dessus. L’idée est simple mais essentielle : avec plus d’une nouvelle infection par individu infecté, la contagion continue de s’étendre, atteignant plus de personnes à chaque nouvelle infection, et peut donc se propager. En dessous de ce niveau, le processus s’arrête. L’analogie avec la reproduction est claire : si une société a plus d’un enfant par adulte (qui ensuite survit pour se reproduire lui-même), alors la société grandira, quand avoir moins d’un enfant par adulte amène à la réduction de la société5.

Bien entendu, le taux de reproduction de base d’une maladie dépend de la facilité avec laquelle elle se propage d’un individu à l’autre, ainsi que du nombre de personnes avec lesquelles chaque individu est en contact. Comme chaque contact n’est pas forcément l’occasion d’une contagion, le taux de reproduction de base est en général plus faible que le degré moyen d’un individu du réseau. C’est pourquoi le taux de reproduction de base diffère selon les maladies et les régions.

Ainsi, sans intervention sanitaire, le taux de reproduction de base du virus Ebola a été estimé à un peu plus de 1,5 en Guinée et au Libéria, contre 2,5 pour la Sierra Leone. Cet écart provient des différences de densité de population entre les deux régions, qui affectent le nombre moyen de personnes avec lesquelles un individu est en contact par jour, nombre justement 60 % plus élevé pour la Sierra Leone que pour la Guinée et le Liberia.

Comme chaque contact n’est pas forcément l’occasion d’une contagion, le taux de reproduction de base est en général plus faible que le degré moyen d’un individu du réseau. C’est pourquoi le taux de reproduction de base diffère selon les maladies et les régions.

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Le taux de reproduction de la rougeole, quant à lui, est beaucoup plus élevé que celui d’Ebola : au lieu de se propager par le sang et la salive, elle se propage par voie aérienne, et a donc un taux de reproduction de 12 à 18 selon les densités de population et les fréquences d’interaction locales. C’est pourquoi elle est particulièrement dangereuse dans les zones où les populations ne sont pas vaccinées. Les maladies telles que la diphtérie, les oreillons, la polio et la rubéole ont à cet égard des taux intermédiaires, dans une fourchette de 4 à 7.

Les taux de reproduction sont ainsi au cœur des politiques de vaccination. Un vaccin n’a pas besoin d’être parfaitement efficace ou d’atteindre chaque individu pour éviter une contagion généralisée, il doit simplement ramener le taux de reproduction en dessous de un. La vaccination des personnes permet non seulement de leur éviter une infection, mais aussi d’éliminer leurs connexions du réseau. Ainsi, elle diminue le taux de reproduction de la maladie au sein de la société et contribue à protéger la population restante. Si nous partons d’un taux de reproduction égal à 2, de sorte que chaque personne infectée en infecte en moyenne deux autres, alors la vaccination d’un peu plus de la moitié des individus ferait baisser le taux de reproduction en dessous de un et limiterait la propagation de la maladie.

Malheureusement, les incitations à se vacciner soi-même font précisément partie des raisons pour lesquelles une maladie est si difficile à éradiquer : elles sont sous-optimales à cause des fameuses externalités que produisent les vaccins.

La vaccination des personnes permet non seulement de leur éviter une infection, mais aussi d’éliminer leurs connexions du réseau. Ainsi, elle diminue le taux de reproduction de la maladie au sein de la société et contribue à protéger la population restante.

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Externalités et vaccinations

Il n’est pas impossible que les bénéfices d’un phare bien situé soient largement appréciés de navires sur lesquels aucun péage ne pourrait être commodément perçu.

