La crise sanitaire que traverse actuellement l’humanité ne doit pas nous empêcher de réfléchir à ce que nous voulons et à la manière dont nous allons nous en sortir. En dépit des sacrifices très importants que cette pandémie exigera de nous tous, la survie de l’humanité ne fait aucun doute. Mais de quelle façon ? Que sommes-nous prêts à sacrifier pour surmonter la pandémie ? Stefan Zweig est l’auteur d’une autobiographie célèbre, The World of Yesterday, abondamment présentée il y a quelques mois encore comme une prémonition quant à notre avenir. L’insatisfaction des citoyens à l’égard de leur démocratie, la montée des mouvements populistes, la peur d’autrui étaient citées comme autant de preuves des similitudes entre le monde de Zweig et le nôtre. Mais le coronavirus est apparu soudainement, et nous avons alors cessé de parler de l’utopie de l’empire autrichien disparu et de la terrible réalité des années 1930 en Europe. Deux dystopies ont vu le jour, deux mondes qui n’ont rien de semblable avec ceux d’hier mais ont tout à voir avec les mondes futurs que décrivaient Orwell et Huxley.

Cet article traitera des formes de gouvernement dont nous avons observé l’émergence dans le passé, de la manière dont elles sont sorties renforcées ou affaiblies de l’état d’urgence actuel et de leurs alternatives.

En dépit des sacrifices très importants que cette pandémie exigera de nous tous, la survie de l’humanité ne fait aucun doute. Mais de quelle façon ? Que sommes-nous prêts à sacrifier pour surmonter la pandémie ?

Ilán Bizberg

Les formes autoritaires

Avant le déclenchement de la pandémie actuelle, la société mondiale se voyait proposer deux modèles différents : l’un, autoritaire, illustré par l’exemple de la Chine, qui a développé son économie et ses infrastructures très rapidement, a modernisé son industrie pour atteindre des standards technologiques élevés, tiré 600 millions d’habitants de la pauvreté et fait en sorte que la nouvelle classe moyenne émergente puisse accéder aux conforts du monde développé. La Chine a également réagi face à l’énorme pollution engendrée par sa croissance : elle se dirige vers la transition écologique bien plus rapidement que la majorité des États, comme en témoigne le fait qu’elle est devenue le premier producteur mondial de panneaux solaires. Et tout cela en 30 ans seulement.

Les têtes de pont et partisans de ce modèle affirment que la démocratie et la liberté individuelle, telles que nous les connaissons en Occident, mettraient en péril la capacité de l’État chinois à poursuivre cet impressionnant processus. La majorité de la population accepte ce postulat : la démocratie et les droits individuels peuvent attendre alors que le pays, encore récemment pauvre, se développe désormais à une vitesse surprenante ; l’adoption des valeurs qui sont au fondement des sociétés démocratiques peut être retardée en échange du développement économique. Parmi ceux qui ne partagent pas ce postulat, les jeunes de Tiananmen à la fin des années 1980, ceux de Hong Kong aujourd’hui ; ces derniers ont vu les droits dont ils bénéficiaient au temps du modèle « un pays, deux systèmes » progressivement battus en brèche par le gouvernement communiste central.

La crise sanitaire actuelle et l’efficacité avec laquelle le gouvernement chinois est parvenu à endiguer les contaminations et les décès apportent de l’eau au moulin des défenseurs de ce modèle. Byung Chul Han (2020) écrit que ce que les États démocratiques et leurs populations considèrent comme une atteinte à leur vie privée est précisément ce qui a permis aux pays asiatiques de combattre la crise sanitaire à moindre coût humain, social et économique. Ces États y sont parvenus par l’administration de leur population et notamment par leur capacité à émettre à l’encontre de cette dernière des menaces crédibles et à utiliser divers dispositifs de contrôle. Cela a permis à leurs gouvernements de tester des millions d’individus, de prendre leur température, de les obliger à s’isoler lorsqu’ils présentaient des symptômes, et de surveiller tous leurs déplacements ainsi que ceux de leurs familles. En résumé, le contrôle autoritaire exercé sur la population s’est avéré extrêmement efficace pour mettre un terme à la propagation du virus. Il faut cependant se souvenir d’une chose que les défenseurs de ce modèle se gardent de mentionner : le gouvernement chinois a dissimulé pendant plus d’un mois l’existence de cette nouvelle maladie, et nous ne connaissons probablement pas encore le nombre réel de contaminations et de décès.

