Bien que la pandémie du Covid-19 ait sans aucun doute ralenti son extraordinaire développement, on peut dire que nous vivons encore le « siècle des villes ».

Avant le Covid-19, la fermeture, la fuite des métropoles1, les rues désertes et fantomatiques2, la croissance des centres urbains étaient constantes et imparables. Aux plans économique3, démographique4 et surtout culturel, aucune époque précédente n’avait montré une tendance aussi rapide et marquée impliquant autant de personnes dans toutes les parties du monde. Sans s’attarder sur l’analyse de certains facteurs qui ont certainement contribué à accroître ses effets (mondialisation et troisième et quatrième révolutions industrielles), il importe de souligner l’ampleur du phénomène, si vaste qu’il en est désormais devenu structurel et presque impossible à inverser.

En fait, bien que la pandémie ne permette toujours pas de faire certaines prévisions, il semble peu probable qu’elle puisse à elle seule entraîner un renversement radical de la tendance dans l’avenir des villes. En ce qui concerne l’aspect économique, en effet, les discussions sur la crise actuelle montrent que les difficultés actuelles restent très peu liées aux dynamiques structurelles ainsi qu’à la conjoncture d’énorme incertitude5. Après cela, même si tout ne redeviendra pas exactement comme avant6, les différences seront très probablement marginales. En ce qui concerne l’aspect démographico-culturel, c’est l’histoire elle-même qui nous apprend comment des épisodes de pandémie similaires ont conduit à de véritables effondrements démographiques – concentrés surtout dans les centres urbains – avec une reprise progressive et constante des activités.

Cette prémisse nécessaire étant faite, nous pouvons maintenant nous concentrer sur les conséquences politiques de cette croissance de l’influence des villes. En effet, l’augmentation de leur importance économique, démographique et culturelle coïncide avec une relative expansion des fonctions spécifiques exercées. On peut penser, par exemple, au rôle joué par les différentes administrations municipales dans la lutte contre le changement climatique par le biais des politiques de transport urbain et de la promotion de la mobilité durable ou au rôle joué par le C40 dans l’accord de Paris de 2015 et les « Maires du climat ». Ou bien au rôle central que jouent les différentes administrations par rapport aux phénomènes migratoires, qui doivent faire face à la pratique quotidienne d’une aide aux migrants à exercer leur droit d’asile international et à intégrer d’une manière ou d’une autre dans leurs communautés ceux qui ne jouissent pas de ce droit mais qui choisissent également de s’installer sur leur territoire.

Par conséquent, si les villes acquièrent le pouvoir, la question naturelle est de savoir qui y renonce. La réponse immédiate à cette question – c’est l’État – pourrait cependant être trompeuse, en ce qu’elle suggère une sorte de conflit entre municipalité et État ; conflit qui devrait générer, par conséquent, un gagnant et un perdant. Il est donc prioritaire de souligner que le problème ne se pose pas en ces termes.

La crise de l’État-nation est un phénomène qui dure depuis longtemps, et sur lequel une vaste littérature scientifique et un débat animé ont fleuri. De cette crise – qui touche également les organisations intergouvernementales et supranationales (FMI, ONU, OMS, l’UE elle-même) – émergent de nouveaux modèles de gouvernance qui impliquent les gouvernements locaux (municipalités et régions). Nous pouvons constater une poussée dans cette direction dans les campagnes d’autonomisation et d’indépendance toujours plus nombreuses et bruyantes, au moins en Europe (Catalogne, Corse, Écosse, Vénétie, Lombardie) et dans la sphère commerciale elle-même, où la tendance à la « glocalisation » est de plus en plus accentuée.