Henry Sidgwick, Principes d’Économie Politique, 1883

Cette citation explique parfaitement le concept d’externalités : le comportement d’une personne affecte le bien-être des autres ; ici, c’est un navire qui bénéficie de la présence d’un phare que quelqu’un d’autre a construit et entretient ; dans notre cas, la vaccination, ne serait-ce que d’une partie d’une communauté, bénéficie au reste de celle-ci. Ce n’est pas un hasard si les gouvernements sont si fortement impliqués dans la vaccination : en présence d’externalités, les marchés dérégulés ne parviennent pas à faire converger les incitations individuelles et le bien-être de la société toute entière. Les gouvernements font donc particulièrement attention à vacciner les enfants, les enseignants, le personnel de santé et les personnes âgées — c’est-à-dire les catégories les plus susceptibles non seulement d’attraper la maladie mais aussi de la transmettre.  De fait, un parent pesant le pour et le contre d’un vaccin pour son enfant ne prend pas forcément en compte les incidences pour les autres de ce vaccin. Ce sont typiquement des marchés sur lesquels des subventions ou des régulations peuvent améliorer le sort de tous.

Le fait que les externalités fonctionnent à l’échelle mondiale est sans doute le défi principal dans l’éradication d’une maladie. Par exemple, si en 2000 la Chine avait annoncé s’être débarrassée de la polio, une épidémie partie d’un pays voisin la fit réapparaître sur son sol en 2011. La lutte contre la polio a avancé à grands pas, dans la mesure où elle était encore présente dans plus d’une centaine de pays en 1988. Néanmoins, le fait d’avoir ne serait-ce qu’un seul pays où une maladie est endémique suffit à la maintenir en vie, et lui permet de réapparaître puis de se propager à nouveau dans d’autres pays. Maintenir une population en état de vigilance face à des maladies qui semblent avoir disparu est coûteux et difficile. Continuer à vacciner des enfants tout autour de la planète d’années en années uniquement parce que quelques pays jouent au passager clandestin et continuent d’incuber une maladie peut avoir quelque chose de frustrant.

Le fait que les externalités fonctionnent à l’échelle mondiale est sans doute le défi principal dans l’éradication d’une maladie.

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De surcroît, les politiques de vaccinations peuvent avoir des effets rétroactifs : plus l’effort de vaccination est efficace à la suite de la peur suscitée par la maladie, moins la menace paraît urgent, et moins la population est incitée à rester vigilante.

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Cette rétroaction peut conduire à des cycles particulièrement intenses dans la mesure où beaucoup de monde a peur des vaccinations et évitent de se faire vacciner dès qu’une maladie devient moins visible. Il devient donc véritablement difficile d’éradiquer une maladie, pour deux raisons : d’une part, les changements marginaux des taux de vaccination entraînent des transitions de phase rapides des taux de reproduction d’une maladie, et d’autre part, les réseaux de contagion ont une échelle mondiale. Ainsi, la plupart finit par devenir cyclique. La variole est la seule maladie humaine à avoir été officiellement déclarée disparue par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), en 1980 : le dernier cas enregistré remonte à 1977, en Somalie. L’éradication totale de la variole n’était pas une mince affaire, puisqu’elle a requis des décennies de réponse rapide à chaque nouvelle épidémie, en isolant les patients et en vaccinant les populations aux alentours.

Bien connectés mais peu denses

La bonne et la mauvaise nouvelle concernant les réseaux humains est qu’ils sont le plus souvent fortement connexes : la plupart des individus sont dans un composant géant. Néanmoins, ces mêmes réseaux ont tendance à être en même temps peu denses6.

Les réseaux humains sont le plus souvent fortement connexes mais ont aussi tendance à être peu denses.

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Prenons le cas de Facebook : un utilisateur américain a en moyenne 338 amis, un peu plus chez les jeunes et un peu moins chez les adultes. Nous sommes donc bien au-dessus du degré unitaire permettant la connexité du réseau : de fait, 99,9 % des 700 millions d’utilisateurs actifs sont dans un composant géant, laissant de côtés quelques rares groupes et individus isolés. En quoi alors ce réseau est-il peu dense ? Simplement parce que le nombre moyen de connexion de chaque individu est infiniment inférieur au nombre potentiel qu’il pourrait avoir : 338 amis ne représentent qu’une fraction infinitésimale des 720 millions d’utilisateurs avec qui chacun pourrait être connectés. Le réseau de Facebook ne présente donc qu’une infime fraction de ses liens possibles et, à ce titre, est extrêmement peu dense.