Le contrôle autoritaire exercé sur la population s’est avéré extrêmement efficace pour mettre un terme à la propagation du virus. Il faut cependant se souvenir d’une chose que les défenseurs de ce modèle se gardent de mentionner : le gouvernement chinois a dissimulé pendant plus d’un mois l’existence de cette nouvelle maladie, et nous ne connaissons probablement pas encore le nombre réel de contaminations et de décès.

Ilán Bizberg

Parmi les mécanismes de contrôle de la population mis en place par le gouvernement chinois : la supervision des médias, la censure des réseaux sociaux, l’accès aux téléphones portables et autres médias privés ainsi qu’aux données de paiement électronique et la reconnaissance faciale1. Les informations nées de la quasi-disparition de l’argent liquide et du fait que toutes les transactions commerciales sont désormais effectuées par voie électronique permettent au gouvernement de savoir quels produits les particuliers achètent, s’ils paient leurs dettes à temps, s’ils voyagent et où… En comparant les données d’un individu avec celles d’autres consommateurs (technique perfectionnée au cours de l’épidémie actuelle dans l’objectif de détecter les cas contacts), le gouvernement peut mettre au jour les interactions de chaque personne. Avant la crise sanitaire actuelle, il utilisait déjà ces mécanismes non seulement, comme les États démocratiques, dans le but de combattre la criminalité mais aussi pour identifier les opposants politiques. Grâce à ces instruments de surveillance, le gouvernement chinois a commencé à classer les individus en fonction de leur respect des règles sociales, en attribuant à chaque personne des « crédits sociaux » ouvrant le droit à des réductions sur les prix des transports publics, des hôtels et d’autres types d’activités pour les mieux classés, et condamnant, au contraire, les moins bien classés à payer davantage pour des événements ou à se voir interdits d’y assister, de partir en vacances, etc. On estime que l’ensemble de ces instruments d’administration de la population seront renforcés à l’avenir, en raison de l’expertise technique perfectionnée pendant la pandémie et de leur acceptabilité auprès d’une population qui a constaté qu’ils permettaient de contrôler la propagation du virus. Il est quasiment certain que les pays autoritaires continueront à utiliser ces mécanismes, imposés en temps de crise, pour renforcer et perpétuer leur contrôle.

Des formes démocratiques imposant des mécanismes de surveillance intrusifs

La situation dans laquelle se trouvent les formes de gouvernement démocratiques est à la fois similaire et différente. Similaire, car la pandémie a obligé presque tous les pays du monde à imposer des restrictions impensables en d’autres circonstances. Différente en ce que ces dernières ont été imposées à des pays dotés de gouvernements démocratiques et dont les populations sont habituées à jouir d’un grand nombre de libertés individuelles. Les États démocratiques ont mis en œuvre des mesures inimaginables quelques mois seulement auparavant, parmi lesquelles des décrets non contrôlés par le législateur et contraignant les citoyens à rester chez eux, à se munir d’une attestation pour aller à la pharmacie, au magasin du coin ou faire du sport, et limitant la distance qu’ils étaient autorisés à parcourir depuis leur domicile. Plus encore, dans certains pays, la police avait le droit d’infliger des amendes, voire d’arrêter des individus si elle estimait que ces derniers n’avaient pas à se trouver à l’extérieur. Malgré ces mesures imposées par les États démocratiques, selon Han, les pays autoritaires s’en sont bien mieux sortis en matière de nombre de contaminations et de décès.

Il se peut que les États démocratiques ne désactivent pas tous les mécanismes autoritaires mis en place temporairement, en affirmant qu’ils pourraient servir lors d’autres crises, comme ce fut le cas avec la lutte contre le terrorisme.