D’autre part, l’État apparaît aujourd’hui de plus en plus irremplaçable dans la gestion de certaines fonctions. La crise économique de 2008, avec les multiples et ruineuses faillites d’établissements bancaires privés en Europe et aux États-Unis, l’a clairement démontré. Pour donner un exemple : les États membres de l’Union européenne, entre 2008 et 2016, ont investi directement 1 400 milliards d’euros (10 % du PIB continental) pour sauver les institutions en faillite.7

La pandémie de Covid-19 elle-même a également montré à quel point le rôle des entités étatiques individuelles dans le monde est encore central. Ce sont précisément les seuls États nationaux qui en ont assumé la principale charge : soutenir les économies de leur propre territoire, gravement endommagées par les mesures sanitaires imposées pour le nécessaire confinement, ainsi que les limites au commerce qui en découlent.

Face à ces scénarios problématiques, le rôle de l’État a clairement été renforcé, à tel point que, comme l’ont souligné certains universitaires, le rôle de l’État lui-même en tant que régulateur de l’économie est désormais reconnu même par les plus ardents défenseurs du libre marché.
Comme on l’a dit, la question fondamentale n’est donc pas de savoir s’il faut ou non surmonter les États-nations, mais quelle forme prendra leur nécessaire évolution face aux défis imposés par le présent.

Voilà qui nous amène au point central : étudier les possibilités et les orientations possibles liées à un rôle plus important des villes et des régions dans les relations internationales.

Tout d’abord, il faut dire qu’un tel phénomène existe déjà depuis un certain temps et qu’il est classifié de manière conventionnelle sous le nom de « City Diplomacy ». Les exemples abondent, surtout au niveau de ce qu’on appelle « mégapoles », ces villes qui comptent au moins 10 millions d’habitants et qui, de ce fait et en raison de leur poids économique souvent important (le PIB de la zone métropolitaine de New York était par exemple supérieur à celui de l’ensemble de l’Espagne au dernier trimestre 2019), poursuivent des intérêts mondiaux et non pas seulement régionaux, comme les États. Los Angeles a ainsi récemment signé des accords bilatéraux avec le Mexique.8

Si le contexte statocentrique des relations internationales a, en outre, généré des conflits historiques entre les différents pays – surtout en Europe – un paradigme plus marqué par les relations entre les différentes municipalités et régions – certainement sous la direction supérieure de l’État central – semblerait capable de garantir une plus grande coopération, dont il résulterait une plus grande efficacité

Le fait fondamental est que, contrairement aux États – comme le maire de Milan, Giuseppe Sala, l’a clairement exprimé – les centres urbains « ne sont que relativement concurrents » les uns par rapport aux autres, engagés à attirer les rares investissements sur leur propre territoire, mais concentrant la comparaison sur l’innovation technologique et économique, la durabilité sociale et environnementale, la capacité à créer un environnement favorable au développement, et sur d’autres externalités positives qui favorisent le progrès, plutôt que de le freiner.

On peut trouver une explication à ce phénomène dans le contexte actuel, de sorte que le pouvoir des villes est encore dans une phase d’expansion – le processus qui les amène à jouer un rôle toujours plus important au niveau mondial en est donc encore à ses débuts – et que les marges de collaboration sont donc plus larges aujourd’hui qu’elles le seront inévitablement à l’avenir.

Comme l’affirment Curtis et Acuto : « Les villes d’aujourd’hui sont sur la corde raide entre collaboration et conflit. Tout comme la théorie fonctionnaliste (qui concentrait initialement l’intégration sur le plan économique, en évitant le niveau politique plus conflictuel) s’était révélée efficace pour le processus d’intégration européenne, il semble qu’elle le soit également pour les villes.  »9

En tout cas, quelle que soit la cause de ce processus, la capacité des centres urbains à collaborer entre eux et à créer des synergies positives semble aujourd’hui évidente, surtout si on la compare au conflit des États, qui a déjà été mentionné plus haut.