Si la plupart des individus sont connectés à une faible proportion des autres individus, ils sont paradoxalement connectés entre eux en composant géant par des chemins incroyablement courts : la distance moyenne entre deux utilisateurs actifs n’est en effet que de 4,7 lien — c’est ce qu’on appelle le phénomène du « petit monde »7.

Comment est-il possible que les chemins menant de n’importe quel individu à n’importe quel autre soient si courts en moyenne dans des réseaux pourtant très peu denses ?

MATTHEW O. JACKSON

Comment est-il possible que les chemins menant de n’importe quel individu à n’importe quel autre soient si courts en moyenne dans des réseaux pourtant très peu denses ? Si l’on reprend l’exemple de Facebook, supposons un utilisateur américain adulte type, mettons Diana, qui a 200 amis sur le réseau. Si tous ses amis ont 200 amis eux même, des chemins de deux relations seulement permettent de toucher 200 x 200 = 40 000 utilisateurs. On peut continuer et atteindre 8 millions de personnes avec des chemins de trois connexions, et 1,6 milliards avec 4 connexions — c’est-à-dire bien plus qu’il n’y a d’utilisateurs dans le réseau. Voilà en somme pourquoi les réseaux humains, bien que peu denses, ont de si courts chemins entre les individus.

Un monde toujours plus petit

Comparons le réseau du monde moderne à celui de la vie médiévale. Mettons qu’au lieu de 200 amis en moyenne, nos individus type en aient en fait 5 : nous atteignons 625 personnes avec un chemin de 4 connexions au lieu des 1,6 milliards précédents. Pour atteindre la population mondiale de l’époque, il faudrait donc plus d’une douzaine d’étapes au lieu de quatre ou cinq aujourd’hui — ce qui reste peu.

Pour autant, le monde médiéval était tout de même largement connexe, puisqu’il suffit de quelques connaissances en moyenne pour que le taux de reproduction soit au-dessus de un. Les longueurs plus importantes du temps médiéval occasionnaient des déplacements plus lents et plus sporadiques des microbes comme des idées que ce que nous voyons aujourd’hui. Néanmoins, le monde était suffisamment connexe pour permettre la transmission et la contagion de longue distance, comme le montre la propagation implacable d’une longue liste de maladies qui ont fait de la survie humaine une bataille constante.

Les longueurs plus importantes du temps médiéval occasionnaient des déplacements plus lents et plus sporadiques des microbes comme des idées que ce que nous voyons aujourd’hui.

MATTHEW O. JACKSON

Dès lors que les trajets internationaux ont impliqué des centaines de milliers de personnes, le monde commença à faire l’expérience de pandémies aussi rapides que mortelles. Un exemple particulièrement parlant est la grippe saisonnière de 1918-1919. Particulièrement virulente, son taux de mortalité était légèrement supérieur à 10 %. Elle a pris le nom de « grippe espagnole », ce qui ne rendit pas exactement service aux Espagnols, coupables uniquement d’avoir transmis des informations sur le nombre de morts et le taux de mortalité de manière bien plus transparente que les autres pays européens soucieux de préserver le moral des populations après la Grande Guerre. La démobilisation des troupes et leurs trajets massifs à travers l’Europe et le monde furent justement au cœur de la propagation de la maladie. La combinaison d’une grippe foudroyante, sans vaccin, et de la circulation massive de régiments de personnes à travers le monde entier, a conduit à l’une des plus grandes pandémies de grippe de l’histoire, aux conséquences mortelles. Le nombre d’infectés est de l’ordre du demi-milliard de personnes, soit environ un tiers de la population mondiale, et bien plus dans les zones urbaines d’Europe, et a fait entre 50 et 100 millions de victimes dans le monde.