Ilán Bizberg

Pour autant, il se peut que les États démocratiques ne désactivent pas tous les mécanismes autoritaires mis en place temporairement, en affirmant qu’ils pourraient servir lors d’autres crises, comme ce fut le cas avec la lutte contre le terrorisme. Si des auteurs comme Habermas2 considèrent qu’il n’y a pas là de danger dans le cas d’États démocratiques comme la France ou l’Allemagne, d’autres estiment que, même dans ces pays, le risque d’une compatibilité entre contrôle de la population et démocratie est réel. Pour Agamben, en période de peur, la population accepte des restrictions qu’elle ne tolèrerait pas en temps normal. Forcée à arbitrer entre sa santé et sa liberté, elle choisira la première. Comme le dit Agamben : « …l’état de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans la conscience des individus et qui se traduit par un besoin réel dans les situations de panique collective… » [engendre] …un cercle vicieux pervers : la limitation de la liberté imposée par les gouvernements est acceptée au nom d’un désir de sécurité… [face à une menace] « …créée par ces gouvernements mêmes qui interviennent maintenant pour la satisfaire »3. Agamben a également soulevé l’idée que la réaction à l’épidémie renforce « …une tendance croissante à utiliser l’état d’exception comme un paradigme normal de gouvernement. »4

Naomi Klein considère qu’in fine, la possibilité que les mesures imposées pendant cette situation exceptionnelle conduisent à un monde de contrôle qui détruira les démocraties et les droits individuels constitue une menace réelle, que pourrait faire advenir une alliance entre le politique et le capital et qui ne sera pas nécessairement centrée sur l’État comme c’est le cas en Chine. Avec les technologies de l’information, les entreprises et les gouvernements « intègreraient en permanence la technologie dans tous les aspects de la vie civique, non comme une douloureuse nécessité visant à sauver des vies mais comme le laboratoire vivant d’un avenir sans contact, permanent – et très rentable […] un avenir dans lequel chaque mouvement, chaque mot, chaque relation est traçable et peut être exploité par des collaborations inédites entre le gouvernement et les géants de la technologie. »5

C’est Michel Foucault qui, le premier, analysa le fait que les formes modernes de contrôle ne sont plus exercées par un commandement centralisé, par le roi ou l’État, comme le pensait Machiavel, mais par un pouvoir diffus. Avec l’invention de la police, de l’économie capitaliste, de l’administration de l’État et des statistiques, la population se voit administrée par des appareils focalisés sur les individus, définissant le normal et l’anormal, régulant ce qui nous est permis ou non et nos obligations. Les États modernes disposent de mécanismes de plus en plus sophistiqués devant permettre aux individus d’internaliser ces normes, rendant ainsi toute pression extérieure superflue6. Agamben écrit que la peur, émotion sortie renforcée de la guerre contre le terrorisme et qui menace de croître encore à l’issue de la pandémie, est devenue une autre façon de contrôler la population.

Agamben écrit que la peur, émotion sortie renforcée de la guerre contre le terrorisme et qui menace de croître encore à l’issue de la pandémie, est devenue une autre façon de contrôler la population.

Ilán Bizberg

La thèse principale de Foucault est que, dans la modernité, la domination externe exercée par le pouvoir politique, centralisé dans l’État, devient une domination « interne », alimentée par le langage, la classification et l’argent. Elle n’est plus exercée de manière restrictive, par une interdiction extérieure à la liberté humaine, mais se déploie à l’intérieur même de la liberté ; la liberté dont jouit l’homme moderne forme ainsi sa propre domination. Selon Foucault, « … la liberté laissée à la population est utilisée par le pouvoir à des fins de contrôle et la discipline fait partie intégrante de la liberté que nous accorde la gouvernance moderne »7.

La sociologie foucaldienne est fondée sur l’idée d’un individu confronté à « …des formes incitatives en lieu et place de la contrainte… »8 Alors que « la loi interdit, la discipline prescrit, la biopolitique annule, freine, favorise ou régule »9. Voilà qui explique pourquoi Foucault s’est tant intéressé au libéralisme et au néolibéralisme, qu’il voyait comme la phase ultime d’une société autorégulée, fondée sur la liberté de tous et l’autorégulation par la liberté. Foucault définit le libéralisme comme un gouvernement par l’économie : d’un côté, « … le libéralisme valorise l’entretien de la vie, la liberté de circuler, la prise de risques ; de l’autre, il limite ces libertés en même temps qu’il les rend possibles »10. «  Le libéralisme et le néolibéralisme s’éloignent de la société disciplinaire dans la mesure où ils ne sont pas fondés sur des restrictions, même auto-imposées, mais sur la liberté individuelle. Dans la société fondée sur l’approche de Foucault, le conflit est interne aux mécanismes de contrôle et la résistance donne lieu à de nouvelles mesures de contrôle et à une plus grande capacité de domination. Tout se joue dès lors entre l’individu et le système »11.