Pour donner un exemple concret : l’Italie et la France sont aujourd’hui clairement en concurrence l’une avec l’autre – bien plus qu’elles n’ont intérêt à coopérer, du moins (l’affaire libyenne et l’affaire Fincantieri, pour ne citer que deux exemples, le démontrent amplement). Gênes et Marseille (ports voisins et potentiellement rivaux) ont en revanche signé en septembre 2017 un accord de coopération économique, touristique et culturelle étroite. À ce propos, le maire de Gênes, Marco Bucci, a déclaré 10 :

« Gênes et Marseille sont deux villes importantes qui connaissent des dynamiques et des processus similaires, leur collaboration est donc naturelle. La première chose que nous avons en commun est la mer, et avec elle l’économie de la mer. Sur cette question, les deux villes ne doivent pas être en concurrence, mais alliées : ensemble, nous devons contribuer à déplacer le trafic maritime du nord vers le sud de l’Europe, selon un processus favorisé par le récent doublement du canal de Suez, qui fait de la Méditerranée le principal lien entre Extrême-Orient et Europe ».

Et il ne s’agit pas seulement de Gênes et de Marseille, mais potentiellement de toutes les grandes villes portuaires méditerranéennes, de Naples à Barcelone, de Tunis à Beyrouth, du Pirée à La Valette, de Trieste à Izmir.

De même, si, au niveau des États, l’on ne peut ignorer une forte rivalité (parfois même démagogique) entre les pays du nord et du sud de l’Europe, d’un point de vue économique, des régions comme le Nor-Este espagnol, le « Pentagone » industriel italien (Vénétie, Lombardie, Émilie-Romagne, Frioul-Vénétie Julienne, Trentin-Haut-Adige), le Bade-Wurtemberg et la Bavière allemands, les régions françaises d’Auvergne-Rhône-Alpes et d’Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine, ainsi que la Westösterreich autrichienne, sont pleinement intégrées les unes aux autres, de sorte qu’elles sont presque parfaitement complémentaires dans leurs structures industrielles respectives11.

L’intégration européenne, qui a débuté dans l’immédiat après-guerre et qui, depuis lors, progresse inexorablement, semble aujourd’hui inachevée. L’absence de politique étrangère, d’armée, de fiscalité et de dette communes est source de grande faiblesse relative pour chacun des États membres. À l’ère des grands agrégats continentaux et des défis technologiques, l’Union est encore le « nain politique » dont on débattait au début du nouveau millénaire, avec le risque réel, par suite, de ne plus être le « géant économique » du passé.

Les coups durs causés par la crise de la dette souveraine, le Brexit et la pandémie ont été accueillis avec l’accord prometteur au sujet de l’Union européenne de la prochaine génération, qui semble avoir finalement mis en route le processus d’« union toujours plus étroite » sur le continent. Un processus qui, bien qu’il soit désormais clairement irrévocable, a vu les rivalités internes entre les États membres comme son principal frein.

Il semble donc nécessaire de surmonter ces frictions, et la voie de la diplomatie des villes semble à cet effet particulièrement adaptée. Une plus grande liberté pour les municipalités et les régions d’entremêler les relations avec les territoires relevant de leur domaine d’intérêt spécifique (intérêt politique, économique et culturel) semble en fait une manière efficace et flexible de faire face aux défis posés à l’Union par la modernité, à une époque conditionnée par un contexte international de plus en plus fragmenté et dynamique.

Bien entendu, l’intérêt national supérieur – dans son ensemble – devra être garanti et, par conséquent, cette initiative plus importante des différentes zones municipales ou régionales devra être équilibrée par une coordination supérieure de l’État central.

En ce sens, un scénario probable, semble être la création de bureaux des relations internationales au niveau macro-régional (en Italie, par exemple, trois seraient nécessaires : un pour le Nord, un autre pour le Centre, un autre encore pour le Sud), accompagnées de l’installation de représentations spécifiques dans les villes les plus pertinentes (en restant toujours en Italie : Milan, Turin, Venise, Florence, Rome, Naples, Bari, Palerme, Cagliari). Chaque bureau serait alors placé sous la supervision directe du ministère des Affaires étrangères, lequel serait toujours chargé de définir les orientations générales de la politique étrangère, dans le cadre desquelles les différents territoires auraient toutefois une totale liberté d’action.