Cet exemple souligne également le fait que la connectivité8 des réseaux humains n’est pas constante. Par exemple, les mouvements massifs de troupes de 1918-1919 étaient exceptionnels. Ils ont occasionné un monde « plus petit » que les années précédentes pendant une courte période de temps. Au-delà de ce genre de changements massifs mais occasionnels dans les déplacements humains, il existe une forte saisonnalité9 dans les interactions entre individus. Par exemple, les rentrées scolaires expliquent les pics de contagion de nombreuses maladies. Les effets de ces changements saisonniers ne sont cependant pas univoques : dans le cas des vacances scolaires, elles limitent les fortes interactions entre enfants, mais en parallèle favorisent les trajets de longue distance. Aussi les modèles épidémiologiques modernes utilisés pour prédire la propagation des maladies, en particulier celles du type de la grippe, tiennent-ils compte des saisons scolaires, des habitudes de voyage, des interactions des personnels de santé et de nombreux autres facteurs qui affectent la connectivité des réseaux de transmission.

Les modèles épidémiologiques modernes utilisés pour prédire la propagation des maladies, en particulier celles du type de la grippe, tiennent compte des saisons scolaires, des habitudes de voyage, des interactions des personnels de santé et de nombreux autres facteurs qui affectent la connectivité des réseaux de transmission.

MATTHEW O. JACKSON

La médecine moderne a fait d’immenses progrès quant à la compréhension des contagions et de l’importance des conditions sanitaires et de la vaccination, réduisant la menace que représentaient les maladies au quotidien. Même si nous sommes loin d’éradiquer les pandémies, il est tout à fait notable que les humains survivent encore alors que le monde est toujours plus interconnecté. Le nombre de personnes avec lesquelles un individu type du monde industrialisé interagit est d’un ordre de grandeur autrement plus élevé que ce qu’il était quelques siècles plus tôt, notamment car nous dépendons largement des autres pour se nourrir et se soigner.

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Ainsi, les potentiels réseaux de contagion de nombreuses maladies présentent trois grandes différences par rapport au réseau de relations lycéennes de l’illustration 3.1 : (i) ils sont plus denses, (ii) ils comprennent presque tous les nœuds du composant géant et (iii) les distances moyennes entre les nœuds sont plus courtes. Ainsi la possibilité pour beaucoup de contagions de se répandre vite et loin est bien plus importante aujourd’hui qu’aux siècles passés, à l’époque où ce type d’épidémies tuaient par millions.

La possibilité pour beaucoup de contagions de se répandre vite et loin est bien plus importante aujourd’hui qu’aux siècles passés, à l’époque où ce type d’épidémies tuaient par millions.

MATTHEW O. JACKSON

Centralité et contagion : les inconvénients de la popularité

Le paradoxe de l’amitié10 dont nous avons discuté pour mesurer la centralité11 et l’influence n’est pas sans importance pour les contagions et la diffusion. Être surreprésenté parmi les amis des autres confère non seulement de l’influence, mais aussi une plus grande exposition. Donc s’il vous arrive d’être jaloux de la popularité de l’un de vos amis, voilà de quoi vous consoler : les plus populaires peuvent être parmi les premiers à avoir de nouvelles informations, mais sont aussi les premiers exposés aux nouvelles infections !

On estime par exemple que 3 % des personnes infectées lors d’une épidémie du virus Ebola en Sierra Leone auraient causé plus de la moitié des autres cas. À nouveau, l’épidémie aurait eu lieu même sans ces individus les plus connectés, mais leur forte exposition peut accélérer l’expansion de la maladie. Afin de comprendre pourquoi les individus à fort degré de connexion ne sont pas décisifs dans les épidémies, il suffit de jeter un œil au réseau. Là encore, en reprenant notre première illustration (voir ci-dessus), nous repérons un grand composant géant alors même que le réseau ne comporte que très peu d’individus à forts degrés de connexion : seule une personne est de degré 7, une seule de 6, quelques-unes de 5, et la plupart des nœuds sont de degré 1 ou 2.