La pandémie actuelle renforce cette individualisation du contrôle déjà maximisée par l’économie néolibérale. Harari et Agamben considèrent tous deux que la peur est un facteur plus puissant encore que l’économie néolibérale, car plus subjectif12. Alors que le néolibéralisme incite l’être humain à faire croître son potentiel individuel de réussite sur le marché et privatise les politiques sociales auparavant allouées par l’État et les organisations sociales, dans l’épidémie actuelle, la peur de la mort conduit l’individu à adopter une attitude plus défensive encore. Une situation qui renforce encore l’individualisme et qui, dans la mesure où nous craignons de l’autre qu’il nous contamine, est susceptible d’éteindre tout type d’action sociale.

Alors que le néolibéralisme incite l’être humain à faire croître son potentiel individuel de réussite sur le marché et privatise les politiques sociales auparavant allouées par l’État et les organisations sociales, dans l’épidémie actuelle, la peur de la mort conduit l’individu à adopter une attitude plus défensive encore.

Ilán Bizberg

Deux modèles alternatifs : le populisme et la démocratie d’autorité

Formes populistes

À l’inverse des deux modèles de contrôle de la population analysés dans la première partie de cet article, les gouvernements populistes ne sont pas parvenus à combattre efficacement la pandémie, comme le montre notamment l’évolution de cette dernière aux États-Unis, au Brésil et en Grande-Bretagne. Ici, nous restreindrons notre définition du populisme à ses caractéristiques les plus communes et « externes », sans opérer les distinctions nécessaires entre gauche et droite, entre populismes populaires et élitistes, ou entre formes de gouvernement national-populaires et proto-fascistes comme nous l’avons fait dans d’autres articles. Nous définirons cette forme de gouvernement par l’acception qu’elle donne du politique comme lutte entre amis et ennemis. Son discours démagogique se concentre sur le dirigeant et sur le fait qu’il s’exprime au nom des strates non protégées de la société, contre les couches privilégiées, ou au nom de la communauté nationale contre les immigrés et les étrangers. Selon Hermet, « …le populisme vise à abolir la distance, les barrières et même les différences entre le gouvernement et les gouvernés, entre ceux d’en haut et ceux d’en bas. C’est un mouvement anti-politique qui rejette les mécanismes politiques traditionnels parce qu’ils retardent la résorption des fractures et des injustices sociales. Il nie également la temporalité de la politique et exige et promeut une réponse instantanée à des problèmes et aspirations qu’aucune action gouvernementale n’a le pouvoir de résoudre »13. Targuieff ajoute que le temps du populisme est ainsi un temps mythique et que son action met en évidence la magie du politique14. Le populisme est à l’opposé de la démocratie représentative ou participative car il appelle une politique directe et volontariste qui approfondit et purifie la démocratie et la dépouille de ce qu’il considère comme « …ses fausses limites institutionnelles et constitutionnelles »15.

La plupart des dirigeants de ce type ont commencé par mettre en cause la gravité de la pandémie, retardant ainsi considérablement la mise en oeuvre de mesures visant à l’endiguer, et entraînant en conséquence un nombre de décès bien plus élevé. La principale raison de cette réaction tardive réside dans le fait que, ces gouvernements étant fondés sur une très étroite relation entre le dirigeant et le peuple (qui est en réalité une partie de lui, son disciple), ils dépendent très étroitement de leurs performances, essentiellement mesurées en termes économiques. C’est pourquoi ils ont longtemps hésité avant de se convaincre (pour certains seulement) qu’il était scientifiquement justifié de paralyser l’économie. D’autre part, si la performance économique est mesurée de mois en mois, les morts évitées ne sont pas quantifiées aussi précisément dans le contexte d’une épidémie qui affecte le monde entier et sur laquelle les données manquent. Le ralentissement économique produit des effets délétères très clairs et immédiats, tandis que les décès évités ne peuvent être comptabilisés avec autant de précision. On tente même de dissimuler le nombre de morts, ce qui est possible au Brésil, en Russie et en Turquie, mais pas aux États-Unis ni en Grande-Bretagne. Par ailleurs, dans la mesure où le dirigeant concentre le pouvoir et les décisions, occupe la totalité de la scène politique et dépend donc fortement de l’opinion publique, il hésite à suspendre la production, car il récolte aussi rapidement le succès que l’échec. Cela l’empêche également de parler clairement et en toute transparence des défis, problèmes et erreurs. Et s’il hésite longtemps à sacrifier l’économie, il s’efforce ensuite de la ranimer dès que possible. Tout cela a conduit les États dirigés par des figures populistes, notamment le Brésil, les États-Unis et la Grande-Bretagne, à enregistrer des records de contaminations et de décès16.

À l’inverse des deux modèles de contrôle de la population analysés dans la première partie de cet article, les gouvernements populistes ne sont pas parvenus à combattre efficacement la pandémie, comme le montre notamment l’évolution de cette dernière aux États-Unis, au Brésil et en Grande-Bretagne.

Ilán Bizberg

Formes politiques fondées sur les valeurs démocratiques et l’autorité

La crise sanitaire a révélé l’existence d’une quatrième forme de gouvernement, une option démocratique qui n’aspire pas à un contrôle accru de la population mais se fonde sur l’autorité et les valeurs démocratiques. La manière dont cette forme politique a abordé la crise sanitaire donne à voir les fondements sur lesquelles elle repose : la vérité, l’autorité et la culture démocratique et civique de la population. Le message que le gouvernement a adressé à ses citoyens se focalisait sur la nécessité absolue de prendre des mesures radicales et sur la nécessité de les respecter aux échelles individuelle et collective. Cette forme politique s’est non seulement avérée la plus démocratique, mais elle a aussi été l’une des plus efficaces dans la lutte contre la pandémie.

Nous nous concentrerons sur l’un des cas les plus exemplaires, celui de l’Allemagne, même si nous nous refèrerons également à d’autres cas, tels que ceux de Taïwan, de la Nouvelle-Zélande, de la Finlande, de l’Islande et de la Norvège, mais aussi du Portugal, de l’Uruguay et de la province du Kerala en Inde. Plusieurs d’entre eux sont gouvernés par des femmes, fait qui devrait susciter davantage d’attention mais se situe hors du champ du présent article.

La crise sanitaire a révélé l’existence d’une quatrième forme de gouvernement, une option démocratique qui n’aspire pas à un contrôle accru de la population mais se fonde sur l’autorité et les valeurs démocratiques.

Ilán Bizberg

À rebours des tentatives des gouvernements autoritaires et populistes de dissimuler ou filtrer certaines informations quant à la gravité de l’épidémie, ce qui a érodé la confiance de la population et, par conséquent, l’efficacité des mesures une fois qu’elles avaient été décidées, l’Allemagne a reconnu et communiqué dès le départ la gravité de la situation.

Le discours d’Angela Merkel offre un exemple très clair d’une réponse gouvernementale fondée sur la transparence, l’autorité et la culture civique.

Le coronavirus est en train de changer radicalement la vie quotidienne dans notre pays. Notre conception de la normalité, de la vie publique, de la vie sociale – tout cela est mis à l’épreuve comme jamais auparavant […] la démocratie ouverte consiste notamment à prendre des décisions politiques de manière transparente et à les expliquer. À justifier et communiquer nos actions le mieux possible, afin que les gens soient en mesure de les comprendre […] [La situation] est sérieuse. Veuillez également la prendre au sérieux. Depuis la réunification allemande, non, depuis la Seconde Guerre mondiale, aucun défi n’a requis de notre pays une action dans laquelle la solidarité tient un rôle aussi important. 

Je voudrais vous expliquer où nous en sommes actuellement dans cette épidémie et ce que le gouvernement fédéral et les Länder font pour protéger tous les membres de notre communauté et pour limiter les retombées économiques, sociales et culturelles. Mais je veux également vous dire pourquoi vous êtes tous nécessaires ici, et ce que chacun peut faire pour aider.