Les plaques tournantes et les nœuds les plus connectés ne sont pas toujours nécessaires pour qu’un réseau soit connexe et devienne donc le lieu de contagions et autres diffusions.

MATTHEW O. JACKSON

Il est important de le préciser car il s’agit là d’une idée reçue courante à propos des réseaux. Les plaques tournantes et les nœuds les plus connectés ne sont pas toujours nécessaires pour qu’un réseau soit connexe et devienne donc le lieu de contagions et autres diffusions. Ils ont peut-être plus tendance à être impliqués, et peuvent être à l’origine d’éruptions précoces, mais la plupart des contagions auraient lieu même sans les nœuds très connectés. Éliminer quelques uns des nœuds les plus connectés du réseau des relations sexuelles reviendrait à séparer quelques petits morceaux du composant géant, mais il resterait globalement intact. L’élément le plus décisif à l’œuvre dans les composants géants où se développent des infections de grande ampleur est le degré de connexion moyen parmi tous les nœuds du réseau. Dans les réseaux humains, la tendance de la plupart des individus à avoir un degré de connexion supérieur à un est ce qui rend les contagions et la diffusion d’information à ce point ubiquitaire.

Néanmoins, les individus à fort degré de connexion sont plus susceptibles d’être infectés, peuvent accélérer la transmission, et dans les réseaux juste au seuil d’une transition de phase, peuvent faire la différence. Plus encore, si l’on souhaite cibler les nœuds qui pourraient avoir le plus d’effet, il s’agirait de commencer par les nœuds les plus centraux.

Dynamique des réseaux et expansion12

En 2009, le virus H1N1 – une nouvelle forme de grippe exceptionnellement dangereuse et mortelle – s’est répandue dans le monde entier. Il s’agit d’un proche parent du virus responsable de la grippe espagnole qui dévasta la population mondiale en 1918.

Comme tous les autres passagers qui ont pris l’avion pour Pékin cet été-là, j’ai eu à faire à un appareil qui a pris ma température. La Chine n’était pas le seul pays à passer les voyageurs au crible, des dizaines de pays procédaient à des dépistages et demandaient de remplir des formulaires signalant tout symptôme. Les personnes dont on pensait qu’elles étaient infectées se voyaient refuser l’entrée ou étaient mises en quarantaine. Le réseau changeait en réponse à la maladie.

Les personnes dont on pensait qu’elles étaient infectées se voyaient refuser l’entrée ou étaient mises en quarantaine. Le réseau changeait en réponse à la maladie.

MATTHEW O. JACKSON

Dans certains cas, les restrictions de voyage et autres alertes se sont avérées extrêmement coûteuses. Comme le Mexique a connu certains des premiers cas de grippe H1N1 en 2009, de nombreuses alertes aux voyageurs émises au printemps mentionnaient ce pays. Cela a entraîné une baisse d’environ 40 % des voyages à destination et en provenance du Mexique à la fin du printemps 2009. Pour un pays où le tourisme est un secteur majeur, une chute des voyages si abrupte et massive a été intensément ressentie.

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Casey Reas, https://www.youtube.com/results?search_query=adventuretime, 2015

Rétrospectivement, en analysant attentivement les réseaux de déplacement, ainsi que la chronologie et la localisation des cas de grippe dans le monde, il apparaît que la modification des voyages n’a guère contribué à endiguer la propagation de la grippe. Les restrictions n’ont fait que retarder l’expansion de quelques jours. Même les pays qui ont effectué les contrôles les plus rigoureux aux frontières n’ont retardé la propagation de la grippe à l’intérieur de leurs frontières que de sept à douze jours, et n’ont pas pu empêcher l’inévitable contagion.

De nos jours, les déplacements à travers le monde sont si massifs que même en les limitant largement et en identifiant les individus infectés autant que faire se peut, la différence sur la propagation de la grippe est minime. Nous pouvons nous représenter ces stratégies comme la rupture de la plupart des connexions longues du réseau mondial, mais en laissent quelques-unes intactes ; elles ne sont donc pas prêtes de vraiment réduire le taux de reproduction d’une telle grippe du fait du fort taux d’expansion du réseau. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’un individu qui évite de voyager attrapera quand même fatalement la grippe — si vous souhaitez passer la saison des grippes sur une montagne loin de tout, vous allez fortement réduire vos chances de l’attraper. Mais limiter les déplacements de populations massifs est économiquement impossible.

Les tentatives de mise en quarantaine ont parfois été désastreuses, surtout si elles intervenaient avant que le processus de contagion ne soit bien compris.

MATTHEW O. JACKSON

Les tentatives de mise en quarantaine ont même parfois été désastreuses, surtout si elles intervenaient avant que le processus de contagion ne soit bien compris. Les réactions aux premières épidémies de polio le montrent bien. Elle existe au moins depuis l’Égypte ancienne, et de nombreuses personnes célèbres, de l’empereur Claude à Sir Walter Scott, ont été infectées. Celle-ci n’apparaissait toutefois que de manière éparse. Elle commença à prendre la forme d’épidémies plus importantes vers 1910 en Europe, et l’épidémie de polio qui frappa New York au cours de l’été 1916 fut aussi importante que spectaculaire. La polio était mal comprise à l’époque : les enfants allaient se coucher le soir et se réveillaient le matin incapables de marcher.

Les épidémies étaient terrifiantes et, sans surprise, provoquèrent bien des paniques. La polio se transmet oralement à partir d’excréments humains à d’autres humains : ainsi, la présence d’égouts à ciel ouvert à proximité d’enfants est un cocktail mortel. Mais la diversité des hypothèses qui entourait la polio a conduit à la mort de quatre-vingt mille chats et chiens, et l’on accusa successivement les moustiques, le mercure, les puces de lit, et bien d’autres choses encore. La majorité des premiers cas à New York se sont avérés être Italiens, ce qui provoqua la mise sous quarantaine de certains de leurs quartiers. La quarantaine eu pour effets la détérioration des conditions sanitaires et l’exposition d’un plus grand nombre d’enfants : les enfants qui développaient des fièvres pour d’autres raisons furent confinés avec ceux qui avaient la polio, non sans conséquences mortelles.

Cela ne veut pas dire que modifier les schémas de contact dans un réseau n’est jamais une stratégie efficace. Dans le cas d’une maladie comme Ebola, dont le taux de reproduction de base est beaucoup plus faible, l’identification précoce des foyers de reproduction et la limitation des déplacements semblent avoir été efficaces. Le fait que les foyers soient le plus souvent localisés dans des endroits où les déplacements sont plus faibles contribue également à ce constat. Restreindre les déplacements autour d’un village en Sierra Leone est effectivement bien différent d’essayer de réduire les déplacements depuis et vers Pékin, Londres, New York ou Mexico. Diverses études suggèrent que les seuls moyens de gérer efficacement les grandes pandémies de grippe sont la vaccination, la mise en quarantaine des personnes infectées — en veillant à ce qu’elles restent chez elles ou dans une clinique jusqu’à ce qu’elles ne soient plus contagieuses — et, dans certains cas, l’utilisation d’antiviraux réduisant la durée de l’infection et diminuant ainsi les risques de transmission. Toutes ces méthodes peuvent réduire considérablement le taux de reproduction d’une grippe et avoir un impact considérable.

Les réseaux changent et réagissent à ce qui est transmis à travers leurs connexions. Lors de la propagation de contagions dangereuses, comme les maladies ou les détresses financières, les gens ont peur, coupent les liens, s’isolent et se recroquevillent.

Matthew O. Jackson

L’idée ici est que les réseaux changent et réagissent à ce qui est transmis à travers leurs connexions. Lors de la propagation de contagions dangereuses, comme les maladies ou les détresses financières, les gens ont peur, coupent les liens, s’isolent et se recroquevillent. À l’inverse, l’arrivée de certaines nouvelles importantes peut inciter les gens à activement se contacter entre eux et donc à augmenter la densité du réseau, accélérant ainsi la diffusion des bonnes nouvelles comme des rumeurs salaces. Pour bien comprendre les propriétés de contagion d’un réseau, il faut savoir que les réseaux sont des entités dynamiques et qu’ils réagissent souvent à une contagion. Ces idées sont essentielles pour aborder des sujets tels que l’adoption de telles technologies, les décisions d’investissement dans l’éducation et l’apprentissage social. Il s’agit là de processus dans lesquels la manière dont les gens agissent dépend de ce que font les autres et de l’état du réseau.

Les taux de reproductions basiques, les transitions de phase, les composants géants et les externalités jouent tous des rôles proéminents dans de nombreuses formes de diffusion et de contagion, bien au-delà de la propagation des maladies ou des nouvelles. Quelques rebondissements fascinants apparaissent lorsque ce qui se propage est plus qu’un microbe, comme on peut le voir par la suite à propos des contagions financières.

Sources
  1. Ce texte est une traduction originale et inédite du troisième chapitre de l’ouvrage The Human Network (Pantheon). Les notes suivantes sont des traducteurs. Certaines coupes ont été effectuées, en accord avec l’auteur.
  2. Le degré d’un nœud correspond au nombre de liens de ce nœud avec d’autres nœuds. Par exemple, si dans un réseau d’amis une personne en a 3, alors le nœud auquel elle correspond est de degré 3.
  3. Nous traduisons ici “connected” par connexe plutôt que par connecté, afin de rester fidèle au concept de théorie des graphes dont il est issu : un réseau est dit connexe si chacun de ses nœuds est lié à tous les autres par un ensemble de chemins. Autrement dit, un composant connexe comprenant un certain nœud est la réunion de tous les chemins contenant ce nœud. Un réseau est connexe ou ne l’est pas, c’est une propriété binaire — ce qui nous amènera à distinguer la connexité de la connectivité, qui là encore se distingue d’une simple connexion en tant que mesure de l’intensité de la connexité.
  4. Le taux de reproduction de base est une notion d’épidémiologie, et sans doute le paramètre le plus connu des modèles de contagions classiques : il s’agit du fameux R0, plus médiatisé que jamais depuis le début de la pandémie de Covid-19 et largement popularisé comme la variable la plus significative de la propagation du virus et de progrès des politiques de confinement. Il s’agit du nombre moyen de cas secondaires générés par une personne infectée et représentative de la population, pendant la période où elle est infectieuse, symptomatique ou non, c’est-à-dire : R0 = β.c.d, avec β la probabilité de transmission de la maladie au cours d’un contact, c le nombre de contacts moyen par unité de temps pour la population, et d la durée pendant laquelle une personne infectée est contagieuse. Pour une présentation in extenso des modèles de contagion intégrant un R0, voir : James Holland Jones, “Notes on R0, Stanford, 2007. 

    Selon les décomptes de l’OMS, le taux de reproduction de base du Covid-19 sans intervention se situe entre 2 et 4, et entre 5 et 7 selon le Centre américain de prévention des maladies. Avec le confinement généralisé en France, on estime qu’il fluctue aux alentours de 0,6.

  5. Le taux de reproduction de base et le caractère décisif de son seuil unitaire sont des notions statistiques décisives pour les politiques publiques européennes en général. Si elles sont aujourd’hui cruciales pour comprendre l’épidémie de Covid-19 et choisir les politiques les plus efficaces pour contenir sa propagation et limiter sa mortalité, son pendant démographique — un taux de fécondité des femmes supérieur à 2, et donc de reproduction d’une population supérieur à 1 nécessaire à sa croissance démographique — est crucial dans les discussions parmi les plus urgentes sur le vieux continent : hétérogénéités nationales face au problème des retraites, du chômage des jeunes, de l’immigration, etc.
  6. Nous traduisons ici “sparse” par peu dense afin de rester fidèle à la notion de densité des réseaux : la densité d’un réseau est la proportion de liens du réseau rapportée au total des liens possibles. Voir ici pour plus de détails et comprendre comment interpréter la densité des réseaux en terme d’intensité des connections dans notre société. À noter que nous retrouvons la notion de sparsity pour les sparse matrix ou matrices creuses : il s’agit de matrices comprenant beaucoup de zéros, et permettent donc de représenter une faible densité de connexion. L’aspect « creux » de la matrice reflète le caractère peu dense, ou clairsemé du réseau qu’elle représente.
  7. L’expression vient de la nouvelle de 1929 de Frigyes Karinthy, puis de la pièce de John Guare, Six Degrees of Separation.

    L’expérience de Milgram (1967) est à cet égard éclairante. À partir d’une étude menée au Michigan et dans les États voisins, ce dernier suggère effectivement que deux personnes choisies au hasard sont reliées en moyenne par une chaîne de six relations. Si toute personne peut être reliée avec n’importe quelle autre par une chaîne courte de relations individuelles, on observe toutefois que les individus n’entretiennent que peu de relations individuelles avec d’autres. Ce phénomène est aussi connu sous le nom de « paradoxe de Milgram ».  Pour plus de détails, voir ici.

  8. La connectivité est un indice de la connexité. En effet, la connexité étant une propriété binaire, vraie ou fausse, il faut en passer par la connectivité pour pouvoir appréhender le degré de connexité d’un réseau. Plus l’indice de connectivité est fort, plus le nombre de chemins possibles pour aller d’un nœud à un autre est élevé. De fait, un réseau peut être connexe à une connexion prêt, ou bien l’être plus largement. Pour une définition rigoureuse, voir ici.
  9. La saisonnalité est certes le caractère de ce qui revient à la même période, mais surtout une notion d’analyse des séries temporelles : la composante saisonnière est une variation périodique mais régulière, qui, associé à une tendance, constante sur le long terme, permet de modéliser des données sur le long terme.
  10. Le paradoxe de l’amitié, formulé en 1991 par le sociologue Scott Feld, est un biais qui consiste à penser que l’on a plus d’amis que ses amis, ce qui est faux en moyenne.
  11. En théorie des graphes, la centralité d’un nœud est sa proximité aux autres nœuds, par liens directs ou indirects. Le plus central n’est pas forcément celui qui a le degré supérieur, mais celui qui avec un certain degré est le plus facilement connecté à tous les autres. La centralité mesure donc l’influence d’un individu dans un réseau, ce qui est assez intuitif dans les réseaux humains.
  12. Nous traduisons ici “conductance” par expansion, même si cette notion correspond aussi effectivement à la conductance comme inverse de la résistance. Le taux d’expansion mesure la facilité à se déplacer d’un nœud du réseau à l’autre, plus précisément à quelle vitesse une « balade » aléatoire sur les chemins du réseau pourrait amener un individu sur n’importe quel autre nœud du réseau. Autrement dit, plus la conductance est grande ou le taux d’expansion élevé, moins il faut de temps pour que la probabilité de se retrouver n’importe où ailleurs en passant par un chemin choisi au hasard soit non nulle. Dans le cas d’une épidémie, un réseau à fort taux d’expansion signifie une propagation très rapide. Plus de précision sur cette mesure ici.