Chaque individu compte. Nous ne sommes pas condamnés à accepter la propagation de ce virus comme un fait inévitable de la vie.

Il n’est pas question ici des chiffres abstraits des statistiques – il est question de pères et de grand-pères, de mères et de grand-mères, de compagnons – de personnes. Et nous sommes une communauté dans laquelle chaque vie, chaque personne compte17.

Ce discours s’articule clairement autour du fait que le gouvernement entend être totalement transparent et que la coopération de la population est nécessaire à l’endiguement de l’épidémie, dans le respect des principes démocratiques et de la responsabilité civique des citoyens. Il ne s’agit pas d’imposer aux individus des instructions décidées par l’État central. Il ne s’agit pas non plus de mesures devant être mises en œuvre par l’intensification des mécanismes de contrôle du gouvernement ou la fin des délibérations entre les différents pouvoirs politiques et niveaux de gouvernement, comme ce fut le cas avec d’autres gouvernements d’Europe centrale. Par ailleurs, le discours indique clairement que l’objectif principal est de sauver des vies, qu’aucun autre principe ne prévaut, qu’aucun compromis utilitaire ne saurait prédominer et que le gouvernement, à l’inverse des ses homologues populistes, ne recherche pas un compromis entre économie et santé. Le président de l’Argentine fut tout aussi clair sur ce point lorsqu’il déclara : « l’économie a traversé beaucoup de périodes difficiles et nous nous sommes rétablis mais nous ne retrouverons pas notre dignité si nous laissons nos compatriotes tomber dans la maladie et la mort »18.

En Chine, étant donné la défiance engendrée par la tentative d’intimidation des premiers médecins à avoir averti de l’existence d’une maladie inconnue, le gouvernement a dû imposer des mesures extrêmement autoritaires.

Ilán Bizberg

Cette attitude a créé un climat de confiance dans les propos du gouvernement, rendant toute mesure autoritaire inutile. En revanche, en Chine, étant donné la défiance engendrée par la tentative d’intimidation des premiers médecins à avoir averti de l’existence d’une maladie inconnue, le gouvernement a dû imposer des mesures extrêmement autoritaires. Les États populistes, dans la mesure où leurs populations leur ont retiré leur soutien après qu’ils ont commencé par ignorer la gravité de la situation, ont pris des mesures qui se sont avérees bien moins efficaces et n’ont pas réussi à contrôler la pandémie.

Dans les cas allemand et taïwanais, les mesures ont été appliquées par des moyens autoritaires, tels que définis par Arendt. Hannah Arendt énonce deux caractéristiques fondamentales de l’autorité : en premier lieu, elle n’est le résultat ni de la force, ni de la conviction ; en second lieu, la liberté est préservée au sein de l’autorité19. Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire de convaincre la population de la justesse des actions à entreprendre, qui sont acceptées grâce à la confiance accordée au gouvernement et à ses décisions. En revanche, lorsqu’il n’y a pas d’autorité, tout est remis en question ; il devient alors nécessaire d’imposer les mesures par la force ou bien de ne pas les appliquer, les conséquences étant alors désastreuses. Arendt dit aussi que l’utilisation de la force réduit de fait l’autorité et la liberté. L’imposition de la force et le déclin de l’autorité forment un cercle vicieux.

Il n’est pas nécessaire de convaincre la population de la justesse des actions à entreprendre, qui sont acceptées grâce à la confiance accordée au gouvernement et à ses décisions. En revanche, lorsqu’il n’y a pas d’autorité, tout est remis en question ; il devient alors nécessaire d’imposer les mesures par la force ou bien de ne pas les appliquer, les conséquences étant alors désastreuses.

Ilán Bizberg

La contrepartie de l’autorité est la culture politique ou civique qui, comme on le sait, était pour Tocqueville la caractéristique la plus importante de la démocratie20. Il écrivit ainsi que la coutume de la vie en démocratie est plus importante que les lois elles-mêmes ; dans une large mesure, la démocratie est une tautologie puisque sa possibilité dépend de l’existence des démocrates. Les lois, leur autorité, ne peuvent être imposées qu’aux citoyens qui veulent bien les suivre, sans quoi il faudrait placer derrière chacun d’eux un policier (non corrompu). Dans les cas que nous analysons, l’autorité et la culture civique ont rendu inutile l’imposition de sanctions visant à garantir que les individus respectent le confinement, la distanciation sociale, ainsi que le port du masque dans l’espace public. Au Japon, à Taïwan et en Allemagne, ces mesures ont été mises en œuvre sans qu’il soit nécessaire de recourir à des amendes ou à des arrestations, voire sans suspendre complètement l’économie, comme cela fut notamment le cas en Italie, en France, en Espagne et en Argentine.

Bien que Han considère que, dans le cas de l’Asie, les succès remportés contre le coronavirus aient été favorisés par une mentalité autoritaire découlant d’une tradition culturelle, nous pouvons la considérer comme démocratique ou civique, fondée sur une position qui limite l’individualisme et une préoccupation pour l’autre qui oriente la volonté des individus vers le bien commun. L’utilisation même des masques en est la preuve, car dans ces pays, leur usage est très courant, non pas tant pour éviter d’être contaminé mais pour éviter de contaminer les autres lorsque l’on est malade. Sortir en public sans masque lors d’une épidémie comme celle que nous traversons actuellement est perçu comme la marque d’un désintérêt pour les autres ; en Occident, au contraire, se promener avec un masque est perçu avec suspicion21. En outre, certains de ces pays étaient mieux préparés, ayant déjà vécu le SRAS et le MERS, et ont fondé leur stratégie sur la réalisation de nombreux tests visant à identifier les contacts des personnes contaminées afin de les isoler et de les séparer de leurs familles.

Sortir en public sans masque lors d’une épidémie comme celle que nous traversons actuellement est perçu comme la marque d’un désintérêt pour les autres ; en Occident, au contraire, se promener avec un masque est perçu avec suspicion.

Ilán Bizberg

Bien que Hannah Arendt ait écrit que l’autorité ne repose pas sur la conviction, il est intéressant de constater que l’épidémie nous a permis de comprendre qu’elle peut néanmoins être réaffirmée par certains mécanismes de consultation. D’une part, l’implication constante du Parlement donne aux décisions une légitimité supplémentaire. D’autre part, comme l’ont affirmé plusieurs auteurs, les gouvernements fédéraux sont apparus mieux armés pour faire face à l’épidémie lorsqu’il existait une entente entre le gouvernement fédéral et les États fédérés, engendrant la confiance. Ceci est d’autant plus important que la mise en œuvre de mesures concrètes est la tâche des collectivités locales. La délibération entre les différents niveaux de gouvernement permet de s’entendre sur des mesures générales appliquées ensuite au niveau local.

Conclusions

Si l’on pourrait penser que les deux premières formes de gouvernement que nous avons décrites, la forme autoritaire et la forme démocratique imposant des mécanismes de surveillance, vont dans le sens d’une administration de la population telle que décrite par Foucault, les façons dont la Chine et des démocraties occidentales ont abordé l’épidémie en imposant de plus en plus de contrôles à la population ne sont pas équivalentes. Dans le premier cas, un gouvernement autoritaire utilise les possibilités ouvertes par les nouvelles technologies pour se diriger vers le gouvernement totalitaire d’Arendt ou d’Orwell. En revanche, ce que Klein et Harari décrivent tous deux est un gouvernement démocratique qui, en réalité, impose des mécanismes d’administration de la population tels que décrits par Foucault. Dans un cas, nous sommes dans une situation pré-foucaldienne, dans laquelle le pouvoir et le contrôle sont centralisés et concentrés par l’État, tandis que dans l’autre, les individus acceptent volontairement les restrictions et vont jusqu’à internaliser les règles, dans le cadre du schéma foucaldien.

Il est possible que, comme le pense Agamben, la peur soit devenue une autre façon de contrôler la population dans les pays démocratiques, qui se verra renforcée, comme le croient Klein et Harari, mettant alors en danger la démocratie et la liberté individuelle. La peur a été à l’origine de l’imposition de mécanismes de contrôle au début de la guerre contre le terrorisme ; il est possible que ces mécanismes sortent renforcés de la lutte contre la pandémie. Agamben a attiré notre attention sur le fait que l’existence ne saurait se limiter à la « vie nue », ainsi qu’il nomme la survie22. Que le but essentiel de l’être humain, à la différence des virus qui colonisent nos cellules, n’est pas simplement de survivre mais de poser un objectif que chaque individu définit et projette ensuite dans l’avenir, à travers ses aspirations, désirs et rêves. Sortir triomphant de la lutte actuelle pour notre survie en abandonnant tout, par la même occasion, au pouvoir de l’État ou aux mécanismes de contrôle représenterait une défaite de la démocratie et de la liberté mais aussi de l’essence même de la vie.

La peur a été à l’origine de l’imposition de mécanismes de contrôle au début de la guerre contre le terrorisme ; il est possible que ces mécanismes sortent renforcés de la lutte contre la pandémie.

Ilán Bizberg

Par ailleurs, il semble que, dans certains États au moins, les dirigeants populistes aient si mal géré l’épidémie qu’ils risquent de perdre le soutien qui les a portés au pouvoir. La crise sanitaire pourrait donc marquer un déclin de la vague populiste à laquelle nous assistions auparavant. En ce moment, du moins, il semble que Trump, l’AfD en Allemagne et le Rassemblement  national en France voient leur popularité reculer. Cependant, il est également possible qu’en raison de la crise économique qui commence à affecter la plupart des pays, nous observions le contraire.

Mais la thèse principale de cet article est que les gouvernements démocratiques, fondés sur la vérité, l’autorité et l’empathie, ainsi que sur une culture démocratique et civique, ont accompli un excellent travail de préservation des vies, de la démocratie et de la liberté, et qu’ils en ressortent probablement auréolés d’un prestige accru. La confirmation ou l’infirmation de cette impression dépendra des prochaines étapes et de la façon dont ces États feront face à la crise économique qui plane sur le monde.

Sources
  1. https://retina.elpais.com/retina/2017/11/03/tendencias/1509729357_368520.html
  2. Habermas, J., “Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir”, Le Monde, 10/04/2020.
  3. Agamben, Giorgio (2020). “L’invenzione di un’epidemia”, Quodlibet, 26/02/2020
  4. Ibid.
  5. Klein, Naomi, (2020). “Screen new deal. Under Cover of Mass Death, Andrew Cuomo Calls in the Billionaires to Build a High-Tech Dystopia”, The Intercept,08/05/2020.
  6. Foucault, Michel, “Governmentality”, in Burchell, G., et al, The Foucault Effect. Studies in Governamentality, Chicago : The Chicago University Press, 1991
  7. Grenier, J.Y, and André Orléan (2007). “Michel Foucault, l’économie politique et le libéralisme”, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2007/5, pp. 1155 – 1182.
  8. Jeanpierre, L. (2006). “Une sociologie foucaldienne du néolibéralisme est-elle possible ?”, Sociologie et sociétés, 38 (2), pp. 87–111., p. 90
  9. Ibid., p. 92
  10. Ibid., p. 93
  11. Ibid., p. 93
  12. Harari, Yuval Noah (2020). “The world after coronavirus”, Financial Times, 19/03/2020 ; Habermas, J., “Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir”, Le Monde, 10/04/2020.
  13. Hermet, Guy (2001). Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIX-XXème siècle, Paris, Fayard, pp. 49-50
  14. Targuieff, Pierre-André (2007). L’Illusion populiste, Paris, Champs Flammarion, p. 285
  15. Hermet, Guy (2001). Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIX-XXème siècle, Paris, Fayard, p. 70
  16. Galindo, Jorge, “El descrédito populista”, El País, 18/03/2020.
  17. https://www.bundesregierung.de/breg-de/themen/coronavirus/statement-chancellor-1732296
  18. https://www.pagina12.com.ar/259840-alberto-fernandez-sobre-el-coronavirus-y-la-economia-no-esta
  19. Arendt, Hannah (1954). “On Authority”, Between past and future.
  20. Tocqueville, Alexis (1981). De la Démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion.
  21. Han, Byung-Chul (2020). “La-emergencia viral y el mundo de mañana”, El País,  21/02/2020.
  22. Agamben, Giorgio (1997). Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil